III

Les mariages espagnols

Chilpéric n’en reçut point et il n’en fut pas spécialement étonné. Malgré l’apparent apaisement entre son frère et lui, il savait fort bien que rien n’était réglé. Il avait maintenant quatre fils et ne pouvait pas se contenter du misérable royaume de Soissons qui lui était échu. Tôt ou tard, il faudrait procéder à un nouveau partage sur le champ de bataille. Ses aînés grandissaient, approchaient de l’âge d’homme et seraient bientôt capables de défendre leurs intérêts les armes à la main. Ce jour-là, les Austrasiens devraient fortifier leurs frontières.

Dans ces conditions, le glorieux mariage de Sigebert et les fastes invraisemblables qui l’entouraient lui parurent une provocation supplémentaire, et des plus insultantes. On se moquait de lui, on le discréditait, on l’humiliait.

Il apprit l’arrivée de la princesse Brunehilde à Metz, les éclatantes cérémonies des noces, la conversion de la jeune mariée dont les évêques unanimes félicitèrent le roi d’Austrasie, et, très vite, la grossesse de la reine1. Tout cela ajouta à sa fureur et à son dépit.

Que Caribert et Gontran fussent dans des positions similaires, sans en avoir l’air beaucoup affectés, ne consolait pas Chilpéric que la honte, la colère et la jalousie tenaillaient. Il remâchait des rêves de revanche éclatante, qu’il ne voyait comment mettre en œuvre. La chance, qui jusque-là ne l’avait guère favorisé, vint soudain à son aide : en juillet 567, Caribert mourut à l’improviste dans sa quarante-septième année sans postérité masculine. Ce trépas inattendu changeait complètement la donne.

Chilpéric le comprit et il se félicita in petto de n’avoir pas cédé aux cris, aux larmes, aux supplications de sa concubine et de n’avoir pas régularisé leur situation conjugale ainsi qu’elle l’en pressait. Enfin il allait être roi pour de bon, et, dans ce grand avenir qu’il voyait s’ouvrir devant lui, il n’y avait plus de place pour Frédégonde, ni même peut-être pour le petit Chlodobert. Prudent, il se garda toutefois de laisser rien transparaître de ses pensées et de ses projets et conserva envers sa maîtresse ses façons ordinaires. Cela ne lui était pas très difficile : elle lui plaisait toujours et la maternité, la trentaine approchant, au lieu de la faner, lui avaient donné une plénitude, une féminité renouvelée. Frédégonde mûrissante était plus belle que jamais, et elle le savait. Aussi, malgré sa finesse et son intelligence, ne vit-elle probablement rien venir de la catastrophe qui la menaçait et fut-elle prise au dépourvu quand celle-ci s’abattit sur elle et sur son fils.

Le décès de Caribert, usé par ses excès, – frappé par la main de Dieu, avaient dit les évêques2 –, opinion qui n’était pas pour impressionner Frédégonde dont les sentiments religieux étaient assez tièdes, l’avait d’abord emplie de satisfaction. L’aîné des fils de Clotaire avait, lors du partage de 561, décroché la meilleure part ; son redécoupage en trois ne pouvait, quelles qu’en soient les modalités exactes, que favoriser Chilpéric et lui octroyer l’agrandissement de terres dont il avait besoin. Peut-être cet éternel insatisfait éprouverait-il alors un sentiment d’apaisement ; peut-être ne serait-il plus rongé par le doute et l’aigreur et oserait-il assumer pleinement sa liaison avec Frédégonde, comme Caribert n’avait pas hésité à le faire s’agissant de ses concubines.

Ingoberge répudiée, le roi de Paris avait élevé au rang de concubine royale officielle sa maîtresse en second, la belle Méroflède. L’eût-il épousée un jour ? Nul le ne sait, puisque la jeune femme disparut prématurément sans laisser à son amant le loisir d’approfondir la question. Par esprit de fidélité envers la disparue, Caribert avait alors conféré le titre de concubine à sa sœur aînée, Marcovéfa, honneur qu’il avait renoncé à lui accorder dans un premier temps, en raison de ses vœux de religion.

Le moment était mal choisi, car le roi de Paris se débattait alors dans une querelle avec les prélats du royaume de l’Ouest à propos de l’évêché de Saintes auquel Clotaire, avant de mourir, avait pourvu sans en passer par l’autorité légitime, c’est-à-dire l’archevêque Léonce de Bordeaux. Caribert prétendait y maintenir le prélat choisi par son père, tandis le métropolitain d’Aquitaine exigeait sa déposition immédiate. La querelle s’était envenimée lorsque Caribert avait jugé drôle de faire rosser et rouler dans des ronces l’envoyé officiel du prélat bordelais avant de le lui réexpédier blessé et saignant.

Méroflède étant morte peu de jours après cet attentat, les ecclésiastiques avaient prédit à Caribert les châtiments célestes en ce monde et dans l’Autre, prédiction à laquelle il avait répondu en affichant ses amours sacrilèges avec Marcovéfa. C’en avait été trop pour les évêques de l’Ouest, pourtant si patients jusque-là. Ils avaient toléré, un peu lâchement, la liaison du roi avec une vierge consacrée tant que ce scandale ne s’étalait pas sur la place publique, mais ils ne pouvaient plus feindre maintenant n’être pas au courant. Le vieil évêque Germain de Paris, qui avait tenu tête aux fils de Clovis, n’était pas d’une espèce à se laisser impressionné par Caribert et, soutenu par l’archevêque Euphronius de Tours, première autorité religieuse du royaume, il avait fulminé l’excommunication contre le couple ; puis le métropolitain de la Lyonnaise Seconde avait convoqué un concile tourangeau afin de rappeler les peines encourues par les religieuses infidèles et leurs complices.

Sur ce, tel un second avertissement, au début de l’été 567, Marcovéfa était morte brusquement à son tour, et les évêques avaient eu beau jeu de prédire derechef les pires malheurs au roi.

Caribert avait haussé les épaules ; il lui restait encore une concubine, la charmante bergère Theudogilde. Elle avait récemment accouché d’un fils, mort-né hélas, ce qui n’assurait pas la succession, mais laissait espérer d’autres grossesses et une postérité masculine abondante. La mort, en le fauchant au moment où il s’apprêtait à partir pour Tours dans l’intention d’y régler ses comptes avec Euphronius, venait de mettre un terme à ces espoirs et laissait le royaume de l’Ouest en déshérence. Pour la plus grande joie des frères du défunt qui, aussitôt, jouèrent chacun pour soi.

