Rattacher Proust à une génération littéraire, ramener la Recherche du temps perdu à l’histoire et à sa marche, serait-ce un contresens ? Proust est l’un des écrivains qui ont nié l’histoire avec le plus de vigueur. La chronologie même de son roman est incohérente et l’histoire y est peu présente, ou indirectement, par bribes : « Je me rappelle que j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon2 », s’exclame un promeneur en apercevant Mme Swann au bois de Boulogne. Cela rend illusoire toute lecture documentaire ou sociologique de la Recherche du temps perdu, sur le modèle de La Comédie humaine de Balzac. Mais surtout, aux yeux de Proust, la littérature n’a rien à faire du déterminisme historique. Race, milieu, moment, ainsi Taine avait-il défini les éléments de l’individualité, les facteurs de l’événement, et ils se retrouvent, sous une forme ou une autre, au principe de toute sociologie historique ou histoire sociologique de la littérature. Contre le milieu, Proust a pris le parti du génie, comme Flaubert avant lui s’était attaqué à la critique historique de son temps, déjà représentée par Sainte-Beuve et Taine, appelant de ses vœux une critique artiste qui sût s’intéresser à la création. Dans l’esprit de Proust comme de Flaubert, deux points de vue se conçoivent sur l’œuvre, celui de l’Art et celui de l’Histoire, et ils sont inconciliables. Proust ne le dit nulle part plus nettement que dans sa préface aux Propos de peintre de son ami Jacques-Émile Blanche, à qui il reproche, en 1919, de reproduire le travers de Sainte-Beuve : « … ce point de vue de l’histoire me choque en ce qu’il fait attribuer par Blanche (comme par Sainte-Beuve) trop d’importance à l’époque, aux modèles3. » Proust lui oppose sa propre doctrine idéaliste, inspirée de Schelling et de Schopenhauer, selon laquelle le Beau ne saurait émaner que du plus profond et du plus insoupçonné de nous-même.
Mais peut-on accepter tout à fait l’idée de Proust ? Peut-on faire abstraction de tout ce qui intéresse l’époque et le milieu, l’école et le genre ? Sans réduire l’œuvre à l’expression d’une société, voire d’une structure économique, comme dans la vieille théorie marxiste du reflet, ne doit-on pas reconnaître une série de médiations, historiques et esthétiques, entre l’auteur et l’œuvre, entre le lecteur et le livre ? Il paraît légitime, en dépit de Proust, de réfléchir aux relations de la Recherche du temps perdu et de l’histoire. L’alternative de l’approche esthétique et de l’approche historique de l’œuvre doit être abrogée si l’on veut saisir l’ambiguïté historique et esthétique du roman de Proust Il y a dans « Un amour de Swann » de quoi nouer une intrigue 1900, un scénario à la, Paul Bourget, à la René Boylesve ou à la Marcel Prévost – L’Etape, Le Parfum des îles Borromées ou Les Demi-Vierges –, comme le film de Volker Schlöndorff l’a montré. Mais l’on peut rêver au film que Visconti n’a pas réalisé. Le metteur en scène de Senso, du Guépard ou de L’Innocent (d’après L’Enfant de volupté de D’Annunzio) eût probablement mieux tenu à l’équivoque de l’œuvre de Proust, à cheval entre deux siècles4. Le parti d’une organisation du scénario autour de Charlus aurait sans doute préservé un aspect essentiel du roman, conçu comme un réseau complexe de préparations et de retentissements, d’échos et de reflets, de renvois incertains entre la partie et le tout.
Voilà une question difficile pour l’histoire, en particulier pour l’histoire de 1 art : celle des seuils et des tournants, des crises et des révolutions. Sont-ce même des catégories historiques, dès lors que la discipline privilégie la longue durée des évolutions lentes ? Mais on peut d’autant moins faire l’économie d’une réflexion historique sur l’esthétique proustienne qu’un seuil esthétique est censé avoir été franchi juste avant la Grande Guerre, avec Apollinaire par exemple, ou Duchamp, les poèmes-conversations et les premiers ready-made. Or l’œuvre de Proust est singulière ou extraordinaire ; elle se rattache si mal aux enjeux de son temps qu’on est quand même tenté par l’idée fixe de Proust, ainsi formulée à l’époque du Contre Sainte-Beuve :
Il est si personnel, si unique, le principe qui agit en nous quand nous écrivons et crée au fur et à mesure notre œuvre, que dans la même génération les esprits de même sorte, de même famille, de même culture, de même inspiration, de même milieu, de même condition, prennent la plume pour écrire presque de la même manière la même chose et ajoutent chacun la broderie particulière qui n’est qu’à lui, et qui fait de la même chose une chose toute nouvelle, où toutes les proportions des qualités des autres sont déplacées5
Anatole France, Henri de Régnier, René Boylesve, Francis Jammes sont ensuite évoqués comme autant de « fleurs immortelles mais toutes différentes » en dépit d’un terreau commun.
Qui est Proust dans cette guirlande ? Sans doute se dérobe-t-il à toute confrontation avec ses contemporains, qu’il accable de flatteries pour n’importe quelle mince plaquette. Les « phares » de la Recherche du temps perdu, Elstir, Bergotte et Vinteuil, ne connaissent pas non plus de rivaux, mais ils sont des synthèses de nombreux artistes. Pourtant, dans une lettre de novembre 1911 à Reynaldo Hahn, Proust ironise en vers de mirliton :
… j’écris un opuscule
Par qui Bourget descend et Boylesve recule6.
Rare souci des rivaux et des générations, au moment où Proust va se donner à lire à ses proches, et Bourget, Boylesve sont en effet les autres, de même que, dans sa préface à Tendres Stocks de Paul Morand, en 1920, Proust se mesure encore au vieil Anatole France, qui vient de décréter qu’on écrit mal en France depuis la fin du XVIIIe siècle7. Des surréalistes, à qui la mort d’Anatole France devait bientôt inspirer le pamphlet Un cadavre, Proust ne semble en revanche rien savoir. Si l’art prit un tournant dans l’immédiat avant-guerre, Proust le traversa de façon singulière. Certains franchissent, ou croient franchir, un seuil en regardant vers l’avant - ce sont ceux qu’on appelle, ou qui s’appellent, les avant-gardes, d’autres en regardant en arrière, d’autres encore ne le franchissent pas. Et Proust ? Il traversa peut-être l’avant-guerre à reculons, comme on recule pour mieux sauter, à moins qu’il n’ait éliminé l’idée de seuil, refusant, comme Pascal, de croire que la recherche de la vérité pût se faire par une seule voie : « On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, lit-on dans les Pensées, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux8. »
Lorsque la Recherche du temps perdu fut publiée après la guerre, l’œuvre donna l’impression d’un monument d’une autre ère, d’un monstre préhistorique échoué dans les années folles. Proust lui-même se demande, dans Le Temps retrouvé, si le livre va rester « – comme un monument druidique au sommet d’une île – quelque chose d’infréquenté à jamais9 ». La guerre a tout mis en pièces, elle est une fracture dans l’histoire. Sans doute en 1913 avait-on encore un pied dans l’autre siècle. Le XIXe siècle s’est prolongé jusqu’en août 1914 ; l’âge du classicisme bourgeois s’étend de 1870 à 1914. Et le livre de Proust se rattache par bien des aspects à une époque que la poésie et la peinture, peut-être moins le roman, ont reniée vers 1912. La guerre a bien été introduite dans Le Temps retrouvé tandis qu’elle se faisait, vue de l’arrière, des maisons de passe, et même si celles-ci sont d’excellents postes où observer les bouleversements de l’actualité, la Recherche du temps perdu fut reçue comme un monument antique. D’où la polémique que suscita l’attribution à Proust du prix Goncourt pour A l’ombre des jeunes filles en fleurs en 1919, contre un roman de guerre, Les Croix de bois de Dorgelès. On reprocha à Proust son âge, on le traita de réactionnaire, car il avait été soutenu par Léon Daudet Aragon le qualifia de « snob laborieux ». Jacques Rivière, directeur de La Nouvelle Revue française, se porta à sa défense. S’opposant aux partisans de l’« art révolutionnaire » qui s’étaient élevés contre Proust, il fut l’un des premiers à parler d’un renouvellement de la littérature psychologique afin de décrire l’originalité de la Recherche du
temps perdu10. Peut-être était-ce une fausse piste, où se sont égarés bien des lecteurs depuis lors, mais la classification témoigne de l’embarras de Rivière et des amateurs de Proust, à La Nouvelle Revue française et ailleurs, sensibles à une nouveauté mais incapables de la définir. Rivière, pour répliquer aux militants qui qualifiaient Proust de réactionnaire, faisait ainsi valoir qu’en littérature les révolutions ne vont pas toujours vers l’avant, qu’il peut y avoir des révolutions en arrière, à rebours pour ainsi dire. Le sens de la « révolution » proustienne aurait été celui-là, le rattachant à la grande tradition classique, racinienne en particulier, de l’étude des sentiments et des passions, par-dessus le roman qui, depuis Flaubert, sacrifiait l’intelligence à la sensation. Proust est dès lors réputé appartenir à l’« école littéraire nouvelle », il est censé représenter la « nouvelle psychologie », selon les termes d’une enquête du Gaulois, en mai 1922, peu avant sa mort11.
