Le thème étymologique qui parcourt la Recherche du temps perdu est l’une des curiosités notoires du roman, et des plus déconcertantes. Nombreux sont les lecteurs qui sautent pardessus les longues tirades onomastiques de Brichot dans Sodome et Gomorrhe, qu’ils trouvent inutiles et fastidieuses. « C’est à la longue une fatigue et un agacement pour le lecteur, et, pour tout dire, c’est une faute de goût », jugeait Joseph Vendryes, dans une réflexion insurpassée sur Proust linguiste2. Jean Cocteau les traite de « zigzags » et les attribue à la fatigue de l’écrivain3. D’autres lecteurs les découvrent avec fascination, s’en délectent, comme d’étranges figures dans le tapis ; ils n’en restent pas moins perplexes ; ils hésitent sur la fonction, la valeur, le sens de ces morceaux, comme des objets trouvés ou des papiers collés4. Je confronterai une fois encore des faits d’histoire et des faits de genèse, afin de parvenir à une interprétation des étymologies proustiennes.
L’étymologie, en particulier l’onomastique – c’est-à-dire la science de l’origine et de l’évolution des noms de lieux (la toponymie) et de personnes (l’anthroponymie) –, était à la mode vers la fin du siècle, comme d’autres savoirs présents dans la Recherche du temps perdu. Mais ces branches de la philologie française, qui chercha à s’affirmer contre la science allemande après 1870, se manifestèrent dans l’idéologie de façon sans doute plus caricaturale que d’autres discours, comme le darwinisme ou la médecine. D’où peut-être leur parodie dans le roman. La toponymie, qui est surtout représentée dans la Recherche du temps perdu, est une discipline jeune, une science auxiliaire de l’histoire, rattachée à la géographie historique5Comme telle, elle a sa place dans le « Tableau de la géographie de la France » de Vidal de la Blache, en tête de la fameuse Histoire de France de Lavisse.
La signification des noms, en particulier des noms propres, a été une préoccupation de toujours, ainsi qu’en témoigne le Cratyle et la tradition héritée de ce dialogue de Platon. Mais jusque-là, disent les philologues, l’explication des noms de lieux est restée le plus souvent fantaisiste et a consisté à couper les noms en autant de morceaux qu’ils ont de syllabes. Renan aura été parmi les derniers à traiter sans grande méthode de la philologie. Barrés ironise à ce propos dans son pamphlet de 1886, Huit jours chez M. Renan : « …il affectionne un certain nombre de considérations étymologiques, sur l’île Tomé, par exemple, dont le nom vient de Stoma, grec, ou de San Tome, espagnol, qui, je l’avoue, m’ennuient6. »
Le Manuel de diplomatique d’Arthur Giry, monument de la nouvelle science française au tournant du siècle, consacre un long chapitre aux noms de lieux et cite quatre savants qui se sont récemment illustrés dans leur analyse : Jules Quicherat, Hippolyte Cocheris, Auguste Longnon et Henry d’Arbois de Jubainville7. Mais Quicherat et Cocheris font figure d’amateurs auprès de Longnon, qui consacra son existence aux prolégomènes de la toponymie, les dépouillements d’archives, afin d’obtenir les formes les plus anciennes des toponymes. Il publia le dictionnaire topographique de la Marne en 1891, dans une collection de dictionnaires topographiques départementaux, inaugurée en 1861 et toujours inachevée, ainsi que de nombreux pouillés des provinces ecclésiastiques, qui sont, auprès des cartulaires, comme Brichot n’est pas sans le savoir, les sources principales de la toponymie. Longnon, qui fut le véritable fondateur de la toponymie historique française – un savant allemand, Hermann Grôhler, ayant bien sûr rivalisé avec lui –, se spécialisa dans l’établissement des recueils de toponymes plus que dans la phonétique historique, qui doit rendre compte des évolutions. Avec lui, c’en est fini des élucubrations et des vaticinations fantaisistes, pressées d’interpréter les noms propres pour eux-mêmes.
Dans Du côté de chez Swann, plusieurs noms de lieux sont expliqués par le curé de Combray, lors de ses visites à la tante Léonie. Le thème est tardif : absent du manuscrit et de la dactylographie, il apparaît dans des additions manuscrites des secondes épreuves, pas avant l’été de 19138 La source de Proust est alors un petit livre de Jules Quicherat, De la Formation française des anciens noms de lieu9. Mais, si Proust s’est inspiré de l’ouvrage de Quicherat pour les quelques étymologies de « Combray », la source des interminables divagations de Sodome et Gomorrhe n’est pas la même, on le verra.
Dans « Combray », donc, le curé étaye ses leçons sur l’histoire de la région par des preuves par l’étymologie : Roussainville est assimilé à Rouville < Radulfi villa, sur le modèle deChâteauroux < Castrum Radulfi, donné par Quicherat10. Saint Hilaire, Illiers, Hélier, Ylie, dans le Jura, sont interprétés comme des corruptions de Sanctus Hilarius, tandis que Quicherat donnait comme exemples de « noms complètement défigurés » Saint-Illiers (Seine-et-Oise) et Saint-Ylie (Jura)11. Et surtout, Sancta Eulalia est devenu Saint-Éloi, en Bourgogne, de même que Quicherat citait, parmi les « noms dont le genre a changé »,Sancta Eulalia, Saint-Éloi (Ain)12. « Voyez-vous, Eulalie, qu’après votre mort on fasse de vous un homme ? » conclut le curé. Thiberzy < Theodeberciacus et Jouy-le-Vicomte < Gaudiacus vice comitis13 sont formés sur les modèles de Thiberzey < Theudeberciaco pour l’un14, Jouy < Gaudiacus et La Chaize-le-Vicomte < Casa vice comitis pour l’autre15.
Un peu plus loin, Champieu < Campus Pagani se conforme à Campus Pagani, Champien (Yonne), pour Champayen, donné par Quicherat16.
C’est peu de chose, mais ces quelques étymologies tardives rejoignent le registre copieux des renvois que l’on trouve dans « Combray » aux savoirs du XIXe siècle et au goût pour le Moyen Age, depuis les Récits des temps mérovingiens d’Augustin Thierry (1840) jusqu’à L’Art religieux du XIIIe siècle en France d’Émile Mâle (1898), en passant par Ruskin, tous mis à contribution dans les nombreuses allusions médiévales du texte. Une distinction est pourtant essentielle : Augustin Thierry, que Proust lut avec passion dans son enfance, Émile Mâle et Ruskin, qu’il découvrit avant 1900 et ne lâcha pas, sont des références mythiques, intimes, subjectives, de celles dont l’évocation en dit plus sur l’état où l’on était quand on les a lues que sur elles-mêmes. Ce n’est pas le cas des étymologies, qui représentent l’autre côté de la lecture : l’érudition. Le savoir incarné par le curé de Combray est d’entrée de jeu un peu ridicule. Extérieur, déterministe, événementiel, il paraît insignifiant auprès de l’imaginaire des noms. Ainsi le curé pastiche un autre savant pour l’histoire de Combray, le chanoine Joseph Marquis, doyen d’Illiers, qui consacra un ouvrage à ce village en 1904. Proust en possédait un exemplaire17, Une monographie de ce genre, qui représente le comble de l’érudition traditionnelle, contient elle-même quelques étymologies, et Proust les utilise pour les noms des rues de Combray, comme la rue de l’Oiseau : « L’hôtellerie de l’Oiseau fléché a laissé son nom à une rue, au cœur d’Illiers. Son enseigne offrait l’image d’un oiseau atteint d’une flèche »18
A la page même des étymologies, le curé paraphrase sans vergogne le chanoine Marquis, qui écrivait : « Le vicomte de Châteaudun, Geoffroy, avait perdu, de bonne heure, son père, et exerçait le pouvoir avec l’indépendance et la présomption d’une jeunesse, à laquelle la discipline a manqué19. » Ce qui devient sous la plume de Proust : Charles le Bègue, le frère de Gilbert le Mauvais, « exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomption d’une jeunesse à qui la discipline a manqué20 ». Geoffroy de Châteaudun entra en lutte contre l’évêque de Chartres, Fulbert, et contre le roi Robert II le Pieux, il dévasta les exploitations rurales dépendant de l’évêque et fut excommunié. Par ces actions, il est le modèle de Gilbert le Mauvais, jusqu’à sa mort : « Geoffroy visite la cathédrale de Chartres, en 1040, persuadé que l’oubli avait passé sur les ravages et les incendies qu’il avait multipliés, autrefois, dans cette contrée. Malheureusement, son nom était resté odieux dans la mémoire des habitants. Au sortir de l’office divin, des Chartrains l’assaillirent et le massacrèrent21. » Proust reprend en écho : les habitants de Combray « se ruèrent sur lui à la sortie de la messe et lui tranchèrent la tête22 ». Entremêlant Quicherat et l’abbé Marquis, le discours du curé confirme l’ambiguïté du thème étymologique dès « Combray ». Il se situe du côté de l’érudition locale par opposition à la symbolique des formes, c’est-à-dire à l’iconographie d’Émile Mâle et à l’esthétique de Ruskin, dont procède la conception de l’église de Combray qu’a le héros. Celle-ci, qui a été exposée d’abord, avant que le curé en ruine le charme, contient justement des emprunts à Émile Mâle et Augustin Thierry23. Les petits faits, les anecdotes historiques fossilisées dans les noms de lieux et de rues n’ont rien de l’universalité des symboles toujours vivants dans la pierre. Nulle Bible historiée ne survit dans les noms. Si l’abbé Marquis est ainsi encore mis à contribution de façon répétée dans les dernières pages de « Combray », c’est seulement afin d’enrichir de notations pittoresques le côté de Guermantes.
