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Fauré et l’unité retrouvée1


Proust et Fauré ont traversé 1900 de façon semblable2. Leurs créations se rattachent à la fois au XIXe siècle et au XXe siècle ; ce sont des œuvres inclassables qui n’appartiennent ni au XIXe siècle ni au XXe siècle. Dans l’intervalle qui sépare Berlioz et Schbnberg, Flaubert et Joyce, elles représentent un dernier et improbable essai de synthèse entre la tradition et la modernité, sans exclure aucun public. « Faire nouveau », le mot d’ordre revient souvent sous la plume de Fauré, mais sa musique louche vers le passé, elle va de l’avant en regardant en arrière. En elle, l’ancien et le nouveau coexistent, le système tonal et le système modal. Comme Manet, Fauré est un mondain dont les contemporains n’attendaient pas qu’il bouleversât les formes. Il fut un notable de la République, directeur du Conservatoire de 1905 à 1920, et Proust le décalque probablement, parmi les personnages de la Recherche du temps perdu, comme un « grand musicien, membre de l’Institut, haut dignitaire officiel », qui « aim[e] uniquement et profondément les femmes » et favorise pourtant la liaison de Charlus et Morel3. Fauré est exemplaire de la République athénienne, un type de l’entre-deux-siècles bourgeois. Or, Proust n’ignore pas l’ambivalence de son œuvre.

Les mélodies de Fauré illustrent à merveille la musique de salon dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ainsi, dans un brouillon pour la conversation avec la jeune marquise de Cambremer à Balbec, dans Sodome et Gomorrhe, le héros cite Chant d’automne de Baudelaire, et Fauré - snobisme oblige - est un mot de passe : « Vous connaissez sans doute l’admirable mélodie que Fauré a écrite sur ces vers4 » Mme de Cambremer, pour masquer son ignorance, répond par un autre clin d’œil au musicien :

« Je crois bien que je la connais », me dit Mme de Cambremer. Et je vis bien qu’elle ne la connaissait pas à sa voix qu’on ne sentait appliquée à aucun souvenir et restée dans le vide. « Quel merveilleux musicien. Vous connaissez Les Berceaux, c’est tout simplement un petit chef-d’œuvre », et elle fredonna « Et ce jour-là les grands vaisseaux. » « Tenez justement les grands vaisseaux c’est de mise ici », remarquat-elle en riant, émerveillée de son à-propos5.

Elle ignore l’une des mélodies favorites de Proust, sur des vers de Baudelaire, ou l’a oubliée, mais il va de soi qu’elle est folle des Berceaux, sur des vers de Sully Prudhomme, mélodie parfois tenue pour l’œuvre la plus représentative de Fauré, à qui les mauvais vers ont mieux réussi, de Romain Bussine à Armand Silvestre.

Proust n’est nullement dupe de ce Fauré des salons. Dès 1894, il confie à son ami Pierre Lavallée : « Au cimetière est vraiment affreux et Après un rêve bien nul6. » Il rencontre Fauré en 1895, et rapporte leur entretien à Reynaldo Hahn : « Il m’a dit que toute sa musique devait bien t’agacer puisque les mêmes vers avaient dû prendre pour toi leur expression définitive etc. Et j’ai dit que tout au contraire, je t’avais plus souvent entendu chanter ses donneurs de sérénade que les tiens, que tu chantais si bien le Chant d’automne7 » Entre Sully Prudhomme et Baudelaire, entre Jean Richepin et Verlaine, Proust fait la différence, ainsi qu’entre les premières mélodies de Fauré et les plus récentes, entre celles du premier recueil et celles du troisième. Proust repère clairement le côté décadent ou fin de siècle de Fauré.

Montesquiou regrettait que Fauré n’eût jamais mis en musique l’un de ses poèmes. Après la publication d’un extrait du Côté de chez Swann, « Épines blanches, épines roses », dans Le Figaro en mars 1912, il fit, dans une lettre de compliment, une allusion scabreuse : « J’ai cueilli vos jolies épines ; mais vous n’avez pas parlé de l’odeur sexuelle… qui vous aurait permis d’écourter le substantif, tout en laissant les adjectifs subsister, et insister. Mais le “Mois de Marie” ne s’en arrangeait pas8. » Montesquiou ironisait sur l’odeur des fleurs, « une odeur amère et douce d’amandes ». Proust lui répondit avec une rare trivialité, dont Fauré fait les frais :

Quant au mélange de litanies et de foutre dont vous me parlez, l’expression la plus délicieuse que j’en connaisse est dans un morceau de piano déjà un peu ancien mais enivrant, de Fauré qui s’appelle peut-être Romance sans paroles. Je suppose que c’est cela que chanterait un pédéraste qui violerait un enfant de chœur9.

