Introduction


Paul Souday, chroniqueur du Temps, avait blâmé en 1913, comme la plupart des premiers lecteurs, l’absence de construction du Côté de chez Swann : « Il nous semble que le gros volume de M. Marcel Proust n’est pas composé, et qu’il est aussi démesuré que chaotique, mais qu’il renferme des éléments précieux dont l’auteur aurait pu former un petit livre exquis1. » Pour se défendre, Proust assura qu’A la recherche du temps perdu recelait un plan secret, promit que le lecteur comprendrait après coup, une fois le dénouement connu. La preuve en aurait été dans cette confidence qu’il fit à Souday en 1919, après qu’A l’ombre des jeunes filles en fleurs eut reçu le prix Goncourt : « le dernier chapitre du dernier volume a été écrit tout de suite après le premier chapitre du premier volume. Tout l’“entre-deux” a été écrit ensuite2. » Mais ceci n’était pas tout à fait exact ; c’était à la fois vrai et faux.

Faux : Proust avait écrit « Combray » en 1909, la première partie du Côté de chez Swann, mais il avait alors l’intention de terminer le roman par une conversation sur Sainte-Beuve entre le héros et sa mère. A la recherche du temps perdu, comme on le sait, est issu du Contre Sainte-Beuve. Plus précisément, le roman tient son origine d’un récit initial qui aurait illustré la thèse proustienne avant de l’exposer. Des sensations et des réminiscences auraient précédé et préparé la critique de l’intelligence et le procès de Sainte-Beuve. C’est en 1911 seulement que Le Temps retrouvé, c’est-à-dire le récit de la matinée chez la princesse de Guermantes avec ses deux parties complémentaires – « L’adoration perpétuelle », ou la révélation d’une esthétique transcendant le temps, et « Le bal de têtes », ou le spectacle des personnages vieillis et la découverte des effets du temps –, s’est substitué à la conversation critique.

Vrai : dans « Combray », en 1909, chaque impression et réminiscence, en particulier celle que procure la fameuse madeleine, était suivie d’un commentaire qui en tirait sur-le-champ les conséquences philosophiques et théoriques. Le Temps retrouvé renvoie donc, simplement, la doctrine au dénouement du roman, ce qui transforme les impressions et réminiscences en échecs, ou du moins en demi-succès, et en énigmes pour le lecteur, jusqu’à l’apothéose finale. Un effet de suspens est ainsi créé, au risque que le lecteur perde pied. De 1909 à 1911, Le Temps retrouvé était donc intégré à « Combray » ; le dernier chapitre était en puissance dans le premier chapitre.

Quand Le Temps retrouvé réunit vers la fin les explications instillées jusque-là au fil des pages, changeant la critique de l’intelligence en une recherche de la vérité, donnant au livre une intention apologétique et non plus polémique, le réquisitoire contre Sainte-Beuve, ôté de la conclusion, se répandit partout dans le roman. Mme de Villeparisis y est le porte-parole le plus fidèle du critique ; la plupart des personnages, illustrant la distinction du moi social et du moi profond, se révèlent différents de ce qu’ils avaient d’abord semblé être : Charlus, dont la vraie nature apparaît dans un coup de théâtre, et tous les artistes, en particulier Vinteuil, le professeur de piano de Combray, dont Swann ne pouvait croire qu’il était le compositeur de la sonate.

Admettons donc que « Combray » et Le Temps retrouvé aient été écrits ensemble et au commencement Mais précisons : les deux chapitres ne faisaient qu’un ; la doctrine esthétique était révélée graduellement au lieu d’être différée jusqu’au dénouement Proust ne mentait pas à Paul Souday, mais il n’était pas parfaitement sincère.

