Les motifs de confrontation ne manquent pas entre Proust et Huysmans, l’un des écrivains qui représentent le mieux l’esprit fin de siècle. Le comte Robert de Montesquiou d’abord, qui fut un modèle pour des Esseintes, dans A rebours, avant que Proust s’en inspirât pour le baron de Charlus. L’art gothique, la cathédrale, dont tous deux firent, grand cas. Proust en est toutefois plus redevable à Ruskin et Émile Mâle qu’à Huysmans, même s’il n’ignora pas La Cathédrale, en vérité le seul ouvrage de Huysmans qu’il cite, et peut-être le seul qu’il ait connu. Ou encore l’abbé Mugnier, qu’ils fréquentèrent tous deux ; l’idolâtrie esthétique et le goût de la profanation qui marquent leurs œuvres, etc.
Tout cela ne va malheureusement pas très loin. Proust a-t-il même lu A rebours ? Je n’en sais rien. C’est pourquoi je m’attacherai à un point tout particulier de rencontre – et également de partage – entre les deux écrivains : la lecture perverse des peintres italiens antérieurs à Raphaël. Sans doute ne leur est-elle pas propre et appartient-elle à la mode décadente, à la sensibilité fin de siècle : Swinburne et Walter Pater l’ont répandue en Angleterre, les Goncourt et Péladan devaient la faire connaître en France. Le Printemps de Botticelli est le tableau par excellence qui fit à l’époque l’objet d’un culte idolâtre2. Mais il s’agit justement d’apprécier le tour personnel que Huysmans et Proust donnent au poncif.
Francesco Marmitta, Vierge entre deux saints de Marmitta, musée Gustave-Moreau, Paris. Photo Réunion des musées nationaux, Paris.
Gustave Moreau, copie de la Vierge entre deux saints de Marmitta, musée Gustave-Moreau, Paris. Photo Réunion des musées nationaux, Paris.
Dans Certains, Huysmans se livre à une interprétation d’un tableau du musée du Louvre, qu’il attribue à Bianchi, d’où « s’exhalent pour [lui] des émanations délicieuses, des captations dolentes ; d’insidieux sacrilèges, des prières troubles3 ». Le panneau – Huysmans parle d’une toile – est aujourd’hui donné à Marmitta4. Huysmans en propose d’abord une description de catalogue : la Vierge, assise sur son trône, a l’Enfant Jésus sur ses genoux, elle est entourée de saint Benoît et de saint Quentin, un vieillard et un jeune homme. Deux anges au pied du trône tiennent des instruments de musique. Huysmans s’intéresse surtout au jeune homme, « bardé comme un chevalier de fer5 » : « …comment définir la troublante figure du saint Quentin, un éphèbe au sexe indécis, un hybride à la beauté mystérieuse, aux longs cheveux bruns séparés par une raie au milieu du front, et coulant à flots sur sa gorge corsetée de fer. […] l’on dirait du traditionnel costume d’une Bradamante ou d’un saint Georges6. » Bradamante, l’amazone du Roland furieux, l’un des plus hardis guerriers du camp de Charlemagne, croise saint Georges, le Persée chrétien, à la figure de jouvenceau, comme lorsque le héros de la Recherche du temps perdu, devant le portrait d’Odette en miss Sacripant, hésite entre une « fille un peu garçonnière » et un « jeune efféminé vicieux et songeur7 ».
L’interprétation de Huysmans s’emporte aussitôt du côté de l’androgyne ou de l’hermaphrodite, lieu commun de la décadence éprise de corps ambigus.