L’allusion est certainement à la dernière, de loin la plus célèbre, des trois Romances sans paroles de Fauré, opus 17, datant de 1863, son œuvre pianistique la plus sage, de facture mendelssohnienne, un classique des salons du second Empire.

Mais il y a un autre Fauré, celui des œuvres nouvelles, dont le lieu n’est pas le salon, et auquel Proust se montre infiniment plus sensible. La musique de Fauré que Proust connaît est celle de sa jeunesse, celle qu’on jouait dans les années 1890, mélodies, œuvres pianistiques et musique de chambre, car Proust n’a pas suivi l’évolution du musicien au début du XXe siècle. L’observation mériterait sans doute d’être généralisée à toute la culture de Proust, qui demeura jusqu’en 1920 celle d’un homme non seulement d’avant-guerre, mais de la fin du siècle. Ce sont toujours les trois chefs-d’œuvre de jeunesse de Fauré que Proust devait garder en mémoire comme des références exemplaires.

D’abord la Première Sonate, opus 13, pour violon et piano, composée en 1875, dix ans avant la sonate de Franck : créée en 1877 à la salle Pleyel, elle s’imposa comme une révélation de la nouvelle musique de chambre française. Proust la mentionne dans « Le salon de la princesse Édmond de Polignac », publié dans Le Figaro en 1903, parmi les œuvres modernes entendues dans cette société de mélomanes, « tantôt des interprétations originales et ferventes de toutes les dernières mélodies de Fauré, de la sonate de Fauré10 ». Elle fut jouée, ainsi que la célèbre Berceuse, opus 16, de 1880, par la pianiste Marguerite Hasselmans et le violoniste Maurice Hayot, le 1er juillet 1907, lors du dîner que Proust donna au Ritz pour Gaston Calmette, le directeur du Figaro, et de nombreux amis du faubourg Saint-Germain11. Fauré devait assister à la soirée et jouer plusieurs suites avec Marguerite Hasselmans, d’autres morceaux, avec Maurice Hayot, mais il eut une indisposition. Le pianiste Édouard Risler le remplaça.

La sonate de Fauré est évoquée à deux reprises dans la Recherche du temps perdu, dans le contexte de la liaison entre M. de Charlus et Morel. Dans La Prisonnière, lors de la soirée chez les Verdurin, après que Morel et d’autres instrumentistes ont joué le septuor de Vinteuil, une invitée ose lui comparer un autre instrumentiste : « A propos de ce violoniste de génie, […] en connaissez-vous un que j’ai entendu l’autre jour jouer merveilleusement une sonate de Fauré, il s’appelle Frank… - Oui, c’est une horreur, répondait M. de Charlus, […]. En fait de violoniste je vous conseille de vous en tenir au mien12. » Ce Frank ne réapparaît pas dans le roman, mais il est difficile de ne pas tenir son nom pour une variation sur celui du musicien César Franck, appelé par le contexte de l’autre allusion à la sonate de Fauré dans la Recherche du temps perdu, lorsque M. de Charlus la joue avec Morel, après leur premier dîner à La Raspelière, chez les Verdurin, dans Sodome et Gomorrhe : « A l’étonnement général, M. de Charlus, qui ne parlait jamais des grands dons qu’il avait, accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet, tourmenté, schumannesque, mais enfin antérieur à la sonate de Franck) de la sonate pour piano et violon de Fauré13 » Il s’agit d’illustrer que le déséquilibre de la nature qui fait de M. de Charlus un inverti, selon un thème cher à Proust, le rend du même coup artiste. Mais l’analyse du « style rapide, anxieux, charmant avec lequel M. de Charlus jouait le morceau schumannesque de la sonate de Fauré14 » n’en est pas moins assez précise : dans le quatrième mouvement, allegro final, de la sonate de Fauré, se déploie d’abord un thème ample et chaleureux, dont le style lyrique est communément comparé à celui de Schumann. Un second thème, plein de force, est alors exposé au piano. Développement, réexposition suivent jusqu’à la coda. Alors que la référence à la sonate dans La Prisonnière demeurait un pur clin d’œil mondain, au même titre que les allusions aux mélodies dans le brouillon de conversation avec Mme de Cambremer, le passage de Sodome et Gomorrhe suppose une véritable analyse musicale de la sonate, encore qu’elle soit très conventionnelle.