 

« Combray » et la « Matinée chez la princesse de Guermantes » définissent ainsi les deux piles extrêmes d’un prodigieux arc tendu. Elles sont si puissamment fondées, si nécessaires dans leur solidarité, qu’entre les deux le roman put ensuite se distendre à plaisir, accueillir de nombreux développements imprévus et souvent parasites, sans perdre sa forme, son élan : comme si le début et la fin refermaient le cycle romanesque si étroitement sur lui-même qu’à peu près n’importe quoi pouvait s’insérer au milieu. La greffe la plus importante fut le « roman d’Albertine », ou la « péripétie d’Albertine », comme Proust l’appelle publiéaussi. Elle n’était pas prévue lorsque Du côté de chez Swann fut en 1913 : c’est sans doute à elle que Proust songe dans sa lettre à Souday.

La symétrie dans la symétrie – Temps perdu/Temps retrouvé, Côté de chez Swann/Côté de Guermantes dans le Temps perdu, selon les titres des trois volumes annoncés en 1913 – se creusa pour faire place à Albertine entre Le Côté de Guermantes et Le Temps retrouvé. On sait qu’Albertine eut pour modèle Alfred Agostinelli, le chauffeur que Proust avait connu à Cabourg en 1907 et qu’il engagea comme secrétaire en 1913, comptant qu’il dactylographierait la seconde partie du roman. Sa présence, et surtout son absence, allait en réalité bouleverser l’oeuvre. Il quitta Proust en décembre 1913 et mourut en mai 1914, alors qu’il apprenait à piloter sous le nom de Marcel Swann. Proust rédigea aussitôt un premier jet d’Albertine disparue, puis, revenant en arrière, La Prisonnière et des « préparations » du roman d’Albertine, comme il disait, destinées à s’intercaler dans le premier séjour à Balbec et dans Le Côté de Guermantes ; il composa enfin le second séjour à Balbec et tout Sodome et Gomorrhe.

Le milieu de la Recherche du temps perdu est donc occupé par le roman d’Albertine, enfoncé entre les deux grands versants du plan de 1913. Mais l’« entre-deux », c’est Sodome et Gomorrhe, qui joint le roman d’avant 1914 et le roman d’après 1914. Sodome et Gomorrhe est une immense transition – et un roman à part entière – entre le roman de la mémoire et le roman d’Albertine, qui est aussi celui de l’inversion (Proust a longtemps inclus La Prisonnière et Albertine disparue sous les titres Sodome et Gomorrhe III et IV). Avec ses deux parties – la réception chez la princesse de Guermantes et le second séjour à Balbec –, l’actuel Sodome et Gomorrhe II se rattache d’un côté au cycle mondain, de l’autre au cycle amoureux. A proprement parler, le véritable « entre-deux » de la Recherche du temps perdu, son point d’inflexion, c’est même Sodome et Gomorrhe I. La découverte de l’inversion de M. de Charlus et la dissertation sur la « race des tantes » annoncent en fanfare la fin du cycle des Guermantes et la nouvelle direction du roman. L’épisode de la rencontre de Charlus et Jupien demeura longtemps mobile justement ; il n’était pas fixé dans le scénario de 1913. Proust décida tard de son emplacement, pas avant 1916 sans doute. Lorsqu’il en fit la cléde voûte du roman, cette décision fut le dernier choix structural majeur, le signe de l’achèvement Jusque-là, Swann a été l’alter ego du héros, dans le monde et dans l’amour. C’est ensuite à Charlus que revient ce rôle.

 

La notion d’« entre-deux », chère à Pascal, qui y voyait le lieu de la vérité, est capitale chez Proust Celui-ci pose des symétries et les biaise, des pôles et les rejoint L’emploi de la première personne est l’innovation essentielle du Contre Sainte-Beuve de 1909 par rapport à Jean Santeuil, et c’est le « je » qui fit la réussite de la Recherche du temps perdu. Mais cette première personne ne sert pas seulement à distinguer le héros du narrateur, le passé du présent Dès l’ouverture, à la première page de « Combray », entre le passé et le présent, entre le héros et le narrateur, un troisième temps, un troisième « je » s’interpose, un « je » ambulant entre passé et présent, ou plutôt entre passé lointain et passé proche, un go-between : c’est le « dormeur éveillé », cet insomniaque qui, entre jadis et naguère, s’éveillait en pleine nuit et se souvenait des chambres d’autrefois. Le narrateur dort le jour et veille la nuit ; il se souvient du temps où il dormait la nuit et où, au cours d’insomnies, il se souvenait du passé ; le narrateur se souvient du dormeur éveillé, le dormeur éveillé se souvient du héros, à Combray et à Tansonville, en passant par Paris, Balbec, Doncières, etc.

