Jeudi 2 janvier, au petit matin
Ce matin-là, Mallock ouvrit les yeux en grimaçant. Dehors, le soleil brillait dans un ciel bleu soutenu. L’impressionnante remontée des températures, qui accompagnait la nouvelle année, était partie à l’attaque des amoncellements de neige et de glace. De – 10, on était passé à + 10. Dans sa chambre, sur le fauteuil au bout de son lit, Mallock regarda sa fourragère rouge, celle qu’il posait sur l’épaule gauche après avoir enfilé son uniforme, lors des grandes cérémonies.
À 11 heures, rendez-vous au Père-Lachaise, on enterrait le capitaine Daranne.
« Son » Bob, à Mallock.
Le téléphone résonna.
— Pas de mauvaises nouvelles aujourd’hui, j’ai mon compte, bougonna-t-il avant de décrocher.
— Pas de non-lieu, annonça la voix lugubre d’Antone Ceccaldi.
En comparution immédiate, Manuel venait d’écoper d’une condamnation soi-disant symbolique, et qui ne correspondait à rien : trois ans ferme. Avec les remises de peine, les ristournes de fin d’année et
les soldes de printemps, le frère de Julie serait dehors 12 à 14 mois plus tard.
Certes, la sentence était plus que magnanime pour un meurtre, mais voilà, il y avait la fameuse clause « touriste ». Conformément aux engagements pris avec les autorités de Saint-Domingue, cette condamnation allait lui donner droit à un billet retour et séjour gratuit dans les îles, une fois sa peine effectuée en France. Le gouvernement dominicain ne ferait pas de cadeau et ferait respecter ses prérogatives, la sacro-sainte souveraineté nationale. Là-bas, il en aurait vraisemblablement pour quinze à vingt ans. Et puis il y avait les brutos de Darbier.
En fait, tout était à recommencer.
Mallock se mit à pousser soupirs et jurons en enfilant ce putain d’uniforme qui semblait perdre une taille chaque année.
Une heure plus tard, la colère avait laissé place à la tristesse.
Mallock était face à un cercueil verni recouvert d’un drapeau français. À sa droite, quatre jeunes rouquins, têtes baissées, faisaient semblant d’être bouleversés. Ils l’étaient peut-être, en fait. On ne réagit pas tous pareil et il n’en savait pas assez pour juger. Il pensa simplement, avec un serrement de gorge douloureux, que Bob, même si c’était dans un cimetière et devant une fosse pleine de boue, avait enfin réussi son pari : les rassembler enfin tous ensemble autour de lui.
En fondant, la neige avait fait naître des millions de ruisseaux qui s’écoulaient sur Paris dans un grand bruit d’eau. Torrents beiges, milliers de litres de café-crème à l’assaut des ruelles et des caniveaux. Mais aussi des caveaux.
Celui des Daranne était déjà aux trois quarts rempli. Mallock se demanda comment le service des
pompes funèbres allait opérer. Il les voyait mal faire descendre le cercueil dans le liquide brunâtre, avec des bulles qui remonteraient en faisant des glouglous tandis que l’air contenu dans la bière s’échapperait. Bob avait connu trop de situations humiliantes ou ridicules de son vivant, il était hors de question que sa mort soit sous les mêmes auspices.
— Rassurez-vous, lui répondit le croque-mort. On a des pompes – les fameuses pompes funèbres, pensa un petit diable dans la tête d’Amédée –, on videra le plus gros et on attendra que la fosse soit parfaitement sèche. On l’enterrera sans doute après-demain. Ne vous inquiétez pas, on a l’habitude.
Puis il avait ajouté :
— De toute façon, on ne peut pas faire autrement. Le cercueil ne coule pas, il flotte. Alors vous pensez.
Mallock dut retenir une envie de rire. Daranne n’avait pas son pareil pour toujours se trouver dans des situations grotesques. Mallock le revit : accroché à un réverbère, à poil et en plein hiver, par une bande de voyous, mis au trou par la gendarmerie pour racolage alors qu’il portait bas et soutiens-gorge, sortant couvert d’ordures d’une benne qui l’avait ramassé et rejeté dans une déchetterie, ou encore puant le poisson pourri le jour de la visite surprise du préfet. Il y avait eu aussi le soir où il s’était mis à raconter les pires horreurs sur l’ancien patron du 36 à une jeune recrue qui s’était révélée être la fille du haut fonctionnaire en question. Sans compter les nombreuses fois où sa femme avait débarqué au dit 36 pour lui faire une scène et le traîner plus bas que terre devant ses petits camarades. Bob avait passé sa vie à jouer les durs à cuire et à se faire rembarrer par tout le monde. La vérité du personnage, hormis sa droiture et sa fidélité, c’était un cerveau pas bien gros, mais un cœur grand comme ça, et une maladresse de la même taille.
— Sacré Bob, tu vas me manquer, murmura Mallock avec, tout à la fois, les larmes aux yeux et un rire douloureux bloqué au fond de la gorge.
