Et si l’effet de financement était plus insidieux encore ? Les intérêts des industriels sont clairs, tout comme le sont ceux de groupes militants. Un lecteur critique de leurs travaux sait où porter sa suspicion, sur quoi exercer sa vigilance. Mais l’effet de financement ne s’appliquerait-il pas jusqu’au sein des laboratoires publics, dans la complexité des liens tissés entre ceux qui dirigent la recherche et ceux qui la mènent concrètement, pour la plupart étudiants et jeunes chercheurs post-doctorants en l’attente d’un poste ? En décrivant au premier chapitre le cas du physicien Jan Hendrick Schön, on a eu l’occasion de montrer combien ses fraudes procédaient d’une volonté de répondre aux attentes de l’institution qui l’employait et peut-être même d’en devancer les désirs. Une même configuration psychologique ambiguë, confrontant un jeune chercheur ambitieux et son responsable désireux d’inscrire son nom dans l’histoire de la science, le premier fournissant de splendides résultats au second qui, trop heureux, se montre peu empressé de les examiner de manière critique, se retrouve dans les cas de William Summerlin, Mark Spector et John Darsee que l’on a évoqués au deuxième chapitre.
Il est probable qu’un important facteur fraudogène soit le désir de plaire à son supérieur, ce qui est aussi une manière d’assurer son avenir professionnel. Le problème est que ces supérieurs se sont multipliés aussi vite que les « inférieurs », accroissant d’autant les potentialités des fraudes. Là où existait il y a encore deux décennies un unique directeur, coexistent à présent dans un laboratoire une demi-douzaine, voire plus, de ce que le jargon du métier appelle des PI (prononcer pi/aï, pour « Principal investigator ») : des chefs d’équipe, mini-patrons qui s’efforcent de pourvoir au financement de leurs recherches et dirigent le travail de leurs nombreux collaborateurs qu’ils ont personnellement recrutés, le plus souvent sous forme de contrats précaires, durant ce que dure le financement qu’ils ont obtenu. Cette précarité est, du moins en France, une grande nouveauté dans la vie des laboratoires. Elle concerne le personnel technique, de plus en plus engagé pour des contrats de quelques mois, mais aussi les jeunes chercheurs que sont les post-docs qui enchaînent, après leur thèse, les séjours dans différents laboratoires. Elle est à notre sens un redoutable facteur fraudogène, en ce qu’elle incite ces précaires à montrer à tout prix, fût-il celui de la fraude, leurs talents durant leur bref contrat de travail. Comme l’observe le psychiatre américain Donald Kornfeld, qui s’est penché sur 146 cas de fraudes scientifiques survenus aux États-Unis entre 1992 et 2003, les thésards et post-docs qui ont commis des manquements à l’intégrité scientifique sont presque tous habités par « une intense peur d’échouer70 ».
Comment s’étonner qu’un jeune chercheur, qui vit depuis des années dans la précarité et va jouer dans une publication sa possibilité d’obtenir un poste, soit parfois tenté d’en arranger les données ? Les anecdotes en la matière abondent. Telle celle-ci, concernant un très prestigieux laboratoire de la Harvard Medical School, au directeur régulièrement pressenti pour le Nobel, rapportée par Alexis Gautreau, chercheur en biologie cellulaire du CNRS qui y a fait un post-doc :
Lorsque j’y suis arrivé, une autre post-doc venait de publier un article dans Nature. Travaillant dans le même laboratoire, j’étais incapable de reproduire ses résultats. Et personne au monde n’y est jamais parvenu. Le directeur du laboratoire, s’il l’avait voulu, aurait pu détecter cette fraude tant le comportement de cette chercheuse était curieux : elle faisait par exemple pendre du plafond des cartons et des planches de polystyrène qui lui permettaient de se cacher à sa paillasse quand elle manipulait… Mais le directeur ne voulait pas voir l’évidence, sa stratégie étant de faire porter la responsabilité au post-doc. De fait, cette chercheuse a quelques années plus tard perdu tous ses financements.
L’article en question n’a jamais été rétracté. Devenu lui-même PI, ce chercheur reconnaît la difficulté de contrôler ce que font les apprentis chercheurs qui travaillent sous sa direction :
Nous n’avons pas, matériellement, le temps d’aller derrière le microscope, de vérifier les données brutes. Nous ne pouvons que vérifier les données analysées, ce qui laisse un espace à la faute, voire à la fraude, pour celui qui est décidé à réussir à tout prix. De plus, nombre de PI transmettent la pression à laquelle ils sont eux-mêmes soumis à leurs étudiants, ce qui les incite à trouver exactement ce que leur supérieur aimerait qu’ils trouvent.
Nicole Zsurger, pharmacologue du CNRS, confirme l’importance cruciale, et croissante, de l’encadrement des jeunes chercheurs :
La qualité de l’encadrement et les compétences du chef de projet se rejoignent en une problématique : la capacité à manager l’interdisciplinarité de projets de plus en plus pléthoriques. Il y a trente ans, un papier était soumis par une équipe qui avait une compétence bien précise sur un domaine donné. Le papier étudiait ce point précis, et n’avait pas la prétention de faire le tour du problème. Mais maintenant, du fait de la pression à la publication, il faut faire un de ces gros papiers où on touchera à tous les domaines de la biologie en même temps pour soi-disant faire le tour d’un problème : mécanistique, biochimie, électrophysiologie, immunologie, biologie moléculaire et comportement, tout y passe, et à la fin, deux pages de belle histoire pour emballer tout ce travail. Mais qui a fait le travail ? Différents post-docs, divers collaborateurs, plusieurs labos, en définitive des collaborateurs aux compétences très variées que le chef de projet n’a aucune vraie compétence pour encadrer. Ce dernier va se contenter de discuter, à partir de résultats déjà digérés, analysés, et il ne verra jamais les résultats bruts qu’il n’aurait de toute façon aucune compétence pour décrypter et y déceler des biais ou des erreurs.