Et l’aspect entier du saint fait rêver. Ces formes de garçonne, aux hanches un peu développées, ce col de fille, aux chairs blanches ainsi qu’une moelle de sureau, cette bouche aux lèvres spoliatrices, cette taille élancée, ces doigts fureteurs égarés sur une arme, ce renflement de la cuirasse qui bombe à la place des seins et protège la chute divulguée du buste, ce linge qui s’aperçoit sous l’aisselle demeurée libre entre l’épaulière et le gorgerin, même ce ruban bleu de petite fille, attaché sous le menton, obsèdent Toutes les assimilations éperdues de Sodome paraissent avoir été consenties par cet androgyne dont l’insinuante beauté…8
La divagation, il est vrai, n’a rien d’inédit Elle rappelle l’interprétation rebattue des anges de Signorelii, ou du saint Jean de Léonard de Vinci, au musée du Louvre. Ce qui la rend belle, c’est l’insistance sur le fer et ses ouvertures, sur le contraste des matières, entre la dureté de l’armure et le duveté de la chair ; et ce qui la fait exemplaire, c’est que Huysmans ne s’arrête pas à si bon compte et qu’au cliché de l’éphèbe féminin – « un hermaphrodite cuirassé de fer9 » – il conjoint l’autre poncif de la décadence, l’inceste qu’il soupçonne à la ressemblance des figures. Il imagine ainsi : « …du saint Benoît, le père, de Marie et du saint Quentin, la sœur et le frère, et du petit ange vêtu de rose jouant de la viole d’amour, l’enfant issu du diabolique accouplement de ces Saints. […] Le fils et la fille ont cédé aux tentations de l’inceste et jugent la vie trop brève pour expier les terrifiantes délices de leur crime10. » Mais pourquoi le fruit de l’union incestueuse de la Vierge et du saint ne serait-il que l’ange et non pas le nouveau-né, l’Enfant Jésus lui-même ? Peut-être en raison de la stérilité volontiers associée à l’inceste, et de l’inévitable équivoque sur le sexe de l’ange ; à moins que Huysmans ne conserve quelque pudeur dans la profanation. Quoi qu’il en soit, l’évocation de la luxure débouche sur un sens de la faute, sur une douleur dont le désir et le plaisir ne se séparent jamais.
Le panorama de la perversion est complet, auquel il faut ajouter une anticipation complaisante des supplices que subira le jeune martyr et qui anéantiront la beauté de son corps, ainsi que l’insistance sur les regards du saint et de la Vierge, regards lourds de vice et de péché : « yeux clairs mais dont le bleu évanoui cache comme un fond de bourbe », « yeux brûlés par des tentations qui aboutirent11 », « limpides à la surface et troubles au fond12 », les yeux mêmes de l’adolescence perverse, de la beauté porteuse de corruption et de mort, beauté fascinante depuis Baudelaire, seule beauté concevable pour la décadence, dans l’union contradictoire du tendre et de l’impur, de la virginité et de la lubricité, de la chasteté et du vice. Sadisme et catholicisme se tressent là de manière bien connue, dans la jouissance du blasphème.
Le tableau de Bianchi, ou de Marmitta, est typique aux yeux de Huysmans d’un état de transition entre le Moyen Age et la Renaissance : il représente le préraphaélisme. « Les sourdes médiocrités de Raphaël13 », s’écrie Huysmans, sont sur le point de dénaturer l’art chrétien. L’écrivain devait plus tard condamner ouvertement l’« odieux Raphaël », dont les « madones douceâtres » ont conduit jusqu’aux « épouvantables niaiseries des marchands de saintetés de la rue Saint-Sulpice et de la rue Madame14 ». Chez Bianchi, « la rousse et flexueuse perversité d’une Renaissance sourd déjà de la rigide blancheur du Moyen Age15 », Huysmans allait le dire autrement après sa conversion, mais l’idée est la même : « …le paganisme de la Renaissance infecta la peinture religieuse de son virus erotique et souilla, en même temps que le catholicisme, sa manière de s’exprimer en art16. » Chez le Pérugin, le maître de Raphaël, Huysmans perçut alors l’aube « de Madones et de Saints qui n’en sont pas », mais « des Apollon et des Aphrodite17 », et il brûla les idoles qu’il avait adorées : « Ce qu’il y a dans presque tous ces Primitifs-là, sauf l’Angelico ? Il y a de la sodomie. On n’y voit qu’éphèbes aux longs cheveux d’or, au teint mat, aux yeux alanguis, qu’androgynes énigmatiques, qu’êtres mièvres et insexués18 ! » Il leur préféra les Flamands, vraiment mystiques, eux, et, quand il reparla de Bianchi, ce fut avec une totale discrétion à propos du saint Quentin : « Dans le panneau de Bianchi, si étrange, si captivant, avec ses deux personnages debout qui vous regardent de leurs yeux clairs, à jamais navrés, le Jésus est faible ; c’est une pelote de graisse articulée, un poupon au sourire inexpressif, un gamin comme un autre, saisi juste au moment où il ne crie pas19. »
Androgyne et inceste – se dénouant dans la stérilité et l’expiation –, voilà les deux secrets, et les deux seuls, de la lecture perverse des préraphaélites, réunis dans l’explication du saint Quentin de Marmitta par Huysmans.