La guerre, suscitant toute une littérature à vocation idéologique, accentua le contraste entre le roman à thèse et le roman proustien, mais les premières ébauches de « L’adoration perpétuelle », le dénouement doctrinal et programmatique du Temps retrouvé que Proust avait esquissé dès 1910, contenaient des pages sévères pour la littérature populaire et patriotique, à portée morale, sociale ou religieuse, que l’affaire Dreyfus, des deux côtés, avait en son temps suscitée12. De ce point de vue, la guerre n’a donc rien changé, et, même publié dans son ensemble avant elle, le livre de Proust aurait dérouté par sa singularité, qu’on n’aurait pas pu rapporter à son côté antédiluvien. L’équivoque de la Recherche du temps perdu réside en elle-même autant que dans les conditions de sa réception et dans les transformations de l’attente du public.
La place de Proust en littérature est analogue à celle de Manet en peinture : fut-il le dernier des grands classiques ou le premier des révolutionnaires ? Son œuvre est reliée à l’art du passé par ses sources, souvent par ses sujets, mais elle anticipe sur les innovations les plus radicales de Monet et des impressionnistes, auprès desquels il ne souhaita pas cependant exposer aux Salons des refusés. Manet enfin maintint une attitude toujours ambiguë devant Part officiel et l’académisme, malgré les rebuffades de la presse et du public qu’il subit aux Salons successifs. Chez Proust comme chez Manet, la continuité et la rupture, la tradition et la révolution composent un mélange rare, instable, dans la coexistence de la signification et du pictural, du romanesque et de l’impression, du réalisme et de la myopie.
Or Proust est très sensible à la médiation accomplie par Manet. Il cite souvent l’Olympia pour montrer comment une œuvre d’abord considérée comme un scandale devint peu à peu classique, ou, pour mieux dire, se vit reconnaître le classicisme jusque-là inaperçu en elle. La duchesse de Guermantes, toujours à l’avant-garde du goût, constate que le public l’a rejointe et a su accommoder son regard sur l’Olympia, s’accommoder à l’Olympia : « Maintenant personne ne s’en étonne plus. Ç’a l’air d’une chose d’Ingres ! Et pourtant Dieu sait ce que j’ai eu à rompre de lances pour ce tableau où je n’aime pas tout, mais qui est sûrement de quelqu’un13. » L’opinion rappelle celle du narrateur, convaincu qu’on appréciera bientôt les Elstir, aujourd’hui tenus pour des horreurs :
… les plus vieux auraient pu se dire qu’au cours de leur vie ils avaient vu, au fur et à mesure que les années les en éloignaient, la distance infranchissable entre ce qu’ils jugeaient un chef-d’œuvre d’Ingres et ce qu’ils croyaient devoir rester à jamais une horreur (par exemple l’Olympia de Manet) diminuer jusqu’à ce que les deux toiles eussent l’air jumelles14.
C’est une idée fixe de Proust : le génie, qui remet en cause les schémas artistiques, ne saurait être immédiatement compris. On peut l’entendre comme une thèse idéaliste sur le génie, ou comme un jugement sociologique empruntant le point de vue d’une esthétique de la réception. Le vrai moderne devient classique au lieu de se démoder.
Proust le répéta après la guerre, une fois son œuvre écrite : « … tout art véritable est classique, mais les lois de l’esprit permettent rarement qu’il soit, à son apparition, reconnu pour tel15 » Or Manet reste l’exemple, auprès de qui s’insinue Baudelaire, qui tient le centre de toute la réflexion de Proust sur la littérature et l’histoire :
Manet avait beau soutenir que son Olympia était classique et dire à ceux qui la regardaient : « Voilà justement ce que vous admirez chez les Maîtres », le public ne voyait là qu’une dérision. Mais aujourd’hui, on goûte devant l’Olympia le même genre de plaisir que donnent les chefs-d’œuvre plus anciens qui l’entourent, et dans la lecture de Baudelaire [le même] que dans celle de Racine.
La comparaison avec Racine, destinée à établir le classicisme des Fleurs du Mal, devint, comme on le verra, un leitmotiv de Proust dans les dernières années de sa vie. Et de préciser ici : « Ces grands novateurs sont les seuls vrais classiques et forment une suite presque continue. » Entendons : jusqu’à Proust, qui paraît plaider pro domo sua au moment de publier Sodome et Gomorrhe, et qui redoute un scandale pareil à ceux qui accueillirent Les Fleurs du Mal et l’Olympia. Baudelaire et Manet, rappelle-t-il, sont devenus des classiques, tandis que les néoclassiques et les avant-gardes d’alors sont passés de mode.
Quel sens Proust donne-t-il au classicisme, sinon celui de la tradition des œuvres qui, en leur temps, firent scandale en dépit d’elles-mêmes ? C’est la « suite presque continue » à laquelle on reconnaît à présent que Baudelaire et Manet appartiennent : un seuil est équivoque, l’enchaînement l’emporte avec le recul, la continuité efface les traces de rupture. Classicisme ne signifie donc pas intemporalité d’une œuvre, mais peut-être discordance dans tout présent, le sien et le nôtre, par opposition à l’œuvre qui passe de mode.
Proust relève dans sa préface aux Propos de peintre de Blanche un autre trait qui réunit Manet et Baudelaire dans l’ambivalence : « Tout ce que […] Jacques Blanche dit à propos de Manet – de Manet que ses amis trouvaient charmant, mais ne prenaient pas au sérieux, ne “savaient pas si fort” –, je l’ai vu se produire pour Blanche16 » Tandis que le public bourgeois s’ébahit de la vulgarité des œuvres nouvelles, les amis de l’artiste, par une illusion symétrique, n’en perçoivent que la convention. Seul l’esthète – c’est le nom que lui donne Proust – juge l’œuvre du point de vue de l’art, c’est-à-dire de la tradition : le temps dissipe le malentendu qui sépare le public et les œuvres qui sont « dignes du passé parce qu’elles ont été placées d’avance dans l’avenir ». Trop subtile dialectique, inaccessible au public comme aux proches !
L’incompréhension est donc aggravée, dans le cas de Manet et de Blanche, que Proust flatte par la comparaison, du fait que, mondains et élégants, dandys, ils se montrent tels que des yeux beuviens ne soupçonnent pas en eux des inventeurs ; on les perçoit seulement dans les termes de la mode, du moderne et du démodé, non pas dans ceux de la tradition, du moderne et du classique.
Blanche dit bien gentiment de Manet, ce qui est vrai aussi de lui, Blanche (et ce qui explique en partie le temps qu’on a mis à le faire sortir de la catégorie des « amateurs distingués »), qu’il était modeste, humain, sensible à la critique. Il faudrait pouvoir insister sur ces qualités familières généralement associées au talent et qui empêchent, pour une forte part, qu’il soit reconnu17.
Sainte-Beuve avait ainsi jugé Baudelaire trop gentil garçon pour imaginer en lui un grand écrivain et il lui avait déconseillé une candidature à l’Académie. Élégants, spirituels, mondains, Manet et Blanche, Baudelaire – faut-il ajouter Proust ? – se sont heurtés à d’autant plus d’incompréhension que le dandy demeure lui-même toujours partagé, hésitant entre un vœu d’intégration et un désir de distinction, rêvant d’être à la fois dedans et dehors, entre deux : c’est Marat et Brummell, disait-on de Manet Proust saisit bien le paradoxe chez celui-ci – Fauré incarne une position comparable en musique18 –, et c’est pourquoi il insiste sur la distinction de l’homme et du créateur, de la vie et de l’œuvre :
Quelle stupeur pour les admirateurs de Manet d’apprendre que ce révolutionnaire était « ambitieux de décorations et de médailles », voulait prouver à ma grande amie Mme Madeleine Lemaire qu’il pouvait faire concurrence à Chaplin, ne travaillait que pour les « Salons » et regardait plus souvent du côté de Roll que de celui de Monet, Renoir et Degas19.
Toute la conscience de Manet était tentée par l’académisme, le carriérisme, le traditionalisme et la convention, mais en lui quelque chose de plus fort et de plus profond, d’irrépressible, le portait, comme un démon l’eût poussé à profaner ses idéaux avoués.
Classicisme et romantisme, tradition et révolution, les deux pulsions sont toujours étroitement nouées, comme la profanation et l’expiation, qui fascinent Proust20. Rivière n’aurait pu voir plus juste en parlant de révolution en arrière, qui n’est pas réaction, mais révolution malgré soi. Il y a en Proust du Manet rêvant d’une réussite sociale par la littérature, où l’on peut gagner autant de considération que dans la carrière selon M. de Norpois. Il est fier de sa Légion d’honneur en 1920 et songe à l’Académie, tandis que Breton et les surréalistes font le procès de Barrés. Proust, après la guerre, luttant pour achever son livre, cherche encore à plaire à ses amis du faubourg Saint-Germain, et peut-être ne saisit-il pas tout à fait la portée de son œuvre.