 

La seconde œuvre de jeunesse de Fauré dont Proust mesure la valeur est le Premier Quatuor, opus 15, pour piano et trio à cordes, commencé en 1876 et créé en février 1880. Proust l’entendit le 14 avril 1916, au festival Gabriel Fauré donné à l’Odéon, avec lé compositeur lui-même au piano. Il envisagea aussitôt de le faire rejouer chez lui, par le quatuor Poulet, après le quatuor en ré majeur de Franck15. Il en était alors vraisemblablement à la rédaction du passage sur le quatuor de Vinteuil pour Le Temps retrouvé, qui deviendra un septuor dans La Prisonnière. Une note du Carnet 3 incline à le penser : « Ainsi quand j’avais entendu la première fois le quatuor de Vinteuil (en réalité je pense ici à un morceau de violon joué par Capet dans le premier quatuor en ut mineur de Fauré) sans doute dans la troisième partie16 » Lucien Capet tenait la partie de violon au concert du 14 avril.

Le Premier Quatuor de Fauré semble donc avoir été l’un des modèles du septuor de Vinteuil. En Vinteuil, il y a incontestablement une part de Fauré. Dans le Cahier 49, brouillon pour le centre du roman dans le scénario d’avant-guerre, le héros se trouve auprès de Swann pendant l’audition d’une « suite d’orchestre », lors d’une soirée dans la noblesse d’Empire, chez les Marengo. La « petite phrase » est ainsi réentendue par Swann en présence du héros, dans une mise en scène qui disparaîtra du texte définitif. Or, Proust note pour son propre usage et entre parenthèses : « Avoir soin que cela se rapporte à ce bonheur indiqué dans l’analyse du cantique de Fauré17. » On a coutume de voir là une référence au Cantique de Jean Racine, opus 11, premier prix de composition obtenu par Fauré à sa sortie de l’École Niedermeyer en 1865, mais l’explication n’est pas absolument convaincante. La Ballade, opus 19, de Fauré est un modèle plus probable de la sonate de Vinteuil.

 

Dans une dédicace du Côté de chez Swann à Jacques de Lacretelle en 1918, Proust énumère une longue série de modèles : la Première Sonate pour piano et violon, opus 75 (1885) de Saint-Saëns ; Wagner, pour L’Enchantement du Vendredi saint de Parsifal ; la Sonate pour piano et violon de Franck (1886) par Enesco ; le prélude de Lohengrin ; une chose de Schubert ; enfin « un ravissant morceau de piano de Fauré18 ». Selon une lettre de l’automne de 1915 à Antoine Bibesco, il s’agirait de la Ballade :

Proust songe peut-être à la Ballade lorsque Swann, entendant la sonate chez les Verdurin, dans « Un amour de Swann », se souvient de la première audition qu’il en a faite un an auparavant :

D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, vers un bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup, au point où elle était arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant, brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plus rapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle vers des perspectives inconnues. Puis elle disparut Il souhaita passionnément la revoir une troisième fois. Et elle reparut en effet20

L’analyse paraît fidèle au rythme lent du début de la Ballade, à la course imprévue du premier thème, exposé trois fois, la troisième en un simple rappel après l’exposition du deuxième thème. Le rapprochement permet en outre de comprendre que la sonate de Vinteuil est le plus souvent jouée au piano seul dans la Recherche du temps perdu. En effet, avant la version de 1881 de la Ballade, pour piano et orchestre, Fauré avait composé en 1879 une version pour piano seul.