À la fin de la cérémonie, Mallock, Julie, Jules, Ken et Jo se retrouvèrent dans un café. Ils choisirent le plus proche. Ils ne voulaient pas encore trop s’éloigner. Ils ne parlaient pas non plus. Ce serait au chef, son ami le plus intime, de décider quand le silence pourrait être rompu. Mallock le savait. Cette responsabilité, il l’avait déjà endossée lors de deuils précédents, notamment le plus douloureux de tous, celui de Thomas. Pour ce dernier, il n’avait pas encore donné de consigne et, six ans plus tard, c’était le silence qui régnait encore, avec interdiction de parler du sujet devant lui. Il s’était surpris, trois semaines plus tôt, à rompre lui-même le mutisme qu’il avait imposé à tous en prononçant le nom de Thomas devant Ken. Peut-être était-ce un signe ?
— Bob m’a fait des reproches, il y a une dizaine de jours, attaqua-t-il. Il m’a parlé d’enquête normale, où l’on arrête des suspects, prend des empreintes, fait une investigation de voisinage et tout le toutim. Dans le texte : « On part en escargot et on détronche tout le monde. »
Les quatre jeunes capitaines esquissèrent le même sourire. Déjà mélancolique.
Mallock continua :
— La façon dont l’affaire Gemoni s’est déroulée ne lui paraissait pas normale. Eh bien, il n’avait peut-être pas tort. Surtout qu’aujourd’hui, comme vous le savez, on se retrouve avec une condamnation qui pose problème.
Julie avait cet air boudeur qu’elle prenait lorsqu’elle se retenait de pleurer.
— Alors, en son honneur et pour en avoir le cœur net, je me suis dit que nous devrions tout oublier de
l’enquête, telle que je l’ai menée, de façon sans doute trop perso.
Silence général.
— Je voudrais que l’on se donne vingt-quatre heures, reprit Mallock, pour essayer de voir si on n’est pas passés à côté d’une tout autre piste. Il faudra ressortir le moindre élément non utilisé, ou ne collant pas avec la version retenue. En ce qui me concerne, j’ai du mal à imaginer une autre explication à tout ceci, mais les paroles de Bob n’ont pas cessé de me hanter, même avant sa mort. Et puis, on n’a pas tellement d’autres choix. Manuel risque très gros. Je pense que vous l’avez bien compris. En raisonnant bien terre à terre, il y a peut-être quelque chose à gratter. Regardez, l’épisode de la petite musique. On aurait pu croire que c’était l’esprit du lieutenant qui a fait redémarrer ce cœur. Mais c’est, plus prosaïquement, l’action conjuguée de la chaleur et du mouvement. Deux histoires tortueuses pour un même phénomène. N’y aurait-il pas une tout autre explication à ce qui est arrivé ? Une réalité différente, bien plus rationnelle et que personne n’aurait entrevue ? Une interprétation des faits qui pourrait convaincre les plus réfractaires et permettre à Manu d’être libéré ?
C’est avec un total manque de réaction que le groupe accueillit la tirade de Mallock. Seul le respect qu’ils devaient à la mémoire de Daranne les empêcha de protester. Même Julie ne montra pas le moindre enthousiasme.
Ken préféra conclure :
— On vous apporte tout ce qu’on trouve vendredi soir. Mais il n’y a…
— Surtout pas de « mais ». Creusez-vous la cervelle. Pensez « autrement ». Effacez de votre mémoire ce que vous savez aujourd’hui.
— Facile à dire, bougonna Julie.
— Il faut gommer toutes les conneries et hypothèses que l’on a manipulées depuis le début de l’enquête.
— Et on fait comment ?
Julie était trop affligée pour avoir la moindre pensée positive. Leur couillon de Bob était mort et son frère était de nouveau en grand danger.
Mallock décida de théoriser un peu pour rassurer ses troupes.
— C’est un peu un acte de… dé-scotomisation que je vous demande d’appliquer.
Ses quatre lieutenants le regardèrent, interrogatifs.
— Ça vient de scotome. En ophtalmologie, c’est une zone du champ visuel devenue noire, aveugle
1 en quelque sorte. La scotomisation, elle, est un acte, disons, psychique qui consiste à effacer, de manière sélective, un événement, souvent pénible, voire intolérable pour celui qui l’a subi. C’est un déni de réalité, une action auto-thérapeutique consistant à évacuer de sa conscience ce souvenir traumatisant. Aujourd’hui, et malgré tout ce que l’on a découvert, il faut que vous vous persuadiez qu’il y a une autre solution, quelque chose qui a échappé à notre champ de vision. Imaginez une tache d’encre qui aurait effacé une partie de l’histoire…
— OK, on va tous se réunir et c’est bien le diable si on ne trouve pas quelque chose.
Jo venait, pour la première fois, de se positionner au sein du groupe.
— Il y a un moine franciscain du XIVe siècle qui avait énoncé un principe, continua Joséphine, le rasoir d’Ockham. Ça consiste à toujours choisir la solution la plus élémentaire, la plus courte, la plus évidente. Et, dans le cas de Manuel, sans vouloir accuser personne, on ne peut pas dire que l’on ait fait simple !
— Jo a raison, il faut chercher… l’évidence, loin de toutes mes… divagations.
Cette dernière phrase sonna bizarrement aux oreilles de son équipe. En fait, personne n’y croyait vraiment. L’histoire avait été par trop labourée pour qu’on puisse espérer trouver encore quelque chose dans la terre.