On s’est leurré sur la Recherche du temps perdu en raison de l’homme, tel Gide, refusant Du côté de chez Swann en 1912, sans le lire, pour avouer un an après dans une lettre à Proust : « Pour moi, vous étiez resté celui qui fréquente chez Mme X ou Y, et celui qui écrit dans Le Figaro. Je vous croyais, vous l’avouerai-je, du côté de chez Verdurin ! un snob, un mondain amateur - quelque chose d’on ne peut plus fâcheux pour notre revue21. » L’aveuglement de Gide et des éditions de la Nouvelle Revue française, s’il ne s’excuse pas, s’explique par l’association beuvienne entre l’homme et l’œuvre, entre Proust et le snobisme à la mode de l’avant-guerre et même de la fin de siècle. Proust ne pouvait être qu’un autre Abel Hermant, parti pour peindre le monde des salons. Il est proche des gandins du moment, de Marcel Boulenger, de Jean-Louis Vaudoyer et avant tout de Robert de Montesquiou, fanatiques des Ballets russes vers 1910, ayant épuisé les charmes du wagnérisme dans les années 1890. A la recherche du temps perdu contient tout un côté fin de siècle, un bric-à-brac décadent – Wagner, Pelléas et Mélisande, Botticelli et les préraphaélites, la cathédrale, l’androgyne, la correspondance des arts, les aubépines, le mauve, etc. –, une collection de lieux communs pour petits messieurs.
Non seulement Gide pouvait s’y tromper, mais il n’est pas sûr que Proust lui-même y ait vu clair. Le pastiche des Goncourt, tardivement introduit dans Le Temps retrouvé, dénonce le « style artiste » et s’en démarque. Mais le héros était sous le charme de Bergotte, que Norpois jugeait un « joueur de flûte » plein de maniérisme et d’afféterie, « bien mièvre, bien mince, et bien peu viril22 ». De son côté, Legrandin reprochait au héros, dans une même tirade, sa mondanité et son goût du faisandé. Lui promettant son propre livre, il s’écriait : « Mais vous n’aimerez pas cela ; ce n’est pas assez déliquescent, assez fin de siècle pour vous […] ; vous, il vous faut du Bergotte, vous l’avez avoué, du faisandé pour les palais blasés de jouisseurs raffinés23. » Mais ce sont Norpois, autre émule de Sainte-Beuve, Legrandin, parangon du snobisme, qui condamnent ainsi Bergotte et les goûts du héros. Il est difficile d’en déduire la façon dont le narrateur, et Proust lui-même, se définissent par rapport au décadentisme. Problème capital de la situation de la Recherche du temps perdu à l’entre-deux des siècles.
On identifie le plus souvent l’esthétique de Proust à une méditation sur le temps perdu et retrouvé, sur la loi de la mémoire involontaire qui ressuscite le temps dans sa plénitude et sa continuité, l’être dans son immortalité et son intemporalité. Il se trouve toutefois aussi dans la Recherche du temps perdu une autre conception de l’art, de son mouvement, qui met l’accent sur la temporalité brisée de la création24. Les formes artistiques se succèdent, non pas dans une course d’obstacles successivement levés, de seuils dépassés, comme l’imaginent les avant-gardes dans leur prétention à aller toujours plus loin, plus haut et plus fort, ni au sein d’une éternité immobile, dans la fixité des essences, car le classique n’est nullement stationnaire aux yeux de Proust ; le rythme artistique est imprévisible et reconnu après coup, il est scandé par le battement de la tradition et de la modernité, la véritable modernité qui sera la tradition de demain. Sa durée est intermittente.
« Les intermittences du cœur » composent dans la Recherche du temps perdu un va-et-vient aléatoire, incontrôlé, que Le Temps retrouvé, à la différence des réminiscences, ne sublime pas dans l’œuvre. Ce sont des fractures qui, à l’origine du roman, échappent par leur violence à toute saisie dogmatique. Au soir de la seconde arrivée à Balbec dans Sodome et Gomorrhe, par exemple, le héros comprend que sa grand-mère est morte lorsqu’il se baisse pour se déchausser ; à la fin du même séjour, il apprend qu’Albertine a connu Mlle Vinteuil : les deux événements représentent des irruptions insurmontables de la réalité – la mort et la jouissance. Ce sont des coups de théâtre dans l’intrigue, et le héros quitte Balbec avec Albertine, pour La Prisonnière et Albertine disparue. Le temps de l’art, comme le temps du cœur, procède par intermittence, il se raconte dans une intrigue erratique25.
Deux moments, dans la Recherche du temps perdu, servent à poser des bornes ou des seuils entre lesquels l’œuvre est censée tenir. D’une part, comme un terminus ad quem ou une limite en aval, un « nouvel écrivain » anonyme apparaît dans Le Côté de Guermantes II, lorsque Bergotte, vieux et malade, a enfin conquis la gloire qu’il méritait26. Le thème est une fois de plus celui de l’art et du temps, du temps nécessaire à la réception esthétique : Bergotte est désormais compris, tout dans ses livres est devenu limpide avec l’habitude. Mais, ajoute Proust, « un nouvel écrivain avait commencé à publier des œuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenais presque rien de ce qu’il écrivait27 ». Bergotte semble passer de mode au lieu de devenir classique. Un développement tout proche figure dans la préface de Tendres Stocks, écrite à l’automne de 1920 : « …de temps en temps, il survient un nouvel écrivain original (appelons-le, si vous le voulez, Jean Giraudoux ou Paul Morand […]). Ce nouvel écrivain est généralement assez fatigant à lire et difficile à comprendre parce qu’il unit les choses par des rapports nouveaux28. » Dans ces deux passages, Proust associe la nouveauté à une vision inédite :
…Le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par leur prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : « Maintenant regardez. » Et voici que le monde […] nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair29.
L’artiste original transforme le monde. Dans la rue, les femmes sont des Renoir, les voitures, l’eau et le ciel, jusqu’à un nouveau peintre ou écrivain original. L’originalité tient à une autre phrase, une autre vision, un autre style, notions qui sont synonymes dans l’esprit de Proust Après Proust, viendraient Giraudoux et Morand. Mais ceux-ci ont-ils rendu la Recherche du temps perdu démodée, ou au contraire classique ? Ne sont-ils pas plutôt les continuateurs de Bourget et de Boylesve, ou de Bergotte ?
Quant au terminus a quo, Proust le définit avec plus de perspicacité, dans La Prisonnière, par la musique de Wagner30. Le narrateur joue au piano la sonate de Vinteuil ; il médite sur l’individualité, l’originalité de chaque artiste. Une mesure le ramène cependant à Tristan et Isolae et à une réflexion sur l’art et la vie, sur la grandeur de Wagner. Mais une grave réserve l’arrête :
…je songeais combien tout de même ces œuvres participent à ce caractère d’être – bien que merveilleusement – toujours incomplètes, qui est le caractère de toutes les grandes œuvres du XIXe siècle ; du XIXe siècle dont les plus grands écrivains ont manqué leurs livres, mais, se regardant travailler comme s’ils étaient à la fois l’ouvrier et le juge, ont tiré de cette auto-contemplation une beauté nouvelle, extérieure et supérieure à l’œuvre, lui imposant rétroactivement une unité, une grandeur qu’elle n’a pas31.
La remarque est sévère.
Dans le scénario d’avant-guerre de la Recherche du temps perdu, elle venait à un moment plus décisif de l’intrigue, mais sous la forme d’une digression qui en atténuait l’intensité dramatique ; elle figurait dans une addition à la description d’un opéra de Wagner32, avant qu’au cours du spectacle le héros surprenne M. de Gurcy, futur Charlus, assoupi dans une loge et découvre en lui la femme33. Telle était alors la mise en scène de la révélation de l’inversion et de la longue dissertation sur la « race des tantes », que la rencontre de Charlus et de Jupien introduira dans le texte définitif. La musique de Wagner était traitée de « tumulte assourdissant et confus34 », de masse amorphe, et, faute de percevoir comme des ensembles les extraits au programme, les spectateurs s’endormaient Cela appelait une mise au point sur l’unité de l’œuvre wagnérienne, ou plutôt sur son manque d’unité, sur son défaut de conception auquel le musicien aurait remédié de manière rétrospective et en ce sens artificielle.
Les œuvres du XIXe auraient suppléé à leur absence de préméditation ou de conscience critique par un jugement venu après coup, au lieu que la fonction critique soit unie dès l’origine à la fonction poétique. Dans La Prisonnière, Proust multiplie les exemples d’un retard et d’une insuffisance à ses yeux caractéristiques du XIXe siècle : La Comédie humaine, La Légende des siècles, La Bible de l’humanité, comme la Tétralogie de Wagner, furent réunies en cycles par une « illumination rétrospective », qui appela un coup de pinceau supplémentaire pour la souligner, « le dernier et le plus sublime35 ».
