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Fraudeurs en série


Le 5 août 2014, le biologiste japonais Yoshiki Sasai se pendait dans les locaux du Centre de biologie du développement de l’institut Riken, à Kobe, dont il était le directeur adjoint. Plusieurs lettres ont été retrouvées dans ses affaires. Leur contenu n’a pas été rendu public, mais l’on sait qu’au moins l’une d’elles était adressée à Haruko Obokata. Huit mois plus tôt, cette jeune chercheuse dont il supervisait le travail était la première signataire de deux articles publiés dans la prestigieuse revue scientifique Nature.

Les expériences qu’ils décrivaient semblaient époustouflantes. Depuis plus de quinze ans, les biologistes du monde entier se passionnent pour les cellules-souches, ces cellules susceptibles à la fois de se diviser infiniment et de se différencier en n’importe quelle cellule du corps humain. Maîtriser leur culture permettrait d’accéder à une médecine régénérative, remplaçant les tissus lésés par la maladie par ces cellules thérapeutiques. Mais l’isolement et la culture des cellules-souches restent complexes. Et le contrôle de leur différenciation demeure rudimentaire. Et voici qu’Haruko Obokata, 32 ans, et ses treize cosignataires annonçaient dans Nature daté du 30 janvier 2014 avoir découvert une méthode d’une simplicité désarmante pour transformer un lymphocyte (une forme de globule blanc) adulte en une cellule-souche pluripotente, c’est-à-dire capable de se différencier en d’innombrables types de cellules. Il suffisait, à les en croire, de plonger les lymphocytes une demi-heure dans une solution légèrement acide. Les cellules dites STAP (pour Stimulus-
triggered Acquisition of Pluripotency
, soit acquisition de pluripotence déclenchée par stimulus) ainsi obtenues se révélaient capables de se différencier, une fois injectées chez la souris, en n’importe quel type de cellule, y compris celle du placenta, ce qui n’avait jamais été observé jusque-là pour une cellule-souche. Mieux encore, la méthode Obokata affichait un rendement trente fois supérieur à la meilleure des méthodes connues jusqu’alors pour l’obtention de cellules-souches pluripotentes.

Aussitôt, des dizaines de laboratoires de par le monde s’efforcent de produire ces miraculeuses cellules STAP. Tous échouent. Échaudés, les chercheurs deviennent suspicieux. Et si Obokata avait fraudé ? Inventé ou embelli ses données ? La direction de l’institut Riken prend ces rumeurs au sérieux. Une commission d’enquête interne est diligentée. Début avril 2014, elle rend ses conclusions, accablantes.

Le 2 juillet 2014, soumis à une forte pression de la rédaction en chef de Nature, Obokata et ses collaborateurs décident de demander la rétractation de leurs articles, ce qui revient à les effacer de la littérature scientifique.

À peine un mois plus tard, Yoshiki Sasai met fin à ses jours. La commission d’enquête de l’institut Riken avait pourtant souligné qu’il n’avait en rien participé personnellement aux fraudes d’Obokata, ne lui reprochant que de graves lacunes dans la supervision de son travail. Mais le chercheur se disait accablé par la honte. Quant à l’autre scientifique expérimenté impliqué dans la brève épopée des cellules STAP, Charles Valensi, il a annoncé à ses collègues de Harvard son intention de prendre une année sabbatique. La rédaction en chef de Nature, elle, se montre pour le moins embarrassée par la publication sur Internet des relectures par des experts (les referees) des manuscrits soumis par Obokata, qui en soulignaient les insuffisances. Pourquoi, dès lors, la prestigieuse revue britannique a-t-elle choisi de passer outre ces critiques et de publier des travaux suspects aux yeux des spécialistes ?

Cloneur coréen

L’histoire se répète, la première fois en tragédie, la seconde en comédie, disait Marx. En matière de fraude scientifique, l’observation reste exacte, mais l’ordre est inversé. Si le suicide de Yoshiki Sasai a conclu tragiquement une affaire qui a défrayé pendant un semestre la chronique du petit monde de la biologie des cellules-souches, elle avait été précédée, dix ans plus tôt, d’une autre, en bien des points comparable, mais à l’issue plutôt risible.