Un peintre entre tous est inséparable de ces deux thèmes majeurs de la décadence : Gustave Moreau, dont les hommes et les femmes, les vierges et les éphèbes sont indistincts, comme frères et sœurs adolescents. Proust, comme nous l’avons vu, louait ainsi Gustave Moreau pour sa représentation indécise du Poète, homme et femme à la fois20, et les pages de Huysmans sur Moreau, dans A rebours, L’Art moderne et Certains, formulaient déjà cette idée.
Salomé, que Moreau n’a cessé de reproduire et dont des Esseintes possédait une version, représente, mieux que toute autre héroïne, l’union contradictoire de la chasteté et du vice, elle est la vierge lubrique par antonomase. En vérité, Huysmans lit le tableau de Bianchi comme un tableau de Gustave Moreau, d’où émane, note-t-il dans Certains, « l’impression de l’onanisme spirituel, répété, dans une chair chaste ; l’impression d’une vierge, pourvue dans un corps d’une solennelle grâce, d’une âme épuisée par des idées solitaires, par des pensées secrètes21 ». Félicien Rops, selon Huysmans, est fasciné par la même conjonction des contraires, tout son art ne développant que ce seul paradoxe : « …il n’y a de réellement obscènes que les gens chastes22. » Sadisme et catholicisme se rejoignent encore, dans le culte de l’amour étrange et mystique, de la carence sexuelle. Or, Gustave Moreau – il n’y a pas de hasard – a fait une copie du panneau de Bianchi, au crayon et à l’aquarelle. La copie est inachevée, mais le personnage le plus soigné – il n’y a décidément pas de hasard – est le saint Quentin, l’Antinoüs à la cuirasse et au ruban bleu de Marie23 .
La page de Proust que je rapprocherai de celle de Huysmans ne se trouve pas dans la Recherche du temps perdu ; elle appartient à un cahier de brouillon pour Sodome et Gomorrhe, datant du début de la guerre de 1914, le Cahier 46. Après l’invention d’Albertine, ce cahier met en place le second séjour à Balbec. Le héros est à la recherche de la jeune fille dans une station voisine, mais il ne la trouve pas.
Elle arriva au bout d’un instant Revenant d’une promenade en bicyclette, elle portait un grand caoutchouc, dans lequel je l’avais vue souvent passer comme dans une armure tant il lui serrait aux jambes comme des cuissards bosselés et tant il mettait sur sa poitrine un impénétrable bouclier. Détendu maintenant, entrouvert, il la faisait ressembler à une jeune guerrière qui dépose les armes et [dont] il me serait d’autant plus doux d’embrasser les joues qui se dégageaient du caoutchouc douces, fraîches et roses qu’il restait pour moi, me faisant souvenir des longues randonnées qu’elle faisait dans la pluie la première année que j’étais à Balbec, comme une sorte de symbole du voyage24.
L’évocation du caoutchouc, comparé à une armure, suscitant l’image voisine du bouclier et associant Albertine à une Bradamante au repos, appelle un développement dans une paperole collée sur la page : la série métaphorique entraîne une allusion à saint Georges, à la peinture, et une référence explicite à Mantegna.
…filant à toute vitesse les épaules penchées sur sa machine dans les rues de Balbec, quand, malgré le mauvais temps, elle partait pour une longue promenade. Ce caoutchouc matière à la fois souple et qui semblait durcie partout où elle fait de belles cassures, lui faisait aux genoux de nobles jambières qui semblaient en métal, comme dans le Saint Georges de Mantegna, mettait sur sa tête un bonnet aux longues cornes de même qu’il faisait courir des espèces de surfaix autour de sa poitrine profondément cachée comme sous une armure, sous un couvert impénétrable. Les gens se rangeaient effrayés et disaient qu’ils se plaindraient au maire qu’on allât avec cette vitesse. Et moi rien qu’à la vue de ce caoutchouc, j’évoquais, je projetais, je partageais les longues promenades de la voyageuse, bien au-delà de Balbec, nous nous arrêtions tous les deux seuls à l’abri de la forêt de Chantepie quand la pluie devenait trop forte, et au-dessous de la matière si stérile, les joues lisses d’Albertine m’auraient paru plus lisses à embrasser, et sa poitrine plus secrète à découvrir si elle avait voulu pour moi déposer les armes, défaire son bouclier25.