Les trois rois survivants avaient au moins trouvé un sujet d’entente : le sort à réserver à leurs nièces. Elles étaient deux3, nées de la légitime union de Caribert avec Ingoberge : Berthe et Clotilde, l’une au seuil de l’adolescence, l’autre encore une enfant.

Le cas de l’aînée était un peu délicat. Sous la pression de Rome, qui cherchait à reprendre pied en Grande-Bretagne et à restaurer une Église ravagée par les invasions angles et saxonnes du siècle précédent, Caribert, en ses derniers mois, parce que, fâché avec ses évêques, il recherchait le soutien du pape, avait accepté d’envisager l’union de la princesse Berthe avec le roitelet saxon du Kent, Ethelbert. Il s’agissait aux yeux du Mérovingien d’un demi-sauvage indigne de sa fille, mais l’appui de la papauté n’était pas négligeable.

Pour Ethelbert, l’alliance était inespérée, même s’il se doutait du prix à payer pour l’obtenir : sa conversion, et l’appui qu’il devrait apporter à celle de son peuple. Rome comptait sur la jeune Berthe pour renouveler avec ces païens les miracles de sa sainte aïeule.

Le mariage était à peu près convenu, quoique Caribert n’eût pas mis beaucoup de zèle à le concrétiser. Gontran, Sigebert et Chilpéric, confrontés à ces engagements, n’osèrent pas les annuler, comme ils en avaient envie. Au demeurant, il leur semblait improbable que le Saxon vînt un jour revendiquer des droits sur le royaume de l’Ouest ; et ni le Burgonde ni l’Austrasien ne souhaitaient se mettre mal avec le souverain pontife. Berthe deviendrait donc reine du Kent, ainsi que son père l’avait prévu.

Restait la petite Clotilde4, fillette innocente mais très embarrassante. Écartée de la succession paternelle, l’enfant perdait tout intérêt, ou presque, sur le marché des princesses à établir, d’autant que ses oncles n’avaient pas l’intention de la doter. Impossible de la marier à quelque leude, choix par trop déshonorant, et de surcroît dangereux puisque la petite serait, le temps venu, un ventre de souveraineté et que son époux pourrait prétendre au trône. Jadis, on avait tué de jeunes et gênants héritiers princiers pour moins que cela, mais Sigebert et Gontran n’étaient pas portés à ce type d’arrangements successoraux, qui n’eussent pas tant répugné à Chilpéric…

Le couvent s’imposait comme la meilleure et la seule solution au problème posé par leur nièce. Sigebert, qui l’entourait d’une dévotieuse affection, écrivit donc à leur belle-mère, la reine Radegonde, en lui demandant de recueillir cette tendre orpheline et de veiller sur elle. L’Austrasien eut le tact de ne pas faire allusion à une prise de voile éventuelle, Clotilde n’ayant pas l’âge de si solennels engagements, mais tous comptaient bien que la princesse ne quitterait plus jamais le cloître poitevin5.

Ces désagréables questions réglées, les rois allaient passer aux choses sérieuses, le partage du royaume de l’Ouest, lorsque Theudogilde, la concubine de Caribert, elle aussi promise au couvent et qui se trouvait trop jeune pour un pareil destin, décida de risquer le tout pour le tout.

Caribert, selon l’usage, conservait son trésor personnel, qui se confondait avec les fonds de l’État, dans une salle des coffres de son palais parisien, salle dont Theudogilde, à peine son amant défunt, prit les clefs, avant de s’emparer de tout l’or et tous les bijoux qu’elle pouvait transporter, puis de s’enfuir. Sans protection, elle n’irait pas loin, n’étant finalement qu’une voleuse. Elle crut donc habile d’écrire au roi Gontran, le seul des trois frères momentanément sans femme ni concubine en titre, pour lui proposer de lui restituer ces richesses, à condition qu’il l’épousât et la fît reine de Burgondie. N’étant pas la femme légitime de Caribert, elle n’exposait pas Gontran aux sanctions canoniques qui frappaient l’homme épousant la veuve de son frère et il était libre de consentir à cette union. Gontran y consentit, ou, plus exactement, il feignit d’y consentir et pria Theudogilde de venir le rejoindre à Chalon, sa capitale. Certaine de son prochain triomphe, la sotte y courut, et se fit immédiatement arrêter, puis enfermer dans un couvent d’Arles, tandis que le roi de Burgondie s’emparait de la fortune6. Solide principe de précaution selon lequel « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »…

Sigebert et Chilpéric ne trouvèrent rien à redire à cette appropriation, d’autant que Gontran, bon prince, se montra peu exigeant lors du nouveau partage des lots ; il se contenta de l’Aunis et de la Saintonge, du Périgord, de l’Agenais, d’Oloron dans les Pyrénées, et, au nord de la Loire, de Sées7, d’Avranches et de la Brie.

Chilpéric, qui voulait Périgueux et Agen, ravala sa déception car, pour une fois, le sort l’avantageait. Véritable effet du hasard, ou bénévolence inattendue de ses demi-frères, il venait de tirer la meilleure part, et la sagesse lui conseillait de s’en contenter, un temps au moins. Il héritait en effet de tout le centre ouest et de toute la façade Atlantique du royaume de Caribert8.

L’ensemble était superbe mais il y manquait, et Chilpéric trouva, là encore, motif à s’en affliger, trois fleurons des Gaules : Paris, que d’un commun accord les rois avaient déclaré ville neutre où ils s’engagèrent formellement à ne pas entrer ni séjourner9, Tours et Poitiers, que Sigebert avait exigés10. Comme il se contentait de peu, ne recevant que le Cotentin, l’Albigeois, le Pays basque et l’ouest de Marseille, qui agrandissait l’étroit corridor méditerranéen consenti à l’Austrasie en 561, il était impossible de s’en formaliser. Chilpéric se promit que cela viendrait plus tard et qu’il reprendrait les villes qu’il désirait par la force si ses frères ne les lui cédaient point. Il en aurait bientôt les moyens.