Les curiosités étymologiques du curé forment également contraste avec l’onomastique poétique exposée au début de « Noms de pays : le nom ». Suscitant autour d’eux des associations imaginaires, les noms animent le désir du héros pour les lieux correspondants : « …les noms présentent des personnes – et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques comme des personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatante ou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément24. » Que le phénomène repose sur une audition colorée (les sons évoquant immédiatement des couleurs, comme l’a suggéré Gérard Genette25 ou sur des associations lexicales (les noms propres évoquant des images par homophonie et assonance avec des noms communs, selon l’analyse de Claudine Quémar26), il suppose en tout cas une autre manière pour les noms de faire sens : « … Bayeux si haute dans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil or de sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir le vitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquille d’œuf au gris perle27 ». Et Coutances, Lannion, Questambert, Pontorson, Benodet, Pont-Aven, Quimperlé… Balbec figure d’abord au milieu de ces noms dont le mystère, le charme, tiennent aux sons. A l’étymologie, cherchant la signification du nom dans son origine, c’est-à-dire du côté du sens, réduisant le nom à une détermination historique par-delà son évolution phonétique, raisonnant en termes de causes et de lois, s’oppose la poésie, qui ouvre le nom à l’infini de la sensation, qui voit dans le nom.
Mais « L’âge des choses » détruira les illusions de « L’âge des noms ». Les lieux et les personnes, Balbec et les Guermantes en particulier, ne tiendront pas la promesse de leur nom. Ainsi, le narrateur constate, dès l’arrivée en Normandie dans l’ombre des jeunes filles en fleurs : « …pour Balbec, dès que j’y étais entré, c’avait été comme si j’avais entrouvert un nom, qu’il eût fallu tenir hermétiquement clos28. » Au cours de son apprentissage, le héros renonce à la thèse de Cratyle pour adopter celle d’Hermogène : le nom, qui ne contient pas la vérité de la chose, est arbitraire. Voilà la vraie antithèse du roman, celle de « L’âge des noms » et de « L’âge des choses », de Cratyle et d’Hermogène, de l’enfance et de la maturité, La toponymie historique ne s’identifie ni à l’un ni à l’autre terme ; elle postule une motivation du nom, mais cette motivation n’a rien d’essentiel. Genre hétéroclite, mixte de science et de poésie, la toponymie est une forme encore de l’entre-deux caractéristique de la Recherche du temps perdu29.
De cette ambiguïté témoignent d’ailleurs quelques moments de « Combray », à mi-chemin entre la toponymie historique et l’onomastique poétique, entre le positivisme et l’imaginaire. La prose d’Anatole France, en particulier Pierre Nozière, représente ce mélange dans le roman de Proust, où l’onomastique poétique est ainsi introduite, à la première mention de Balbec, ou à peu près. C’est Legrandin qui parle : « Balbec ! la plus antique ossature géologique de notre sol, vraiment Armor, la Mer, la fin de la terre, la région maudite qu’Anatole France – un enchanteur que devrait lire notre petit ami – a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritable pays des Cimmériens, dans l’Odyssée30. » Armor, signifiant « sur la mer », est le nom celtique de la Bretagne, tandis que les Cimmériens, qu’Ulysse rencontre au livre XI de l’Odyssée, sont les anciens habitants de la Crimée actuelle. Mais Renan, dans la « Prière sur l’Acropole », a comparé la Bretagne au pays des Cimmériens, et Anatole France a repris l’idée dans Pierre Nozière, après que son héros a lu l’Odyssée à la pointe du Raz.
Renan, dont se moquait Barrés, et Anatole France, l’un des modèles de Bergotte : leur présence à la jonction de Pétymologie et de la poésie établit l’ambiguïté de l’une comme de l’autre, d’autant plus que la réflexion est dans la bouche de Legrandin et qu’il n’y a pas plus équivoque que lui, dans le roman31 En contrepoint de la symbolique des formes d’Émile Mâle aussi bien que de l’onomastique poétique de « L’âge des noms », la toponymie proustienne, à l’enseigne du curé de Combray et de Legranain, positiviste et snob, est louche bien avant d’être associée à Brichot.
Dès le début du second séjour à Balbec, dans Sodome et Gomorrhe, le héros se montre sensible à la particularité des noms normands : Gonneville, Amfreville, Graincourt, Franquetot, Cambremer, etc. Sur un faire-part de deuil, ils chantent avec leurs « joyeuses finales en ville, en court, parfois plus sourdes (en tôt32) ». Le thème est encore celui de « L’âge des noms », car ceux des aristocrates normands évoquent des villages, des châteaux et des églises. Puis, lors de la visite des deux dames Cambremer à Balbec, Pétymologie est vraiment introduite, sur le nom de la propriété que les Cambremer ont louée pour la saison aux Verdurin : La Raspelière viendrait d’Arrachepel, du nom des anciens propriétaires33. Proust s’inspire ici encore de la monographie du chanoine Marquis, selon lequel les Arrachepel, signifiant « Qui arrache les pieux », ont donné leur nom à La Rachepelière, ou La Raspelière, dans la région d’Illiers34. La jeune Mme de Cambremer évoque d’ailleurs aussitôt le curé de Combray, qu’elle avait fait venir en Normandie et qui en est vite reparti : « Mais il s’est amusé, pendant qu’il était notre voisin, à aller consulter toutes les vieilles chartes, et il a fait une petite brochure assez curieuse sur les noms de la région. » Le passage est une addition du manuscrit sur une paperole. Il fait revenir dans Sodome et Gomorrhe, par le moyen d’un livre fictif, un personnage de « Combray », donnant rétrospectivement à sa première apparition la valeur d’une préparation. Ce rebondissement n’était en fait pas conçu lorsque Proust publia Du côté de chez Swann ; il n’en relie pas moins organiquement la toponymie de Sodome et Gomorrhe à celle de « Combray », puisque c’est en contestant les étymologies du curé de Combray que Brichot s’empare du thème onomastique.
A part quelques étymologies isolées, il y a principalement trois grands massifs étymologiques dans Sodome et Gomorrhe, trois grandes leçons de Brichot :
1. La première a lieu dans le train vers La Raspelière, lors du premier voyage du héros en compagnie des fidèles (RTP, t. III, p. 280-284). Apprenant que Mme de Cambremer sera présente à la soirée, il se réjouit à haute voix de pouvoir lui réclamer la brochure du curé. Sur quoi Brichot entreprend d’en réfuter les étymologies. L’ensemble apparaît sur une paperole du manuscrit35 ; deux fragments sont ajoutés sur la dactylographie36.
La paperole contient une liste de réfutations : Bricq ne vient pas du celtique briga, « hauteur », mais du norois bricq, « pont ». Fleur ne vient pas du Scandinave floi, flo, ni de l’irlandais ae, aer, mais du danois fiord, « port ». Hon, home, holm ne vient pas de holl (hullus), « colline », mais du norois holm, « île ». Dans Carquethuit, le curé voit bien carque, kirche, « église », mais il se trompe sur tuit, qui ne vient pas de toft, « masure », mais de thveit, « essart ». Dans Clitourps, il reconnaît le normand thorp, « village » ; le début ne vient toutefois pas de cliff, « rocher », mais de clivus, « pente ». Dans Monmartin-en-Graignes, il a bien vu le latin grania et le grec crêné, « étangs » ; Montmartin ne vient toutefois pas de saint Martin mais du dieu Mars.