La paperole recouvre elle-même une addition marginale, qui représentait un premier état de la référence à saint Georges et à la peinture :
…filant à toute vitesse les épaules penchées sur sa machine, dans les rues de Balbec, enveloppée dans un caoutchouc comme dans la tunique de Méduse et sous laquelle ses seins semblaient cachés comme on se met à l’abri de la pluie dans l’épaisseur d’une forêt Aussitôt il me semblait être avec elle, sur les routes, dans les bois, je faisais avec elle, à la vue de son caoutchouc, des lieues, tout un libre voyage. Et à l’endroit où le caoutchouc était serré aux genoux par la roue quelles belles bosses il faisait comme les cuissards de fer d’un jeune guerrier, un saint Georges dans les vieux tableaux26.
Valéry hésitait à employer le mot « caoutchouc » dans un poème. Ici, il désigne pourtant l’objet poétique par excellence. D’une matière intermédiaire entre la chair et le fer, empruntant à l’une et à l’autre, ni dur ni mou, à la fois souple et rigide, froid et chaud, défensif et attrayant, le caoutchouc, qui transporte les qualités, est la matière même de la métaphore, en tout cas de la métaphore proustienne, dont Gérard Genette a montré l’attache métonymique dans une liaison de contenu à contenant27. Matière au demeurant stérile, comme le rappelle Proust, et en ce sens emblématique de l’androgyne et de l’inceste, elle est au plus près du désir. Tout cela était plus apparent encore dans une première notation pour cette scène, rédigée dès l’été de 1914 dans le Cahier 71 :
Parmi les nombreuses Albertine ; J’aimais par les temps où [la] pluie menaçait la voir passer sur sa bicyclette, avec son caoutchouc qui descendait jusqu’aux jambes et s’y collait comme si en vérité au lieu d’être destiné à recevoir l’eau il avait déjà été inondé et était destiné à prendre l’empreinte des formes de la belle jeune fille qu’[il] enveloppait d’un manteau aussi terrible que la [tunique] de Méduse et de genouillères aussi serrées et pourtant de surfaces aussi larges et aussi molles que des cuissards de Mantegna28.
Une addition marginale précisait :
C’était moins un vêtement qu’une tunique au sens de celle de Nessus, une sorte d’attribut figurant sa force et le plaisir du voyage, enveloppant sa belle poitrine d’une vaste étendue presque unie, sillonnée seulement de quelques plis et sous laquelle il semblait qu’on eût tout de suite trouvé ses seins nus, et se moulant aux genoux qu’elle coiffait comme des casques en relief.
Méduse-Nessus et Mantegna apparaissaient d’emblée dans ce blason du désir, parmi les plus précis qu’on trouve sous la plume de Proust. Rien n’interdit d’y voir un souvenir d’Alfred Agostinelli, que Proust décrivait ainsi au volant de son automobile, dans leurs excursions de 1907 autour de Cabourg : « …mon mécanicien avait revêtu une vaste mante de caoutchouc et coiffé une sorte de capuche qui, enserrant la plénitude de son jeune visage imberbe, le faisait ressembler, tandis que nous nous enfoncions de plus en plus vite dans la nuit, à quelque pèlerin ou plutôt à quelque nonne de la vitesse29. » Le caoutchouc, qui faisait d’Agostinelli une femme, et pas n’importe laquelle, une nonne, mue Albertine en éphèbe. Matière de la métaphore et objet du désir, il permet tous les travestissements et leur perpétuelle mouvance.
Le saint Georges de Mantegna, qui paraît au centre de toutes les descriptions d’Albertine en caoutchouc, et que Proust avait pu voir à la galerie de l’Académie, à Venise, en 1900, est l’un des paradigmes de la lecture perverse des débuts de la Renaissance italienne, avec Le Printemps de Botticelli. C’est aussi pourquoi Huysmans s’émerveillait de découvrir, sur le panneau de Bianchi, une autre incarnation de saint Georges dans un nouveau scénario. Dans le chapitre d’A rebours consacré à Moreau, peintre jugé sans devanciers, des Esseintes discerne pourtant chez lui « de vagues souvenirs de Mantegna30 », et Péladan, de tous les décadents le plus obsédé par l’idéal hermaphrodite, le rapportait de préférence à Mantegna. Lorsque les deux héros de Curieuse et A cœur perdu, la princesse Riazan et le peintre Nebo, tous deux androgynes parfaits, sont comparés à des Mantegna, le motif de l’association est le mollet, le jarret, au profil inséparable de celui du saint Georges de l’Académie.