L’oxymore du « dormeur éveillé », souvenir d’un conte des Mille et Une Nuits, « Histoire du dormeur éveillé », est la vraie trouvaille ; il constitue le noyau du système narratif de la Recherche du temps perdu : « Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes », lit-on dès le début de « Combray »3. Entre la mémoire volontaire du narrateur et la mémoire involontaire du héros, entre la vigilance et le sommeil, une troisième mémoire intervient : la mémoire spontanée du dormeur qui s’éveille. Elle est confuse un moment ; il se croit dans telle ou telle chambre. Le dormeur éveillé, au centre du roman comme une araignée sur sa toile, est le garant de la trame chronologique souple de la Recherche du temps perdu, entre un roman de formation linéaire et un recueil de prose poétique.

La dernière chambre, à la fin d’Albertine disparue, est cellede Tansonville, chez Gilberte Swann devenue Mme de Saint-Loup ; puis l’insomniaque cède le relais au narrateur, contemporain du Temps retrouvé. A Tansonville, le héros apprend qu’il existait un sentier de traverse entre Méséglise et Guermantes, les deux promenades autour de Combray devenues emblématiques de mondes longtemps crus inconciliables, le côté de chez Swann et le côté de Guermantes. Gilberte, passée d’un côté à l’autre, est elle-même une figure intermédiaire, et sa fille plus encore, qui rassemble en elle les côtés. Le roman d’Albertine, enfin, oppose Sodome et Gomorrhe, mais Albertine elle-même, et ce double d’Albertine que devient Morel, assure la liaison entre les deux cités bibliques, entre les sexes.

A la recherche du temps perdu est le roman de l’entre-deux, pas de la contradiction résolue et de la synthèse dialectique, mais de la symétrie boiteuse ou défectueuse, du déséquilibre et de la disproportion, du faux pas, comme sur les « deux dalles inégales » du baptistère de Saint-Marc à Venise, retrouvées entre les « pavés assez mal équarris » de la cour de l’hôtel de Guermantes : « … je restais, quitte à faire rire la foule innombrable des wattmen, à tituber comme j’avais fait tout à l’heure, un pied sur le pavé plus élevé, l’autre pied sur le pavé plus bas4. » On peut mettre l’accent sur l’obstacle ou sur la transparence, sur la réalité des pavés inégaux ou sur la perfection idéale et immatérielle de la révélation qui suit, mais, dans l’intermittence, cette démarche chancelante du héros dans la cour de l’hôtel de Guermantes, comme Charlot tout en noir avec son chapeau et sa canne, ou comme Baudelaire, « Trébuchant sur les mots comme sur les pavés5 », dans le seul passage des Fleurs du Mal qui, selon Benjamin, « nous le montre en plein travail poétique6 », est une meilleure allégorie du roman. Et la scène fait rire : on rit beaucoup avec Proust, entre « Combray » et Le Temps retrouvé surtout.

Dans l’intervalle du roman et de la critique, entre la littérature et la philosophie, toute l’œuvre et tout dans l’œuvre est mixte, hybride, intermédiaire. C’est pourquoi Proust a déconcerté les lecteurs et les déconcerte toujours ; c’est aussi pourquoi, paradoxalement,A la recherche du temps perdu est vite devenu un classique, si l’on accepte qu’un classique ne soit pas une œuvre stable mais une œuvre hors d’aplomb, dont les écarts, les décalages et les failles ne cessent de susciter la lecture. Or, les entre-deux structuraux de la Recherche du temps perdu paraissent aussi des entre-deux historiques. Peut-être peuvent-ils s’entendre comme autant de formes d’un partage déterminant : entre le XIXe et le XXe siècle. Sodome et Gomorrhe, à la jointure du roman de la mémoire et du roman d’Albertine, du roman d’avant-guerre et du roman d’après-guerre, au beau milieu de la Recherche du temps perdu, paraît le meilleur poste d’où observer le roman entier.