Quand Sodome et Gomorrhe fut publié en 1922, certaines de ces étymologies étaient tenues pour justes et d’autres fausses, mais toutes sont savantes. Les exemples qui les accompagnent sont détaillés, ainsi que les anecdotes qui illustrent la tendance du curé à trouver des racines chrétiennes et françaises aux noms de lieux normands, d’origine païenne et scandinave.
Les étymologies ajoutées sur la dactylographie attestent le plaisir que trouve Proust à ces accumulations. De la réfutation simple, il passe à des raisonnements plus complexes. Saint-Martin-le-Vêtu ne vient pas de vêtus, « vieux », ni même de vadum, « gué », mais de vastatus, « dévasté ». Saint-Mars est bien chrétien, mais Mars et Jeumont masquent une origine païenne tandis que Loctudy et Sammarcoles masquent une origine chrétienne.
D’autre part, à propos du carque, « église », de Carquethuit, comme dans Querqueville et Dunkerque, un long développement sur le celtique dun, « élévation », le plus acrobatique de cette première leçon, est introduit. Le curé y rattachait Douville, puis se rétractait, et le faisait venir de Domvilla < domino abbati. Or, il s’agit selon Brichot d’Eudonis Villa. justifié par une anecdote particulièrement précise : « Douville s’appelait autrefois Escalecliff, l’escalier de la pente. Vers 1235, Eudes le Bouteiller, seigneur d’Escalecliff, partit pour la Terre sainte ; au moment de partir il fit remise de l’église à l’abbaye de Blanchelande. Échange de bons procédés : le village prit son nom, d’où actuellement Douville. Mais ajoute encore Brichot, Douville pourrait aussi bien venir d’Ouville, « les Eaux », ai < aqua donnant eu ou ou. Le professeur ne tranche plus. Le doute s’installe dans l’étymologie.
2. Brichot donne sa seconde leçon au cours du dîner chez les Verdurin (RTP, t. III, p. 314-329). Elle appartient, elle, en totalité à la première rédaction du manuscrit37, sauf la belle explication de Pont-à-Couleuvre, qui apparaît sur une paperole38, et Proust n’a rien ajouté sur la dactylographie. D’autre part, elle ne traite pas de la toponymie normande et n’est donc pas spécialisée. Ce sont les étymologies les plus anciennes de Sodome et Gomorrhe, d’abord celles des noms de lieux tirant leur origine de noms d’animaux : Chantepie, où chasse M. de Cambremer, ce qui permet à Brichot de se faire valoir en lui demandant si le lieu mérite son nom, puis Chantereine et Renneville. Sur la paperole du manuscrit qui analyse en détail Pont-à-Couleuvre, le curé de Combray est rappelé, qui y a vu des serpents alors qu’il s’agit de Pont-à-Quileuvre Pons cui aperit. Viennent ensuite des noms de personnes – hommes politiques, académiciens et diplomates : des notables de la IIIe République – qui tirent leur origine de noms de végétaux : Saulces de Freycinet, Hous-saye, d’Ormesson, de la Boulaye, d’Aunay, de Bussière, Albaret, de Cholet, de la Pommeraye. Puis Saint-Frichoux et Saint-Fargeau, Saint-Martin-du-Chène et Saint-Pierre-des Ifs. Si celui-là vient bien de Sanctus Martinus juxta quercum, if en revanche, c’est-à-dire ave ou eve, comme dans évier, c’est l’« eau », ster en breton.
Enfin – c’est le morceau de choix – Brichot, interrogé par le héros, discute l’origine de Balbec, corruption de Dalbec, et glisse vers des étymologies pseudo-normandes à la faveur d’une anecdote fort érudite :
Balbec dépendait de la baronnie de Douvres, à cause de quoi on disait souvent Balbec d’Outre-Mer, Balbec-en-Terre. Mais la baronnie de Douvres elle-même relevait de l’évêché de Bayeux et malgré des droits qu’eurent momentanément les templiers sur l’abbaye à partir de Louis d’Harcourt, patriarche de Jérusalem et évêque de Bayeux, ce furent les évêques de ce diocèse qui furent collateurs aux biens de Balbec39.
Balbec unirait bec, « ruisseau », comme dans Mobec (de mor ou mer, « marais »), ou Bricquebec (de briga, « lieu fortifié », ou de brice, « pont »), et dal ou thaï, « vallée ».
Cet ensemble le plus ancien, qui culmine avec Balbec, a, comme on va le voir, une source aisément identifiable.
3. Les dernières étymologies de Brichot, qui figurent elles aussi dès l’étape du manuscrit, mais sur une paperole collée à même la page40, sont données vers la fin du séjour à Balbec, lors de l’évocation des souvenirs liés aux stations du petit train (RTP, t. III, p. 484-486). Le curé n’est plus mentionné, la toponymie étant pleinement assumée par Brichot. Elle s’oppose en effet à la poétique, car les leçons de Brichot ont « humanisé » les noms des stations : ayant « perdu leur singularité », réduits à des faits d’histoire et de langue, ils ne font plus rêver le héros. L’étymologie participe donc bien à la désillusion au même titre que la découverte de la réalité des lieux. Mais un autre merveilleux naît de l’étymologie. La « fleur » et le « bœuf » se sont certes retirés des noms en -fleur et -bœuf, quand le normand fiord, « port », et budh, « cabane », s’y sont révélés. Dans Pennedepie, dit le héros, « je fus désolé de retrouver le pen gaulois qui signifie “montagne” ». Mais lorsque Albertine dit de Marcouville-l’Orgueil-leuse : « Oui, j’aime beaucoup cet orgueil, c’est un village fier », Brichot confirme cette intuition en découvrant dans une série de noms de stations « le fantôme des rudes envahisseurs normands » : Marcovilla, « domaine de Merculph », Herimundvilla, « domaine d’Herimund », Incarville, « … de Wiscar », Tourvilie, « …de Turold ». Suivent des noms de lieux tirant leur origine de noms de peuple : Aumenancourt Alemanicurtis ; Sissonne, des Saxons ; Mortagne Mauretania ; Gourville Gothorumvilla ; Lagny Latiniacum. Nouvelle déception cependant : dans Thorpehomme, M. de Charlus croit voir un « homme », mais Brichot y substitue holm, « îlot », et thorp, « village ». Puis on revient aux hommes qui ont laissé leur nom à des villages, comme Orgevilie ou « domaine d’Otger », Octeville-la-Venelle pour les Avenel, Bourguenolles d’après Baudoin de Môles, comme La Chaise-Baudoin. Enfin Doncières, synonyme de Saint-Cyr, vient de Dominus Cyriacus41.
En résumé, la première apparition du thème dans l’ordre de la lecture, ajoutée au manuscrit et amplifiée sur la dactylographie, est pour l’essentiel normande et spécialisée. La seconde, appartenant au premier jet du manuscrit, est pour l’essentiel générale, jusqu’à l’analyse de Balbec ; elle a pour point de départ des noms de lieux qui tirent leur origine de noms d’animaux et de végétaux. La troisième, appartenant au manuscrit, mêle des noms de lieux tirant leur origine de noms d’hommes et de peuples, et quelques noms normands.
La deuxième apparition, au dîner Verdurin, est en vérité la plus ancienne dans le temps de l’écriture. Une addition marginale biffée du manuscrit y établit que la première apparition dans l’ordre de la lecture, dans le train vers La Raspelière, n’avait pas encore été conçue lors de la rédaction de la seconde : « Monsieur, je ne peux pas vous dire comme vous m’intéressez, dis-je à Brichot. Nous avions à la campagne un vieux curé qui savait une foule d’étymologies. J’ai regretté après coup de n’en avoir pas mieux profité. Je voudrais beaucoup vous demander ce que signifient certains noms de ce pays42. » Dans le manuscrit, Brichot ne donnait donc pas d’étymologies avant le dîner Verdurin. Puis, selon un procédé souvent rencontré dans la genèse du roman, Proust a songé à faire revenir le curé de Combray et à instaurer une symétrie entre le curé et Brichot. Il a adopté la suggestion de cette addition marginale en créant la première leçon de Brichot, et l’addition elle-même a été biffée.
La troisième apparition, à la fin du séjour, fut la seconde rédigée. Une note de régie l’établit, qui envisage de la reporter au voyage en train vers La Raspelière, avant le dîner Verdurin : « Il vaudrait mieux que les étymologies fussent dites à l’aller à chaque station où Albertine les demande à Brichot en y ajoutant les noms comme Marcouville qui ne sont pas des stations43. » Proust suivit cet avis en créant la première leçon, qui est donc la moins ancienne des trois. Mais il n’a pas supprimé la troisième : d’où quelques redites. Enfin, comme l’indique cette note de régie, c’était Albertine, et non le héros, qui, dans le manuscrit, s’intéressait aux étymologies et interrogeait Brichot : elle était présente dans le train vers La Raspelière et au dîner Verdurin. Il en reste une trace non corrigée dans la troisième leçon, où on lit que les noms ont perdu leur charme « depuis le soir où Brichot, à la prière d’Albertine, nous en avait plus complètement expliqué les étymologies44 », ce qui n’est plus le cas dans le roman.