Le royaume miniature de Soissons devenait la Neustrie, vaste ensemble cohérent11, ou presque12, riche de cités, de champs, de commerçants, d’artisans et paysans gaulois qu’il serait loisible de pressurer au maximum pour leur arracher les fonds nécessaires à solder les troupes nombreuses et fortes avec lesquelles Chilpéric, un jour qu’il espérait prochain, écraserait Gontran et surtout l’odieux Sigebert. Il en jubilait d’avance.

Maintenant qu’il était véritablement roi, et toujours célibataire, lui aussi, le nouveau souverain de Neustrie, se voyait bien demandant la main d’une authentique princesse ; il avait déjà fait son choix : ce serait Galswinthe, la sœur aînée de Brunehilde, alliance plus prestigieuse encore que celle de l’Austrasien, qui n’avait eu que la cadette.

Chilpéric, tout à ses projets, ne se demanda pas pourquoi Sigebert, qui avait eu le choix, n’avait pas demandé la main de Galswinthe plutôt que celle de Brunehilde. Il ne croyait pourtant manifestement pas à l’explication officielle, selon laquelle l’aînée des princesses wisigothes, héritière du trône, était réservée à quelque Grand du royaume espagnol ; il n’eût pas couru le risque d’être éconduit.

De tout cela, évidemment, Chilpéric se garda de parler à Frédégonde. D’abord, il n’était pas assuré d’obtenir la princesse ; ensuite, la conclusion de l’alliance et du mariage prendrait des mois encore et le roi n’entendait pas, en attendant l’arrivée de sa nouvelle épouse, se passer de sa concubine. Pas question, dans l’intervalle, de subir les inévitables crises de larmes et les scènes de jalousie que Frédégonde ne manquerait pas de lui infliger quand elle serait au courant. Il ferait en sorte de la tenir dans l’ignorance des pourparlers avec la cour de Tolède jusqu’à l’annonce officielle de la noce, laquelle, il est vrai, se décida dans des délais très courts. Chilpéric y avait mis le prix13. Faramineux.

Athanagild vit arriver l’offre neustrienne, au début du printemps 568, avec un plaisir mitigé. Bien que Galswinthe dût avoir alors déjà plus de vingt ans, il n’était pas pressé de la marier14. Cependant, la nouvelle position de Chilpéric, maintenant en possession de la plupart des provinces qui constituaient autrefois l’Aquitaine wisigothique, l’incita à la réflexion ; il songea que la frontière pyrénéenne ne serait plus sans cesse menacée par les Francs, puis il se demanda s’il n’était pas envisageable de récupérer tout ou partie de ce que la dynastie Amale avait perdu soixante ans plus tôt. S’il y parvenait, il récoltait une légitimité, une popularité éclatantes, qui valaient de sacrifier Galswinthe à l’intérêt national. Alors, il posa ses conditions.

Athanagild n’avait réclamé de Sigebert que son concours contre les Byzantins en Italie ; il fut beaucoup plus exigeant avec Chilpéric. Si celui-ci cédait, le succès serait mirifique. S’il refusait, le souverain espagnol gardait sa fille chérie : il était gagnant sur les deux tableaux.

En découvrant les demandes que lui faisait son éventuel beau-père, Chilpéric eut un sursaut de stupeur tant elles semblaient aberrantes ; puis il se prit à réfléchir, et s’avisa finalement de les trouver acceptables.

Athanagild posait comme clauses accessoires le soutien de son futur gendre dans une guerre contre Constantinople et le respect des convictions ariennes de sa fille. Le roi de Neustrie y consentit avec les mêmes arrière-pensées que Sigebert ; cela n’engageait pas à grand-chose dans l’immédiat sur le plan militaire. Quant à la conversion de la princesse, il était entendu qu’il en irait comme de Brunehilde qui, selon la version diplomatique, avait personnellement tenu à devenir catholique, choix dont ses parents, à des centaines de miles, ne pouvaient être tenus pour responsables.

Il réclamait ensuite de son futur gendre des engagements d’ordre personnel, voire intimes : Chilpéric, dont la réputation de débauché n’était apparemment plus à faire au-delà des monts, s’il épousait Galswinthe, devait jurer n’avoir pas d’autres femmes qu’elle et observer la plus stricte monogamie. Eu égard aux mœurs conjugales des Mérovingiens, le Wisigoth faisait bien de se précautionner. D’autre part, comme l’on savait à Tolède que le roi de Neustrie vivait maritalement, il jurerait aussi de renvoyer cette fille et son bâtard, et de ne point les rappeler. Il ne prendrait par la suite aucune autre concubine ou maîtresse et serait fidèle à la reine tant qu’elle vivrait.

C’était beaucoup demander à un roi de l’époque qui considérait la polygamie comme une preuve de virilité et de force. Athanagild le savait et comptait sur cette exigence quasi extravagante pour mesurer le degré exact d’implication du Neustrien dans cette affaire. Si jamais Chilpéric cédait là-dessus, et s’engageait par serment devant Dieu et les hommes, éventualité au demeurant suspecte, c’est qu’il tenait vraiment à l’alliance espagnole !

Par ailleurs, Athanagild, qui ne prévoyait aucune dot en terres pour Galswinthe15, se bornant à promettre une somme considérable en or et pierreries, demandait à fixer lui-même le Morgengabe, ce douaire censé assurer matériellement l’avenir de la femme, qu’elle fût reine ou paysanne, en cas de veuvage, accordé par son gendre à sa fille le lendemain de leur mariage. Celui de Galswinthe était invraisemblable : rien moins que toutes les possessions de Chilpéric dans le Sud-Ouest. Des vallées bigourdanes à Bordeaux, de Cahors à Limoges, elle recevrait tout, absolument tout en mains propres et conserverait ce don du matin si elle devenait veuve sans avoir eu d’enfants ou si ceux-ci n’avaient pas vécu ; si Chilpéric décidait de la répudier pour quelque raison que ce fût ; ou si celui-ci manquant à son serment de stricte monogamie, la reine Galswinthe réclamait la séparation. Autrement dit, seule une union pérenne, paisible, féconde, et bénie du Ciel, qui épargnerait aux époux la perte de leur progéniture, assurerait le maintien des provinces du Sud-Ouest au sein du royaume franc : autant rendre d’emblée l’Aquitaine aux Wisigoths !