 

Mais comment parler de celui qui fut en même temps le dernier écrivain duXIXe siècle et le premier du XXe, intimement attaché à la fin de siècle et cependant miraculeusement échappé ? Afin de discerner cet hiatus formel et historique, l’étude historique et l’analyse formelle doivent se conjuguer, par exemple afin de comprendre l’écart qu’il y a, dans l’œuvre de Proust, entre les catégories selon lesquelles il pense le roman et le roman qu’il compose lui-même. Les dernières décennies ont été marquées en critique par une méfiance à l’égard des études historiques, soupçonnées de positivisme, de déterminisme, de psychologisme. Les nouvelles critiques diverses ont eu un point commun : elles ont tenu à l’écart les œuvres particulières au profit des techniques générales et des formes universelles ; elles se sont désintéressées des œuvres pour s’attacher à la littérature, elles ont lâché l’actuel pour le possible. Le temps paraît venu de reprendre en charge la singularité des œuvres littéraires, momentanément laissée de côté.

Une critique est aujourd’hui concevable qui considère l’œuvre à la fois comme actuelle et comme possible, qui ne méconnaisse ni l’histoire ni, selon la perspective originale des nouvelles critiques, l’ouverture de la littérature au sens à venir. Entre la philologie, qui cherche à fixer un sens littéral, ou l’histoire littéraire, en quête d’un sens universel ou, à défaut de celui-ci, du sens de l’auteur, et les critiques qui reconnaissent à la littérature, tenue pour œuvre ouverte, une multiplicité de sens, il existe un sentier de traverse, encore un entre-deux. Avant de parler de l’entre-deux Proust, un entre-deux critique s’impose.

Dans Critique et Vérité, Roland Barthes, définissant le sens pluriel de la littérature, jugeait nécessaire de nier toute contribution de l’histoire au sens de l’œuvre. Sans doute récusait-il de la sorte la réduction déterministe du fait littéraire à l’événement historique : « l’œuvre est pour nous sans contingence », écrivait-il, elle « est toujours en situation prophétique », « retirée de toute situation, [elle] se donne par là même à explorer7 ». L’œuvre semble ainsi, dans son absolu d’objet non identifiable, totalement coupée des institutions, des fonctions littéraires, par exemple de la lecture, dont Barthes renvoyait l’étude aux historiens. La critique se contenterait, elle, des formes : à la science de la littérature de révéler « tous les sens qu’elle couvre, ou, ce qui est la même chose, le sens vide qui les supporte tous8 ».

Ne serait-il pas plus judicieux de penser la relation de l’événement et de la structure, de l’actuel et du possible, de manière moins mystérieuse ? Le sens gisant au tréfonds de l’œuvre, certes irréductible, dont l’irréductibilité est à l’origine de la pluralité des lectures, ne saurait être absolument vide, et les contenus ne sont pas à ce point indifférents à la forme. Si l’œuvre est une structure ouverte, cela suppose qu’au départ elle ne soit pas rien, et il y a là un moyen de replacer le fait littéraire pur dans le contexte historique sans nécessairement l’y réduire.

 