En février 2004, le biologiste et vétérinaire sud-coréen Woo-Suk Hwang publie dans Science deux articles annonçant des découvertes spectaculaires dans le domaine du clonage thérapeutique humain. L’équipe du chercheur affirme avoir, pour la première fois, cloné un embryon humain pour en obtenir des lignées de cellules-souches indispensables, une fois encore, à la médecine régénérative. Ses travaux font la une des médias internationaux. Hwang devient une vedette dans son pays. La compagnie d’aviation sud-coréenne accorde même la gratuité à vie à celui qui passe pour un futur prix Nobel, le premier de l’histoire de la Corée. En 2005, Hwang s’offre un nouveau coup d’éclat en publiant, toujours dans Science, la description du premier clonage de chien. Même si la naissance de ce Snuppy n’a pas le retentissement international de celle de la brebis Dolly en 1997, elle est cependant saluée comme une avancée marquante dans les biotechnologies du clonage.

Mais, comme pour Obokata et Sasai, le soufflé retombe vite. Non que ses expériences soient impossibles à reproduire. Dans un domaine aussi complexe que le clonage, de surcroît encadré dans plusieurs pays par de très strictes lois – celles de la Corée du Sud étant notoirement souples –, rares sont les chercheurs à tenter de reproduire l’expérience de Hwang. Ses premiers ennuis viennent d’un front par lui négligé : l’éthique. Un de ses collaborateurs américains l’accuse de n’avoir pas expliqué aux jeunes femmes à qui il prélevait les ovules nécessaires à ses travaux de clonage le but de ses recherches. Péché véniel, serait-on tenté de penser. Mais la suspicion est en marche. On se penche sur les publications de Hwang, on dissèque ses graphes et ses tableaux, et la fraude semble de plus en plus manifeste. En décembre 2005, Hwang est contraint de reconnaître ses malversations – retouches d’images, inventions de résultats –, et ses articles sur le clonage humain sont rétractés de Science. Dans la foulée, le chercheur est licencié de l’université nationale de Séoul et condamné pour fraude, détournement de fonds et violation des lois sur la bioéthique à deux ans de prison, peine ramenée à six mois avec sursis après appel.

Les fautifs seraient donc toujours punis ? C’est compter sans l’étonnant rebond de Hwang, qui détourne son destin de la tragédie vers la farce. Si ses articles sur le clonage humain ont été rétractés, celui sur le clonage du chien figure toujours dans la littérature scientifique. De ce titre de noblesse, Hwang a su habilement tirer profit en fondant en 2006 la Sooam Biotech Research Foundation. L’objet de cette entreprise, qui s’affirme à but non lucratif, est en particulier de cloner des animaux de compagnie, pour la modique somme de 100 000 dollars. Les clients ne se précipitant guère, la Sooam Biotech Research Foundation a eu l’astucieuse idée d’organiser un concours au Royaume-Uni avec pour premier prix le clonage gratuit de son animal préféré. Les critères de sélection restent mystérieux, mais une jeune Londonienne dénommée Rebecca Smith, qui vouait un amour immense à sa chienne vieillissante, un teckel femelle nommé Winnie, s’est réjouie en avril 2014 de la naissance de mini-Winnie, clone de la première produite par les bons soins du docteur Hwang. Lequel, après une courte éclipse à la fin des années 2000, s’est remis à publier comme si de rien n’était les résultats de ses recherches sur le clonage, au solide rythme d’un article tous les deux mois qui était le sien avant ses mésaventures.

Psychologue batave

Sasai, Obokata et Hwang travaillaient sur la biologie du développement et des cellules-souches, un domaine très concurrentiel aux retombées économiques potentiellement considérables. L’appât du gain et le désir de percer dans la compétition mondiale expliqueraient-ils leurs errements frauduleux ? Peut-être. Mais des fraudes massives se sont aussi produites dans des disciplines bien moins concurrentielles. La psychologie sociale ne passe ni pour une science lucrative ni pour une science à la mode, de celles qui peuvent vous valoir la une des médias internationaux. C’est pourtant un éminent spécialiste de cette discipline, le Néerlandais Diederik Stapel de l’université de Tilburg (Pays-Bas), qui a été contraint, en 2011, de rétracter 55 de ses 130 articles. Ses travaux portaient sur la genèse des stéréotypes sociaux. Une de ses études, publiée dans Science et depuis rétractée, démontrait par exemple que les préjugés raciaux deviennent plus fréquents lorsque la précarité économique s’accroît.