Seconde observation, et déroutante : les étymologies de Sodome et Gomorrhe ne proviennent plus du livre de Quicherat, dont Proust s’était servi dans « Combray ». Pour les étymologies générales de Sodome et Gomorrhe, et même pour les premières étymologies normandes, la source de Proust est en fait un autre des précurseurs de la toponymie historique que citait Arthur Giry : Hippolyte Cocheris, inspecteur général de l’Instruction publique, auteur d’Origine et Formation des noms de lieu45. Longnon dira de lui qu’il est « apparemment plus complet et plus méthodique » que Quicherat mais qu’« il doit être consulté avec une grande méfiance pour tout ce qui appartient en propre à son auteur46 ». Brichot ne se sera pas méfié. L’information de Proust date une fois de plus des années de sa jeunesse et même de son enfance ; elle est démodée lorsque son roman est publié, mais admettons qu’elle convienne à la génération de Brichot. Quant à la suite des étymologies normandes, cependant, le problème ne se résout pas aussi aisément.
Les dernières pages du chapitre III de Sodome et Gomorrhe sont très nostalgiques dans leur remémoration de la région de Balbec, qui s’est séparée de son aura depuis la première arrivée à la mer, dans A l’ombre des jeunes filles en fleurs : « Ainsi ce n’était pas seulement les noms des lieux de ce pays qui avaient perdu leur mystère du début, mais ces lieux eux-mêmes. Les noms déjà vidés à demi d’un mystère que l’étymologie avait remplacé par le raisonnement, étaient encore descendus d’un degré47. » Le narrateur reconstruit le processus après coup, mais les choses ont été en fait un peu plus compliquées, car les lieux avaient déserté leur mystère dès le premier séjour à Balbec, et les étymologies leur ont rendu un peu de vertu séductrice, celle attachée à la conquête normande, mais l’habitude l’a annulée à son tour. Les ombres qui s’approchent du wagon pendant le retour nocturne vers Balbec, « Brichot, qui n’y voyait goutte, aurait peut-être pu [les] prendre dans la nuit pour les fantômes d’Herimund, de Wiscar, et d’Herimbald », mais le héros sait qu’il s’agit simplement de M. de Cambremer ou d’une autre relation de vacances : « Ainsi Hermonville, Arembouville, Incarville, ne m’évoquaient même plus les farouches grandeurs de la conquête normande, non contents de s’être entièrement dépouillés de la tristesse inexplicable où je les avais vus baigner jadis dans l’humidité du soir48. » Les explications que donne Proust sur le rôle des étymologies dans la désillusion ne sont donc pas absolument cohérentes, ce qui se comprend, si l’on sait que le développement du thème n’avait pas été prévu de longue date : il renforce un désenchantement en même temps qu’il le retarde, il trouble en vérité la belle symétrie de « L’âge des noms » et de « L’âge des choses », et plus généralement, tout le jeu des symétries sur lesquelles le roman devait se fonder.
La genèse du thème confirme qu’il ouvre une brèche dans le roman, comme un écart dans l’écart que Sodome et Gomorrhe représente déjà. Après les quelques étymologies de « Combray », qui datent de 1913 et appartiennent à une campagne séparée, sans que rien suggère que Proust ait alors eu l’intention de reprendre plus tard le thème, une première série de toponymes apparaît dans les brouillons datant du début de la guerre. Dans le Carnet 2, Proust a consigné quelques noms qui proviennent du chanoine Marquis49, et « Bricquebec » est inscrit à l’envers au bout du carnet50, mais ces notations peuvent dater de 1913 et ce n’est d’ailleurs qu’un détail.
Une indication bien plus importante figure dans le Cahier 54, mise en place du roman d’Albertine aussitôt après le départ et la mort d’Alfred Agostinelli, au printemps de 1914. Elle montre que Proust songe désormais à un retour du thème :
N.B. Dans la dernière partie à Combray je lirai dans le livre du curé les étymologies Bricquevilla Superba Eudonis villa appartenant à un certain Bigot et Radulphi villa de Calvo loco [c’est-à-dire le lieu dénudé et non le lieu chaud addition marginale]. Quant à Saint Martin le Vêtu, l’abbé dira que ce n’est pas une déformation de vêtus (Saint Martin le vieux) mais une variation de vestitus, couvert de pâturages, par opposition à Saint Martin le Gast (c’est-à-dire vastatus, le nu)51.
Cette note de régie ne prévoyait pas encore que le thème serait repris par un personnage différent de celui qui l’avait introduit dans « Combray », encore moins que Brichot réfuterait le curé52. De fait, ce que Proust appelle « la dernière partie à Combray » renvoie vraisemblablement à la visite chez Gilberte à Tansonville, à la fin de l’actuelle Albertine disparue, où il semble envisager de faire lire par le héros lui-même un livre du curé, sur les étymologies de la région de Combray plutôt que de Balbec. Quant à la source de ces quelques lignes, elle ne parait pas être exclusivement Cocheris. Dans le Carnet 4, en revanche, figurent une douzaine d’étymologies53, dont une seule fut reprise dans le roman54 : elles sont toutes empruntées à Cocheris, que Proust consulta donc au début de la guerre, et qui est la source incontestable des étymologies primitives de Sodome et Gomorrhe.
Proust a continué à se servir de l’ouvrage dans le brouillon et le manuscrit de Sodome et Gomorrhe. Dans le cahier de brouillon où, en 1915, il mit en place la fin du second séjour à Balbec, à partir de la description des fidèles dans le petit train, le Cahier 72, les étymologies qui esquissent la seconde leçon de Brichot, la plus ancienne, au dîner Vérdurin, avec l’explication des noms propres par des végétaux et animaux, et l’analyse de Balbec, s’inspirent exclusivement de Cocheris55. Le Cahier 72 contient aussi, plus loin, des listes de noms de lieux, en regard d’un essai de plan pour la ligne du petit train : la source est la même, mais Proust montre déjà de la liberté dans l’invention56.
Il disposait encore du livre lors de la rédaction du manuscrit de Sodome et Gomorrhe en 1915. Dans une marge, il a consigné quelques noms, et surtout une indication de page, « p. 164 » : tous les noms sauf deux figurent chez Cocheris, et à la page 164 ou aux environs57.
Les choses se compliquent avec les étymologies ajoutées dans Sodome et Gomorrhe à la fin de la guerre. Elles se composent d’additions et paperoles du manuscrit et de la dactylographie ; elles sont plus savantes et concernent les noms de lieux d’origine Scandinave en Normandie, principalement dans le Cotentin et dans l’Avranchin. A la différence des étymologies primitives, il paraît impossible de leur attribuer une source unique.
L’influence Scandinave en Normandie, après la cession par le traité de Saint-Clair-sur-Epte en 911, a fait l’objet de nombreux travaux au XIXe siècle. La Normandie est à la mode, depuis l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands d’Augustin Thierry (1825), qui connut de nombreuses rééditions. Les principaux savants qui ont attaché leur nom à l’étude des apports norois à la toponymie normande furent le Danois Estrup, dès les années 1820, puis Depping, Le Prévost, Petersen, Duméril58, Gerville59, Fabricius60, Le Héricher61, Joret62. Ce sont surtout des érudits locaux, des amateurs de curiosités. Mais le sujet était déjà vulgarisé à l’époque où Proust s’y est intéressé63. Après beaucoup de travaux fantaisistes, la synthèse la plus méthodique se trouve dans l’ouvrage de Longnon, Les Noms de lieu de la France, leur Origine, leur Signification, leur Transformation. On a prétendu que l’information étymologique de Proust procédait d’Auguste Longnon64. C’est inexact, ai-je dit, pour « Combray ». Mais serait-ce vrai pour Sodome et Gomorrhe, sinon pour la toponymie générale, du moins pour la toponymie normande ? L’hypothèse est un peu bizarre et il faut la réfuter. Le mystère même qui plane sur les sources du savoir onomastique de Proust illustre l’équivoque du thème. Proust a travaillé ses étymologies avec tant de soin que je vois dans cet engouement comme une étrange intention perverse.