La théorie esthétique proustienne appartient au XIXesiècle ; en 1920, Proust réagit encore aux attaques adressées aux décadents en 1880 : Huysmans, les impressionnistes, Wagner. Mais les plaidoyers proustiens portent à faux, ils sont contradictoires et se détruisent eux-mêmes ; leur aberration apparaît dans leur inadéquation au roman qu’ils prétendent soutenir. Stendhal, disait Proust en substance, fut un grand écrivain à son insu. Proust aussi ! Son roman est de ce fait dissonant, heureusement manqué, et, parce qu’il est raté, c’est un grand roman, c’est-à-dire ouvert au sens que nous y lisons, que d’autres générations lui prêteront, une œuvre prophétique en somme, non parce que sans contingence, mais parce que dans son propre présent ambiguë. L’œuvre s’ouvre aux sens futurs à proportion du sens inégal qui fut historiquement le sien, à raison de son désaccord historique. « L’œuvre dure en tant qu’elle est capable de paraître tout autre que son auteur l’avait faite », disait Valéry9. Une œuvre sans faille dans son présent est une œuvre éphémère, condamnée à aller de la catégorie du moderne à celle du démodé sans jamais devenir classique. Une œuvre classique n’est pas une œuvre qui transcende le temps, c’est au contraire une œuvre déconcertante dans tout présent, dont le sien. Madame Bovary devint un classique par l’équivoque qui traverse le livre, mais le best-seller contemporain sur un sujet analogue, Fanny d’Ernest Feydeau, est passé de mode. Le roman de Proust est ainsi décalé par rapport à sa doctrine esthétique, il pose une question et il répond à une autre question, dirions-nous selon les termes de l’herméneutique de Gadamer10. Dans l’écart entre la question qu’il pose et la question que la lecture reconstruit à partir de la réponse qu’il propose, repose en puissance la pluralité de sens que nous prêtons au livre parce qu’ils sont déjà dans le livre. C’est pourquoi on ne peut pas faire l’économie d’une étude de l’œuvre dans son présent, non pour la reconduire à un sens historique comme à une référence stable et seule vraie, mais pour apprécier sa défaillance dans son présent, sa discordance entre ce qui, en elle, appartient au passé et ce qu’elle annonce de l’avenir.

Bouvard et Pécuchet, par exemple, répond au même projet idéologique que Les Origines de la France contemporaine de Taine, ou plutôt n’y répond pas, car ce projet s’identifie à la question que pose Flaubert et que le livre détourne : comment en sommes-nous arrivés là, à 1870, à Sedan, à la Commune ? Et, comme Taine, Flaubert part en croisade contre le mal français : raison abstraite à la Rousseau, Révolution, souveraineté populaire, suffrage universel, etc. Mais Bouvard et Pécuchet, comme essai politique circonstanciel, est raté, et dans l’inadéquation entre la question et la réponse réside la littérature. Or ce décalage est repérable dans le jeu de la forme et des contenus littéraires11.

J’ai évoqué Proust et Flaubert, tous deux hautement conscients de leur art, chez qui la fonction poétique et la fonction critique sont inséparables – un caractère de la modernité, depuis Baudelaire. Mais pourquoi ne pas associer aussi à un défaut historique la grandeur de la tragédie de Racine, dont on a découvert la « cruauté » à la fin du XIXe siècle alors qu’on la réduisait depuis sa naissance à un phénomène versaillais ou janséniste ? Voilà que Brunetière – je choisis à dessein ce défenseur de l’ordre moral – fait de lui un naturaliste. Il s’agissait de dénoncer Zola par contrecoup et d’assimiler le naturalisme contemporain au néoclassicisme, mais l’intention, ici encore, importe peu. Découvrant le réalisme de Racine et l’exagérant sans doute, Brunetière reconnaissait un « péché » de l’œuvre, en vérité déjà sensible en son temps, une dissonance historique qu’on appela plus tard le « baroque » de Racine, et qui situe Phèdre au sommet et à la fin du classicisme au théâtre12.

 

L’idée d’une réinsertion de l’événement littéraire dans le contexte historique, liant la pluralité des sens d’une œuvre à une discordance perceptible dans son présent, n’est d’ailleurs pas originale., Elle fait penser à l’esthétique de la réception de Jauss et de l’École de Constance, trouvant une conciliation entre méthode structurale et herméneutique historique dans la notion d’« horizon d’attente », qui permet de distinguer la fonction historique du lecteur13. Le lecteur – au lieu de l’auteur, privilégié par l’histoire littéraire traditionnelle – devient le médiateur entre la littérature et la société. La lecture, tenue pour le lieu d’une autre histoire littéraire, est présente dans le texte sous la forme d’un schéma avec lequel l’œuvre joue, comme une norme qu’elle déplace, modifie ou bouscule. Mais je travestis l’esthétique de la réception, qui est une sociologie, en la présentant comme une analyse de ce décalage singulier qui, dans l’œuvre, est à l’origine du malentendu sur lequel Proust a tant insisté, et « qui existe toujours entre ceux dont les yeux sont pleins malgré eux de la peinture d’hier et les auteurs des œuvres qui seront dignes du passé parce qu’elles ont été placées d’avance dans l’avenir14 ».