L’enquête menée par l’université de Tilburg a révélé la manière dont Stapel procédait. Avec ses collègues et de nombreux étudiants, il élaborait le plan de l’expérience et concevait des questionnaires visant à cerner tel ou tel stéréotype. Puis il expliquait à ses collaborateurs que l’enquête, consistant à faire remplir ces questionnaires par des centaines de personnes, serait menée par des assistants de recherche d’autres universités avec lesquelles il était en contact. En fait, Stapel ne faisait mener aucune enquête, générant lui-même les données ayant le bon goût de répondre positivement à l’hypothèse que la recherche était supposée tester. Là où Sasai, Obokata et Hwang falsifiaient leurs données, Stapel les fabriquait. Mais dans tous les cas, il reste étonnant qu’il ait pu berner aussi aisément et aussi longtemps ses collègues. Comme le souligne le rapport de la commission d’enquête de l’université de Tilburg :

Ce n’est pas de concurrents internationaux, mais de trois jeunes et courageux chercheurs de l’université de Tilburg qu’est venue l’alerte, déclenchant l’enquête interne. Stapel a très vite reconnu qu’il avait inventé l’essentiel des données de ses articles durant dix ans. Licencié de l’université, il a conclu avec le procureur un accord le condamnant à cent vingt heures de travaux d’intérêt général… pour fraude fiscale, les sommes qu’il avait reçues pour le financement de ses recherches ayant été dépensées bien qu’aucune réelle recherche n’ait été conduite sous sa direction. « Je n’ai pas supporté la pression pour publier. Je voulais trop, trop vite. Dans un système où il y a peu de contrôles, où on travaille seul, j’ai pris la mauvaise direction », a expliqué Stapel, qui s’est confondu depuis sa chute en regrets et en excuses. Dans son autobiographie intitulée Déraillement (non traduite), il regrette à nouveau avoir trop pris goût à « chercher, découvrir, tester, publier, avoir du succès et être applaudi » : six mots qui résument à merveille la genèse d’une dérive vers la fraude… Aux dernières nouvelles, le chercheur déchu a entrepris une nouvelle carrière d’enseignant en philosophie au sein de la Fontys Academy for Creative Industries, toujours à Tilburg. Cette école privée se propose d’enseigner l’art de créer « de superbes concepts, des concepts excitants, des concepts émouvants, des concepts améliorant la qualité de la vie ». Nul doute que les 2 500 étudiants qui la fréquentent gagneront à apprendre du professeur Stapel cet art difficile.

Physicien allemand

Peut-être le lecteur se dit-il que ces affaires spectaculaires de fraude concernent des disciplines, la biologie et la psychologie sociale, encore jeunes, aux résultats fragiles, aux théories peu élaborées ? Et peut-être imagine-t-il que la plus dure des sciences dures, la physique, ne saurait connaître de tels errements ? Qu’il prenne alors connaissance de l’histoire de Jan Hendrik Schön. Né en 1970, ce chercheur allemand était un spécialiste de la physique de la matière condensée. Après son doctorat à l’université de Constance, il est directement recruté par les prestigieux Bell Labs aux États-Unis. Il y travaille sur la substitution du silicium par des matériaux cristallins organiques dans les semi-conducteurs. Et semble tout d’abord obtenir des résultats extraordinaires, montrant que ces matériaux peuvent, tout aussi bien que le silicium, être utilisés pour la fabrication de transistors. Nature et Science se disputent ses innombrables articles (jusqu’à sept par mois !). Mais on fait bientôt remarquer au physicien que certaines courbes qu’il publie se ressemblent étrangement d’un article à l’autre. Simple étourderie en préparant les manuscrits, plaide Schön.