Chilpéric ne put se méprendre sur ces demandes léonines ; s’il cédait, c’était la garantie de réduire à néant l’œuvre essentielle de Clovis. Il fallait être fou pour envisager d’accepter. Or, le roi de Neustrie accepta. Et Athanagild, qu’il fût pris à son propre piège et ne voulût point, par un refus outrageant, s’aliéner un puissant voisin, ou qu’il fût incapable de résister aux glorieuses perspectives qu’il croyait voir s’ouvrir à lui grâce à ce mariage, donna à son tour son accord, sans plus se soucier des sentiments de Galswinthe.

La jeune fille, bien entendu, n’avait pas été consultée ; elle avait cependant manifesté la terrible répugnance que lui inspirait ce mariage, sa terreur de devoir quitter ses parents pour aller vivre dans cette Francia étrangère, ennemie héréditaire des Wisigoths, auprès d’un homme de mauvaise réputation. L’exemple de sa cadette, que ses parents lui ressassaient, régnant maintenant sur Metz et parfaitement heureuse entre son brillant mari et Ingonde, leur délicieuse petite fille, ne rassérénait pas l’infortunée Galswinthe. Elle avait peur, une peur atroce, de cet affreux mariage et s’y opposait de toutes ses forces.

Un moment, elle espéra le soutien maternel. Plus intelligente qu’Athanagild, la reine Goïswinthe éprouvait une méfiance instinctive devant l’étrange facilité mise par Chilpéric à accepter l’inacceptable. Le roi de Neustrie n’étant ni fou ni stupide, il fallait qu’il eût une idée en tête, qui annihilerait les calculs espagnols et dont Galswinthe risquait de faire les frais. Elle fit état de ses soupçons, sans parvenir à inquiéter Athanagild, désormais prêt à sacrifier sa fille et qui ne songeait même plus à la succession espagnole et au rôle auparavant dévolu à Galswinthe pour prolonger la jeune dynastie familiale.

Au début de l’été 568, les ambassadeurs neustriens, pressés, exigèrent la remise de la fiancée ; ils voulaient regagner Rouen, nouvelle capitale du royaume, avant les premiers frimas de l’automne. Les Espagnols, qui tergiversaient encore et cherchaient à gagner du temps sous prétexte de trousseau à compléter, de cadeaux nuptiaux à réunir, de cortège et d’escorte à organiser, pressèrent le mouvement.

Galswinthe, ruisselant de larmes, sanglotant, quitta Tolède parée comme une idole barbare, assise sur le banc étroit de l’inconfortable char de parade recouvert de plaques d’or, surélevé afin que le peuple pût voir la princesse, où elle devrait monter en chaque occasion publique. Derrière elle suivaient des dizaines de voitures chargées à ras bord de coffres emplis de richesses, mais aussi un long cortège d’esclaves qui serviraient de domestiques à la jeune reine dans sa nouvelle patrie16.

Goïswinthe avait tenu à accompagner sa fille jusqu’à la frontière. En l’atteignant, elle serra une dernière fois Galswinthe dans ses bras et lui lança d’une voix angoissée cet ultime avertissement :

— Prends garde !

Cri de mauvais augure, paroles qu’il était d’usage de réfréner pour ne pas attirer le malheur sur une jeune épouse mais, en proie à un pénible pressentiment, elle aussi, la reine ne sut pas le retenir. La princesse s’éloigna de sa mère plus terrifiée que jamais17.

À Rouen, l’ancienne Rotomagus gauloise devenue préfecture à la fin de l’empire et qui conservait de cette époque quelques beaux bâtiments pas trop délabrés que l’on était parvenu à rendre à peu près habitables, Chilpéric était informé de la prochaine arrivée de sa fiancée. La jeune fille avait encore devant elle, avant d’atteindre les rives de la Seine, des semaines de route, ponctuées d’étapes, telle la halte qu’elle fit, en août, à Poitiers, où la reine Radegonde refusa, en y mettant les formes, de la recevoir18.

Il était temps d’honorer les engagements pris envers les Espagnols et de renvoyer les femmes susceptibles de porter ombrage à la jeune mariée. Il fallait affronter Frédégonde. Chilpéric s’y résigna avec inquiétude et beaucoup de regrets : elle était toujours aussi belle et il tenait à elle.

Seule la consolante pensée que la princesse Galswinthe devait ressembler à sa sœur Brunehilde, dont chacun vantait l’allure, l’élégance, la grâce, l’éducation, l’esprit, et la grande beauté, parvint à donner au roi de Neustrie le courage d’annoncer son renvoi à sa concubine.

Il s’attendait au pire, avait préparé ses arguments, tenait en réserve des solutions, des cadeaux censés adoucir l’amertume de la séparation. Or, Frédégonde l’écouta sans manifester autre chose que la profonde douleur d’une femme soudain arrachée à l’homme qu’elle adore. Elle ne lui fit aucun reproche, parut se résigner. Chilpéric fut assez sot pour ne pas s’étonner : n’était-il pas le roi, tout-puissant, et elle une paysanne, une servante qu’il avait grandie en lui ouvrant sa couche et en lui faisant un bâtard ?

Mal à l’aise malgré tout, il exposa les plans qu’il avait prévus pour son ancienne compagne et leur fils. Il trouverait à Frédégonde un époux parmi la noblesse franque, qui la traiterait avec respect parce qu’elle avait porté l’enfant du souverain, et qui lui assurerait un avenir très supérieur à tout ce qu’elle avait pu espérer jadis.

Ou, si elle tenait à son indépendance, Chilpéric lui accorderait une rente, et la propriété d’une villa campagnarde où elle vivrait à l’aise le restant de ses jours. Il se trouvait généreux, n’ayant pas été aussi large avec la reine Audowère. N’était-ce pas ainsi que le roi Clotaire avait traité les reines Radegonde et Vuldetrade lorsqu’il s’était séparé d’elles ? La Thuringienne avait demandé la villa de Saix en Poitou ; l’Austrasienne avait préféré se remarier. Frédégonde n’avait qu’à choisir, il la laissait libre.

Le roi ne savait pas que Frédégonde avait choisi, depuis longtemps.

En dépit des précautions prises pour la tenir à l’écart des pourparlers du mariage, Frédégonde était au courant et, passé le premier choc, fort rude, elle préparait sa contre-offensive avec détermination. L’Espagnole n’allait pas la chasser sans qu’elle se défendît ! Elle n’avait pas obtenu le renvoi d’Audowère pour que Chilpéric épousât Galswinthe sous prétexte qu’elle était fille de roi !

