Mais le plus grave est que la fraude scientifique, du fait qu’elle s’exerce de manière particulièrement marquée dans le domaine biomédical, a des conséquences concrètes sur la santé. Pour le dire crûment, elle peut tuer. Et a parfois tué.
Grant Steen, dont on a déjà évoqué aux chapitres 2 et 10 les travaux, a le premier tenté de chiffrer cet impact de la fraude sur la santé81. Entre 2000 et 2010, a-t-il calculé, 6 573 patients ont reçu aux États-Unis des traitements expérimentaux dans des essais cliniques rétractés pour fraude, et environ deux fois plus ont été impliqués d’une manière ou d’une autre (soit comme volontaire sain, soit comme patient recevant un placebo) dans ces études. Si l’on inclut l’ensemble des études médicales rétractées, donc non seulement pour fraude reconnue mais aussi pour erreur, on arrive à 28 783 personnes ayant participé à des essais cliniques qui n’ont finalement en rien servi à l’avancée des connaissances. Et si l’on se penche sur les études cliniques justifiées en partie par ces essais, en d’autres termes sur les articles citant une des études rétractées, on arrive à plus de 400 000 personnes enrôlées dans des essais qui n’ont servi à rien. Spectaculaire illustration de la contamination de la littérature biomédicale par des articles toxiques qui continuent cependant à servir de points d’appui pour l’évolution du savoir.
L’étude COOPERATE offre un exemple édifiant de cet effet boule de neige. Publiée dans les colonnes de The Lancet en 2003 par Naoyuki Nakao à la tête d’une équipe de cliniciens japonais de l’université Showa de Yokohama, elle affirmait avoir comparé l’effet de deux traitements antihypertenseurs isolés, ou de la combinaison des deux, dans le traitement de certaines pathologies rénales. Elle concluait à l’efficacité supérieure de la combinaison des deux médicaments. En 2008, une lettre de chercheurs suisses publiée par The Lancet souligne de sérieuses incongruités statistiques dans les résultats présentés. L’année suivante, les éditeurs de The Lancet rétractent l’article, en soulignant notamment qu’aucun statisticien n’a évalué ce travail et que, contrairement à ce qu’affirmait l’article, le médecin qui conduisait l’étude savait quels patients recevaient un traitement et quel autre un placebo. Cette entorse à la règle cardinale du double aveugle (tant les patients que les médecins doivent ignorer s’ils reçoivent ou administrent un traitement ou un placebo) suffit à qualifier l’étude de frauduleuse. On ne peut donc que se réjouir que, une fois n’est pas coutume, les raisons de la rétractation de cette étude soient clairement mentionnées. Mais, entre-temps, des milliers de patients avaient été traités par cette association de deux antihypertenseurs que recommandait l’étude japonaise. Et le traitement continue à être utilisé aujourd’hui82. Durant les six années où l’étude de Nakao a été considérée comme valide, elle a eu le temps de faire des dégâts. Ce sont 58 études cliniques, impliquant plus de 35 000 patients, qui ont été engagées pour approfondir les résultats des chercheurs japonais, en particulier pour confirmer l’effet bénéfique de cette combinaison de médicaments qu’elle était supposée démontrer. Il s’avère en fait qu’elle a de nombreux effets secondaires néfastes, et très peu d’effets bénéfiques.
L’étude COOPERATE a été néfaste à au moins quatre titres. Des patients ont été enrôlés dans des essais thérapeutiques pour une pathologie pour laquelle existait déjà un traitement satisfaisant ; du temps, de l’énergie et de l’argent ont été perdus de ce fait tant par les patients que par les chercheurs ; des informations fausses se sont répandues dans la littérature scientifique ; enfin, le traitement associant les deux médicaments s’est répandu bien plus vite qu’il ne l’aurait fait sans cette publication, analyse Grant Steen.