L’argument ne convainc guère. En septembre 2002, les Bell Labs constituent un comité d’enquête sur le travail de Schön et de ses collaborateurs. Ces derniers répondent volontiers aux questions des enquêteurs, mais Schön multiplie les explications abracadabrantesques. Il aurait effacé par erreur des données cruciales, perdu les échantillons utilisés… Le pot aux roses ne tarde pas à être découvert : Schön, comme le psychologue Stapel, inventait ses résultats, même si sa méthode était un rien plus sophistiquée : il recourait à des fonctions mathématiques générant des résultats plausibles pour des expériences qu’il ne menait jamais. À ce jour, 17 articles de Schön, dont tous ceux publiés dans les plus prestigieuses revues, ont été rétractés. Le physicien, déchu de son doctorat et interdit pour huit ans de solliciter des financements pour ses recherches en Allemagne où il est retourné vivre, se fait des plus discrets depuis sa chute. Il semble à présent travailler dans l’industrie.

Reste cependant à comprendre comment il a pu, seul – puisque le comité d’enquête a conclu à sa seule responsabilité –, abuser ses nombreux coauteurs pendant plus de cinq ans. C’est à cette question que la journaliste scientifique Eugenie Samuel Reich a entrepris de répondre dans un remarquable livre non traduit en français2. Subtile, son analyse concilie éléments psychologiques et sociologiques, tempérament de Schön et contexte dans lequel il travaillait. Fondés en 1925, et s’honorant d’avoir depuis accueilli dans leurs murs une dizaine de prix Nobel, les Bell Labs sont, lorsque Schön y est recruté, en pleine crise d’identité. La firme de télécommunication américaine AT & T, dont les Bell Labs constituaient le service de recherche et développement, vient de perdre son monopole aux États-Unis. La déréglementation et l’ouverture à la concurrence sont passées par là, et les dirigeants d’AT & T luttent pour la survie de l’entreprise, qui finira par disparaître en 2005. Ces difficultés économiques de la maison mère entraînent une pression accrue sur les Bell Labs. Là où les chercheurs étaient jusque-là libres d’explorer les pistes les plus improbables, dans une ambiance comparable à celle des laboratoires académiques, leur hiérarchie demande à présent de privilégier les recherches susceptibles de déboucher rapidement sur des dépôts de brevets. Or, les travaux de Schön sont précisément de ceux qui pourraient donner, très vite, à AT & T une forte avance technologique en lui permettant de lancer une nouvelle génération de transistors. Ses superviseurs se montrent donc peu regardants sur son travail. Lorsque Schön rédige un article, leurs commentaires, souligne Eugenie Samuel Reich, tendent plus à suggérer des reformulations de nature à circonvenir d’éventuelles objections des relecteurs qu’à l’examiner de manière critique. Schön, de son côté, est un people-pleaser (un homme qui aime à faire plaisir), « passé maître dans l’art de deviner ce que désirent ses supérieurs, et de leur fournir les résultats correspondant à leurs attentes ». Aimable, poli, tout le contraire des narcisses assoiffés de gloire qu’étaient Obokata, Hwang ou Stapel, « il a pris dès ses années étudiantes l’habitude d’arranger ses données pour qu’elles coïncident parfaitement avec l’état du savoir dans la littérature scientifique, ou avec les hypothèses préférées de ses collègues », analyse Eugenie Samuel Reich.

Le succès de Schön s’expliquerait ainsi par la rencontre entre une personnalité conformiste et désireuse de plaire et une institution demandeuse de résultats à la fois frappants et susceptibles d’applications. Mais le livre d’Eugenie Samuel Reich développe aussi longuement la responsabilité d’un troisième acteur : les revues Science et Nature, qui acceptent 17 de ses articles en quatre ans. Emportées par la compétition qui les anime depuis des décennies, les deux revues s’arrachent les articles du wunderkind de la physique, et ce d’autant plus qu’il travaille dans une institution des plus renommées. Ils sont publiés dans des délais records après acceptation et, surtout, les commentaires des relecteurs ne sont guère suivis. S’ils sont en général favorables, ils demandent cependant de nombreuses précisions. « Ces détails techniques que demandaient les relecteurs auraient presque certainement permis aux autres scientifiques du domaine de tenter de reproduire les expériences de Schön », écrit Eugenie Samuel Reich. Et donc de conclure plus vite à l’imposture. Mais les éditeurs en chef ne jugent pas utile de transmettre ces demandes à Schön et publient ses manuscrits sans ces précisions. Science va même jusqu’à publier un article de Schön après réception d’un seul avis favorable, alors que l’usage est d’attendre plusieurs relectures avant de statuer.