Dans le deuxième tome de La Décadence latine, Curieuse, la princesse Riazan, un « page déguisé en jeune fille », est « construite à la Mantegna, en minceur charnue31 », avec « jarret dur, mollet ferme, toutes les virilités compatibles avec la grâce32 ». Dans le quatrième tome, A cœur perdu, il est encore question de son genou de Mazzuoli – c’est-à-dire le Parmesan –, ou du Primatice. Le peintre Nebo lui ressemble, il offre une « certaine parenté » avec elle33. Ses dessins, comme ceux de Gustave Moreau, rappellent Mantegna, et, la première fois qu’elle lui rend visite, la princesse est frappée par « les jambes frêles et nerveuses de Mantegna » qu’il reproduit « avec une telle préoccupation androgyne que la princesse rougit34 ». La princesse remarque également, lors de cette visite, un vitrail représentant saint Georges terrassant le dragon, avec ce détail frappant : « Une tête de vierge reposait sur le corps du dragon d’un saint Georges. » La représentation, associant la vierge et le dragon, comme l’homme et le cheval dans le centaure, suggère que le saint Georges adoré par les décadents doit être interprété dans le sens du triomphe sur la femme et la sexualité. Le vitrail devient ainsi un symbole dans A cœur perdu, où la princesse poursuit le peintre de ses assiduités, et où le peintre, tel un saint Georges terrassant la « Bête à tête de femme35 », ou tel le saint Georges de Raphaël « foulant sa Bête », l’initie aux joies suspectes de la chasteté.
Dans le Cahier 46, Proust ne nomme pas Mantegna avant la troisième rédaction du passage, sur la paperole, après avoir seulement renvoyé, dans l’addition marginale, à « un saint Georges dans les vieux tableaux ». Les autres saint Georges fameux, celui de Carpaccio, également à Venise, ou celui de Raphaël, au musée du Louvre, sont montés sur leurs chevaux, et Albertine apparaît en effet au héros en chevauchant sa bicyclette. Mais même si Péladan, comme on vient de le voir, cite aussi le saint Georges de Raphaël dans A cœur perdu, le saint Georges de Mantegna répond le mieux aux associations présentes dans la page de Proust, Du reste, Mantegna, et même les « cuissards de Mantegna », étaient évoqués dès la première esquisse du Cahier 71 : comme chez Péladan, la jambe à la Mantegna paraît à l’origine de la vision, ou du tableau vivant d’Albertine en saint Georges.
Mantegna est mentionné quelquefois dans la Recherche du temps perdu. Lors de la soirée chez Mme de Sainte-Euverte, dans « Un amour de Swann », un « grand gaillard en livrée », « immobile, sculptural, inutile », est comparé à un guerrier appuyé sur son bouclier, dans un tableau de Mantegna36. On songe à un guerrier en méditation, sur la fresque du Martyre de saint Jacques, à l’église des Eremitani, à Padoue : rien à voir avec l’androgyne. Mais ailleurs, dans « Noms de pays : le nom », juché sur la Victoria de Mme Swann en promenade au bois de Boulogne, apparaît « un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin que saint Georges37 ». Le rapprochement est riche en allusions. Le « groom gros comme le poing » est un souvenir du « tigre » décrit par Balzac dans La Maison Nucingen – « un tigre gros comme le poing, frais et rose comme Toby, Joby, Passy38 » –, et qui revient dans Les Secrets de la princesse de Cadignan. Quelques pages auparavant, Proust a explicitement comparé le groom de Mme Swann au « “tigre” de “feu Baudenord”39 », au motif de l’androgynie évidemment Le héros de Balzac s’appelle en vérité « Beaudenord », mais Proust écrit « Baudenord » dans la phrase même où le « tigre » est repéré auprès du cocher sur la Victoria de Mme Swann, tirée par des chevaux « comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys », ou ainsi que Baudelaire les a fidèlement détaillés au chapitre « Les voitures » de son essai sur Guys, Le Peintre de la vie moderne. Baudenord en somme, comme par contamination, ou pour éviter la faute trop habituelle sur le nom du poète, désigne non seulement Balzac, mais une fois de plus Baudelaire, comme modèle privilégié de Proust à l’entre-deux des siècles.