Il en allait non seulement de l’avenir de la concubine et de son fils, mais de leur vie. Est-ce que le premier souci de la nouvelle reine de Burgondie n’avait pas été de faire assassiner la concubine Veneranda et le prince Gondebaud ? Frédégonde n’entendait pas connaître le même sort.

Quant à se contenter, ce qui l’eût en principe protégée, d’un leude ou d’un antrustion alors qu’elle s’était vue reine, il ne fallait pas y compter !

Dissimulant sa colère sous une douceur affectée, Frédégonde expliqua, des larmes dans la voix, qu’elle ne voulait rien des cadeaux de son seigneur. Après avoir connu les embrassements d’un roi, quelle femme voudrait s’abandonner à un autre homme ? Aucun ne la toucherait jamais plus ! Et, comme aucun domaine ne pouvait la consoler de la perte de celui qu’elle adorait, elle refusait aussi la propriété si généreusement offerte.

Chilpéric, d’un tempérament avare, fut plus soulagé encore que surpris de cette résignation si étrangère au caractère de sa compagne. Frédégonde, levant vers lui son magnifique regard noyé de larmes, ajouta qu’elle réclamait une seule chose mais qu’elle suppliait son amant de la lui accorder : lui permettre de rester à son service comme elle l’était par le passé ; non, certes, à Rouen, où sa présence offenserait la reine, mais dans ce modeste rendez-vous de chasse où ils avaient l’habitude, jadis, de se retrouver. Elle réclamait cette maisonnette comme un refuge dont elle serait la gardienne ; elle pourrait y vivre le reste de sa vie dans le souvenir du flamboyant amour qu’elle avait connu avec son roi bien-aimé.

Chilpéric acquiesça sans rien deviner du piège que lui tendait Frédégonde, ou, s’il en perça quelque chose, car il était lui-même maître en fourberie et en duplicité, le stratagème ne lui déplut pas. S’il savait se montrer assez discret et prudent, peut-être ne serait-il pas obligé, finalement, de se passer d’une maîtresse dont les savantes caresses et les audaces lui manquaient déjà.

Dès qu’il eut accepté, Frédégonde, sûre de son emprise sur cet homme, sut qu’elle avait gagné. Tôt ou tard, elle reprendrait sa place, et tant pis pour Galswinthe !

Elle oubliait un détail, très lourd et qui risquait de faire pencher la balance en faveur de sa rivale wisigothe : le douaire invraisemblable que Chilpéric lui avait consenti et qui risquait, au moindre soupçon d’adultère, de pousser la princesse à réclamer sa liberté et son Morgengabe. Chilpéric avait des défauts mais il n’avait pas encore dégénéré au point de livrer l’Aquitaine si chèrement reconquise par son grand-père à l’ennemi héréditaire.

Il ménagerait Galswinthe. Toute la question était de savoir combien de temps…

Qu’il avait commis une grossière erreur en ne s’interrogeant pas sur les raisons du choix de Sigebert, Chilpéric le comprit à la seconde où Galswinthe, toujours somptueusement parée mais définitivement dépourvue de grâce et d’élégance, descendit avec maladresse de l’extravagant véhicule, véritable tour roulante, sur lequel elle avait fait son entrée dans sa capitale. Même le mieux intentionné des hommes, même le plus plat courtisan, ne pouvait la prétendre belle19. En ce domaine, la reine d’Austrasie avait été comblée de tous les dons du ciel20 ; pas sa sœur…

Brunehilde était grande et élancée21, Galswinthe d’une taille peu avantageuse et de forte corpulence. Tout chez elle semblait flasque et mou, au physique comme au moral. L’expression de grande douceur de son large visage aux traits flous ne contribua pas à consoler ni attendrir Chilpéric qui préférait les femmes au tempérament bien trempé. La pensée qu’il allait jurer fidélité absolue à ce laideron placide et craintif le glaça. Il s’apaisa en songeant à la formule exacte du serment : « jusqu’à ce que la mort nous sépare… » ; le veuvage restait une solution à cette fâcheuse union.

Et puis, le trésor que les domestiques s’occupaient à décharger représentait une contrepartie tangible, immédiate, à sa déception ; la promise était laide à pleurer, certes, mais la dot conséquente aidait à l’accepter. À cause des coffres d’or, Chilpéric s’obligea à faire bonne figure22.

Cette comédie suffit à la jeune fille prête, dans son désarroi, à se raccrocher à la moindre preuve d’affection de la part de son fiancé. Chilpéric atteignait tout juste la trentaine ; c’était un gaillard blond aux yeux bleus rompu aux exercices physiques et d’assez belle prestance. Il n’en fallait pas plus à Galswinthe pour s’éprendre de lui. Elle crut aux prémices d’une grande histoire d’amour et le roi de Neustrie se garda de la désillusionner.

Au contraire, il s’ingénia, les premiers jours et les premières semaines, à l’ancrer dans ces sentiments. Ne convenait-il pas de donner à la Francia en général, à l’odieux Sigebert en particulier, l’impression que le couple royal neustrien baignait dans la félicité ?

Pour commencer, Chilpéric veilla à ce que les fêtes de Rouen fussent aussi splendides, aussi grandioses que l’avaient été celles des noces messines. Il y mit le prix. Pourtant, il laissa l’impression aux invités d’un doublet, somptueux, mais exagéré, un peu vulgaire, qui marquait la réussite d’un parvenu23. Il fallait qu’il en fît trop.

L’abjuration de Brunehilde, à Metz, avait suivi le mariage. À Rouen, Galswinthe, chapitrée depuis la frontière, promenée au long de la route dans tous les sanctuaires catholiques des Gaules24, puis admonestée par l’évêque rouennais, Prétextat, homme peu commode, comprit qu’il faudrait abjurer avant la bénédiction nuptiale. Elle s’y résigna. Cette conversion, sincère25, ressemblait au prix versé par Chilpéric au prélat pour faire oublier un détail tout de même gênant : il était toujours marié avec Audowère et en l’unissant à Galswinthe, l’évêque consacrait sa bigamie26.