« Unité ultérieure », poursuit cependant Proust de manière déroutante, car il paraît revenir sur sa réserve, « non factice. Sinon elle fût tombée en poussière comme tant de systématisations d’écrivains médiocres qui à grand renfort de titres et de sous-titres se donnent l’apparence d’avoir poursuivi un seul et transcendant dessein. » L’alternative est celle de la vérité et de l’artifice, ou, pour parler comme Proust, de l’intuition et de l’intelligence. L’unité ultérieure semble maintenant sauvée après avoir été un instant soupçonnée de facticité. En revanche, Proust ne se prononce pas sur ce que serait une unité antérieure authentique, celle justement qu’il a toujours prétendu avoir donnée à son livre, dont la fin aurait été conçue, rédigée presque en même temps que le commencement Comparée à une unité préalable, qu’est-ce donc qui fait défaut à une unité rétrospective, si elle n’en paraît pas moins réunir tous les traits de la vérité ? « Non factice, peut-être même plus réelle d’être ultérieure, d’être née d’un moment d’enthousiasme où elle est découverte entre des morceaux qui n’ont plus qu’à se rejoindre, unité qui s’ignorait, donc vitale et non logique, qui n’a pas proscrit la variété, refroidi l’exécution. » Si c’est le cas, qu’y a-t-il d’incomplet, de manqué à ces œuvres du XIXe siècle, qui ne reconnurent leur unité qu’après coup et que Proust commençait par dénoncer pour cela ? L’opposition initiale a l’air renversée, et l’unité a priori, l’unité dans un projet prémédité paraît en fin de compte artificielle et logique, doctrinale, dogmatique : en un mot, intellectuelle et non vitale.
Comment ne pas songer ici au plan de cathédrale que Proust voulut un temps donner à son livre, souhaitant en développer les parties sous des titres et sous-titres empruntés à l’architecture ? La métaphore rappelle sans doute Hugo, et le célèbre chapitre de Notre-Dame de Paris, « Ceci tuera cela », ou Balzac, qui désignait ainsi, mais après coup, sa Comédie humaine, mais elle a surtout une couleur fin de siècle. La mode médiévale s’est alors emballée : Ruskin, Huysmans, Émile Mâle en témoignent Le comte de Montesquiou ordonnait ainsi son recueil des Hortensias bleus en 1896 : « Introït », « Chapelle blanche », « Chambre claire », « Chambre obscure ». Il valait mieux s’en tenir au simple diptyque du Temps perdu et du Temps retrouvé, développé ensuite en une série de symétries, comme Proust les aime : côté de chez Swann et côté de Guermantes, Sodome et Gomorrhe, Prisonnière et Fugitive, etc.
Les pages équivoques sinon contradictoires de La Prisonnière sur l’incomplétude ou l’insuffisance des grandes œuvres du XIXe siècle, que Proust ne paraît pas confirmer après l’avoir dénoncée, qu’il semble au contraire excuser au nom de l’authenticité, définissent, plus encore que la fin du Temps retrouvé, l’unité idéale de la Recherche du temps perdu comme une aporie. S’opposant à l’ensemble du XIXe siècle, Proust prend le parti d’une unité préméditée, mais qui soit pourtant aussi vitale, réelle et organique que l’unité rétrospective, projetée après coup sur l’œuvre faite par Balzac ou Wagner. Que cette unité préconçue et inconsciente soit réalisable ou non, son rêve résulte en tout cas d’un débat capital aux yeux de Proust, qui imagine une Divine Comédie au parcours pleinement dominé au lieu d’une Comédie humaine gouvernée par la fortune. Serait-ce pourquoi il ne mentionne pas Baudelaire parmi les artistes incomplets du XIXe siècle, le dernier classique et le premier moderne, au sens de la conscience critique qui est à tout moment la sienne, et qui donne aux Fleurs du Mal une unité telle que Proust la désire ? « Le seul éloge que je sollicite pour ce livre est qu’on reconnaisse qu’il n’est pas un pur album et qu’il a un commencement et une fin36 », écrivait Baudelaire à Vigny en décembre 1861, et Barbey d’Aurevilly, dans son compte rendu de 1857, avait relevé son « architecture secrète ». Mais Proust, comme on le verra, connaît les poèmes de Baudelaire avant tout par les mélodies, c’est-à-dire isolément, et rien n’assure qu’il ait conscience de la composition d’ensemble des Fleurs du Mal37.
Les premiers volumes de la Recherche du temps perdu, en particulier Du côté de chez Swann, furent accueillis par une critique presque unanime pour y réprouver la « surabondance de menus faits », comme le dit Paul Souday38, la diversité et la pulvérisation, l’absence d’organisation, de forme et de choix. L’article d’Henri Ghéon dans La Nouvelle Revue française affecta surtout Proust :
M. Marcel Proust au lieu de se résumer, de se contracter, s’abandonne. […] Il ne prend même pas la peine d’être logique et encore moins de « composer ». Cette satisfaction organique, que nous procure une œuvre dont nous embrassons d’un regard tous les membres, la forme, il nous la refuse obstinément […] Il écrit des « morceaux ». Il place son orgueil dans le « morceau » : que dis-je ? dans la phrase. Et quand je dis morceau ou phrase, je dis mal39.
Proust réagit toujours vivement à ces reproches, en insistant sur l’importance du projet et de la construction, qui n’apparaîtraient certes qu’« à la fin du livre ». Il répondit en ces termes à une lettre de Jacques Rivière, en février 1914 : « Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction ! […] Ce n’est qu’à la fin du livre, et une fois les leçons de la vie comprises, que ma pensée se dévoilera40. » Ainsi, Du côté de chez Swann se termine par une promenade désabusée du narrateur au bois de Boulogne. Il constate l’effet du temps et échoue à ressusciter le passé. Mais la leçon de la Recherche du temps perdu dans son entier sera différente et même opposée, et le modèle ici encore est Wagner, dont la musique prête à la même incompréhension :
Si on en induisait que ma pensée est un scepticisme désenchanté, ce serait absolument comme si un spectateur ayant vu à la fin du premier acte de Parsifal, ce personnage ne rien comprendre à la cérémonie et être chassé par Gurne-mantz, supposait que Wagner a voulu dire que la simplicitédu cœur ne conduit à rien. […] Le second volume accentuera ce malentendu. J’espère que le dernier le dissipera,
conclut Proust, qui prévoit alors la publication de la Recherche du temps perdu en trois volumes41.
Unité ou diversité de l’œuvre, construction ou confusion, convergence ou éclatement, totalité organique ou amalgame de détails, Proust ne peut ignorer l’alternative, même si elle n’est pas proprement la sienne. Mais l’allusion répétée à Wagner le démontre : Proust craint d’être traité de décadent Taxer une œuvre d’éparpillement revient en effet à la juger décadente : c’est pourquoi Proust réaffirme souvent l’unité architecturale de son livre, même si l’ensemble n’est pas perceptible d’emblée. Désiré Nisard, dans ses travaux sur la poésie latine de la décadence, avait défini celle-ci par le primat de la description sur toute autre forme rhétorique, par le souci du détail, la substitution de l’érudition à l’inspiration. Dès 1834, il notait : « Notre littérature est aussi arrivée, ou, si l’on aime mieux, est tombée à sa période descriptive42. » Huysmans, prenant systématiquement le contre-pied de Nisard, transforma, à la fin du siècle, chaque trait de blâme en motif d’éloge, et donna à des Esseintes Lucain comme poète latin préféré : ses « vers plaqués d’émaux, pavés de joaillerie, le captivaient43 ».