Longnon mourut en 1911. Son ouvrage fondamental fut publié après sa mort, entre 1920 et 192965. Proust fit paraître Sodome et Gomorrhe 11 en 1922, la même année que le deuxième fascicule de Longnon, contenant les étymologies saxonnes et normandes : il faudrait, pour que Proust l’ait utilisé, qu’il en ait eu connaissance avant sa publication. C’est bien compliqué. Mais les théories de Longnon, directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études en 1886, professeur au Collège de France en 1889, avaient fait l’objet de son enseignement régulier depuis la fin des années 1880 jusqu’à sa mort, notamment lors d’un cycle de cours des années 1889-1893. Ces dates, a-t-on observé, sont celles des études de Proust à la Sorbonne, mais le rapprochement paraît gratuit. Certaines étymologies de Sodome et Gomorrhe sont en effet traitées par Longnon. Pourquoi s’en étonner ? Son ouvrage est la première somme sur le sujet. D’autres sont par ailleurs en contradiction avec Longnon.
Proust fut-il mis en rapport avec un fils de Longnon ? Une lettre de la fin de 1919 à Louis Martin-Chauffier en signale la possibilité, mais semble en même temps l’écarter :
Monsieur, j’aurai peut-être dans la suite des temps un conseil à vous demander pour les étymologies. Je l’avais demandé à M. Dimier (que je ne connais d’ailleurs pas), lequel m’avait gentiment répondu en m’offrant de me mettre en rapport avec M. Longnon. Du reste, je ne manque pas de gens pouvant m’apprendre toutes les étymologies66.
Qui furent ces « gens » si savants ? Louis Dimier, à qui, selon la même lettre, Proust avait envoyé une liste de noms à expliquer, et Henri Longnon, le fils d’Auguste, étaient deux spécialistes de la Renaissance67. Un autre fils de Longnon, Jean, est l’auteur d’un guide de la Normandie, dans une collection dirigée par le même Louis Dimier68. Il accueillit à la fin de 1920 l’ouvrage posthume de son père par un article sur la toponymie69. Ni le guide ni l’article ne furent utiles à Proust, mais le début de l’article est notable ; « La guerre a ranimé en France le goût de la géographie. […] Ne peut-on dire d’abord que la guerre est avant tout compréhension du terrain, et tel écrivain ne s’est-il pas révélé le premier critique militaire parce que géographe et topographe éminent ? » Rien n’indique qu’il s’agisse de Proust, dont Le Côté de Guermantes I, qui contient de longs développements sur l’art militaire, vient d’être publié en octobre 1920, mais voilà établie une liaison importante entre les deux savoirs parasites qui ont envahi le roman au cours de la guerre : la stratégie et la toponymie. Proust eut-il cependant un informateur en toponymie ? L’analyse interne l’apprendra-t-elle mieux ?
Sa science normande est hétérogène ; elle est plus ancienne et moins méthodique que, celle de Longnon. L’auteur dont elle se rapproche le plus est Édouard Le Héricher, professeur de rhétorique au collège d’Avranches, érudit local et non point savant parisien, auteur de nombreuses communications dans les Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, en particulier d’une Philologie topographique de la Normandie70. Mais les connaissances de Proust, quand elles ne proviennent pas de Cocheris, ne sont pas non plus contenues en entier dans cette plaquette. Celle-ci ne fut pas la source unique et directe de Proust, dont l’information se trouve parfois dispersée dans d’autres travaux de Le Héricher71. Il arrive même qu’il se sépare de celui-ci et rejoigne Longnon, par exemple à propos de tuit, toft et thveit72. Mais le Longnon auquel il semble alors fidèle n’est pas le Longnon posthume des années 1920 ; c’est celui d’un seul bref passage sur les noms de lieux normands d’origine Scandinave, peut-être tout ce que Proust connut de lui, dans un livre de vulgarisation, Origines et Formation de la nationalité française, avec une préface de Charles Maurras73.
Proust se situe par son savoir quelque part entre Le Héricher, dont l’œuvre date des années 1860, et Longnon, dont l’œuvre fut publiée après 1920 : entre les deux, Charles Joret représente ce moyen terme : ses deux ouvrages, Des Caractères et de l’Extension du patois normand74, et Les Noms de lieu d’origine non romane et la Colonisation germanique et Scandinave en Normandie75, marquent la transition du localisme curieux vers la méthode parisienne, ou germanique. Mais Proust ne paraît pas l’avoir consulté ; son érudition normande demeure donc en partie mystérieuse.
Qu’il entende cependant la faire procéder des sociétés savantes plutôt que de la Sorbonne, du collège d’Avranches plutôt que du Collège de France, une notation du Cahier 60, cahier d’additions de la fin de la guerre, le montre, bien que le roman ne l’ait pas exploitée. Proust y donnait une explication de la curiosité de M. de Cambremer pour les étymologies de Brichot, au dîner Verdurin :
Quand la princesse de Parme parle à M. de Charlus pour Mlle d’Oloron ajouter capitalissime. Le nom de Cambremer était connu de M. de Charlus bien avant Balbec, quoiqu’on ait pu croire. Le père du marquis actuel et grand-père du fiancé qu’on proposait avait eu en effet une réputation fâcheuse quasi proverbiale et qui n’était pas restée limitée à l’Avranchin, d’autant plus que son nom était assez souvent cité des érudits parisiens parce qu’il avait été président de la Société des Études normandes. (Rétrospectivement quand au dîner Verdurin à La Raspelière, Brichot donne des étymologies M. de Cambremer dira : « Vous auriez beaucoup intéressé mon père. Ah ! il aimait ces choses-là plus que tout », un imperceptible sourire déplisse la bouche de M. de Charlus76.)
La Société des Antiquaires de Normandie, fondée en 1824, et non la Société des Études normandes, publiait les Mémoires où parurent les œuvres de Le Héricher. L’association de la curiosité érudite et de l’inversion est d’ailleurs remarquable. Elle rappelle les allusions, dans Sodome et Gomorrhe I, a l’inversion comme à un goût de collectionneurs, « amateurs de vieilles tabatières, d’estampes japonaises, de fleurs rares », la comparaison de l’atmosphère des réunions d’invertis et de celles d’érudits, comme à la « bourse aux timbres77 ». L’érudition est un repaire d’invertis ; I’étymologie, comme l’inversion, est un retour aux racines. Cela explique peut-être pourquoi Albertine, dans le brouillon du second séjour à Balbec du Cahier 72, était si curieuse d’étymologies et, présente au dîner Verdurin, pressait Brichot de questions. Elle, et non le héros, était alors à l’origine du thème étymologique de Sodome et Gomorrhe. Si la quête invertie et la quête étymologique ont ces affinités, la complicité qui se noue vite entre Brichot et Charlus s’explique ainsi.
Proust écrivit en mars 1922 à Martin-Chauffier, juste avant la publication de Sodome et Gomorrhe II : « Soyez rassuré pour les terribles étymologies que je devais vous demander. Je m’en suis tiré tout seul de mon mieux, ou plutôt fort mal. On mettra ce qu’elles ont de fantaisiste ou d’erroné sur le compte de mes ignorants personnages78. » Il disait à Jacques Boulenger dès juillet 1921, à peu près dans les mêmes termes : « …je m’en suis tiré tout seul vaille que vaille79 ». Admettons qu’il n’eut pas d’informateur et qu’il se servit de quelques livres à cheval sur les siècles80. Sa fascination n’en est que plus étonnante pour la destruction du roman qu’accomplissent les étymologies.
Voilà un cas exceptionnel d’introduction dans le roman d’un immense savoir constitué, détourné de sa fonction historique et géographique, rendu vain, transformé en une manie. Les sources de la toponymie proustienne importent sans doute moins que ce constat ; mais celui-ci suppose qu’on sache apprécier les interventions de Proust sur ses sources. Le cas n’est d’ailleurs pas tout à fait unique : il doit être rapproché des copieuses et parfois fastidieuses leçons que M. de Charlus tire du Gotha et des Mémoires de Saint-Simon, également dans Sodome et Gomorrhe. Étymologies et généalogies, avec Brichot et Charlus, jouent des rôles analogues par rapport aux noms de lieux et aux noms de personnes ; elles sont pareillement intermédiaires entre les noms et les choses. C’est ce trouble apporté aux antithèses du roman dont il s’agit de juger la valeur.
