C’est une de ces étranges coïncidences, se dit le sergent-détective Martin Reesor tout en contemplant le centre de Toronto depuis la chambre d’hôtel de Wendell Holcomb située au vingt-cinquième étage.
L’appartement de Belinda Holcomb, tout comme le bureau où elle travaillait, se trouvait au vingt-cinquième étage. Aujourd’hui, Wendell, son père, était assis sur le grand lit de sa chambre également située au vingt-cinquième étage. Anéanti par la douleur, il s’entretenait au téléphone avec un directeur de pompes funèbres des dernières modalités de rapatriement du corps de sa fille chez lui, la police lui ayant signifié qu’il pouvait en disposer.
— C’est comme ça que vous les préparez pour le transport ? Dans un cercueil ? demanda Wendell. Oui, je vois. Et ce document, c’est à l’aéroport que je vais devoir le signer ?
À travers le rideau de pluie, Reesor aperçut le SkyDome à l’autre bout de la ville, où les Yankees de New York affrontaient les Blue Jays de Toronto. Martin avait prévu assister à la partie avec son fils de neuf ans, dont son ex-femme avait la garde. Les choses se passaient plutôt bien depuis que leurs désaccords avaient été réglés par voie de justice. Il n’empêche que, lorsque Reesor avait dû annuler la sortie, son ex-femme avait offert les billets à son nouveau petit ami. À cause du meurtre de Belinda Holcomb, le petit ami en question se trouvait au SkyDome, avec le fils de Reesor à ses côtés. Le détective avait dû encaisser la chose, cela faisait partie des aléas de son métier. Il dirigeait l’enquête sur le meurtre de Belinda Holcomb. Depuis que, quelques jours plus tôt, la sonnerie de son téléavertisseur avait retenti.
Wendell termina son appel. Il resta muet, accordant au ronron du climatiseur le soin de meubler le silence.
Sous son crâne chauve, Reesor avait des yeux comme des billes d’acier noir et brillant. Il mesurait un mètre quatre-vingt-cinq pour quatre-vingt-dix kilos et portait une épaisse moustache noire. Son métier de flic exigeait un prix à payer sur sa vie. Alors, à chaque nouvelle affaire, Reesor se remboursait en visant excellence et rigueur dans ses interrogatoires. Malheur au suspect qui tombait sur Reesor. Son holster de cuir couina quand il se retourna vers sa collègue, la détective Jackie Winslow. Assise sur le lit à côté de Wendell, elle lui tenait le bras.
— Avec nos services, on va étudier les modalités pour que vous puissiez récupérer les effets de votre fille dans son appartement et les expédier chez vous ultérieurement. Ils vont contacter son proprio. Ça vous va comme ça, Wendell ? demanda Winslow.
Holcomb hocha la tête tout en fixant le bout de ses chaussures à travers ses lunettes à grosse monture. Il avait soixante-six ans. Une raie tracée au cordeau séparait ses fins cheveux dont la blancheur tranchait sur sa peau rougeaude. Son visage ridé et parcheminé par les intempéries était celui d’un fermier très dévot. Wendell avait consacré sa vie à la terre, une vie dont le mode d’emploi s’articulait autour de la Bible et de la morale.
Reesor nota la présence d’une bible King James ; c’était celle trouvée dans la chambre d’hôtel, elle était ouverte sur la table de chevet de Wendell, à côté de son billet d’avion. Bâillant sur la commode, sa valise sentait la naphtaline. Faite de matière fibreuse, elle avait peut-être été à la mode dans les années soixante. Sur une chemise bien pliée et une casquette de baseball John Deere tachée de sueur reposait une photo encadrée de Belinda, hilare, à l’âge de sept ans, enlaçant son père, qui à l’époque avait les cheveux plus épais et plus foncés qu’aujourd’hui. La casquette était-elle là exprès, par souci de confort, ou l’avait-on jetée par erreur dans la valise, au cours de ces instants angoissants qui avaient suivi la réception de la « notification » ?