Le « tigre », quoi qu’il en soit, était chez Balzac au service d’un lord anglais que des insinuations malveillantes obligèrent à se débarrasser de lui : il avait « les cheveux blonds comme ceux d’une vierge de Rubens, les joues roses » ; « un journaliste anglais fit une délicieuse description de ce petit ange, il le trouva trop joli pour un tigre, il offrit de parier que Paddy était une tigresse apprivoisée40 ». Lorsque Godefroid de Beaudenord l’engagea, le tigre contribua à sa réputation de « fleur du dandysme parisien ». Mais Beaudenord, ruiné par la faillite de Nucingen, dut se séparer de Paddy. Quelques années plus tard, le tigre est au service de Georges de Maufrigneuse, le fils de la princesse de Cadignan : « Le tigre du duc avait alors un service un peu rude. Toby, l’ancien tigre de feu Beaudenord, car telle fut la plaisanterie du beau monde sur cet élégant ruiné, ce jeune homme qui, à vingt-cinq ans, était toujours censé n’en avoir que quatorze…41 » Le rapprochement du « groom gros comme le poing » avec saint Georges est donc saturé d’allusions au travestissement et à l’androgyne, et le saint Georges en question est sans aucun doute celui de Mantegna, à l’Académie de Venise, une immanquable signature fin de siècle. Si elle revient ouvertement dans la paperole décrivant Albertine en caoutchouc, n’est-ce pas que Mantegna était impliqué dès l’origine dans la naissance du désir pour Albertine encaoutchoutée, ainsi qu’en témoigne la première ébauche de la page ?
Dès les premiers mots de la comparaison, dans le Cahier 46, un terme décisif figure, qui devait subir un sort curieux dans les rédactions suivantes, celui de « bouclier » : « impénétrable bouclier » défendant la poitrine d’Albertine, et la rendant d’autant plus désirable. Les seins sous l’armure sont ce qui fascine en Bradamante, comme dans le marbre antique de l’hermaphrodite : les seins d’une vierge sur la poitrine d’un éphèbe. Tandis que Swinburne insistait sur les bandes de métal soutenant la nudité des seins dans les études féminines de l’école de Michel-Ange42. Proust semble utiliser indifféremment les mots « armure » et « bouclier » comme deux synonymes pour ce qui, interdisant la poitrine, en fait un objet de désir. Or la première addition du Cahier 46, développant l’image dans la marge, rebondit étrangement : Albertine est « enveloppée dans un caoutchouc comme dans la tunique de Méduse ». Deux locutions sont ici croisées, qu’il convient de dénouer : la tunique de Nessus et le bouclier à l’effigie de Méduse ; et Proust persiste dans le lapsus, puisque la « tunique de Méduse » était déjà mentionnée dans la première ébauche du Cahier 71, auprès des « cuissards de Mantegna ».
La page devait disparaître du texte définitif, qui ne conserve que la fin de l’épisode. Après que le héros a retrouvé Albertine, ils reprennent le train pour Balbec :
Et, devant le caoutchouc d’Albertine […] qui, collé, malléable et gris en ce moment, semblait moins devoir protéger son vêtement contre l’eau qu’avoir été trempé par elle et s’attacher au corps de mon amie comme afin de prendre l’empreinte de ses formes pour un sculpteur, j’arrachai cette tunique qui épousait jalousement une poitrine désirée…43
La dynamique de la métaphore n’a pas changé, c’est celle du vêtement qui masque et cependant découvre, à la fois ductile et sculptural, figeant le corps comme un modelage. Plus d’armure ni de bouclier, de saint Georges ni de Mantegna, mais dans le manuscrit on lit bien encore, au lieu de « tunique », « tunique de Nessus », que le dactylographe n’a pas déchiffrée et que Proust a omis de restituer. Il est vrai que l’expression convenait mal : le centaure Nessus, qui voulait enlever Déjanire, fut atteint par les flèches de son époux, Héraclès ; avant de succomber, il donna à Déjanire la tunique qui devait lui assurer la fidélité d’Héraclès, mais, quand ce dernier la revêtit, il en fut consumé. Quelle est la liaison avec le caoutchouc d’Albertine ? En dépit de l’adverbe « jalousement », qui fait curieusement de la tunique, « épousa[n]t jalousement une poitrine désirée », un rival du héros auprès d’Albertine, le rapport avec Nessus reste mystérieux. « Tunique de Méduse » était plus éloquente, ainsi qu’elle apparaissait dans la première notation du Cahier 71, « un manteau aussi terrible que la [tunique] de Méduse ». Méduse est la Gorgone dont Athéna changea les cheveux en serpents, dont les yeux pétrifiaient, et dont Persée – le saint Georges antique – coupa la tête, qu’il conserva pour paralyser ses ennemis, la Méduse des boucliers. Méduse incarne la femme pétrifiante et pétrifiée, dont le héros, se contredisant plus tard dam Albertine disparue, reconnaît qu’il n’a pas arraché la tunique : « Jamais je n’avais caressé l’Albertine encaoutchoutée des jours de pluie, je voulais lui demander d’ôter cette armure, ce serait connaître avec elle l’amour des camps, la fraternité du voyage44. » Méduse que son armure pétrifie elle-même.
