Conclusion


Nathalie Sarraute déclarait en 1956 : « Pour la plupart d’entre nous, les œuvres de Joyce et de Proust se dressent déjà dans le lointain comme les témoins d’une époque révolue. » Puis elle faisait ce pronostic : « Le temps n’est pas éloigné où l’on ne visitera plus que sous la conduite d’un guide, parmi les groupes d’enfants des écoles, dans un silence respectueux et avec une admiration un peu morne, ces monuments historiques1 » Trente ans ont passé. Nathalie Sarraute était victime de la même illusion futuriste que Mme de Cambremer, née Legrandin : après Manet, Poussin n’est plus de la peinture ; après Wagner, Chopin n’est plus de la musique ; après Robbe-Grillet, Proust n’est plus de la littérature. Les ravages d’une conception activiste de l’art ne sont pas terminés. Mais il ne s’agit pas de lui substituer une conception essentialiste – Racine sera toujours Racine –, non plus qu’une conception bonhomme – les romantiques d’aujourd’hui sont les classiques de demain, « à peu près comme les pires sujets, se dit-on, font les meilleurs pères de famille », ajoutait Brunetière2. Il est vrai que Baudelaire, le père du décadentisme avant 1900 et la bête noire de Brunetière, est lui-même devenu le classique du XXe siècle.

Je voudrais avoir montré qu’une œuvre reste présente et vivante par ses failles ou ses disparités, que ses malfaçons sont les indices de son enracinement dans le temps. Elle suscite des interprétations renouvelées parce qu’elle ne répond pas aux questions qu’elle pose et qui demeurent irréductibles. Racine n’est ni classique ni baroque ; Baudelaire n’est ni décadent ni rhétorique ; Proust n’est ni réactionnaire ni futuriste. Et, à rebours de Nathalie Sarraute, notre époque lit toujours A la recherche du tempsperdu comme une œuvre moderne. Mais moderne ne veut pas dire moderniste, au sens du militantisme artistique du XXe siècle, d’Apollinaire au Surréalisme et au Nouveau Roman. Cela ne veut pas dire progressiste, au sens des Lumières, du positivisme ou du darwinisme. Cela veut dire inclassable, essentiellement ambigu, partagé. Au début du Peintre de la vie moderne, Baudelaire affirmait que « le beau est toujours, inévitablement, d’une composition double3 », avant d’y distinguer un élément éternel et un élément circonstanciel. La littérature est paradoxale : la modernité comprend la résistance à la modernité4. Baudelaire ajoutait : « La dualité de l’art est une conséquence fatale de la dualité de l’homme5. »

Dans les termes de Proust, songeons encore à l’idolâtrie et à l’allégorie : l’idolâtrie qu’il condamne chez Montesquiou et que Swann incarne dans le roman ; l’allégorie qu’il loue chez Giotto et à laquelle son héros est censé parvenir au terme de son apprentissage. Ruskin se situe entre les deux, il est indéfinissable. Dans la première longue note de sa traduction de Sésame et les Lys, Proust taxe Ruskin d’idolâtrie à propos de l’épigraphe empruntée à Lucien : « Vous aurez chacun un gâteau Sésame et dix livres. » Ruskin joue sur les sens divers du mot « sésame » : « Je crois simplement que Ruskin, un peu par cette idolâtrie dont j’ai souvent parlé, se complaisait ainsi à aller adorer un mot dans tous les beaux passages des grands auteurs où il figure6. » Mais, en même temps, cette épigraphe introduit d’emblée le mot clé du livre, son allégorie, qui relie tous ses sens et ne deviendra claire qu’en conclusion : c’est à la fois la graine de sésame, le mot magique d’Ali Baba, la lecture, qui ouvre les portes de la sagesse… L’allégorie révèle l’existence d’une « logique supérieure » au-delà du désordre apparent qui règne chez Ruskin : « …il se trouve avoir obéi à une sorte de. plan secret qui, dévoilé à la fin, impose rétrospectivement à l’ensemble une sorte d’ordre et le fait apercevoir magnifiquement étage jusqu’à cette apothéose finale7. » Rétrospectivement en tout cas, on a bien l’impression que Proust découvre ici le « plan secret » et la « logique supérieure » qu’il devait quelques années plus tard tenter de réaliser dans la Recherche du temps perdu, entre les siècles. L’ambiguïté du roman de Proust sera la même que chez Ruskin. Au fond de toutes les dualités et les discordances qui constituent la Recherche du temps perdu, se perpétue le combat toujours incertain et recommencé de l’idolâtrie et de l’allégorie, de la décadence et de la modernité.