En une décennie, a donc calculé Grant Steen, 400 000 personnes ont été enrôlées dans des essais cliniques qui étaient soit frauduleux ou erronés, soit reposant sur des essais eux-mêmes frauduleux ou erronés. Cette estimation est bien évidemment grossière et susceptible de maintes critiques. On peut en particulier soutenir que ce n’est pas parce qu’une étude en cite une autre, frauduleuse ou erronée, que tout son édifice intellectuel en est vicié. Tout chercheur sait bien qu’il existe des citations de complaisance, hommages rendus à des concurrents qui, même si on pense le plus grand mal de leurs travaux, n’en sont pas moins susceptibles d’être des relecteurs au moment de publier, et qu’il est donc de bonne politique de les citer. Mais, précisément parce qu’il s’agit de fraude, on ne peut savoir ce qui a réellement été fait dans les centres de recherche clinique. Peut-être même certains de ces 6 735 patients impliqués dans des essais frauduleux que décompte Grant Steen n’existaient-ils pas ? Le dentiste norvégien Jon Sudbø prétendait dans une de ses études frauduleuses, publiée en 2005 dans The Lancet, avoir étudié 908 dossiers médicaux… alors que l’examen de sa base de données révèle que 250 de ces patients ont la même date de naissance, ce qui laisse à penser qu’ils ont été inventés. Autre réserve possible : ce n’est pas parce qu’un patient a été enrôlé dans une étude clinique que sa santé a nécessairement été mise en danger par une expérience douteuse. Plus que de patients, c’est de dossiers médicaux que l’on devrait parler, tant nombre d’études dites rétrospectives analysent les effets de traitements passés sur le devenir des malades, ce qui ne menace en rien leur santé.
Pourtant, même si elle n’a pas directement mis en danger les patients qui y étaient impliqués, toute étude clinique est susceptible de modifier à tort la pratique médicale, tout particulièrement si elle est publiée dans la poignée de revues (The Lancet, The New England Journal of Medicine et The Journal of American Medical Association…) qui donnent le la en la matière. C’est ce que l’on s’efforcera de démontrer, en allant du plus anecdotique au plus significatif, du plus anodin au plus grave.
Nous venons d’évoquer les études frauduleuses du Norvégien Jon Sudbø parues dans The Lancet, en soulignant que, puisqu’elles portaient sur des études rétrospectives, elles n’avaient, pour parler familièrement, fait de mal à personne. Mais Sudbø est aussi le premier auteur d’articles publiés dans The New England Journal of Medicine qui affirmait avoir identifié une anomalie génétique qui, lorsqu’elle était détectée dans des lésions de la bouche, était dans 84 % des cas associée à terme à des formes incurables de cancer de la cavité buccale. On connaît au moins un cas d’un patient atteint d’une lésion portant cette anomalie génétique qui a subi, à sa demande, une ablation partielle de la langue dans le but de prévenir une possible évolution cancéreuse83. On peut sourire de l’hypocondrie de ce dénommé Steven Shirey, géologue de son métier. Il n’empêche que, sans cette étude frauduleuse, il n’aurait pas subi cette opération pour le moins traumatisante.
L’anesthésiste américain Scott Reuben a été dans les années 2000 contraint de rétracter une vingtaine de ses articles, Reuben ayant inventé nombre des patients que ses travaux étaient supposés étudier, il fut condamné à six mois de prison et à de lourdes amendes qui mirent fin à sa carrière médicale. Ses travaux portaient sur un sujet pour le moins important du point de vue des patients : la gestion de la douleur postopératoire. Il semble fort probable que les prescriptions des recherches du prolifique docteur Reuben aient été suivies dans plusieurs hôpitaux américains, conduisant des patients à souffrir inutilement, voire à subir des souffrances supplémentaires et évitables, liées à l’application des traitements recommandés par Reuben84.
On a déjà évoqué le cas du fraudeur en série Joachim Boldt, médecin anesthésiste allemand. La commission d’enquête qui a demandé la rétractation de quelque 90 de ses articles ne s’est penchée, pour des raisons inconnues, que sur ses travaux datant d’après 1999. Notons au passage que, à ce jour, seuls 5 de ces 90 articles rétractés l’ont été avec une notice informant clairement les lecteurs des raisons. Mais, surtout, que penser de ceux publiés avant cette date ? N’y a-t-il pas des raisons de penser qu’ils étaient tout aussi frauduleux ? La question n’est pas que spéculation intellectuelle. Boldt a tant publié dans sa spécialité que le fait d’intégrer ou non ses travaux à des méta-analyses en change les conclusions. Le médecin allemand a par exemple beaucoup travaillé sur l’utilisation des hydroxy-éthyl-amidon, produits qui gonflent le volume sanguin permettant ainsi de compenser les effets des hémorragies, dans le traitement des états de choc. La toxicité de ces produits pour le rein est bien connue, mais les travaux de Boldt soutenaient que le risque valait la peine d’être pris. Mais si l’on enlève les 7 articles de Boldt publiés avant 1999 de la méta-analyse, la conclusion change : les hydroxy-éthyl-amidon causent plus de décès qu’ils ne sauvent de patients85. Pourtant, ils restent toujours fréquemment utilisés par les réanimateurs, même si l’on commence à s’en méfier. Leur emploi causerait, selon le médecin Ian Roberts de la London School of Hygiene and Tropical Medicine qui a participé à la réanalyse de la littérature scientifique sur les hydroxy-éthyl-amidon, 200 à 300 morts par an dans le seul Royaume-Uni !