Wendell portait chaussettes et souliers noirs, un pantalon bleu marine, une chemise blanche dont il avait dégrafé le col, sous une cravate à carreaux qui jurait avec sa veste. C’est ce qu’il portait le jour où les inspecteurs étaient allés l’accueillir à l’aéroport. On l’aurait dit prêt pour la messe du dimanche à l’église de son patelin. Wendell posa sur ses genoux ses mains rugueuses habituées aux travaux de la ferme, des mains avec de gros doigts boudinés aux ongles usés.
— Maintenant je suis prêt à la ramener à la maison.
Ses paroles avaient eu bien du mal à franchir la barrière de sa gorge sèche.
Sur la route de l’aéroport, Reesor et Winslow résumèrent l’état de l’enquête en compagnie d’un Wendell enfermé dans le silence. Les essuie-glaces battaient la mesure et les pneus chuintaient. À un moment donné, Wendell lâcha : « Belinda était censée se marier, fonder une famille et rester à la maison. Je sais pas si sa mère va survivre à ce qui vient d’arriver. » Dans le rétroviseur, Reesor vit Wendell se cacher le visage dans ses grosses mains.
Une fois à l’aéroport international Pearson, ils restèrent à ses côtés jusqu’à l’embarquement et regardèrent l’avion et ses lumières stroboscopiques s’éloigner lentement du terminal dans le vacarme strident des turbines. La pluie n’avait pas cessé. À bord de l’appareil, un père anéanti par la douleur et, dans la soute, le cadavre de sa fille assassinée. Une fille de la campagne qui rentrait chez elle pour la dernière fois, à deux pas d’Altona, au Manitoba, à un jet de pierre de la frontière avec le Minnesota. On devait l’enterrer dans le petit cimetière de Red River Valley, au milieu des champs et des étendues de tournesols.
*
Reesor et Winslow parlèrent peu sur le chemin du retour de l’aéroport. Reesor alluma la radio en sourdine pour écouter la partie de baseball ; la pluie ne renonçait pas et les essuie-glaces accélérèrent la cadence.
— Le légiste espère que ce soir le labo des affaires criminelles va nous communiquer des résultats complémentaires, dit-il. Je voudrais retourner à l’escouade pour me replonger dans certaines déclarations. Et peut-être réentendre certaines personnes demain.
Depuis qu’on les avait appelés pour enquêter sur le meurtre de Belinda Holcomb, tout ce qui devait être fait jusqu’à présent et tout ce qui pouvait être fait l’avaient été.
La mort avait été causée par de multiples coups de couteau au cœur. Dans un petit cinéma de répertoire. Où l’on n’avait vendu que deux billets pour la séance. Pas la moindre caméra de sécurité. Trois employés. Le guichetier, la vendeuse de snacks et l’ouvreuse. Pendant la séance, le projectionniste avait lu. Personne ne se souvenait du suspect ou n’avait rien remarqué de particulier, à l’exception de la fille du snack-bar.
Je suis pas sûre, mais je crois que le gars portait des lunettes et qu’il était du genre très laid. Je crois qu’il était grand, il a échangé quelques mots avec la femme. J’ai cru qu’ils étaient ensemble et, oh mon Dieu, ça me fout vraiment la trouille, mon Dieu, on a assassiné cette femme quasiment sous nos yeux, vous comprenez ? Je suis pas vraiment certaine de me souvenir de quoi que ce soit.
Pas de témoins directs. Aucune arme retrouvée. Pas d’autres personnes blessées ou de traces de substances suspectes. Pas de traces d’agression sexuelle ou d’une quelconque activité de cette nature.
En rentrant de l’aéroport, ils regagnèrent les locaux de l’escouade au quartier général. C’est là que Reesor confia à sa collègue :
— D’après moi, Jackie, il l’aura filée jusqu’au cinéma.
— Le personnel du café confirme que Belinda est restée seule pendant plus d’une heure, comme si elle attendait quelqu’un. Peut-être était-ce une blind date. Tu te souviens de tous les journaux dans son appartement ? Qui sait si elle ne l’avait pas trouvé dans les petites annonces personnelles ?