Chilpéric renouvela publiquement alors son engagement de fidélité et, innovation qui parut incongrue à certains partisans des vieux usages, il exigea des leudes et des antrustions présents qu’ils jurent à leur tour fidélité à la reine comme à lui-même. Jamais le droit germanique n’avait prévu pareil engagement envers une femme, pour l’excellente raison qu’il s’agissait d’un serment militaire liant le roi à ses guerriers et qu’aucune femelle n’était censée porter les armes27.

En accordant cet honneur astronomique à Galswinthe, Chilpéric donnait l’image d’un homme amoureux et d’un époux débordant de respect envers sa compagne. C’était ce qu’il voulait. Si jamais il devait arriver malheur à la reine, qui oserait, après cela, l’accuser d’un tel crime ?

Chilpéric avait-il envisagé de contourner son serment de fidélité en supprimant sa bénéficiaire dès l’instant où il avait su les exigences espagnoles ? L’idée ne lui était-elle venue qu’en rencontrant Galswinthe ? Ce qui est certain, c’est que le roi de Neustrie avait décidé, dès le début, que les Wisigoths ne remettraient jamais la main sur le fabuleux Morgengabe qu’ils avaient extorqué en faveur de leur princesse. Quitte à supprimer celle-ci pour garder les provinces du Sud-Ouest.

La seule chance de Galswinthe eût été de se faire aimer, ou de donner très vite des enfants au roi, parce que le Morgengabe maternel leur fût retourné, empêchant le dépeçage de la Francia. À défaut de quoi, elle était condamnée, et à brève échéance.

Or, et c’était prévisible, elle ne sut pas séduire son mari ; malchance supplémentaire, bien que Chilpéric eût respecté au moins quelques mois ses engagements conjugaux, Galswinthe ne conçut pas. Enceinte ou jeune mère, elle fût devenue intouchable. Comble de méveine, la nouvelle de la mort d’Athanagild, disparu brutalement au début de l’hiver, atteignit Rouen au printemps 569, quand la fonte des neiges rendit possibles les liaisons avec l’Espagne. Le décès de son père laissa Galswinthe sans protection.

D’esprit très différent du droit romain, fondé sur un système de peines et de sanctions, le droit germanique reposait sur une graduation, proportionnelle à la valeur estimée de la personne, de l’animal ou du bien détruit ou abîmé, de dommages et intérêts, qui pouvaient être colossaux, versés par le coupable à la famille de sa victime. Encore fallait-il qu’il y eût une famille proche capable d’ester en justice et faire valoir ses droits à réparation. En cas de non-acquittement de l’amende, la même parentèle masculine, seule apte à agir, avait la possibilité de poursuivre le fautif et de lui infliger un sort analogue à celui de sa victime. Ce système était très dissuasif28.

 

Tuer Galswinthe, estimée au prix fort élevé d’une fille de roi, en pleine jeunesse de surcroît, de sorte qu’en la supprimant on privait aussi son lignage de la riche postérité qu’elle lui eût donnée, eût coûté très cher, et Chilpéric le savait. La restitution du Morgengabe aux Wisigoths n’eût même pas suffi. À condition que les Espagnols fussent en mesure de faire valoir leurs droits, éventuellement par les armes.

Athanagild, qui aimait sa fille, et qui eût tenu là un prétexte idéal à récupérer l’Aquitaine, n’eût pas laissé passer l’occasion ; mais, lui mort, qui, en Espagne, se soucierait encore assez de la princesse Galswinthe pour risquer à cause d’elle une guerre avec les Francs ? Certes, sa mère, la reine Goïswinthe, encore jeune, séduisante et jouissant d’un entregent précieux, venait de réussir à se faire épouser par le successeur du roi défunt, Léovigild29 ; mais celui-ci, occupé à assurer son pouvoir, n’irait pas se jeter dans un conflit imprudent contre les Francs sous prétexte de venger une belle-fille qu’il n’avait jamais vue…

Écarté le risque d’une intervention wisigothe, Chilpéric n’avait guère à craindre qu’une intervention opportuniste de son propre frère, Sigebert, agissant en représentant de la reine Brunehilde, sœur de Galswinthe. Éventualité beaucoup moins fâcheuse. Au pire, et s’il n’arrivait pas à trouver un terrain d’entente avec le roi d’Austrasie, Chilpéric lui rétrocéderait tout ou partie du Morgengabe de la défunte, qu’il serait toujours loisible de récupérer plus tard au prix d’une petite guerre fratricide ; l’essentiel étant que l’Aquitaine restât partie intégrante du royaume franc.

Vilain calcul, bien dans les méthodes habituelles de Chilpéric, mais dicté par des considérations politiques nécessaires.

Quelle place Frédégonde tenait-elle dans la stratégie de l’Austrasien ? Plus tard, les chroniqueurs, et la rumeur publique, voulurent voir en elle l’instigatrice cruelle et perfide de ce crime odieux, mais, sur l’instant, personne ne l’incrimina. Silence qui ne suffit pas tout à fait à la disculper… Peut-être, en 569, était-elle simplement jugée trop méprisable pour être soupçonnée ; peut-être paraissait-il impensable de montrer Chilpéric sous la coupe d’une fille de rien…

Il n’empêche qu’en vertu du vieil axiome de droit romain, « cherche à qui profite le crime », Frédégonde était, sinon la seule, en tout cas la principale bénéficiaire de l’éventuelle disparition de Galswinthe. Depuis quelques semaines, elle recouchait avec son amant et, à la différence de la reine, obstinément stérile, elle portait un enfant30. Comme quatre ans plus tôt, quand elle attendait Chlodobert et l’imaginait déjà ceignant la couronne royale, Frédégonde tenait à ce que ce petit fût prince. Mais, cette fois, elle ne se contenterait pas des vagues promesses de Chilpéric ; elle ferait en sorte qu’il l’épouse. Elle parviendrait à ses fins. N’avait-il pas été d’une facilité déconcertante de le ramener dans son lit, en dépit de ses résolutions et des serments solennels prononcés dans la cathédrale de Rouen ?

Ainsi qu’elle l’avait supposé, Chilpéric était incapable de se passer de sa maîtresse. Et ce n’était pas une vierge effarouchée, sotte et laide, qui risquait de la lui faire oublier. La couche de Galswinthe n’avait pas tardé à lui faire amèrement regretter celle de Frédégonde. Elle avait toujours compté là-dessus et c’est pourquoi elle avait pareillement refusé le mari et le domaine proposés, solution qui l’eussent éloignée sans retour de l’homme qu’elle prétendait reprendre.