Le détail hyperbolique, gagnant son autonomie par rapport au tout, demeure le trait distinctif dans l’importante étude sur Baudelaire qui ouvre les Essais de psychologie contemporaine de Paul Bourget, l’un des théoriciens les plus influents de la décadence44. Il l’assimile socialement à un excès d’individualisme qui défait, désolidarise l’organisme social, et il l’impute au suffrage universel qui, depuis 1848, dissout les corps intermédiaires de la nation. Suit l’analogie avec l’art : « Un style de décadence est celui où l’unité du livre se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l’indépendance de la phrase, et la phrase pour laisser la place à l’indépendance du mot45 » Auprès de Baudelaire, dont le poème en prose représente pour Bourget le paradigme de la décadence en littérature, il songe au style artiste des Goncourt, substantivant l’adjectif et la sensation, parlant du « noir des chapeaux » et non de « chapeaux noirs », à l’impressionnisme, qui substitue la tache à la ligne et brouille les contours, à Huysmans, bien sûr, et avant tout à la vie moderne, à la technique, à la ville vue du tramway descendant les boulevards à très grande vitesse. La décadence - décomposition ou déliquescence des formes et concentration sur le détail - est l’esthétique du pessimisme, du nihilisme et de l’idolâtrie, que Bourget définit comme « l’élan passionné par lequel l’homme reporte sur telle ou telle créature, sur tel ou tel objet, l’ardeur exaltée, qui se détourne de Dieu46 ». La mélomanie, le culte de Wagner ou de Donizetti, plus tard de Pelléas et Mêlisande ou de Diaghilev, sont, d’après Bourget, les manifestations les plus répandues de cette idolâtrie. Dans la Recherche du temps perdu, Swann représente l’idolâtre ainsi compris : son amour pour Odette est inséparable de la Zéphora de Botticelli à la chapelle Sixtine et de la petite phrase de Vinteuil. Nietzsche, lui, s’inspira de Bourget dans les aphorismes réunis après sa mort dans La Volonté de puissance. Il y définit le nihilisme européen comme un ultime idéalisme, au sens d’une nostalgie qui constate le retrait des valeurs mais maintient l’idée d’une valeur, qui nie toute croyance mais se trouve impuissante à renoncer à tout idéal : Dieu est mort, mais la place de Dieu demeure en souffrance47. Bourget disait déjà que le nihiliste « a conservé le besoin de sentir comme au temps où il croyait48 ».
Conçue comme l’éclatement du livre, de la page, de la phrase, la décadence s’oppose point par point et mot à mot à l’idéal organiciste de l’autonomie de l’œuvre d’art, une et totale, formulé par exemple, vers la même date, par Gabriel Séailles, dont Y Essai sur le génie dans l’art a répandu en France les thèses esthétiques de Schelling, qui semblent avoir fortement marqué Proust49. De fait, on n’a cessé de se renvoyer la balle tout au long du siècle, et Baudelaire, dans le Salon de 1846, faisait déjà jouer la même antithèse contre Hugo, « un compositeur de décadence ou de transition », afin de lui comparer Delacroix : « L’un commence par le détail, l’autre par l’intelligence intime du sujet », et celui-ci sacrifie « sans cesse le détail à l’ensemble50 ». Baudelaire notait aussi que ce souci de l’ensemble avait pour conséquence, chez Delacroix, la lenteur de cette préméditation jugée par Proust absente de la plupart des œuvres du XIXe siècle, et la promptitude de l’exécution : « Aussi lente, sérieuse, consciencieuse est la conception du grand artiste, aussi preste est son exécution51. » Ce trait, devenu un lieu commun du holisme esthétique, se retrouve également chez Séailles, pour qui l’œuvre doit être une, comme la vision qui l’inspire, et peinte d’un seul coup de pinceau. Proust devait pousser l’idée d’un cran encore : le vrai écrivain est l’homme d’un seul livre, les grands artistes n’ont jamais créé qu’une seule œuvre.
L’organicisme, chez Séailles en particulier, est un structuralisme avant la lettre :
Chaque syllabe a son caractère comme sa personnalité et n’existe que par le mot qui la comprend ; chaque mot a sa valeur et n’est rien par lui-même, il est inséré dans la proposition qui s’insère dans la phrase. La phrase est un tout, mais à la façon de l’organe dans le corps animé. Le style est une forme vivante où les vivants s’enveloppent à l’infini52.
De la syllabe au livre et à l’œuvre, tout doit se tenir, tout doit faire un, selon une philosophie de l’unité et de la totalité hiérarchique qui rappelle maints principes disséminés dans la Recherche du temps perdu. Malheureusement, on est toujours le décadent de quelqu’un, comme la lecture de Baudelaire par la fin du siècle l’illustre, avant que le classicisme des Fleurs du Mal ne soit loué, et que Valéry ne reprenne à son compte dans ses Cahiers,en 1922, la distinction que Baudelaire faisait entre Hugo et Delacroix, mais en l’appliquant justement à Hugo et, de façon implicite, à Baudelaire lui-même :
Hugo – Admirable constructeur d’un détail. Composition quelconque. Les détails sont immenses. (Détails = vers isolés et leur contenu.)
Les ensembles ne sont que la somme de ces détails (et d’autres assommants).
Baudelaire53.
La décadence que condamne Bourget, le vitalisme ou l’orga-nicisme qu’exalte Séailles, voilà donc les deux côtés entre lesquels Proust se débat Peut-on imaginer, comme entre Méséglise et Combray, qu’il y ait une façon de les rejoindre ? Le dilemme n’est-il pas d’ailleurs démodé au XXe siècle, marqué par une esthétique du collage ? Proust y paraît pourtant toujours empêtré lors de la publication du Côté de cfyez Swann, qu’il cherche à présenter adroitement par rapport à l’ensemble : « je veux lui donner l’air (un peu) d’être un tout, tout en étant une partie », écrit-il à André Beaunier54, ou, plus éloquemment encore, à René Blum : « …il vaudrait mieux ne pas dire le premier volume, car je feins qu’il soit à lui seul un petit tout, comme L’Orme du mail dans Histoire contemporaine ou Les Déracinés dans Le Roman de l’énergie nationale55. » Lorsque Proust cherche à concevoir un juste lien entre les titres et les sous-titres, afin qu’ils témoignent d’une réelle unité de l’œuvre, Anatole France et Maurice Barrés restent ses modèles, à tout le moins ceux qu’il juge à la portée de son correspondant.
La partie et le tout, le fragment et l’ensemble demeurent ainsi les termes dans lesquels Proust perçoit la littérature en 1913, défendant par exemple Francis Jammes contre ceux qui lui reprochent son désordre : « Sans doute j’aimerais mieux que toutes ces parcelles de vérité entrassent dans un ensemble admirable qui serait la révélation du monde réel. Mais j’aime mieux les justes indices que les grandes constructions où dix mille ratages fardés par l’intelligence et la rhétorique donnent l’impression (pas à moi) d’une réussite56. » Le thème rappelle les pages de La Prisonnière sur les œuvres du XIXe siècle, dont on pense pouvoir ainsi dater la conception. Remerciant Anna de Noailles de l’envoi de son livre, Les Vivants et les Morts, Proust s’interroge pareillement sur les rapports qu’entretiennent les poèmes et le recueil. Il nie à la fois que le fragment soit exemplaire de l’ensemble, « comme une Monade reflète l’univers », et qu’il y ait « un lien romanesque et dramatique entre les pièces », comme chez Lamartine ou Vigny57. Reste un troisième type d’unité, ni métaphorique ni métonymique, ou à la fois l’un et l’autre, qui tiendrait à « l’identité des sentiments où on se trouve quand on compose » : une unité d’inspiration ou unité intuitive, celle que Baudelaire retrouvait chez Delacroix, et qu’on pourrait appeler analogique ou allégorique. Proust lui donne pour modèle Wagner, dont les morceaux choisis ne suggèrent jamais l’idée de l’œuvre entière : « C’est à celui-là que l’extraordinaire croissance de votre génie (et surtout sa pénétration de plus en plus organique dans votre forme) font penser. » L’adjectif « organique » est remarquable, et la comparaison avec Wagner suggère que la lettre à Anna de Noailles est contemporaine du développement sur Wagner qui, avant de rejoindre La Prisonnière, s’ajoutait à la description d’une soirée à l’Opéra.
Présentant en février 1913 son propre livre à René Blum, à qui il demandait de s’entremettre auprès de Bernard Grasset, Proust employait les mêmes termes que pour décrire les recueils de Francis Jammes et d’Anna de Noailles : « Quant à ce livre-ci, c’est au contraire [d’un éventuel recueil des articles du Figaro] un tout très composé, quoique d’une composition si complexe que je crains que personne ne le perçoive et qu’il apparaisse comme une suite de digressions. C’est tout le contraire58. » Le « tout composé » rappelle la « scène composée » de Diderot, qui désignait par là un théâtre s’élevant contre l’idéal d’unité de la composition rhétorique et s’adressant à la pluralité des sens divisés. L’œuvre « composée » serait une œuvre où il se passe plusieurs choses à la fois, non pas comme les actions complexes de la tragédie classique, dont les fils se nouent en un seul, mais comme des couleurs et des formes dans les livres et les tableaux qu’aime Bergotte : le petit pan de mur jaune dans la Vue de Delft, « quelque scène faisant image, quelque tableau sans signification rationnelle » dans un livre : « Ah ! si ! disait-il, c’est bien ! il y a une petite fille en châle orange, ah ! c’est bien », ou encore : « Oh ! oui, il y a un passage où il y a un régiment qui traverse une ville, ah ! oui, c’est bien59 ! »
Mais comment avec ces détails faire un tout, avec les morceaux d’espace et de temps entassés dans Jean Santeuil par exemple ? « Vous me parlez de mon art minutieux du détail, de l’imperceptible, etc. », disait Proust à Louis de Robert, en 1913 encore : « Ce que je fais, je l’ignore, mais je sais ce que je veux faire ; or, j’omets […] tout détail, tout fait, je ne m’attache qu’à ce qui me semble […] déceler quelque loi générale60. » Revenons à Wagner, et à Nietzsche, qui, en 1888 dans Le Cas Wagner, s’inspire aussi des analyses de Bourget afin de se retourner contre son ancienne idole.