Or Méduse, la femme fatale ou pétrifiante, représente l’autre face du mythe romantique et décadent de la femme, contraire et complémentaire de Salomé, non plus l’adolescente perverse, la chasteté vicieuse, l’impure tendresse, « les grâces pourries de l’enfance » dont des Esseintes lui-même se lasse45, mais la femme flétrie, outragée, à la beauté corrompue, la charogne. Méduse et Salomé sont les deux côtés de la femme, ou encore Hélène et Galatée, comme les deux tableaux de Gustave Moreau que décrit Huysmans dans son salon de 188046. Dans Sodome et Gomorrhe I, Proust appelle ainsi la femme que le jeune inverti renferme en lui-même sans le savoir encore, « Galatée qui s’éveille à peine dans l’inconscient de ce corps d’homme où elle est enfermée47 ». Selon la lecture perverse de la Renaissance italienne, les deux côtés de la femme, ou de la sexualité, correspondent encore au saint Jean de Léonard et à la Joconde, opposés comme l’androgyne physique et l’androgyne moral, l’éphèbe efféminé et la femme virile. Celle-ci est couramment aperçue dans le sourire de la Joconde pendant la seconde moitié du XIXe siècle, après Walter Pater. Péladan est comme toujours caricatural : « Dans la Joconde, l’autorité cérébrale de l’homme de génie se confond avec la volupté de la gentille femme, c’est de l’androgynisme moral48. » Dans son article sur Bianchi, Huysmans opposait expressément, dans les mêmes termes, les deux côtés de la perversion : « … les amateurs louent le chancelant sourire de la Joconde ; mais […] combien les yeux attendus, sûrs, du Vinci, sont vides, si on les compare à ces prunelles en eau de roche ou en eau de rivière qui, frappée par la foudre, s’épure après l’orage49 ! » Les yeux incestueux de la Vierge et de saint Quentin, de Salomé et de saint Georges, paraissent autrement maléfiques. Dans A rebours, miss Urania incarne la femme-homme auprès de des Esseintes : « … après avoir tout d’abord été femme, puis, après avoir hésité, après avoir avoisiné l’androgyne, elle semblait se résoudre, se préciser, devenir complètement un homme50. » En retour, des Esseintes « lui-même se féminisait » ;
Albertine et Morel, c’est-à-dire Sodome et Gomorrhe. Le parallélisme est justement élaboré dans les cahiers rédigés au début de la guerre pour le second séjour à Balbec. Lors du voyage en train où le caoutchouc d’Albertine provoque le désir du héros, les deux jeunes gens aperçoivent M. de Charlus accostant un musicien, le futur Morel encore anonyme, sur le quai de la gare de Doncières. Le musicien, qui était décrit comme une femme dans le brouillon de 1911 de la rencontre, un saint Georges, une « petite tante déguisée en soldat51 », devient tout différent cette fois : « donner à ce jeune homme un bel air si mâle qu’il soit insoupçonnable52 », ajoute Proust dans la marge. Albertine et Morel, à la place de saint Georges et de la Gorgone, les deux côtés vivement contrastés de l’androgyne décadent, seront, eux, impénétrables : voilà comment Proust à la fois se rattache au XIXe siècle et s’en détache, déplace la lecture perverse de la Renaissance italienne, exemplaire chez Huysmans.
Une première version de ce chapitre a été publiée dans André Guyaux, Christian Heck et Robert Kopp (éd.), Huysmans. Une esthétique de a décadence, Paris, Champion, 1987.
Voir Mario Praz, La Chair. la Mort et le Diable dans a littérature du XIXe siècle. Le Romantisme noir (1930), trad. fr. de Constance Thompson Pasquali, Paris, Denoël, 1977.
« Blanchi », Certains (1889), Paris, Stock, 3e éd., 1898, p. 220. Jean Lorrain, dans le compte rendu de Certains, insiste sur ce dernier petit chapitre : « le tout couronné par le plus troublant morceau de littérature qui ait peut-être été jamais écrit depuis d’Aurevilly et Baudelaire, à propos d’un tableau du Louvre, de Bianchi » (Du temps que les bêtes parlaient Portraits littéraires et mondains, Paris, Éd. du Courrier français, s.d. [1911], p. 222).