Starobinski avait ainsi fait valoir que l’approche structurale s’applique à la littérature conçue comme « un jeu réglé dans une société réglée15 ». Mais l’œuvre qui remet en cause le jeu et la règle, qui s’ouvre précisément à l’histoire, ne peut plus être décrite dans les termes d’une structure synchronique. Or c’est le cas des grandes œuvres, pour lesquelles la tâche du critique consiste dès lors à analyser la différence qui les creuse, entre l’œuvre comme événement et le contexte comme structure, contexte présent dans le texte sous la forme d’un schéma de lecture. A propos de Proust, Flaubert ou Racine, je n’ai pas suggéré autre chose que l’analyse du jeu d’une question et d’une réponse, d’un contenu et d’une forme, la mise à jour du retard d’un contenu sur une forme, voire d’une forme sur un contenu. Rimbaud disait de Baudelaire qu’il avait été « le premier voyant », mais il ajoutait cette restriction : « … la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles16 ». Replacer l’événement littéraire dans l’histoire, ce serait donc développer le retard de la question sur la réponse, le décalage de la problématique et de l’œuvre.

Cette différence, cet écart, on peut sans doute encore les penser selon la notion de lecture symptomale, que définissait Althusser afin de lire Marx, lecture des bévues d’un texte en termes de symptômes des problèmes que le texte ne peut ni poser ni résoudre, lecture des déplacements produits par le texte sous la forme de réponses à des questions mal formulées ou non formulées, de réponses à de mauvaises questions17. On peut aussi songer à la méthode de la déconstruction, qui s’arrête aux nœuds du texte, à ses lieux paradoxaux, comme Derrida le fit de Rousseau18, et donner une tournure bienveillante à la lecture symptomale ou déconstructive : chercher à mettre le texte en contradiction avec lui-même, mais non pas pour en faire le procès, comme la lecture symptomale ou déconstructive le voudrait, puisque tout au contraire c’est la faille historique au creux du texte qui lui donne un sens prophétique, l’ouvre à l’infini du sens. Alors que la lecture symptomale ou déconstructive croit en untexte infaillible au nom duquel prendre en défaut celui-ci, je ne crois à rien dans ces analyses des malfaçons dans la Recherche du temps perdu, ou seulement à ce par quoi Baudelaire concluait son éloge de Delacroix en 1846 : « On sait que les grands génies ne se trompent jamais à demi, et qu’ils ont le privilège de l’énormité dans tous les sens19. »

L’œuvre continue de nous provoquer, de défier la lecture, dans la mesure où elle est discordante, paradoxale, signe de l’histoire et résistance à l’histoire, dans la mesure où une différence est creusée en elle. L’œuvre sans différence, l’œuvre étale est indifférente. Ou, comme l’écrivait Reynaldo Hahn en 1913, dès la publication du Côté de chez Swann, « le livre de Proust n’est pas un chef-d’œuvre si l’on appelle chef-d’œuvre une chose parfaite et de plan irréprochable20 ».

 