« L’art de Wagner est malade, écrivait Nietzsche, Wagner est une névrose61. » Et le symptôme en est bien l’absence de tenue : « …la vie n’anime plus l’ensemble. Le mot devient souverain et fait irruption hors de la phrase, la phrase déborde et obscurcit le sens de la page, la page prend vie au détriment de l’ensemble : - le tout ne forme plus un tout62. » C’est du Bourget « L’ensemble né vit même plus : il est composite, calculé, artificiel, c’est un produit de synthèse63. » Telle est la musique de Wagner selon Nietzsche : Wagner a « travesti en grand principe son incapacité à concevoir un tout organique ».
L’objet des pages de Proust sur l’incomplétude des grandes œuvres du XIXe siècle paraît dès lors très évident : « Il est le Victor Hugo de la musique », disait encore Nietzsche de Wagner64. Elles reprennent le grief de Nietzsche, ou de Baudelaire - pas d’unité de conception chez Wagner ou Hugo -, mais pour aussitôt donner l’absolution : une unité mise en œuvre à l’insu du créateur est d’autant plus authentique. Dans la préface de Tendres Stocks, Proust appelle encore Stendhal, célèbre pour ses improvisations et ses difficultés à trouver des dénouements, un « grand écrivain sans le savoir », en raison de la « grande ossature inconsciente » qui existe dans son œuvre, masquée à ses yeux mêmes par l’« assemblage voulu des idées65 ». En dépit de Bergson et de Verdun, les termes de Proust demeurent ceux d’une problématique vieille de bien plus de quarante ans : le décalage est remarquable, car il s’agit toujours de réconcilier Wagner – ou Stendhal, ou Balzac – avec le vitalisme et Porganicisme exigeant de la grande œuvre une unité structurante. Celle-ci n’est sans doute reconnue qu’après coup par Wagner ou Balzac, mais c’est « comme tel morceau composé à part, né d’une inspiration, non exigé par le développement artificiel d’une thèse, et qui vient s’intégrer au reste66 ».
Proust n’ignore pas le revirement de Nietzsche sur Wagner. Dans Le Côté de Guermantes II, il s’étonne « qu’un homme qui poussait la sincérité avec lui-même jusqu’à se détacher, par scrupule de conscience, de la musique de Wagner » ait attaché une valeur intellectuelle à l’amitié67. La première traduction française du Cas Wagner fut publiée dès 189368 ; elle était l’œuvre de deux des amis les plus proches de Proust, Daniel Halévy et Robert Dreyfus. Anciens condisciples de Condorcet, ils participaient tous au comité de rédaction de la revue Le Banquet, qui parut précisément de mars 1892 à mars 1893. Il ne peut faire de doute que les pages de La Prisonnière sur Wagner ont pour horizon Le Cas Wagner de Nietzsche, et la réflexion de Proust commence en effet par une allusion au philosophe. Retrouvant un écho de Tristan et Isolde dans la sonate de Vinteuil, le narrateur monte aussitôt à l’assaut :
Je n’avais à admirer le maître de Bayreuth aucun des scrupules de ceux à qui, comme à Nietzsche, le devoir dicte de fuir dans l’art comme dans la vie la beauté qui les tente, qui s’arrachent à Tristan comme ils renient Parsifal et, par ascétisme spirituel, de mortification en mortification parviennent, en suivant le plus sanglant des chemins de croix,à s’élever jusqu’à la pure connaissance et à l’adoration parfaite du Postillon de Longjumeau69
Dans le brouillon d’avant-guerre, Proust, qui veut manifestement ridiculiser Nietzsche, ajoutait Monsieur, Madame et Bébé, une comédie de boulevard de Gustave Droz, datant de 1866, pour la comparaison avec Tristan et Isolde et Parsifal70.
Le Cas Wagner commençait en réalité par un éloge enthousiaste de Carmen : « Hier – me croira-t-on ? – j’ai entendu pour la vingtième fois le chef-d’œuvre de Bizet71. » Nietzsche le présentait comme l’exacte antithèse et antidote de Wagner, signifiant par là qu’il s’était libéré des charmes du musicien allemand : « …cette musique-là me semble parfaite. Elle s’avance, légère, souple, polie. Elle est aimable, elle ne transpire pas. » Or la référence à Bizet ne pouvait pas laisser Proust insensible : il avait eu aussi comme condisciple au lycée Condorcet Jacques Bizet, le fils du compositeur ; et Mme Straus, la mère de Jacques et la veuve de Bizet, fut l’une de ses grandes amies. Daniel Halévy, le traducteur du Cas Wagner avec Robert Dreyfus, futur auteur d’une Vie de Frédéric Nietzsche72, était le cousin de Jacques Bizet et le neveu de Mme Straus, elle-même fille du compositeur Fromental Halévy, l’auteur de La Juive. Proust dut également retenir les insinuations de Nietzsche sur une hypothétique origine juive de Wagner73. Voilà autant de raisons pour substituer Le Postillon de Longjumeau à Carmen comme comble de la frivolité musicale. Or, la thèse de Proust découle immédiatement de la confrontation avec l’opéra-comique d’Adam : « Je me rendais compte de tout ce qu’a de réel l’œuvre de Wagner. » Ses thèmes sont aussitôt jugés « si internes, si organiques, si viscéraux qu’on dirait la reprise moins d’un motif que d’une névralgie74 ». La névralgie, symptôme organique, est opposée à la névrose, dont Nietzsche taxait Wagner.
Nietzsche accusait encore Wagner de myopie : « L’art de Wagner conçu pour les myopes - trop grande proximité nécessaire (miniature), mais en même temps/pour les/presbytes. En tout cas, pas (pour) un œil normal75 » Il rejoignait là aussi le diagnostic de Bourget, qui caractérisait la décadence par un trouble de l’œil : l’œil des écrivains actuels, disait-il en songeant à Huysmans, « a subi, comment faut-il dire ? une amélioration ou une transformation ? A coup sûr un changement76 ». Il analysait ainsi l’impressionnisme, sensible à la lumière au lieu du contour, mais Baudelaire reliait déjà, dans Le Peintre de la vie moderne, le souci du détail et un trouble de l’œil : « Plus l’artiste se penche avec impartialité vers le détail, plus l’anarchie augmente. Qu’il soit myope ou presbyte, toute hiérarchie et toute subordination disparaissent77. » Nietzsche dit à son tour de Wagner : « La première chose que nous offre son art, c’est un verre grossissant78. » D’où une conséquence en forme de paradoxe : Wagner est d’après Nietzsche un miniaturiste : « Wagner n’est admirable, n’est aimable que dans l’infime trouvaille, dans l’invention de détail - et l’on est parfaitement justifié à le proclamer en cela un maître de tout premier ordre, notre plus grand miniaturiste de la musique, qui, dans l’espace le plus exigu, concentre tout un infini de sens et de douceur79. » Proust dut lutter contre le même reproche. « Il regarde les hommes, avec une loupe », écrivait Blanche à la publication du Côté de chez Swann80.
La fascination pour le détail est toujours interprétée comme un symptôme de décadence, allant de pair avec l’éclatement de l’œuvre. Proust répondit après coup, dans Le Temps retrouvé, à ceux qui l’accusaient de myopie, comme il avait réfuté, dans La Prisonnière, ceux qui lui reprochaient l’absence d’uinté de son œuvre :
Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n’y comprit rien. Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes au « microscope », quand je m’étais au contraire servi d’un télescope pour apercevoir des choses, très petites en effet, mais parce qu’elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. Là où je cherchais les grandes lois, on m’appelait fouilleur de détails81.
Les termes étaient identiques dans une lettre de juillet 1913 à Louis de Robert, déjà citée, où Proust s’opposait à son correspondant, qui avait évoqué son « art minutieux du détail », et affirmait son intérêt pour la recherche de « quelque loi générale » : « Or comme cela ne nous est jamais révélé par l’intelligence, que nous devons le pêcher en quelque sorte dans les profondeurs de notre inconscient, c’est en effet imperceptible, parce que c’est éloigné, c’est difficile à percevoir, mais ce n’est nullement un détail minutieux82. » Proust donnait alors comme exemple la madeleine trempée dans le thé : « …ce n’est nullement un détail minutieusement observé, c’est toute une théorie de la mémoire et de la connaissance. » Telle est la loi générale grâce à laquelle Proust espère donner une consistance au roman, par-delà l’éparpillement des instants. Mais sommes-nous forcés d’y croire ?