Le connaissant, elle savait qu’il ne tarderait pas à retourner tromper son ennui en se livrant à d’interminables parties de chasse, son passe-temps favori, et que, tôt ou tard, les hasards du courre, ou ce qu’il aurait l’hypocrisie de prétendre tels, le ramèneraient vers la maison forestière où elle l’attendait. Il suffisait d’être patiente.

Au vrai, Frédégonde n’avait même pas eu besoin d’attendre très longtemps. Marié à la fin de l’été, Chilpéric trompa sa femme dès l’hiver suivant. Au début, il resta discret ; mais, quand il sut le décès d’Athanagild, il estima n’avoir plus aucune raison de se cacher. Maintenant qu’il était retombé dans ses rets, il ne pouvait plus se passer de sa maîtresse et ce n’étaient pas quelques escapades occasionnelles qui le satisferaient car il aimait ses aises. Il voulait Frédégonde près de lui, au palais, comme autrefois, et se moquait éperdument de ce que dirait Galswinthe, si elle trouvait le courage de l’affronter en face. Bien avant le début de l’été, la concubine fut de retour à Rouen et réinstallée dans ses appartements, qu’elle entendait ne plus jamais quitter, sauf à les troquer contre ceux de la reine ; près d’un an passé dans l’ennui et la solitude des bois, réduite à se servir elle-même comme par le passé, l’avait convaincue d’employer les grands moyens, et tant pis pour l’autre. Inutile d’en faire une affaire personnelle, Frédégonde ne connaissait même pas Galswinthe et, au sommet de sa triomphante beauté, elle ne parvenait pas à voir en cette grosse fille molle une véritable rivale. En d’autres circonstances, peut-être s’en fût-elle arrangée, acceptant ce ménage à trois ; mais, les choses étant ce qu’elles étaient et le contrat de mariage interdisant au roi toute incartade, c’était impossible. Puisqu’il fallait qu’une des deux femmes disparût, Frédégonde, froidement pragmatique, préférait que ce fût la reine.

Comprenait-elle qu’il ne s’agissait plus, cette fois, d’une répudiation, les motifs en fussent-ils absurdes, mais d’un assassinat ? Oui, mais les principes moraux ne l’avaient jamais arrêtée ; les gêneurs qui se trouvaient en travers de sa route devaient être écartés, et peu importaient les moyens employés pour ce faire. D’ailleurs, lucide, Frédégonde savait que nombre de gens dans l’entourage du roi, Galswinthe, si elle s’enhardissait, Chilpéric lui-même, s’il se lassait de sa maîtresse ou croyait y avoir un intérêt, n’hésiteraient pas à la supprimer, elle, sans la moindre vergogne : elle n’était rien. Elle prit les devants, dans un réflexe de survie, pour se protéger et protéger ses enfants.

Chilpéric s’apprêtait à tuer afin de préserver l’intégrité du royaume des Francs qu’il avait, par ambition, compromise ; Frédégonde l’y encouragea parce qu’il y allait de sa peau, de celles de Chlodobert et de l’enfant qu’elle attendait. Complices, les deux amants se trouvaient des excuses.

Le retour de Frédégonde, enceinte, et de son bâtard au palais ne passa évidemment pas inaperçu. Pas question de liaison clandestine, mais de concubinat officiel, en violation ouverte des engagements souscrits avec l’Espagne. Chilpéric comptait peut-être que sa femme se résignerait, ce qui lui éviterait d’aller jusqu’au crime. Après tout, n’était-ce pas le sort ordinaire des épouses royales et des grandes dames que de partager leur mari ? Tant d’autres, et de mieux nées que Galswinthe, s’étaient pliées à cette situation sans se plaindre…

Mais la reine n’accepta pas ce modus vivendi ; l’eût-elle accepté, d’ailleurs, que cela n’eût rien changé à son sort : Frédégonde ne l’eût pas supporté longtemps.

Galswinthe se trouvait très isolée à Rouen, car Chilpéric s’était empressé de disperser le personnel wisigoth qui l’avait accompagnée en Francia. Les gens de condition libre avaient été renvoyés outre-monts, les esclaves vendus ou expédiés en des domaines éloignés ; seule la vieille nourrice de la reine avait été autorisée à rester auprès d’elle conformément aux usages31. Pas d’amis, pas de confidents, personne auprès de qui se plaindre ou à qui réclamer aide et conseils. Pourtant, en ces circonstances difficiles, la jeune femme se conduisit avec une résolution inattendue. Peut-être Athanagild et Goïswinthe avaient-ils envisagé, connaissant la réputation de leur futur gendre, un tel cas et avaient-ils instruit Galswinthe de la conduite à tenir alors ; peut-être se trouva-t-il quelqu’un à Rouen pour la plaindre et lui montrer la route à suivre ; peut-être eut-elle spontanément un sursaut de fierté qui lui dicta sa démarche. Le fait est que la reine, peu après le retour de Frédégonde, alla trouver Chilpéric et lui demanda de lui rendre sa liberté puisqu’il en aimait une autre et que celle-ci portait son enfant. Elle souhaitait rentrer en Espagne.

Galswinthe mesurait-elle les implications de sa demande ? Le droit, certes, était de son côté ; la femme bafouée pouvait demander la séparation et la rupture du mariage en invoquant un préjudice insupportable32. Si le tort de l’époux était reconnu, il devait rendre sa liberté à son épouse, et lui abandonner le Morgengabe consenti au matin de leurs noces33. Or, ce Morgengabe, Chilpéric, qui ne s’attendait pas à pareille démarche de la part d’une femme effacée traitée en quantité négligeable, ne voulait, ne pouvait, ne devait pas l’accorder ; en le réclamant, Galswinthe se condamnait.