Imposteurs français

En même temps que l’affaire Schön, éclatait dans une autre branche de la physique un scandale qui confirme que le processus de relecture critique par les pairs, central dans le fonctionnement des revues scientifiques, est souvent bien défaillant. Il impliquait les inénarrables frères jumeaux Igor et Grichka Bogdanoff, plus habitués des plateaux télévisés et des dîners mondains que des laboratoires.

Passons sur les doctorats en physique qui leur furent délivrés en 1999 et 2002, après dix ans d’efforts supposés (soit trois de plus que la durée moyenne des inscriptions en doctorat) par l’université de Bourgogne. On sait bien qu’il suffit à un étudiant d’user la patience de son directeur de thèse pour obtenir le titre de docteur, pour peu qu’il ait rédigé un mémoire, de préférence épais. On ne connaît guère, dans toute l’histoire de l’université française, d’impétrant qui ait soutenu une thèse sans se voir décerner le titre de docteur, la seule marge de manœuvre du jury étant en la matière de lui accorder ou non ses félicitations. Mais on ne connaît guère, non plus, de thèses qui puissent être tenues pour un « agglomérat décousu de paragraphes remplis d’imprécisions, de confusions et d’incompréhension ». C’est pourtant ainsi qu’un groupe d’experts du CNRS décrit les thèses des Bogdanoff dans un rapport de 2010. Et de préciser : « si les soupçons surgissent dès la première lecture, la démonstration de l’incohérence de ce travail, arguments à l’appui, a coûté un temps considérable à nos experts. Rarement aura-t-on vu un travail creux habillé avec une telle sophistication ».

Pourtant six revues, dont deux réputées (Annals of Physics et Classical and Quantum Gravity), ont accepté au début des années 2000 dans leurs colonnes les articles des frères Bogdanoff. Comment comprendre l’aveuglement des relecteurs de ces revues, ou de leurs éditeurs, qui ont accepté la publication de travaux aussi ineptes, même s’ils relèvent bien plus de l’imposture que de la fraude, à tel point que nombre de spécialistes crurent à des canulars ? Le comité éditorial de Classical and Quantum Gravity s’est fendu en novembre 2002 d’un communiqué expliquant que l’article des Bogdanoff n’aurait jamais dû être publié, arguant qu’il s’agissait d’une erreur dans le processus de relecture par les pairs. Même analyse de Franck Wilczek, prix Nobel de physique 2004, qui prit en septembre 2001 la direction des Annals of Physics en déplorant que son prédécesseur ait quelque peu négligé le suivi éditorial de la revue. N’en reste pas moins que les articles des Bogdanoff continuent à faire partie de la littérature scientifique, car les revues ont renoncé (peut-être par crainte de voir l’affaire portée devant les tribunaux, les jumeaux étant notoirement enclins à poursuivre en diffamation quiconque conteste leurs talents scientifiques) à les rétracter, tout en se disant ouvertes à en publier des critiques. Mais quel physicien perdra son temps à réfuter de telles inepties ?

Recordmen internationaux

Les fraudes d’Obokata, Hwang, Stapel et Schön ou les mystifications des Bogdanoff passent cependant pour de l’artisanat face aux tromperies de Yoshitaka Fujii et Joachim Boldt qui ont fait entrer l’art de la fraude à l’âge industriel. Le premier est japonais, le second allemand. Tous deux sont médecins anesthésistes. Et ils occupent à ce jour les deux premières places du podium des fraudeurs en série avec respectivement 183 et 88 articles rétractés en 2011 et 2013 pour fabrication de données, en l’occurrence l’invention pure et simple de nombre de patients décrits dans les essais cliniques que rapportaient leurs articles.