Or, la Ballade est sans aucun doute l’œuvre la plus originale de la jeunesse de Fauré. Dans son intérêt pour elle, il faut croire que Proust fut sensible à sa structure formelle. Voici ce que Fauré en disait à son amie Mme Clerc en septembre 1879, sur le chemin de Munich, au cours d’un voyage où il devait entendre la Tétralogie :

L’équivoque de l’ancien et du nouveau est de celles que Proust soulignera souvent, chez Baudelaire par exemple. Mais le plus important est le souci d’unité dont témoigne le musicien, en des termes voisins de ceux auxquels Proust aura recours pour définir l’unité de son roman. Fauré rend compte de la construction élaborée de la Ballade : il y eut d’abord une suite de fragments ou de morceaux séparés, avant que ceux-ci trouvent leur unité. Les trois morceaux disjoints auxquels il fait allusion correspondent aux trois thèmes, un point d’orgue subsistant dans l’œuvre entre les deux premiers.

Le premier mouvement, andante cantabile, introduit lentement le thème A : souple, gracieux, ingénu, sur accompagnement d’accords, il serait celui que Proust décrit lorsque Swann se remémore, chez les Verdurin, sa première audition de la sonate de Vinteuil. Le thème B, allegro moderato, apparaît après un point d’orgue. « C’est un motif descendant, une sorte de gamme qui emprunte tout à coup des contours compliqués très “fin de siècle” », écrit Jean-Michel Nectoux22. Les thèmes A et B sont alors développés. Suit une brève transition, andante, sur un thème d’appel C, servant à introduire le second mouvement, l’allegro central de la pièce. Son thème C’est une variation rythmique et une transformation expressive du thème d’appel C, et il le développe avec le thème B : c’est la « sorte d’intermède » qu’évoque Fauré dans sa lettre. Un court andante réintroduit alors le thème C, qui sera véritablement développé dans le troisième mouvement, l’allegro moderato final, où il s’épanouit dans des trilles, qui, bien que nullement réalistes ni descriptifs, suggèrent des chants d’oiseaux et des feuilles agitées. A cause de cette impression de forêt, l’œuvre fut rattachée à l’esthétique impressionniste. Proust ne l’ignore pas, et la première description de la sonate de Vinteuil, ou plutôt de son effet sur Swann, rappelle évidemment l’impressionnisme, en particulier dans la comparaison coloriste entre la partie de piano et « la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune23 ». Mais Swann va au-delà de l’impression fin de siècle et pénètre la composition élaborée de la pièce : « Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique24. » De l’impressionnisme au formalisme : sachant apprécier le chef-d’œuvre de jeunesse de Fauré, datant de 1879, Proust annonce en fait les goûts de l’entre-deux-guerres, période avant laquelle la conception neuve de la Ballade de Fauré resta incomprise, ainsi que le fait remarquer Jean-Michel Nectoux25. Appartenant au XIXe siècle, présentée par Fauré lui-même avec modestie, peut-être pusillanimité et sûrement ambiguïté, comme le résultat de « procédés nouveaux quoique anciens », la Ballade n’en est pas moins l’une des premières œuvres annonçant le XXe siècle : elle invente sa propre forme sans schéma préconçu, elle adopte une structure convergente, A-B-C’-B’-C, le mouvement central développant les thèmes exposés dans les mouvements extrêmes. Ainsi l’exposition du thème C dans le finale succède à son développement dans l’allegro central. La Ballade de Fauré échappe résolument aux critiques de Proust contre l’absence de conception et d’unité des œuvres du XIXe siècle, telles qu’il les exprime dans La Prisonnière26.

 

