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La visite à Barrès


Au début de décembre 1897, Maurice Barrès, installé depuis l’année précédente dans son petit hôtel du boulevard Maillot, à Neuilly, reçoit la visite de Léon Blum. A trente-cinq ans, Barrès est un écrivain consacré ; de dix ans son cadet, Blum, passé par l’École normale supérieure, auditeur au Conseil d’État depuis peu, « longue figure blême illuminée par l’intelligence1*1 », n’a encore publié que des critiques littéraires et des chroniques théâtrales, surtout dans La Revue blanche, publication d’avant-garde où l’on a du respect pour l’auteur du Culte du moi.

Avec ses amis, Léon Blum est alors en quête de signatures pour une pétition réclamant la révision du procès de décembre 1894 à l’issue duquel le capitaine Alfred Dreyfus a été condamné, dégradé et expédié à l’île du Diable, en Guyane, où il purge une peine de déportation à perpétuité pour fait d’espionnage. Or la famille Dreyfus, et notamment Mathieu, le frère du capitaine, s’est employée à prouver l’innocence de celui-ci, en mettant à contribution un écrivain, Bernard-Lazare, chargé d’en rassembler les preuves, tant et si bien qu’à l’automne 1897 l’erreur judiciaire apparaît avérée. Quelques personnes ont été mises au courant, le sénateur Auguste Scheurer-Kestner, Georges Clemenceau, des universitaires comme Lucien Lévy-Bruhl, Lucien Herr, bibliothécaire de l’École normale de la rue d’Ulm, qui a convaincu Jean Jaurès, alors député socialiste ; enfin, les jeunes écrivains de La Revue blanche au rang desquels se trouve Léon Blum.

Léon Blum s’est porté volontaire pour se rendre chez Barrès. D’abord, il l’admire. Quand, à vingt ans, il a donné son premier article à La Revue blanche, publié en juillet 1892, il lui avait dédié sa prose2. De plus, il le connaît. Peu d’années auparavant, Blum est allé passer des vacances chez un vieil oncle, à Charmes, un village des Vosges où vivaient les parents de Barrès.

« C’est dans la maison de son père qu’il m’avait reçu pour la première fois, lui encore un jeune homme, moi adolescent. Mais, depuis lors, combien de fois j’étais venu frapper le matin à sa maison à lui, rue Caroline, tout près de la place Clichy. Je le trouvais tout en haut de son petit hôtel de peintre, dans l’atelier qu’il avait transformé en bibliothèque. Je tombais au milieu de la leçon d’armes qu’il s’imposait chaque matin, et qu’il était ravi d’interrompre. Il disait au prévôt : “Alors, à demain…” et à moi : “Allons, asseyez-vous, qu’avez-vous fait cette semaine ?”3. »

A distance, elle nous paraît étrange, cette familiarité entre celui qui est en passe de devenir le grand écrivain du nationalisme français et celui qui, à la tête du Parti socialiste, sera le Premier ministre (on disait alors : président du Conseil) du Front populaire. Les idéologies ne décident pas de tout. Barrès, une fois entré dans son rôle où la postérité l’a figé – les yeux sur la ligne bleue des Vosges et le menton en avant –, reste sensible à tout ce qui chez un adversaire fleure la valeur esthétique. Il fera l’éloge de Léon Blum, comme celui de Jaurès : l’un et l’autre « élèvent le ton de l’apacherie et détournent continuellement la revendication brutale vers la culture. Ce sont des civilisateurs en même temps que des propagateurs de destruction4 ».