Comme à propos de l’incomplétude des grandes œuvres du XIXe siècle, la défense de Proust est élémentaire. Prenant simplement le contre-pied de ses critiques, il substitue le télescope au microscope, la recherche de lois à l’analyse de détails, mais sans déplacer la problématique, sans transformer la question, sans concevoir que l’art du début du siècle, bien avant le surréalisme, a rejeté cette alternative. D’où l’étrangeté et l’insuffisance de plaidoyers qui témoignent avant tout de l’ambiguïté propre à l’œuvre de Proust, assise entre deux siècles comme entre deux chaises, bancale ou boiteuse, et trouvant son énergie dans ce décalage. Que veut dire télescope ? Quelles sont ces grandes lois que Proust prétend découvrir ? Ne sont-elles pas tellement grandes qu’elles frisent le truisme ? Proust suspend là et passe à autre chose. En 1913, en 1920, il tente encore de se justifier auprès des censeurs de son adolescence, Bourget, ou Tolstoï, qui, dans Qu’est-ce que l’art ?, traitait l’œuvre de Wagner de « modèle parfait de la contrefaçon83 ».
Proust ne peut pas venir à bout du problème de l’unité de l’œuvre. Il n’est pas philosophe. A la recherche du temps perdu n’est pas un ouvrage de philosophie appliquée. Mais les contradictions irrésolues du point de vue de la doctrine rendent compte de la forme même du roman. Si les œuvres du XIXe siècle sont incomplètes parce que leur unité est rétrospective et en ce sens fortuite, mais si une unité préalable reste dogmatique et artificielle, quelle sera l’unité de la grande œuvre de l’entre-deux des siècles, sinon du XXe siècle ? Elle devrait être à la fois préalable et postérieure, prospective et rétroactive, consciente et inconsciente, préméditée et cependant méconnue : ainsi l’œuvre serait à la fois organique et formelle, vitale et en même temps logique. Est-ce une utopie, une aporie ? Non, mais voilà pourquoi la Recherche du temps perdu devait se boucler sur elle-même. Elle devait raconter l’histoire d’une vocation afin que la découverte après coup de l’unité de la vie par le héros fût le principe déjà mis en œuvre par le narrateur durant tout le livre, à l’insu du lecteur.
Une astuce, peut-être : il suffisait d’y penser. Mais une astuce sans laquelle la Recherche du temps perdu ne serait pas, et faute de laquelle Jean Santeuil fut abandonné. A la recherche du temps perdu est entre deux siècles, dernier grand roman organique du XIXe siècle et premier grand roman expérimental du XXe siècle. C’est le déséquilibre avec lequel Proust biaisait, devant lequel il renâclait, se réclamant du télescope contre le microscope et la loupe, les emblèmes de la décadence, jouant avec la casuistique de l’unité rétrospective ou préméditée de l’œuvre pour se porter à la défense de Balzac et de Wagner – ou de lui-même – contre les insinuations de Nietzsche, de Tolstoï ou de Bourget Or, Proust mettait en œuvre une autre esthétique, où le détail et le tout, l’unité et la diversité, ne sont plus les termes incontournables, une esthétique des intermittences infinies, des différences inappréciables, que la loi de la réminiscence cherche à masquer pour rendre le livre agréable aux tenants de l’idéalisme, du vitalisme et de l’organicisme.
Proust parle des « lois générales » que son roman explorerait, mais le roman lui-même a renoncé au déterminisme ; il décrit un univers véritablement probabiliste. Le parallèle souvent tenté entre Proust et Einstein n’est pas dépourvu de sens : Einstein concevait le probabilisme de la mécanique relativiste comme une démarche employée à défaut d’une autre et destinée à s’effacer devant un déterminisme plus puissant que celui de la mécanique newtonienne. Seules les générations suivantes ont accepté que le probabilisme physique soit indépassable et inhérent au réel. De même, Proust veut à tout prix parvenir à des lois, dont son livre contredit pourtant l’hypothèse. Les vraies intermittences, celles du cœur et de l’art, ne tombent sous le coup d’aucune loi, à la différence des réminiscences, réductibles, elles, à une théorie de la mémoire. Aussi toute lecture qui cherche à rattacher la Recherche du temps perdu aux références et aux théories par lesquelles Proust, ou le narrateur, la légitime, est trompeuse : le roman va ailleurs et l’écart critique entre ce qu’il dit faire et ce qu’il fait importe bien davantage84. Toute grande œuvre – la future œuvre classique au sens que Proust donne à l’adjectif – tient à un tel porte-à-faux.
Le narrateur de la Recherche du temps perdu en arrive pourtant parfois, presque, à dénoncer lui-même les catégories dans lesquelles il pense le roman. Il se reprend aussitôt, mais il suffit qu’il ait douté une fois pour que le soupçon s’introduise dans l’esprit du lecteur. Le passage de La Prisonnière sur les grandes œuvres du XIXe siècle se termine par cette remarque sur Wagner : « Chez lui, quelle que soit la tristesse du poète, elle est consolée, surpassée – c’est-à-dire malheureusement un peu détruite – par l’allégresse du fabricateur85. » Après que Wagner a été victorieusement défendu contre Nietzsche et Bourget, au nom de la vérité inconsciente de son œuvre, voilà que surgit abruptement l’idée contradictoire d’une esthétique de la fabrication, définissant l’œuvre d’art comme une machine. Proust l’évoque pour aussitôt l’écarter. Il refuse de la ratifier et se contente de l’ironie de la suggestion : « …j’étais troublé par cette habileté vulcaniennu. Serait-ce elle qui donnerait chez les grands artistes l’illusion d’une originalité foncière, irréductible, en apparence reflet d’une réalité plus qu’humaine, en fait produit d’un labeur industrieux ? » La doctrine idéaliste du génie et de la transcendance de l’art par rapport à la vie, qui paraît supporter toute l’œuvre, serait d’un seul coup révoquée par la perception du travail de l’artiste dans sa réalité. Le narrateur s’oublie dans une rêverie étonnante sur les machines et les chevaux-vapeur, et la phrase aérienne de Wagner, loin de lui rappeler le cygne fabuleux de Lohengrin, fait plutôt songer à un aéroplane. Or l’aéroplane, ainsi retrouvé au terme d’une longue méditation, était justement la métaphore incongrue qui, dans le brouillon d’avant-guerre, tandis que le héros écoutait des extraits de Wagner à l’Opéra, avait entraîné l’addition sur les œuvres du XIXe siècle : « Bientôt j’éprouvai à voir ces phrases merveilleusement construites, équilibrées et puissantes la même impression que j’avais eue un jour de voir à la hauteur de ma fenêtre à Querqueville un aéroplane passant au-dessus de la mer et s’élevant de plus en plus86. » La digression est finie : il se peut que Wagner nous fasse prendre des aéroplanes pour des cygnes, des objets fabriqués pour des organes vivants. « Peut-être […] fallait-il de ces appareils vraiment matériels pour explorer l’infini, de ces cent vingt chevaux marque Mystère, où pourtant, si haut qu’on plane, on est un peu empêché de goûter le silence des espaces par le puissant ronflement du moteur87 ! »
L’ironie de la chute est telle qu’il faut se demander si Proust est vraiment la dupe de l’équivoque qu’il entretient à plaisir entre l’organique et le mécanique, entre le vitalisme et le machinisme. Et s’il se moquait de ses lecteurs ? En dépit de toutes les théories du génie, de l’unité sublime et transcendante de l’œuvre, auxquelles le narrateur de la Recherche du temps perdu paraît adhérer, celui-ci ne se conçoit-il pas après tout comme un faiseur ? A mi-chemin du cygne et de l’aéroplane, de la nature et de l’artifice, c’était à un « pigeon voyageur », c’est-à-dire à un animal-machine, que Proust se comparait en 1913, à la recherche de lois générales et non des détails minutieux88. Cette belle machine qu’est la Recherche du temps perdu ne se donne-t-elle pas l’apparence de l’histoire d’une vie pour mieux nous séduire, pour charmer en nous ce lecteur double, le lecteur des deux siècles ?
Une première version de ce chapitre a été publiée dans Êquinoxe, n° 2, 1988.
Du côté de chez Swann. RTP. t. I, p. 413.
CSB, p 580.
Voir Lucchino Visconti et Suso Cecchi D’Amico, Alla ricerca del tempo perduto. Sceneggiatura dall’opera di Proust, Milan, Mondadori, coll. « Teatro e cinéma », 1986.
« [Notes sur la littérature et la critique] », CSB, p. 306.
Corr., t. X, p 374.
CSB, p 607.
Pensées, Brunschvicg n° 353, Lafuma n° 681.
RTP, t. IV, p 618.
Jacques Rivière, « Marcel Proust et la tradition classique » (1er février 1920), Nouvelles Études, Paris, Gallimard, 1947, p 150 ; Quelques progrès dans l’étude du cœur humain (1926), éd. Thierry Laget, Paris, Gallimard, coll. « Cahiers Marcel Proust », 1985, p 61.
CSB, p 641 et n. 6.
RTP, t. IV, p. 466-467 et 471-473. Ce passage est esquissé dans le Cahier 58 : voir Matinée chez la princesse de Guermantes, éd. Henri Bonnet et Bernard Brun, Paris, Gallimard, 1982, p. 114-118.