L’exemple le plus dramatique des dangers de la fraude pour la santé publique est sans doute celui de la controverse, dont on a peu entendu parler en France mais qui fit grand bruit au Royaume- Uni, autour des dangers du vaccin Rougeole Oreillons Rubéole (ROR). Elle débute lorsque, en 1998, le chirurgien Andrew Wakefield publie, accompagné de onze coauteurs, dans The Lancet, la description de 8 cas (sur 12 étudiés) d’enfants ayant développé de graves problèmes intestinaux, puis des troubles autistiques, juste après avoir été vaccinés par le vaccin ROR. Et suggère un lien de cause à effet. Wakefield, jouant les lanceurs d’alerte, s’exprime dans les médias, n’hésitant pas à affirmer que la vaccination ROR est une cause de l’autisme et à appeler à la suspension des vaccinations. Il témoigne peu après en qualité d’expert dans un procès intenté par des familles d’enfants autistes à des industriels produisant ces vaccins. Panique. Le taux de vaccination chute rapidement au Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, aux États-Unis. Les cas de rubéole s’envolent, et des rougeoles mortelles réapparaissent.
Mais un journaliste britannique, Brian Deer du Sunday Times, publie en 2004 une enquête montrant que Wakefield a été massivement subventionné par des groupes antivaccination, qui ont payé les parents d’enfants autistes, et vaccinés, pour qu’ils acceptent qu’ils soient enrôlés dans la prétendue étude. Les coauteurs de Wakefield crient à la tromperie et se désolidarisent de leur ancien collaborateur. L’équivalent britannique de l’Ordre des médecins se saisit de l’affaire. Le résultat de son enquête est accablant. Wakefield est certes corrompu, mais il est aussi un fort dangereux médecin, ayant prescrit sans aucune raison médicale des examens douloureux, comme des coloscopies et des ponctions lombaires, à certains enfants autistes. Il faut cependant attendre 2010 pour que l’article, cité entre-temps plus de 700 fois en douze ans dans la littérature spécialisée, soit rétracté par The Lancet. Quelques mois plus tard86, Brian Deer publie le résultat d’une longue enquête reprenant les dossiers médicaux des 12 cas présentés par Wakefield dans The Lancet. Il montre à quel point leur description a été falsifiée. Des 12 patients, 3 n’étaient en vérité atteints d’aucun trouble autistique et 5 autres les avaient développés avant la vaccination, ce qui annihilait la prétendue démonstration. Wakefield a-t-il fraudé à dessein ? Il est impossible de le prouver. Toujours est-il que, interdit d’exercer la médecine au Royaume-Uni, il travaille à présent aux États-Unis pour des associations antivaccination.
Cette fraude majeure continue cependant à avoir des conséquences une décennie plus tard. La suspicion envers la vaccination ROR n’est jamais retombée. Elle est à l’origine d’une recrudescence persistante des cas de rougeole mortels observés au Royaume-Uni. De plus, les données de Wakefield, certes unanimement considérées comme frauduleuses, continuent à alimenter des polémiques artificielles. Le 27 août 2014, la revue Translational Neurodegeneration publiait ainsi une étude prétendant avoir identifié une probabilité accrue d’autisme chez les Noirs américains suite à la vaccination ROR… qui fut rétractée six semaines plus tard par l’éditeur de la revue, expliquant de manière fort peu limpide : « Il existait des conflits d’intérêts non déclarés chez l’auteur, ayant nui au processus de révision par les pairs. De plus, une révision par les pairs postpublication a soulevé des objections quant à la validité des méthodes employées et des analyses statistiques. » Depuis quand les études scientifiques sont-elles évaluées après publication ? Cette question légitime, les éditeurs de Translational Neurodegeneration l’ont laissée sans réponse, démontrant une fois de plus à quel point les rétractations d’articles sont mal justifiées.