La pression croissante à la publication déstabilise ainsi l’ensemble des acteurs de la recherche. Parmi les quelque 220 cas de fraudes identifiés au sein des NIH ces vingt dernières années, on trouve tant des étudiants (16 %) que des post-docs (25 %), des universitaires en poste (32 %), le reste étant constitué par toutes les autres professions de la recherche, en particulier dans son soutien technique. Tous les niveaux hiérarchiques d’un laboratoire sont concernés. Mais comment expliquer que certains cèdent à la tentation de la fraude et d’autres y résistent ? Le psychiatre David Kornfeld s’est efforcé de dresser une typologie des tempéraments des fraudeurs reconnus dans les laboratoires des NIH, tout en précisant que ces idiosyncrasies ne peuvent s’exprimer que dans un certain contexte que l’on pourrait qualifier de fraudogène. Il distingue ainsi :
[…] le désespéré, que sa peur d’échouer conduit à passer outre son éthique ; le perfectionniste, pour qui tout échec est une catastrophe ; le soumis à la tentation, qui ne peut y résister ; le magnifique, qui pense que son intelligence supérieure se passe de confrontation à l’expérience ; le sociopathe, totalement dépourvu de conscience morale (qui est, fort heureusement, rare) ; le technicien de la recherche ne se sentant pas contraint par l’éthique de la science qui n’a pas conscience des conséquences de ses actions et/ou est surtout intéressé par les gratifications financières.
Pour quiconque a fréquenté un laboratoire, chacune de ces catégories évoquera immanquablement quelques connaissances. Cependant, cette manie, fréquente chez les psychiatres, de classer les personnalités ne nous paraît guère propice à une intelligence de la complexité des situations où se produisent des fraudes. Nous préférons suivre l’analyse, plus nuancée, de Martine Bungener, ancienne déléguée à l’intégrité scientifique de l’Inserm, pour qui
il n’y a pas de profil type du chercheur manquant à l’intégrité, mais des situations à risque. Par exemple le doctorant en fin de thèse qui a absolument besoin de publier un article pour soutenir sa thèse, le post-doc qui postule pour un poste de chercheur permanent, le jeune chef d’équipe qui a besoin de décrocher son premier financement, le chercheur vieillissant qui aimerait une promotion que les collègues de son âge ont déjà eue… Bref, tous les moments où le chercheur a besoin de la reconnaissance de ses pairs pour progresser dans sa carrière. Soit presque tout le temps71.
Le cas des chercheurs confirmés, n’ayant plus rien à prouver ni à attendre, s’égarant dans des recherches que leurs collègues tiennent pour, sinon frauduleuses, du moins ineptes, est le plus complexe et le plus passionnant. « Il faut distinguer la fraude intentionnelle de la fraude accidentelle et de l’autopersuasion. Ces deux dernières vont souvent ensemble », analyse le biologiste Antoine Danchin, ancien de l’institut Pasteur, qui dirige à présent la société de biotechnologie AMAbiotics SAS. Et de prendre pour exemple deux affaires fameuses ayant enflammé le milieu des biologistes ces dernières décennies : celle de Mirko Beljanski, qui prétendit en 1975 avoir découvert une méthode révolutionnaire pour tester des propriétés cancérigènes d’une molécule, fondée sur un principe biochimique allant à l’encontre de tout le savoir sur l’ADN ; et celle de Jacques Benvéniste, qui publia en 1988 dans Nature un célèbre article des plus controversés montrant qu’un solvant pouvait continuer à avoir des effets biologiques même s’il ne contenait plus aucune molécule active, en d’autres termes que l’eau avait une mémoire. Ces deux chercheurs ont fini par être licenciés de leurs institutions, respectivement l’institut Pasteur et l’Inserm, et leurs travaux sont aujourd’hui unanimement considérés comme erronés, même si un Luc Montagnier, auréolé de son prix Nobel de physiologie et de médecine, continue avec une obstination étonnante à plaider l’existence d’une mémoire de l’eau. « Beljanski et Benvéniste sont des cas typiques de fraude accidentelle associée à de l’autopersuasion, explique Antoine Danchin, j’ai discuté avec l’un et avec l’autre et j’ai bien failli physiquement me faire écharper : ces auteurs refusaient purement et simplement de faire les contrôles, ultra-simples, que je leur demandais. »
Que la paranoïa soit au chercheur ce que la silicose est au mineur, une maladie professionnelle, est bien connu de tous les observateurs du monde scientifique. Il n’en reste pas moins qu’il est impossible de dégager un portrait-robot du chercheur enclin à enfreindre l’impératif de rigueur qui est supposé être le sien… si ce n’est qu’il est plus souvent un homme. Sur les 72 universitaires convaincus de fraude au sein des NIH ces vingt dernières années, 9 seulement étaient des femmes, alors que ces dernières représentent 37 % des scientifiques travaillant dans les laboratoires financés par les NIH72. Même si, comme le rapportaient les auteurs de cette étude, « on ne peut exclure que les femmes fraudent tout autant mais soient plus habiles à ne pas se faire prendre ».