Voici donc une série d’études sur l’entre-deux de la Recherche du temps perdu, c’est-à-dire aussi sur Proust au partage du siècle. Le sentier de traverse adopté est celui de la critique génétique, parce qu’il est commode et que sa légitimité n’est pas contestable : entre l’histoire et le texte, il y a l’histoire du texte. C’est sans doute une boutade, mais comment connaître la structure de la Recherche du temps perdu, ses défaillances en particulier, sans comprendre le passage du Contre Sainte-Beuve au roman ? Il s’agit de faire signifier quelques motifs proustiens récurrents, des obsessions ou des allégories qui sillonnent l’œuvre ; à travers le rapprochement de deux ordres d’observations, les unes relatives à l’histoire du texte, les autres à l’histoire des représentations, d’apercevoir la place de Proust entre la décadence et la modernité. Proust n’est pas un philosophe, A la recherche du temps perdu n’est pas une philosophie appliquée. La philosophie donne des, concepts ; la littérature, des poncifs, « Créer un poncif, c’est le génie », notait Baudelaire dans Fusées21. Comment l’écriture fait verser la doctrine, voilà ce que chaque chapitre voudrait faire sentir, étant entendu que ce dévers définit la littérature.

Le premier chapitre situe Proust dans la dispute, qui a occupé toute la seconde moitié du XIXe siècle, entre les fanatiques de l’œuvre comme totalité et les partisans de la fragmentation. « L’unité, l’unité, tout est là », écrivait Flaubert à Louise Colet en 1846, avant de déplorer l’insuffisance des œuvres contemporaines : « Mille beaux endroits, pas une œuvre22 » Venant au secours de Wagner contre Nietzsche, c’est son œuvre même que Proust défend. Mais, auprès de Manet en peinture, ou de Fauré en musique, il est de ces artistes équivoques qui innovent malgré eux, et son œuvre excède le débat auquel il la rapporte. Le chapitre II, dédié à Fauré, confronte justement le type d’unité intérimaire que le musicien a donné à ses œuvres les plus nouvelles, et celui que Proust a recherché.

Le moment est celui d’une révision majeure dans l’interprétation de deux « phares » de Proust : Baudelaire, symbole de la décadence selon Bourget ou Brunetière, devient, pour Anatole France en particulier, un classique, tandis que, dans le Racine blafard des romantiques, on perçoit désormais le désordre. Même si Brunetière, le promoteur principal de Racine, demeure l’adversaire le plus impitoyable de Baudelaire, ces va-et-vient les rendent frères, et Proust s’imagine leur cadet : le chapitre III analyse la présence d’un nouveau Racine équivoque dans A la recherche du temps perdu, à partir des nombreuses allusions pédérastiques aux chœurs d’Esther et d’Athalie. Dans le chapitre IV, je compare le traitement par Huysmans et par Proust d’un thème daté : la perversion prêtée aux peintres italiens. Proust manque encore d’assiette, depuis son adhésion aux lieux communs de la sexualité décadente, dans les brouillons de la Recherche du temps perdu, jusqu’à l’invention d’Albertine, qui débarrasse le roman de ses personnages fin de siècle.

Seul le chapitre V ne vise pas expressément un contraste entre Proust et un autre artiste ; il est consacré à quelques cas de mitoyenneté entre la vie et le roman. Proust allie la fiction mimétique reposant sur des modèles et le roman expérimental, où le réel est découpé en tableaux vivants – en épiphanies ou en allégories.

Baudelaire est une figure tutélaire auprès de Proust, quelque chose comme son ange gardien à chaque page de ce livre, mais deux chapitres lui sont plus spécialement consacrés. Le chapitre VI voudrait caractériser le mal chez Proust Deux références sont en jeu : Sade, ou plutôt le sadisme pas toujours sadien dont la médecine du XIXe siècle a dressé le tableau clinique, et Baudelaire donc, ou plutôt le satanisme et la dépravation auxquels il servit d’éponyme, à partir de la notice de Gautier à l’édition de 1868 des Fleurs du Mal et après la publication des écrits intimes en 1887. Le chapitre vit est une étude stylistique de l’adjectif chez Proust : est-ce celui de Baudelaire ou celui de Sainte-Beuve, ou celui des surréalistes ?