Le cas du recordman en titre de la fraude, Yoshitaka Fujii, mérite d’être détaillé car il permet de mieux comprendre comment une communauté scientifique gère la suspicion à l’égard d’un chercheur soupçonné de frauder. Pour le dire vite, en cachant la poussière sous le tapis. En refoulant. En faisant mine de ne rien voir, comme dans les pires drames familiaux. Car c’est dès 2000 que les premiers doutes sérieux sont exprimés sur la qualité du travail de l’anesthésiste japonais, spécialisé dans les traitements des nausées postopératoires. Peter Kranke et ses collègues de l’hôpital universitaire de Würzburg (Allemagne) publient alors, dans une revue où sont parus nombre d’articles de Fujii, une lettre au titre explicite : « Les données rapportées par Fujii et al. sur le granisetron et la nausée postopératoire sont incroyablement belles3. » Quiconque est familier des usages feutrés de la littérature scientifique comprend à la seule lecture de ce titre que Fujii est accusé de frauder. Le contenu de la lettre démontre clairement, au moyen d’analyses statistiques, que les données des articles de Fujii ne peuvent qu’avoir été inventées.

Les éditeurs de la revue Anesthesia and Analgesia ne semblent cependant pas prendre la mesure de l’alerte. Ils se contentent d’accompagner la publication de cette lettre d’une réponse de Fujii qui se répand en propos dilatoires et lénifiants. Kranke et ses collaborateurs reviennent à la charge un an plus tard en réanalysant l’ensemble des données publiées sur l’efficacité du granisetron (un médicament classiquement utilisé dans la prévention des vomissements induits par les traitements anticancéreux) dans le traitement des nausées postopératoires. Ils démontrent clairement que Fujii, dont les abondantes publications occupent les deux tiers de la littérature sur la question, est le seul à trouver une efficacité à la substance4. Cette nouvelle alerte n’est, de prime abord, pas davantage suivie d’effets que la première. Aucune enquête n’est engagée, aucun article rétracté. Pourtant, la communauté des anesthésistes semble avoir pris peu après conscience du problème Fujii. C’est en tout cas une manière d’interpréter le fait que le chercheur ne publie presque plus, après cette seconde alerte, ses travaux dans des revues d’anesthésistes, mais dans des revues médicales les plus variées, spécialisées en gynécologie, ophtalmologie, chirurgie ou pharmacologie. Une sorte de tabou semble s’imposer. Tout le monde sait que les données du médecin japonais sont frauduleuses, mais personne n’ose le dire. Lorsque se réunit, en 2002, un colloque international édictant les premières recommandations pour le traitement des nausées postopératoires, un accord tacite conduit à ne citer aucun des 70 articles portant sur pas moins de 7 200 patients (supposés) de Fujii. Comme l’observe Martin Tramèr, rédacteur en chef de l’European Journal of Anaesthesiology, dans un éditorial d’une sincérité remarquable5 accompagnant la rétractation de 12 articles de Fujii publiés dans la revue qu’il dirige, « personne, ni les éditeurs, ni les relecteurs, ni le fabricant du granisetron, ni même Fujii, n’a demandé publiquement pourquoi ces articles étaient ouvertement ignorés. Tout se passait comme si Fujii était devenu invisible ».

Ironie du sort, c’est en tentant de sortir de cette invisibilité dans laquelle l’avait confiné la communauté des anesthésistes que Fujii précipite sa perte. En 2011, il soumet un article au Canadian Journal of Anesthesia, alors que, prudence de sa part ou censure implicite des éditeurs, il n’avait plus publié dans des revues internationales spécialisées en anesthésie depuis quatre ans. Cette fois, ce sont les éditeurs de la revue canadienne qui jouent les lanceurs d’alerte en informant l’institution où travaille Fujii (la faculté de médecine de Toho) de leurs suspicions. Une enquête interne est enclenchée, qui conclut vite à la fraude. Fujii est licencié et les revues rétractent les unes après les autres ses articles. Des presque 200 articles qu’il avait publiés en une vingtaine d’années, seuls 9 figurent toujours dans la littérature spécialisée. Pour combien de temps ?