La malheureuse dut voir passer sur les traits du roi un reflet de ses sentiments car, soudain inquiète, elle tenta de négocier, suggéra, non plus de regagner son pays, mais de se retirer, comme l’avait fait jadis la reine Radegonde, dans l’une des villes du Sud-Ouest qui lui appartenaient en propre. Maladresse de rappeler à Chilpéric qu’il risquait de perdre, avec sa femme, Bordeaux, Limoges, Cahors et une bonne partie de l’Aquitaine. Le roi parvint à se recomposer un visage avenant et, jouant la désolation, assura Galswinthe qu’il se repentait amèrement de sa mauvaise conduite envers elle, qu’il avait cédé à de vieux démons, que tout allait rentrer dans l’ordre et qu’elle n’aurait plus jamais l’occasion de se plaindre. Comédie si bien jouée que l’innocente s’y laissa prendre. En dépit des chagrins qu’il lui avait causés, elle était amoureuse de cet homme. Elle devinait aussi le triste avenir qui serait le sien si elle s’en allait, qu’elle fût autorisée à regagner l’Espagne, où elle garderait la réputation d’une femme bafouée, répudiée, inféconde, ou qu’elle s’enfermât dans une propriété lointaine. Rester, puisque Chilpéric jurait de s’amender, c’était conserver son statut de reine, et l’espoir de concevoir un fils. Elle céda.

Chilpéric avait eu très chaud ; les vagues scrupules qu’il éprouvait à l’idée de tuer une femme irréprochable s’envolèrent. Le temps pressait. Restait à prendre quelques précautions afin de détourner de lui et de Frédégonde les inévitables soupçons.

La sagesse eût été d’écarter à nouveau Frédégonde pour donner l’illusion de tenir les promesses faites à Galswinthe, mais Chilpéric n’y parvint pas et la reine revint à la charge. Avait-elle compris que son mari ne la laisserait pas partir ? Se sentait-elle menacée ? Maintenant, elle avait peur et se montrait prête aux concessions pourvu que le roi la laissât quitter Rouen. Elle commençait à comprendre quel genre d’homme il était, savait qu’il aimait l’argent. Faute de formation politique, ne connaissant peut-être même pas exactement les clauses de son union et ce que signifierait pour le royaume des Francs la remise de son Morgengabe, Galswinthe réduisait le problème à une histoire de gros sous, ceux d’or sonnants et trébuchants qu’elle avait apportés avec elle de Tolède. Toute naïve et crédule qu’elle fût, elle avait fini par admettre que l’énormité de sa dot, non l’amour, expliquait les attentions primitives de son époux. Il l’avait aimée parce qu’elle était riche et cela n’avait pas suffi à lui faire oublier qu’elle était laide… et c’était parce qu’il n’entendait pas lui restituer son bien qu’il la retenait près de lui.

Mais qu’importait cette fortune en comparaison de la liberté et de la vie ? Désespérée, prête à renoncer à ce trésor qui devait assurer matériellement son avenir, la reine, en réitérant sa demande de séparation, précisa à Chilpéric qu’elle lui abandonnait sa dot et ne réclamait que le droit de le quitter.

La dot, Chilpéric, obnubilé par l’affaire du Morgengabe, l’avait oubliée. L’offre de Galswinthe la lui rappela, et qu’il avait diablement besoin de ces énormes liquidités en vue de la guerre projetée pour reprendre Tours, Poitiers, Agen et Périgueux. Se débarrasser de cette femme devenait urgent.

Impossible, puisqu’il leur avait fait engager leur foi envers la reine, de charger un leude ou un antrustion de la besogne, comme cela s’était toujours pratiqué34 ; il faudrait se contenter d’un serf ou d’un esclave, avec tous les désagréments inhérents à cette vermine, susceptible d’être mise à la torture et prompte à tout avouer dans l’espoir de sauver sa misérable existence35. Détail sans importance : le coup fait, on supprimerait le bonhomme36. Par précaution.

Voilà comment, un matin de l’automne 569, sa nourrice, en venant la réveiller, découvrit la reine Galswinthe assassinée dans le lit où elle couchait seule. La veille au soir, le roi était allé retrouver sa maîtresse.

Chilpéric avait eu l’intention de faire passer cette mort pour naturelle ; mais le meurtrier avait gâché la besogne en achevant sa victime au poignard. Le crime était patent. Ses mobiles aussi. Son commanditaire pareillement.

Le roi avait beau sangloter à grand bruit sur le cadavre massacré de sa femme, personne ne fut dupe : lui seul avait organisé cet assassinat. Qui d’autre pouvait avoir contre la jeune morte le moindre sujet de plainte ? Maintenant qu’elle n’était plus, et sous le coup de l’émotion ambiante, chacun s’avisait de trouver à la malheureuse toutes les vertus ; une sainte, ou peu s’en fallait, et qui venait de subir un injuste martyre. Chilpéric lui-même y alla de ses louanges affligées et, d’une certaine façon, sincères. Non qu’il regrettât son acte, nécessaire, indispensable, mais parce qu’il déplorait que Galswinthe, cette pauvre douce fille, en eût été la victime37. Y eût-elle mis un peu de bonne volonté, rien de tout cela ne serait arrivé.

Manifestant tous les signes d’un deuil inconsolable, le roi lui organisa des obsèques royales, sinistre pendant des noces de l’année précédente. Comme au jour du mariage, le peuple se pressait le long du cortège funèbre et devant l’église où la reine morte devait reposer. Rouen manifestait une profonde affliction car la défunte avait, en peu de mois, su se faire apprécier des pauvres et des humbles par sa bonté et sa grande charité. Le peuple la prenait pour une sainte. Un curieux incident le renforça dans cette conviction quand une très lourde lampe du sanctuaire, en principe fixée aux voûtes avec d’épais filins, se décrocha d’un coup et tomba droit sur la pierre tombale que l’on venait de mettre en place, sans qu’une seule goutte d’huile s’échappât du luminaire. Les témoins crièrent au miracle et, quelque temps, on vint en pèlerinage sur la tombe de Galswinthe. Cet élan de ferveur populaire s’éteignit assez vite.

Le remariage du roi y fut un peu pour quelque chose.

Moins d’une semaine après la tragique disparition de sa femme, Chilpéric épousa Frédégonde et lui donna officiellement le titre de reine. Peu de jours après, la nouvelle souveraine accoucha de son second enfant, légitime cette fois.

Ce n’était qu’une fille, prénommée Rigonthe, dont elle fit assez peu de cas. Pour assurer l’avenir, et sa position, il fallait des garçons. Mais Frédégonde était jeune et elle ne doutait pas de mettre encore au monde toute une lignée de princes. La chance était avec elle ; d’une pauvresse tirée de la misère, la fortune venait de faire la riche et puissante souveraine de Neustrie.

Rien ni personne, désormais, ne viendrait plus se mettre en travers de sa route, elle en avait la certitude.