Chaque phrase de Proust porte la trace de leur tension, y compris celle-ci, la plus connue peut-être : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre8 ! » Ceux qui ne s’en aperçoivent pas sont ceux qui lisent le début et la fin de la Recherche du temps perdu et qui négligent le milieu, et ils sont nombreux à passer de « Combray » au Temps retrouvé, à louer la complétude de l’œuvre, comme si « Combray » était le livre annoncé dans Le Temps retrouvé. Mais toute la Recherche du temps perdu est le produit d’une immense « procrastination » de la part du héros, moins l’attente de la révélation finale que, après celle-ci et au-delà de celle-ci, l’ajournement du livre qui accomplirait l’idéal du Temps retrouvé. Après tout, jamais il n’est dit que le livre que nous tenons entre les mains soit ce livre-là. Il est l’ajournement de ce livre-là, et ce livre-ci est à défaut de celui-là. Il faut la mauvaise foi du narrateur pour faire passer l’un pour l’autre.

Le héros de la Recherche du temps perdu nous fait croire qu’il raconte la vérité sur son propre compte, qu’il fouille l’inconscient de celui qu’il a été avec autant de perspicacité que la psychologie de ses autres personnages. Mais cela n’est pas vrai. Le héros ment sur son passé. Entre le héros et lui-même, ou entre le narrateur et le héros, c’est là que réside la faille de la Recherche du temps perdu. Et, cette faille, c’est Proust même, la duplicité de Proust, ou sa dualité, pour parler comme Baudelaire : ce que le roman cache ou ce que son auteur veut oublier. N’est-ce pas en vérité le décadentisme de Proust, le sadisme de Proust, l’homosexualité de Proust, le snobisme de Proust, le positivisme de Proust, qui ont fait l’objet des études précédentes ?,es allégories deviennent toutes des poncifs. Comme Benjamin le disait des récidives de Baudelaire, l’assassin revient sur les lieux du crime. Dis-moi qui tu hantes…

Si, à chaque fois, la doctrine de la Recherche du temps perdu est insaisissable, n’est-ce pas que le roman protège le héros, qu’il est beaucoup plus indulgent avec lui qu’avec quiconque ? Ce n’est pas lui qui dit des vers d’Esther et d’Athalie en reluquant les attachés d’ambassade chez la princesse de Guermantes ou les grooms du Grand-Hôtel de Balbec, ou, s’il le fait, c’est en imitant M. de Charlus. Ce n’est pas lui qui devient maniaque d’étymologies. Ce n’est jamais lui qui fait le mal. Pas une fois il ne se demande quelle fut par exemple sa responsabilité dans la brouille de sa famille avec l’oncle Adolphe. Il voit Mlle Vinteuil et son amie profaner la mémoire du musicien ; il observe Rachel au bordel ; il assiste à la rencontre de Charlus et de Jupien. Mais jamais il ne s’interroge sur le sens de son voyeurisme réitéré. Lorsque Forcheville humilie Saniette chez les Verdurin, Odette lui jette, lit-on, un « regard de complicité dans le mal9 ». Mais rien sur le regard de l’observateur, du narrateur, rien sur la cruauté du héros lui-même dans sa sensibilité extrême à la douleur. Le narrateur ment, il couvre le héros au lieu d’exposer ses « vices ». Parce que le héros est vicieux, parce que le narrateur le cache au lecteur, le roman se fonde sur un mensonge. La recherche de la vérité est un travestissement imposé au lecteur : c’est la transposition majeure du roman.

Si le narrateur était fidèle à la doctrine qu’il élabore dans Le Temps retrouvé, il devrait s’écrier comme Swann : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie pour un livre qui n’était pas mon genre. » Mais le narrateur n’aurait jamais écrit le livre conforme au modèle idéal tracé dans Le Temps retrouvé, comme Swann n’aurait jamais aimé une femme qui eût été son genre. Et ce livre-là, et cette femme-là, nous auraient ennuyés. Voilà le dernier mot de l’indéterminisme proustien. On postule des lois, un livre idéal, une femme idéale, mais ce n’est jamais celui-là, celle-là qu’on aime, et on aime l’autre justement parce qu’il n’est pas celui-là, parce qu’elle n’est pas celle-là.


1.

L’Ère du soupçon (1956), Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987, p. 84.

2.

Voir supra, chap. III, p. 99.

3.

OC, t. II, p. 685.

4.

Voir Paul de Man, « Literary History and Literary Modernity », Blindness and Insight. Essays in the Rhetoric of Contemporary Criticism, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2e éd., 1983.

5.

OC. t. II, p. 685-686.

6.

Ruskin, Sésame et les Lys, op. cit., p. 62 (suite de la note 1 de la page 61).

7.

Ibid., p. 62-63.

8.

RTP. t. I, p. 382.

9.

Ibid., p. 272.