Mais Proust eut-il conscience du caractère exceptionnellement novateur de la Ballade ? Comprit-il qu’elle répondait de manière particulièrement originale au défi esthétique de la fin du XIXe siècle, celui de l’unité et de la totalité de l’œuvre ? Les lettres de Fauré montrent qu’il avait été hanté par le même souci qui devait occuper Proust. Tous deux dénoncent la composition rhétorique ou rhapsodique, mais n’entendent pas renoncer pourtant à tout principe de composition. Tous deux rencontrent évidemment Wagner, et ne se satisfont pas pleinement de la solution wagnérienne au problème de l’unité esthétique. L’unité formelle de la Ballade est l’une des réponses inédites de la fin du XIXe siècle. Comme telle, elle est discrète, sans rien d’une proclamation ou d’un manifeste d’avant-garde. Et il ne fait pas de doute qu’elle n’a pas échappé à Proust. En témoigne son intérêt pour l’œuvre de Fauré la plus nouvelle, auprès de la Ballade, avant la fin du siècle : La Bonne Chanson, opus 61, cycle de mélodies sur des poèmes de Verlaine, composées entre 1892 et 1894. Fauré y est à la recherche d’une unité qui ne soit ni descriptive, ni impressionniste, ni littéraire, mais proprement musicale. Chez Fauré, écrit Vladimir Jankélévitch, « le cycle n’est plus une collection, mais une petite symphonie lyrique où les poèmes associés composent à leur tour un poème. […] Le cycle vocal est, chez ce mélodiste, une revanche de l’instinct architectonique27 ». Dans La Bonne Chanson, Fauré retient neuf des vingt et un poèmes de Verlaine, et les redistribue afin de composer un vrai cycle, et non seulement une suite de pièces juxtaposées, ainsi que se présentent la plupart des recueils de mélodies, y compris ceux de Schubert et Schumann. En 1891, Fauré s’était déjà attaqué au problème du cycle musical dans les Cinq Mélodies, opus 58, dites « de Venise », toutes ayant un motif commun.

Dans La Bonne Chanson, il y a cette fois six thèmes principaux, qui sont des motifs musicaux et non des thèmes wagnériens. La complexité de l’œuvre s’intensifie jusqu’à la dernière mélodie, L’hiver a cessé, où tous les thèmes sont rassemblés. L’œuvre heurta le public et fut incomprise lors de sa création, le 20 avril 1895. Saint-Saëns, par exemple, estima que Fauré était devenu fou. Or Proust, qui paraît l’avoir entendue avant même sa première exécution, le 26 mars 1895, chez Mme Lemaire, écrivait dès l’automne de 1894 à Pierre Lavallée :

Sais-tu que les jeunes musiciens sont à peu près unanimes à ne pas aimer la Bonne Chanson de Fauré ? Il paraît que c’est inutilement compliqué etc., très inférieur au reste. Bréville, Debussy (qu’on dit un grand génie bien supérieur à Fauré) sont de cet avis. Moi cela m’est égal, j’adore ce cahier et au contraire ce que je n’aime pas ce sont les premiers qu’ils affectent de préférer28.

S’il indique les raisons des adversaires de La Bonne Chanson, Proust n’explique pas sa propre préférence. Il parle cependant du « cahier » comme d’un tout. Cela suffit-il pour faire l’hypothèse que, à l’âge de la mondanité, il était déjà sensible à la solution apportée par Fauré à la quête d’une nouvelle unité esthétique ? Comment faire un livre avec les morceaux de Jean Santeuil ? Comment concevoir le roman de l’entre-deux-siècles ?

 

Proust paraît ignorer la musique de Fauré après le tournant du siècle, en particulier sa Deuxième Sonate pour violon et piano, opus 108, de 1916. Mais la Première Sonate et le Premier Quatuor, la Ballade et La Bonne Chanson suffisaient sans doute pour définir l’unité de la Recherche du temps perdu. Un brouillon du Cahier 57, pour l’audition du quatuor de Vinteuil et pour sa comparaison avec la sonate, décrit le quatuor comme une œuvre « tout autre, aussi originale qu’était la sonate de sorte que la sonate qui m’avait semblé une totalité n’était plus qu’une unité, que je dépassais maintenant la notion de l’un et comprenais ce qu’était le multiple29 ». C’est Wagner qui est ainsi « dépassé », et l’unité thématique, pour une unité formelle, une unité complexe, une unité que j’appellerai encore allégorique. Il n’est pas invraisemblable que l’œuvre de Fauré, en particulier ses chefs-d’œuvre de jeunesse, ait permis à Proust de « dépasser » l’alternative de la composition et de la décomposition, le dilemme de l’organicisme et du décadentisme, tel que l’imposait la fin de siècle. Sur le chemin de la Recherche du temps perdu, la Ballade et La Bonne Chanson offrent le meilleur exemple d’une œuvre multiple et complexe qui conserve un sens de l’unité et de la totalité, c’est-à-dire parvienne à l’unité d’une forme.


1.

Une première version de ce chapitre a été publiée dans The Romanic Review, t. LXXVIII, n° 1, 1987.