Il se faisait tard. Deux ou trois détectives travaillaient encore au fond de l’espace réservé à l’escouade.
— On n’a rien relevé de particulier dans les journaux. On a cherché des annonces. Mais on pourrait y jeter à nouveau un œil. Il faut absolument qu’on fasse parler son ordinateur. Quand les gars de l’identification judiciaire ont essayé de le brancher, il a mal fonctionné ou je ne sais quoi. Ils s’emploient à travailler dessus. Est-ce que son pourvoyeur d’Internet s’est manifesté auprès de toi ?
— D’après lui, le compte de la victime est tout dénaturé ou un truc dans le genre. Il essaie de régler le problème. On espère pouvoir ainsi découvrir les activités de la victime.
— Bon. Très bien.
Reesor s’assit et prit un grand dossier.
— On fait quoi maintenant, Marty ? On s’occupe du ViCLAS6 ? Tu veux qu’on commence à remplir le registre en attendant que l’identité nous rappelle ? On pourrait en faire la plus grande partie maintenant.
— Pas déjà. Je veux visionner la vidéo et regarder les photos de la scène de crime. Des fois que j’aurais raté quelque chose. Toi, tu épluches le registre, histoire de voir si on a traité tous les points.
Winslow savait que son partenaire scruterait à la loupe, et pendant des heures, ce qui avait été filmé sur la scène de crime.
— OK. Mais puisqu’on en a pour un bon moment, je vais aller nous chercher à manger.
Elle tira le menu d’un restaurant de son tiroir, puis lança aux deux autres détectives de l’escouade :
— On va commander du chinois, ça vous tente ?
De la main, ils déclinèrent l’offre. Car ils allaient partir.
Reesor ouvrit le dossier qui contenait des agrandissements des photos du meurtre de Belinda Holcomb. On la voyait dans le cinéma, dans son fauteuil, affalée sur le côté gauche. Les yeux ouverts. Le chandail et le pantalon couverts de sang, qui gouttait dans les chaussures. Attaquée par-derrière, dans l’obscurité. Découverte par l’ouvreuse. Qui pensait que la spectatrice dormait. L’ouvreuse ne l’avait absolument pas touchée. Elle avait appelé le 911. Une patrouille était rapidement arrivée sur les lieux pour sécuriser la scène de crime.
Quand la bouffe arriva, Reesor mangea tout en continuant à relire tous les rapports et déclarations accumulés depuis le début de l’enquête et en notant des infos sur les prochaines personnes à interroger.
Presque deux heures plus tard, il se leva, s’étira, puis farfouilla dans ce qui restait dans les barquettes de riz frit aux champignons, de poulet aux amandes et de wontons frits pendant que Winslow regardait par la fenêtre. Les locaux de l’escouade donnaient sur la rue et Jackie observait la circulation. Reesor s’était décidé à choisir un de ces biscuits chinois dans lesquels est caché un horoscope. Il le brisa et lut la prédiction inscrite sur le ruban : Si vous continuez à la chercher, vous découvrirez la vérité.
Il haussa les épaules et croqua dans le biscuit avant de tendre la bande de papier à Winslow pour la faire sourire. Son téléphone sonna, il décrocha aussitôt.
— Escouade des Homicides, Reesor.
— C’est Fydor, du labo.
— Y a du neuf ?
— Oui, je crois avoir trouvé quelque chose, mais il va me falloir du temps.
— Combien ? Tu m’avais dit que ce serait pour ce soir.
— Ce sera pas pour ce soir. Rentre chez toi. Je t’appelle dès que j’obtiens un résultat.
— Allez, dis-moi ce que c’est.
— Écoute, je suis dans le jus jusqu’aux oreilles. Je dois encore affiner ce qu’on a trouvé au cinéma.
— Allez, Fydor, donne-moi un indice.
Un long moment de tension palpable s’écoula.
— Je crois que votre type est un grand voyageur. Qu’il se déplace beaucoup. D’un pays à l’autre.