Francesco Marmitta, Vierge et Enfant entre saint Benoît et saint Quentin, musée du Louvre, inventaire n° 116. Huysmans attribue le tableau à Francesco Bianchi comme Théophile Gautier, qui, sensible à l’androgyne, le décrivait pourtant avec neutralité : « Le saint a la tête nue, une tête juvénile et fière, et le paladin chez lui est plus visible que le bienheureux » (Guide de l’amateur du musée du Louvre, Paris, Charpentier, 1882, p. 81).
Certains, op cit., P. 221.
Ibid., P. 222-223.
A l’ombre des jeunes filles en fleurs, RTP, t. II, p. 205.
Certains, op cit., p. 223-224.
Ibid., p. 225.
Ibid, p. 226.
Ibid… p. 223.
Ibid… p. 226.
Ibid., p. 220.
Préface de La Jeunesse du Pérugin et les Origines de l’école ombrienne, par l’abbé J.-C. Broussole, Paris, Oudin, 1901, p. VII.
Certains, op cit., p. 227.
La Jeunesse du Pérugin… op cit., p. IV.
Ibid., p. VII.
Propos rapporté par Gustave Coquiot, Le Vrai J.-K. Huysmans, Paris, Bosse, 1912, p. 91.
« Noëls du Louvre », L’Écho de Paris, 28 décembre 1898 ; De tout, Paris, Plon-Nourrit, 1901, p. 138.
Voir supra, chap. III, p. 106. Dans les œuvres mythologiques d’Elstir, le poète appartient également à une race « caractérisée par une certaine insexualité » (Le Côté de Guermantes II, RTP, t. II, p. 714-715).
Certains, op cit., p. 19.
Ibid., p. 78.
Gustave Moreau, copie d’après Francesco Marmitta, mais sous l’attribution de l’époque : « Biancho dei Frari G. M. », n° 4715, Catalogue des dessins de Gustave Moreau. Musée Gustave Moreau, établi par P Bittler et P.-L. Mathieu, Paris, Éd. de la Réunion des Musées nationaux, 1983.
Cahier 46, f° 58v et 94r° ; RTP, t. III, Esquisse xvn, p. 1089.
Cahier 46, f° 58v°, paperole ; RTP, t. III, Esquisse XVII, p. 1089-1090.
Cahier 46, f° 58v, addition marginale ; RTP, t. III, Esquisse XVII, var. a, p. 1090.
Voir « Métonymie chez Proust », Figures III, Paris, Éd. du Seuil, 1972.
Cahier 71, f 9v° ; RTP, t. III, Esquisse XVI, p. 1069.
« Impressions de route en automobile », Pastiches et Mélanges, CSB, p. 66- 67.
A rebours, op. cit., p. 153.
Curieuse, Paris, Laurent, 1886, p. 6.
Ibid., p. 7-8.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 49.
A cœur perdu, Paris, Édinger, 1888, p. 26.
RTP, 1.1, p. 318.
Ibid… p. 417.
La Maison Nucingen, La Comédie humaine, éd. Pierre-Georges Castex, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976-1981, t. VI, p. 348.
RTP, t. I, p. 411.
La Comédie humaine, op. cit… t. VI, p. 344-345.
Les Secrets de la princesse de Cadignan, La Comédie humaine, op cit., t. VI, p. 953.
« Over the nakedness of her firm and luminous breasts, just below the neck, there is passed a band as of métal. » La description appelle aussitôt l’image de Méduse : « her hair, close and curled, seems ready to shudder in sunder and divide into snakes » (« Notes on Designs of the Old Masters at Florence », Essays and Studies, Londres, Chatto and Windus, 1875, p. 319-320). Voir M. Praz, La Chair, la Mort et le Diable…, op cit., p. 211.
RTP, t. III, p. 258-259.
RTP, t. IV, p. 70-71.
A rebours, op cit., p. 216.
« Le Salon officiel de 1880 », L’Art moderne, Paris, Charpentier, 1883, p. 136-137.
RTP, t. III, p. 22. Mais il y a plusieurs héroïnes de ce nom.
Cité par Mario Praz, La Chair, la Mort et le Diable…, op cit., p. 277.
Certains, op cit., p. 227.
A rebours, op cit., p. 210-211.
Cahier 47, f°23r° ; RTP, t. III, Esquisse XI, p. 1022.
Cahier 46, f 97r ; addition marginale ; RTP, t. III, Esquisse XVII, var. a, p. 1091.