Entre les étymologies de « Combray », datant de 1913, et celles de Sodome et Gomorrhe, composées pendant la guerre et l’après-guerre, l’hiatus, comme on l’a vu, est total. Le retour du curé de Combray, imaginé après coup, les relie dans l’intrigue, mais les sources sont différentes, et, lors de la rédaction des quelques étymologies de « Combray », Proust n’avait pas envisagé de reprise du thème. Dans « Noms de pays : le nom », l’évocation de Balbec et de son nom est exclusivement poétique ; elle n’annonce nullement la précise explication philologique qui sera donnée plus tard, bien après que la visite du lieu aura vidé le mystère du nom. La structure typologique habituelle de la Recherche du temps perdu, par préparations et ressouvenirs, par préfigurations et accomplissements, ne fonctionne donc pas avec le nom de Balbec et l’onomastique en général ; elle n’est pas mise en échec, mais en panne.
Toutes les notes étymologiques pour Sodome et Gomorrhe sont non seulement postérieures à la rédaction et même à la publication du Côté de chez Swann, mais aussi, semble-t-il, à la composition d’A l’ombre des jeunes filles en fleurs. La région de Balbec en est le cadre pour la seconde partie, et une série de noms de lieux sont mentionnés, mais le thème étymologique n’est pas anticipé non plus. Les noms des stations du petit chemin de fer – Incarville, Marcouville, Pont-à-Couleuvre, Arambouville, Saint-Mars-le-Vieux, Hermonville, Maineville, qui procèdent indiscutablement de Cocheris – paraissent seulement étranges au héros. Ils n’ont pas la richesse évocatrice des noms de la région de Combray, parce qu’ils n’ont pas été prononcés par sa grand-mère et n’appartiennent pas à une histoire personnelle. L’étymologie n’aura donc pas à les priver d’un bien grand mystère : « …rien moins que ces tristes noms faits de sable, d’espace trop aéré et vide, et de sel, au-dessus desquels le mot “ville” s’échappait comme vole dans Pigeon-vole, ne me faisait penser à ces autres noms de Roussainville ou de Martinville81. » Le thème étymologique n’apparaît pas vraiment avant les développements du Cahier 72, en 1914 ou 1915, et il est difficile de le réduire à un coup de pied de l’âne après que la rêverie onomastique a été déçue déjà par la réalité. Il joue d’ailleurs essentiellement sur des noms qui n’ont pas d’abord fait l’objet du rêve.
Deux motifs ont pu alors susciter son émergence, puisque ce sont les deux occasions de son apparition dans le Cahier 72 ; l’idée de donner une signification au nom de Balbec, et la volonté de tracer la ligne du petit train d’intérêt local. Sans doute l’analyse de Balbec précède-t-elle les listes de noms de stations, mais on ne saurait dire quel fut des deux le motif principal de l’introduction du thème. Us concoururent en tout cas, par leur amplification effrénée, à rendre la géographie de Balbec irréaliste au point qu’il serait absurde de chercher à reproduire un plan des stations du petit train : la géographie proustienne est une géographie historique, c’est-à-dire une onomastique.
On sait que Balbec s’appela Querqueville jusqu’en 1913, puis Criquebec et Bricquebec dans les épreuves du Côté de chez Swann en 1913. Criquebeuf était analysé par Cocheris, et Querqueville et Bricquebec figurent chez Le Héricher82. Criquebec paraît une composition de Proust, ainsi que Balbec. L’importance du nom de la station balnéaire dans le roman, ainsi que la longueur des passages consacrés aux radicaux bec, bricq, carque parmi les étymologies de Sodome et Gomorrhe, suggèrent le rôle que Balbec a pu jouer au départ du thème.
Mais pourquoi et comment, qu’il tire son origine de l’explication de Balbec ou du tracé de la ligne du petit train, le thème a-t-il pris l’ampleur extraordinaire que l’on sait, comme si un souci initial de réalisme historique et géographique avait paradoxalement donné lieu à l’une des variations les plus fantaisistes et subversives de l’œuvre ? D’emblée, l’explication de Balbec est attribuée à Brichot dans le Cahier 72. Il a été professeur de littératures anciennes à la Sorbonne et son modèle fut Victor Brochard, professeur de philosophie ancienne83. Un motif du développement étymologique a pu être de caractériser le personnage, de le ridiculiser, et la toponymie est la seule marque indubitable de sa compétence philologique dans le roman. Il semble qu’elle n’ait pas été une science indifférente d’un point de vue idéologique. Maurras, on l’a vu, accueillit et préfaça un essai de Longnon. Brichot lui-même s’élève contre la Sorbonne où les Humanités modernes triomphèrent à l’époque de la loi de séparation de l’Église et de l’État : « …il avait peu de sympathie pour la Nouvelle Sorbonne où les idées d’exactitude scientifique, à l’allemande, commençaient à l’emporter sur l’humanisme84. » Le thème étymologique est un thème national, voire nationaliste.
Le roman a par ailleurs évolué depuis « Combray », et le rêve de prose poétique est absent de Sodome et Gomorrhe. La toponymie se substitue en quelque sorte à la prose poétique, l’étymologie prend le relais de la rêverie sur les noms de pays, de même que la généalogie a tissé des relations entre des noms de personnes d’abord conçus comme des entités uniques et incomparables. Des savoirs pénètrent le roman, comme la stratégie à partir du Côté de Guermantes I. Jouer avec des savoirs, c’est l’une des conditions de la prose romanesque. Si les lecteurs ne sont pas tous rebutés par les étymologies de Brichot, c’est qu’elles parodient l’une des exigences du roman, la tentative d’une synthèse des savoirs. Mais ils sont trompés et déçus. Comment réagissent-ils, submergés par un flot de références à un savoir qu’ils ne maîtrisent pas ? Qu’est-ce que cela veut dire, apprécier un savoir sans disposer d’un critère du vrai et du faux ? La vérité devenant indifférente, le lecteur est comme victime d’une autorité sur laquelle il n’a aucune prise. Est-il vrai que Balbec soit une corruption de Dalbec, que Torpehomme articule thorp et holm ? Le lecteur qui renonce et saute par-dessus les élucubrations de Brichot ne supporte pas le rôle de victime, il n’accepte pas que le savoir soit bafoué, qu’il devienne autonome par rapport aux choses. Provoqué par un discours où il ne voit qu’un remplissage et une verrue, il se rebelle contre des analyses dépourvues de fonction : elles concernent pour la plupart des noms de lieux qui ne sont même pas ceux du roman et elles s’accumulent sans s’intégrer à l’œuvre ; elles sont sans fin. La synthèse du savoir attendue était une supercherie.
Les étymologies de Brichot représentent ainsi, dans la Recherche du temps perdu, la mise en cause la plus violente du modèle de l’œuvre organique, cohérente, autonome, où la partie et le tout s’impliquent l’un l’autre de toute nécessité. Elles relèvent de la liste ou du catalogue, non de l’intrigue et du développement. On peut en ajouter ou en retirer à plaisir, ce que fait Proust. Leur agencement arbitraire tient du montage et non de la composition, et elles sont elles-mêmes le produit de montages. Proust juxtapose les analyses de Cocheris pour vadum, vêtus et vastatus, il chipe une anecdote de-ci de-là pour expliquer tel ou tel nom, il obtient des noms de lieux inédits en combinant des radicaux celtiques et norois. L’effet provocateur est indissociable de la forme du montage.
La toponymie procède du collage d’une matière étrangère dans le roman. Arbitraire, ce collage dépend du hasard. Nulle part ailleurs l’œuvre de Proust n’appartient aussi manifestement à un univers probabiliste tout en prétendant à un déterminisme supérieur. Elle mime ou parodie de grandes lois, ici celles de la phonétique historique. Les étymologies, prélevées dans un système où elles font sens, celui de l’histoire et de la philologie, sont de purs fragments détachés d’une totalité organique, des curiosités. Comme telles, elles deviennent des signes vides, et illustrent une fois de plus la tension qui règne partout dans le roman entre les intermittences irréductibles et les réminiscences régies par la loi de la mémoire involontaire, entre le vain détail et l’ensemble organique, entre l’oubli et la mémoire.
Par le montage, par la juxtaposition de fragments détachés, un sens nouveau est posé, proposé, comme dans les papiers collés de Picasso et de Braque en 1913, ou dans les ready-made de Duchamp. Walter Benjamin définit ainsi l’allégorie, opposée au symbole de l’œuvre romantique ou organique85. L’unité de l’œuvre allégorique n’est pas donnée, mais suspendue, et organisée éventuellement par le lecteur. C’est sans doute pourquoi la réception de la toponymie est mise en scène dans le roman lui-même, où il y a des quémandeurs d’étymologies, Albertine dans les brouillons, le héros et Charlus dans le roman.