2.

L’œuvre de Proust a été comparée à toutes les musiques imaginables, mais son rapprochement avec celle de Fauré, l’un des plus pertinents, a été excellemment analysé par un spécialiste du musicien : voir Jean-Michel Nectoux, « Proust et Fauré », BSAMP, n° 21, 1971, p. 1102-1120.

3.

Sodome et Gomorrhe, RTP, t. III, p. 434.

4.

Cahier 46, f° 74v°-75v° ; RTP, t. III, Esquisse XVII, p. 1084. Allusion à l’opus 5, n° 1 de Fauré (1871). Sur Chant d’automne, le poème et la mélodie, voir infra, chap VII, p. 192 sq.

5.

Allusion à l’opus 23, n° 1 (1879) de Fauré. La mélodie s’intitule Les Berceaux, mais elle met en musique Le Long du quai, un autre poème du premier recueil de Sully Prudhomme, Stances et Poèmes. Voir Poésies de Sully Prudhomme. Stances et Poèmes. 1865-1866, Paris, Lemerre, 1872 : Les Berceaux est à la p. 23, et Le Long du quai à la p. 163. Fauré écrit dans une lettre de juillet 1879 à Mme Camille Clerc : « Je viens de recevoir une très flatteuse lettre de Sully Prudhomme à qui M. Gaston Paris avait parlé de mon embarras touchant le titre de ma dernière mélodie Le long du quai. Le poète m’autorise à appeler cela Les Berceaux » (Fauré, Correspondance, éd. Jean-Michel Nectoux, Paris, Flammarion, 1980, p. 88). Proust cite donc la mélodie de Fauré et non le poème de Sully Prudhomme, qui porte un autre nom. Cet exemple confirme que Proust connaît la poésie à travers la mélodie.

6.

Corr., t. I, p. 340. Allusion à l’opus 51, n° 2, sur des vers de Jean Richepin, et à l’opus 7, n° 1, sur des vers de Romain Bussine.

7.

Ibid., p. 375. Les « donneurs de sérénade » désignent Mandoline, opus 58, n° 1 (1891), première des Cinq Mélodies dites « de Venise », d’après des poèmes de Verlaine. La mélodie de Reynaldo Hahn sur le même poème a pour titre Fêtes galantes (avril 1892), Mélodies, Paris, Heugel, 1893, t. I, p. 47.

8.

Corr., t. XI, p. 66.

9.

Ibid, p. 79.

10.

CSB. p. 468.

11.

Lettre de juillet 1907 à Reynaldo Hahn, Corr., t. VII, p. 211-212.

12.

RTP, t. III, p. 773.

13.

RTP. t. III, p. 343.

14.

Ibid., p. 344. Voir infra, chap. ix, p. 280 sq.

15.

Voir George D. Painter, Marcel Proust, trad. fr. de G. Cattaui et R.-P Via), 2 vol., Paris, Mercure de France, 1966, t. II, p. 304-305. Voir une lettre d’avril 1916 au violoniste Raymond Pétain, Corr., t. XV, p. 77 ; et une lettre de mai 1916 à Gaston Poulet, ibid… p. 83 (cf. Fauré, Correspondance, op. cit., p. 209-210).

16.

Carnet 3, f° 43v°. Comme le quatuor Poulet, le quatuor Capet, dont l’une des spécialités était les derniers quatuors de Beethoven, vint jouer chez Proust, boulevard Haussmann, pendant la guerre.

17.

Cahier 49, f 21r » ; RTP, t. III, Esquisse vm, p. 991.

18.

CSB, p. 565.

19.

Corr., t. XIV, p. 234-236.

20.

RTP. t. I, p. 207.

21.

Fauré, Correspondance, op. cit., p. 96.

22.

Fauré, Paris, Éd, du Seuil, coll. « Solfèges », 1972, p. 38.

23.

RTP, t. I, p. 205.

24.

Ibid., p. 206.

25.

Fauré, op. cit., p. 40.

26.

Voir supra, chap. I, p. 34 sq.

27.

Fauré et l’Inexprimable, Paris, Plon, 1974, p, 110.

28.

Corr., t. I, p. 340.

29.

Cahier 57, f° 3r° ; Matinée chez la princesse de Guermantes, op. cit., p. 292.