Le chapitre VIII aborde une bizarrerie de la Recherche du temps perdu : la manie étymologique de Brichot Le savoir de Proust est démodé quand il passe dans le roman, à mi-chemin de l’érudition locale et de la lexicologie de l’école allemande. L’allégorie, au sens que Walter Benjamin devait lui donner, permet d’apprécier ces collages et de mesurer comment et combien Proust se sépare de l’idolâtrie de la fin du siècle. Le chapitre IX, rejoignant le chapitre I, examine une autre querelle qui a divisé toute l’époque : celle des adeptes de la révolution et de l’évolution, de la tradition et de l’originalité, ou de l’innovation et de l’imitation. Cette fois, Barrès sert de repoussoir, et la doctrine proustienne de l’inversion fournit le modèle d’une conception de l’art comme résurrection, ainsi que d’une critique de l’avant-garde. Enfin, une brève conclusion suggère un autre sens possible à la dualité de Proust, un sens qui s’est à plusieurs reprises insinué jusque-là. N’est-elle pas aussi une duplicité ? Mais faut-il choisir entre les deux ? Comme Bartleby, le héros de Melville, je préférerais ne pas. Gardons intacte cette dernière instance de l’entre-deux, ou de l’intermittence, car cette notion, elle-même empruntée à Proust, se sera peu à peu révélée principale.

 

Mon expérience de la Recherche du temps perdu est intermittente, elle aussi ; elle se fonde pour l’essentiel sur l’édition critique de Sodome et Gomorrhe. C’est pourquoi les études que voici, menées en parallèle à ce travail philologique, se déploient autour de cette partie de l’œuvre comme autour d’un foyer structurel et historique. Ma connaissance de la fin du XIXe siècle n’est pas plus régulière, et je ne prétends pas avoir traité méthodiquement les rapports de Proust avec son époque. Mais la particularité des circonstances n’empêche pas le bien-fondé de l’argument, si l’instrument génétique est un intermédiaire satisfaisant entre la philologie et la critique, et si Sodome et Gomorrhe offre le meilleur point de vue sur Proust bifrons.


1.

Le Temps, 10 décembre 1913 ; Marcel Proust, Paris, Kra, 1927, p 11.

2.

Lettre de décembre 1919, Corr. gén., t III, p 72. On trouvera dans la bibliographie, infra, p 303 sq., les références complètes des ouvrages cités en note de façon abrégée

3.

RTP, t I, p 5.

4.

Le Temps retrouvé. RATP. t IV, p 445-446.

5.

Le Soleil, v. 7.

6.

Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. fr. de Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982, p 161.

7.

Critique et Vérité, Paris, Éd. du Seuil, 1966, p 54-55.

8.

Ibid., p 56.

9.

Cahiers, éd. Judith Robinson, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1974, t II, p 1204.

10.

Hans-Georg Gadamer, Vérité et Méthode. trad. fr. d’Étienne Sacre révisée par Paul Ricœur, Paris, Éd. du Seuil, 1976.

11.

Voir notre étude, « La démocrasserie, moderne », La Troisième République des lettres, de Flaubert à Proust, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p 269 sq.

12.

Voir infra, chap III, p 95 sq.

13.

Voir Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad. fr. de Claude Maillard, Paris, Gallimard, 1978.

14.

Peace des Propos de peintre. De David à Degas, de Jacques-Émile Blanche (Paris, Émile-Paul, 1919), CSB. p 570. Voir les réserves de Paul de Man par rapport à l’esthétique de la réception dans « Reading and History », The Resistance to Theory, Minneapolis, University of Minnesota Press, 1986.

15.

Cité par Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op cit., p 116. Voir Jean Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1968.

16.

Rimbaud, Œuvres, éd. Suzanne Bernard et André Guyaux, Paris, Garnier, 1981, p 351, lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny.

17.

« Du Capital à la philosophie de Marx », in Louis Althusser, Jacques Rancière, Pierre Macherey, Lire le, Capital, Paris, Maspero, 1965, t I.

18.

De la Grammatologie, Paris, Éd. de Minuit, 1967.

19.

Salon de 1846, OC, t II, p 441.

20.

Proust, Corr., t XII, p 333.

21.

Feuillet 20, OC, t I, p 662.

22.

Flaubert, Correspondance. éd. Jean Bruneau, Paris, Gallimard, coll. « Biblio-thèque de la Pléiade », 1973, t I, p 389, lettre du 14 octobre 1846.