Une donnée importante de l’œuvre allégorique selon Benjamin est aussi en jeu dans les fragments étymologiques : la mélancolie qui s’attache à la fascination pour le fragment isolé et insignifiant. Le sens s’est perdu, le sens qui était présent à l’origine, pour qui entendait « Eudes le Bouteiller » dans Douville ou « ruisseau de la vallée » dans Balbec. L’histoire est vécue comme une perte du sens, un déclin. La leçon personnelle du héros, passant de « L’âge des noms » à « L’âge des choses », se double d’une leçon historique. L’histoire est un paysage primordial pétrifié. A la recherche du temps perdu se présente comme une œuvre circulaire et typologique, mais, au long du grand arc qui relie « Combray » et Le Temps retrouvé, il n’est pas toujours donné au lecteur d’aller des parties au tout afin de constituer un sens au travers d’un cercle herméneutique. L’interprétation bute par exemple sur ces intermittences, ces aspérités que sont les étymologies. Elles constituent l’un des moments les plus mélancoliques du roman, avec l’intrusion massive d’un indécidable savoir, une sorte d’équivalent des kyrielles de « soit que… » où les phrases proustiennes se défont dans la recherche exhaustive des motifs d’une action, là où l’extrême déterminisme rencontre un probabilisme généralisé, un indéterminisme absolu. L’analyse étymologique, comme l’enquête psychologique, s’émiette en détails, se détache de toute finalité dans un souci obsédé et fatalement déçu de l’origine. Ainsi les étymologies, tout en constituant une tumeur du roman, confirment son fonctionnement, où la loi s’abîme dans le hasard, où les intermittences de l’oubli se donnent pour des faits de mémoire. Vêtus, vadum ou vastatus : A la recherche du tempsperdu est un roman de l’oubli plutôt qu’un roman de la mémoire, notait d’ailleurs Benjamin86.
Ultime provocation peut-être : les pages toponymiques de Sodome et Gomorrhe bafouent l’idée que l’originalité esthétique s’oppose à la convention comme la créativité linguistique au cliché. Dans les étymologies de noms de lieux, la créativité linguistique se réduit en effet à un conformisme. Après le passage par « L’âge des noms » et « L’âge des choses », où la dialectique de l’illusion et de la désillusion fonde le cercle de l’apprentissage, la toponymie témoigne d’un absolu manque de foi dans le langage. Balbec se réduisant à dal et bec, ce n’est plus seulement la réalité qui n’est pas à la hauteur du langage mais le langage lui-même qui se dévalorise.
Le lien entre l’érudition et l’inversion paraît un autre facteur de l’amplification du thème. La société des érudits est une secte, comme celle des invertis, et parfois c’est la même, on l’a vu, comme dans le cas du vieux M. de Cambremer, selon un fragment non repris dans le texte définitif. D’où, dans les brouillons, la curiosité originale d’Albertine pour les étymologies et, dans le roman, celle, persistante, de M. de Charlus. Ils veulent connaître l’origine des mots, leur motivation historique, comment le passé est oublié dans le présent, la vie dans le langage. La seule véritable invention étymologique de Proust, auprès de Balbec, est d’ailleurs Thorpehomme, sur lequel Charlus interroge Brichot. L’inverti et l’érudit, Charlus et Brichot, seront liés par une complicité croissante, jusqu’à leur conversation magistrale dans La Prisonnière.
Au-delà de Quicherat et de Cocheris, sources essentielles de la toponymie de « Combray » et de Sodome et Gomorrhe, le roman montre une curiosité fondamentale pour l’origine des noms. L’étymologie représente un entre-deux de « L’âge des noms » et de « L’âge des choses », entre l’illusion et la désillusion. La toponymie historique et le nationalisme ont partie liée, on l’a suggéré, et Proust utilise les noms de lieux tirant leur origine de noms de végétaux pour montrer que les académiciens ont tous des noms bien français : c’est d’ailleurs la première utilisation de Cocheris dans le Cahier 72, avant même Balbec et les stations du petit train. Revient alors à l’esprit une dernière étymologie de laRecherche du temps perdu. Elle est isolée, elle ne figure ni dans « Combray » ni dans Sodome et Gomorrhe, elle ne fait pas partie des grands massifs étymologiques du roman ; elle est isolée mais récurrente. C’est celle, non d’un nom de lieu mais d’un nom de personne, mais de ces personnes dont les noms sont aussi des noms de lieux, comme les académiciens dont les noms sont enracinés dans la terre. Dans Le Côté de Guermantes I, Saint-Loup a retenu pour Rachel un collier chez Boucheron. Personne d’autre ne pourra le lui offrir s’il renonce à le Jui donner. Rachel s’emporte contre cette ruse :
« C’est bien cela, tu as voulu me faire chanter, tu as pris toutes tes précautions d’avance. C’est bien ce qu’on dit : Marsantes, Mater Semita, ça sent la race », répondit Rachel répétant une étymologie qui reposait sur un grossier contresens car semita signifie « sente » et non « sémite », mais que les nationalistes appliquaient à Saint-Loup à cause des opinions dreyfusardes qu’il devait pourtant à l’actrice87.
On n’aurait rien pu trouver de juif chez la mère de Saint-Loup, objecte Proust, « que sa parenté avec les Lévy-Mirepoix88 ». Il n’empêche, le soupçon de judaïsme pèse désormais sur Saint-Loup et il n’y a jamais de fumée sans feu, dans les romans du moins : sinon un juif, Saint-Loup sera un inverti.
Fatigue de l’écrivain ? La plaisanterie, fondée sur une étymologie discutée par Quicherat89, est reprise dans le même volume par le duc de Guermantes à propos du dreyfusisme de Saint-Loup, suivie de la même allusion aux Lévis-Mirepoix90, et enfin par Gilberte dans Albertine disparue, au sujet de son mariage avec Saint-Loup : « …à quoi elle ajoutait pour avoir l’air tout à fait spirituelle : “Pour moi en revanche c’est mon pater”91. » Dans son Avranchin monumental et historique, Le Héricher recensait les sobriquets des communes. Le dernier était celui-ci : « Sodome, Gomorrhe, Marcelet92. »
Une autre version de ce chapitre est à paraître dans Littérature moderne.
Joseph Vendryes, « Marcel Proust et les noms propres » (1940), Choix d’études linguistiques et celtiques. Paris, Klincksieck, 1952, p. 85.
Jean Cocteau, Le Passé défini, 1951-1952, Paris, Gallimard, 1983, t. I, p. 272.
Le premier ouvrage, sur le sujet fut celui d’André Ferré, Géographie de Marcel Proust, Paris, Éd du Sagittaire, 1939.
Il existe une bonne bibliographie sur le sujet : Marianne Mulon, L’Onomastique française, Paris, La Documentation française, 1977.
Barrès, Huit jours chez M. Renan, L’Œuvre de Maurice Barrès, Paris, Club de l’honnête homme, 1965-1969, t. II, p. 314.
Paris, Hachette, 1894, p. 378. Il sera question plus loin des trois premiers. Le quatrième est le seul à avoir vraiment proposé une thèse : Recherches sur l’origine de la propriété foncière et des noms de lieux habités en France, Paris, Thorin, 1890.
N.a.fr. 16755, f° 64v°-67r°.
Paris, Franck, 1867. Jacques Nathan l’a signalé dans Citations, Références et Allusions de Proust dans « A la recherche du temps perdu », op. cit., p. 17 ; et « Marcel Proust et Jules Quicherat », Cahiers de lexicologie, n° 23, 1973, p. 118-120. Victor E. Graham, qui l’a contesté, a tort : « Proust’s Étymologies », French Studies, juillet 1975, p. 300-312.
RTP. t. I, p. 103 ; Quicherat, De la Formation française des anciens noms de lieu, op. cit., p. 61.
RTP, t. I, p. 103 ; Quicherat, op. cit., p. 66.
RTP, t. I, p. 103 ; Quicherat, op. cit., p. 67.
RTP, t. I, p. 104 et 105.
Quicheratop. cit., p. 38.
Ibid… p. 37 et 57.
RTP, t. I, p. 144 ; Quicherat, op. cit., p. 59.
Joseph Marquis, Illiers, Chartres, « Archives du diocèse de Chartres », t. XII, « Monographies paroissiales », t. II, 1907. L’ouvrage avait d’abord constitué une livraison des Archives historiques du diocèse de Chartres, 10e année, n° 111, 25 mars 1904. Proust le mentionne dans une lettre de juin 1913 à Max Daireaux (Corr., t. XII, p. 209).
Marquis, Illiers, op. cit., p. 280 ; cf. RTP, t. I, p. 48.
Marquis, Illiers, op. cit., p. 28.
RTP, t. I, p. 104
Marquis, Illliers, op. cit., p. 36.
RTP, t. I, p. 104.