Le Côté de Guermantes II, RTP, t. II, p. 812.
Ibid… p. 713.
« [Classicisme et romantisme] » (1 921), CSB, p. 617.
CSB. p. 570.
Ibid… p. 573-574.
Voir infra, chap n, p. 54 sq.
CSB. p. 579.
Voir infra, chap vi, p. 153 sq.
Corr… t. XIII, p. 53.
A l’ombre des jeunes filles en fleurs, RTP, t. I, p 464-465.
Le Côté de Guermantes I, RTP, t. II, p. 452.
Voir infra, chap IX, p 277 sq.
Voir infra, chap V, p. 143 sq.
RTP, t. II, p. 622-625.
Ibid., p. 622.
CSB, p. 615.
RTP, t. II, p. 623.
RTP, t. III, p 664-668.
Ibid., t. IV, p 666. Jean-Jacques Nattiez a publié récemment une intéressante analyse du même passage (Proust musicien, Paris, Christian Bourgois, 1984, p. 35 sq.). Il y montre que l’idée de Proust sur la composition wagnérienne – par fragments seulement réunis après coup en un tout – repose sur l’hypothèse erronée que L’Enchantement du Vendredi saint fut conçu avant Parsifal, ainsi que Proust le notait dès l’époque de l’essai sur Sainte-Beuve : « L’Enchantement u Vendredi saint est un morceau que Wagner écrivit avant de penser à faire Parsifal et qu’il y introduisit ensuite. Mais les ajoutages, ces beautés rapportées, les rapports nouveaux aperçus brusquement par le génie entre les parties séparées de son œuvre qui se rejoignent, vivent et ne pourraient plus se séparer, ne sont-ce pas de ses plus belles intuitions ? » (« [Sainte-Beuve et Balzac] », CSB, p. 274). Proust comparait déjà Wagner et Balzac : « Telle partie de ses grands cycles ne s’y est retrouvée rattachée qu’après coup » Il aurait puisé cette information douteuse sur la composition de Parsifal dans l’un des classiques du wagnérisme au tournant du siècle, Le Voyage artistique à Bayreuth d’Albert Lavignac (Paris, Delagrave, 1897), qui disait de L’Enchantement du Vendredi saint : « Il a été écrit longtemps avant le reste de la partition » (éd. de 1905, p. 498, cité par Nattiez, Proust musicien, op cit., p. 42). La réflexion de Proust sur l’unité de l’œuvre d’art aurait ainsi pour point de départ une description erronée de la manière de composer propre à Wagner.
Cahier 49, f° 42v°-45v° et 40v°-41v° ; RTP, t. III, Esquisse IV, var. b, p. 948.
Cahier 49, f° 42r°-46r° ; RTP, t. III, Esquisse IV, p. 943 sq.
Cahier 49, f° 44r° ; RTP, t. III, Esquisse IV, p. 944.
RTP. t. III, p. 667.
Baudelaire, Correspondance, éd. Claude Pichois et Jean Ziegler, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1973, t. II, p. 196.
Voir infra, chap. VII p. 192 sq.
Paul Souday, Le Temps, 10 décembre 1913 ; Marcel Proust, op cit., p. 11.
Henri Ghéon, La Nouvelle Revue française, 1er janvier 1914 ; Du côté de chez Swann, éd. Antoine Compagnon, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1988, Document VIII, p. 454.
Corr., t. XIII, p. 98-99.
Ibid., p. 99-100.,
Désiré Nisard, Études de mœurs et de critiques sur les poètes latins de la décadence (1834), Paris, Hachette, 3e éd., 1867, t. II, p. 286.
Huysmans, A rebours, éd. Marc Fumaroli, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2e éd., 1983, p. 116.
Paul Bourget, « Charles Baudelaire », Essais de psychologie contemporaine, Paris, Lemerre, 1883, p. 3-32.
Ibid., p. 25.
Ibid., p. 9.
Nietzsche, Fragments posthumes. Automne 1887-mars 1888, trad. fr. de Pierre Klossowski, Paris, Gallimard, 1976, en particulier p. 242-244.
Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, op cit., p. 9.
Voir Anne Henry, Marcel Proust. Théories pour une esthétique, Paris, Klincksieck, 1981, p. 81 sq.
OC, t. II, p. 431-433.
Ibid… p. 433.
Gabriel Séailles, Essai sur le génie dans l’art, Paris, G. Baillière, 1883, p. 244.
Cahiers, t. II, op. cit., p. 1099.
Lettre d’octobre 1913, Corr., t. XII, p. 278.
Lettre de novembre 1913, ibid., p. 295.
Lettre de janvier 1913 à Louis de Robert, ibid., p. 38.
Lettre de juin 1913, ibid., p. 214.
Lettre de février 1913, ibid., p. 82.
A l’ombre des jeunes filles en fleurs, RTP, t. I, p. 546.
Lettre de juillet 1913. Corr., t. XII, p. 230-231.
Nietzsche, Le Cas Wagner, trad. fr. de Jean-Claude Hémery, Paris, Gallimard, 1974, p. 29. La seconde expression est en français dans le texte.
Ibid… p. 33.
Ibid., p. 34.
Ibid., p. 36.
CSB, p. 611.
RTP, t. III, p. 667.
RTP, t. II, p. 688-689.
Paris, Librairie Albert Schulz.
RTP, t. III, p. 665. Le Postillon de Longjumeau est un célèbre opéracomique d’Adam, datant de la monarchie de Juillet.
Cahier 49, f° 44v°.
Le Cas Wagner, op. cit., p. 21.
Paris, Calmann-Lévy, 1909.
Le Cas Wagner, op. cit., p. 46.
RTP, t. III, p. 665. On trouve une remarque voisine dans le Carnet 2, sous un autre fragment qu’on date d’avril à août 1913 : « Pour Franck/Ce n’est pas un motif qui revenait, c’est une névralgie qui recommence, difficile à localiser, vague et ganglionnaire » (f° 25r°).
Le Cas Wagner, op. cit., p. 434 (n. 3 de la p. 34). Le fragment, de dix ans antérieur au Cas Wagner, date de l’été de 1878.
Paul Bourget, Études et Portraits, Paris, Lemerre, 1889, 1.1, p. 256.
OC, t. II, p. 699.
Le Cas Wagner, op. cit., p. 24. Proust emploiera la même expression, dans Le Temps retrouvé, afin de désigner son œuvre : « mon livre n’étant qu’une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l’opticien de Combray » (RTP, t. IV, p. 610).
Le Cas Wagner, op. cit., p. 34.
Cité par Henri Bonnet, Marcel Proust de 1907 à 1914 (1959), 2 vol., Paris, Nizet, 1971, 1.1, p. 181.
RTP. t. IV, p. 618.
Corr. t. XII, p. 230-231.
Tolstoï, Qu’est-ce que l’art ?, trad. fr. de Teodor de Wyzewa, Paris, Perrin, 1898, p. 178. Tout un chapitre est consacré à Wagner, encore condamné pour le manque d’unité organique de ses œuvres : « …la musique de Wagner manque du caractère essentiel de toute œuvre d’art véritable, à savoir de cette unité et de cette intégralité qui font que le plus petit changement de la forme suffit à altérer la signification de l’ensemble » (p. 164). On aperçoit encore le dogme que le structuralisme partage avec Porganicisme, et qu’il lui doit par l’intermédiaire de Saussure ; cela explique leur commune imperméabilité aux œuvres déréglées, qui sont malheureusement les grandes œuvres.
Anne Henry, qui tend ainsi à assimiler la Recherche du temps perdu à un exercice de philosophie appliquée, retrouve contre Proust l’un des griefs formulés par Nietzsche contre la décadence : auprès de « la dégénérescence de la force d’organiser » et de « l’excès de vie dans les plus petites choses », « le faux-monnayage dans l’imitation des grandes formes » (Le Cas Wagner, op. cit., p. 50-51). Paul Ricœur insiste en revanche sur l’écart que suppose récriture du roman par rapport à la théorie (Temps et Récit, t. II, La Configuration dans le récit de fiction, Paris, Éd. du Seuil, 1984, p. 194-225).
RTP, t. III, p. 667.
Cahier 49, f° 42r° ; RTP, t. III, Esquisse VIII, p. 1003. Querqueville deviendra Balbec dans le roman.
RTP, t. III, p. 668. Dans une lettre de février 1913 à René Blum, Proust emploie la même image ambiguë à propos de l’essai de Maeterlinck, La Mort (Paris, Fasquelle, 1913), qui vient de paraître (Corr., t. XII, p. 82).
Lettre de juillet 1913 à Louis de Robert, Corr., t. XII, p. 230. L’écrivain est aussi comparé à un pigeon voyageur ou à une aiguille aimantée à l’époque du Contre Sainte-Beuve (« [Notes sur la littérature et la critique] », CSB, p. 311).