Ibid., p. 58-66.
Ibid… p. 380.
Gérard Genette, « L’âge des noms », Mimologiques, Paris, Éd du Seuil, 1976, p. 315-328.
Claudine Quémar, « Rêveries onomastiques proustiennes », in R. Debray-Genette (éd.), Essais de critique génétique, Paris, Flammarion, 1979, p. 69-102.
RTP, t. I, p. 381.
RTP, t. II, p. 21.
Notre interprétation se sépare sur ce point de celle de Gérard Genette, dans « Proust et le langage indirect ». Il juge que les étymologies de Brichot, « rétabli[ssant] la vérité décevante de la filiation historique, de l’érosion phonétique, bref de la dimension diachronique de la langue », captivent le héros « parce qu’elles achèvent de détruire ses anciennes croyances et introduisent en lui le ésenchantement salubre de la vérité » (Figures II (1969), Paris, Éd du Seuil, coll. « Points », 1979, p. 245-246). Les étymologies de Brichot interviennent en effet après le désenchantement. Sans doute en confirment-elles la nécessité, mais elles brouillent aussi la dualité des noms et des choses, de l’illusion et de la désillusion, comme nous voudrions l’illustrer. Elles réinvestissent les noms de secret, elles leur rendent une autre épaisseur.
RTP, t. I, p. 129.
Voir encore ce que Legrandin dit de la région de Balbec, ibid., p. 377.
RTP. t. III, p. 182.
Ibid., p. 204.
Marquis, Illiers, op. cit., p. 322.
Cahier V, f° 52r °.
N.a.fr. 16740, f ° 31.
Cahier V, f 77r°-89r°.
Cahier V, f° 79r°.
RTP, t. III, p. 327-328.
Cahier VI, f° 109r°-110r°.
Auprès de ces trois apparitions massives du thème, quelques étymologies isolées sont données entre parenthèses après le nom de lieu, neuf en tout, dont trois seulement appartiennent au manuscrit, tandis que les autres ont été ajoutées à la dactylographie : Fervaches < fervidae aquae (RTP. t. III, p. 286), La Sogne < Siconia (p. 287), Englesqueville < Engleberti Villa (p. 291), Épreville < Sprevilla ou Aprivilla (p. 383), Saint-Fargeau < Sanctus Ferreolus (p. 384), Parville < Paterni villa (p. 393 et 495), Maineville < média villa (p. 463), Égle-ville < Aquilaevilla (p. 495). Il faut aussi signaler cette sorte qui profanent en les habitant les lieux aux noms les plus chrétiens, comme La Commanderie, Le Temple, Pont-l’Évêque, Pont-l’Abbé (p. 490).
Cahier V, f° 79r° ; RTP, t. III, var. a, p. 316.
Cahier VI, f° 109r° ; RTP, t. III, var. b, p. 484.
RTP, t. III, p. 484.
Librairie de l’Écho de la Sorbonne, 1874 et 1875 ; Delagrave, 1885. Arthur Giry cite une édition sans date de 1869 (Manuel de diplomatique, op. cit., p. 378).
Longnon, Les Noms de lieu de la France, Paris, Champion, 1920-1929, p. 4.
RTP, t. III, p. 494.
Ibid., p. 495.
Carnet 2, f° 54r°.
Carnet 2, f° 59v°.
Cahier 54, f° 34v°.
Contrairement à ce qu’avance Richard Baies dans Proust and the Middle Ages. Genève, Droz, 1975, p. 141-143.
Carnet 4, f° 51v° et r°.
Celle de Saint-Fargeau. RTP. t. III, p. 323 et 384.
Cahier 72, f° 11-15.
Cahier 72, f° 34v° et f° 35, addition marginale ; RTP, t. III, n. 1, p. 485.
Cahier VI, f° 7r° ; RTP, t. III, var. a. p. 383 [n. 2, p. 1564]. Cette page est arrachée du manuscrit et appartient au Reliquat du Fonds Marcel Proust de la Bibliothèque nationale.
Édélestand et Alfred Duméril, Dictionnaire du patois normand. Caen, 1849.
Charles de Gerville, « Lettres […] sur l’origine de quelques noms d’hommes et de lieux », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XIII, 1842-1843 ; Études géographiques et historiques sur le département de la Manche. Cherbourg, 1854.
Adam Fabricius, « Recherches sur les traces des hommes du Nord dans la Normandie », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXII, 1856 ; Danske minder i Normandiet (Souvenirs danois en Normandie), Copenhague, 1897.
Voir infra. p. 247 et n. 3 et 4.
Voir infra, p. 248 et n. 2 et 3.
Voir Henri Prentout, Essai sur les origines et la formation du duché de Normandie, Paris, Champion, 1911 ; ou un guide : A.H. Bougourd, Saint-Pair sur la Mer et Granville la Victoire. Abrégé de leur histoire à travers les âges, suivi d’étymologies de noms de pays et de notes antiques très curieuses de la Normandie et de la Bretagne, Granville, 1912.
Voir supra, p. 231, n. 2.
Établi par deux disciples, Paul Marichal et Léon Mirot, Paris, Champion, 5 fascicules et index, 1920-1929.
Corr. gén., t. III, p. 298.
Voir Henri Longnon, Pierre de Ronsard. Essai de biographie. Les ancêtres, la jeunesse. Paris, Champion, 1912. Proust a pu le consulter pour écrire dans Sodome et Gomorrhe que « la noblesse de Ronsard repose en Roumanie sur une erreur » (RTP, t. III, p. 295).
Jean Longnon, La Haute Normandie, Paris, Delagrave, coll. « Guides artistiques et pittoresques des pays de France », 1912.
Jean Longnon, « Ce que disent les noms de lieu », La Revue critique des idées et des livres, t. XXX, n° 179, 25 décembre 1920, p. 663-675.
T. XXV, 1863, et Caen, A. Hardel, 1863.
Normandie Scandinave ou Glossaire des éléments Scandinaves du patois normand, Avranches, 1861 ; « Glossaire étymologique des noms propres », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXVI, 1870 ; « Les Scandinaves en Normandie », Mémoires de la Société des Antiquaires de Normandie, t. XXIX, 1877 ; Étymologies familiales de la topographie de la France. Des noms de lieu de la Manche, Avranches et Paris, 1881.
RTP, t. III, p. 283.
Paris, Nouvelle librairie nationale, 1912.
Paris, 1883, rééd. du Bulletin de la Société des Antiquaires, t. XII, 1877.
Rouen et Paris, 1913.
Cahier 60, f° 110r°. Lorsque, dans Albertine disparue, la princesse de Parme interviendra auprès M. de Charlus en faveur du mariage de Mlle d’Oloron, la nièce de Jupien, avec le fils Cambremer, c’est au nom de Legrandin, oncle du marié, que M. de Charlus réagira, mais de la même manière qu’ici à propos du grand-père du marié (RTP. t. IV, p. 243-244).
RTP. t. III, p. 20. « Avoir connu toute la bourse aux timbres », notait Proust dans le Carnet 1 (Le Carnet de 1908, op. cit… p. 57).
Corr. gén., t. III, p. 304.
Ibid., p. 279.
Parmi quelques sources, sans doute indirectes, encore plus curieuses, il faut citer l’explication de Douville par Eudes le Bouteiller, qui paraphrase, semble-t-il, une page de Le Héricher Avranchin monumental et historique, Avranches, 1845, 1.1, p. 508 ; ou l’explication de Bourguenolles et de La Chaise-Baudoin par le même Baudoin de Môles, qu’on lit dans une étude anonyme des Mémoires de la société d’archéologie, littérature, science et arts des arrondissements d’Avranches et de Mortainde 1894-1895 (t. XII, p. 147).
RTP, t. II, p. 22.
Cocheris, Origine et Formation des noms de lieu. op. cit., p. 89 ; Le Héricher, Philologie topographique de la Normandie, op. cit., p. 8 et 38.
Voir infra, chap. v, p. 132.
RTP, t. III, p. 261. Proust avait écrit « … sur les humanités » dans le manuscrit, qui n’a pas été lu par le dactylographe.
Benjamin, Origine du drame baroque allemand (1928), trad. fr. de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1985, p. 171-254.
Benjamin, « Pour le portrait de Proust » (1929), Mythe et Violence, trad. fr. de Maurice de Gandillac, Paris, Denoël, 1971, p. 316.
RTP, t. II, p. 476.
Ibid… p. 477.
Quicherat, op. cit., p. 78.
RTP, t. II, p. 535-536.
RTP, t. IV, p. 243.
Avranchin monumental et historique, Avranches, 1865, t. III, p. 150.