De son côté, Léon Blum, en « débutant timide », est sous le charme de cet homme élégant, aux cheveux plats, à la « noblesse naturelle », qui le reçoit comme un frère aîné. Surtout, Barrès est pour Blum, comme pour tant d’autres écrivains de sa génération, un guide : « Nous formions autour de lui une école, presque une cour. » C’est que « toute une génération, séduite ou conquise, respira cet entêtant mélange d’activité conquérante, de philosophie et de sensualité5 ». Sacré « prince de la jeunesse », Barrès ne cesse d’éblouir. Au point que, malgré ses derniers écrits, et spécialement Les Déracinés, qui viennent de paraître, d’abord en feuilleton dans la Revue de Paris, puis en volume chez Fasquelle, un Léon Blum n’a pas la moindre intuition de l’incongruité de sa démarche. Cela en dit long sur le prestige de la littérature en cette fin de XIXe siècle. Le malentendu est total.

De fait, Barrès, depuis les années 1880, avait séduit un jeune public émerveillé par ses ouvrages anticonformistes, aux titres provocateurs : Le Culte du moi, L’Ennemi des lois… Un homme libre, paru en 1887, prônant l’exaltation continue, la surveillance et l’analyse des sensations, passait pour une manière de traité d’égotisme qui scandalisait la critique des rassis et faisait la joie des jeunes esprits soulevés contre l’instinct grégaire et les normes imposées. Le futur contempteur du déracinement, le futur poète de la Terre et des Morts, n’y clamait-il pas : « Je vais jusqu’à penser que ce serait un bon système de vie de n’avoir pas de domicile, d’habiter n’importe où dans le monde. Un chez moi est comme un prolongement du passé ; les émotions d’hier le tapissent. Mais, coupant sans cesse derrière moi, je veux que chaque matin la vie m’apparaisse neuve, et que toutes choses me soient un début. »

Plus tard, Barrès atténuera les effets de ses premiers livres. « Je me cherchais », dira-t-il. Il avait franchi entre-temps plusieurs étapes. De l’investigation du « moi individuel », il s’était acheminé peu à peu vers la découverte du « moi social » et avait cru comprendre que la meilleure défense de l’individu était la société elle-même, ce qui le conduisit au nationalisme. Au fond, ne voulant pas se renier, Barrès considérera que les œuvres de sa jeunesse avaient été le fruit d’une propédeutique à la pensée vraie, celle qui consiste à relativiser l’autonomie individuelle :

« Il n’y a pas d’idées personnelles ; les idées même les plus rares, les jugements même les plus abstraits, les sophismes de la métaphysique la plus infatuée sont des façons de sentir générales et apparaissent nécessairement chez tous les êtres de même organisme assiégés par les mêmes images. Notre raison, cette reine enchaînée, nous oblige à placer nos pas sur les pas de nos prédécesseurs6. »

De cette petite révolution copernicienne, Léon Blum n’avait pas encore idée. Et pourtant ! S’il avait bien lu le dernier roman de Barrès, Les Déracinés… La thèse était manifeste. Sept lycéens de Nancy suivent leur professeur de philosophie, Bouteiller, à Paris, où celui-ci est appelé à des fonctions politiques et culturelles par Gambetta. Bouteiller leur a appris la philosophie de Kant, c’est-à-dire l’abstraction, au détriment de la vie concrète. Résultat : loin de leur terre natale et nourris d’idées folles, ces jeunes gens sont exposés à toutes les tentations. Les plus faibles en sont victimes, tel Racadot qui finit sous la guillotine pour assassinat, au moment même où le mauvais maître, Bouteiller, est élu député.

Oui, le poids idéologique du roman, premier volet d’un triptyque annoncé, Le Roman de l’énergie nationale, aurait bien dû éveiller l’attention critique de Léon Blum. L’« homme libre », qui naguère imaginait n’avoir pas de domicile fixe comme un bonheur, serine désormais à ses lecteurs : « Vous êtes faits pour sentir en Lorrains, en Auvergnats, en Provençaux, en Bretons… N’écoutez pas les avocats de l’universel. » Celui qui hier encore professait le culte du moi étouffe désormais l’individu, la conscience individuelle dans le tout social.

En créateur de génie, Barrès a imaginé dans ce roman une scène fameuse qui allait passer à la postérité et qui résume toute sa morale sociale : la visite au platane de Monsieur Taine. Un des héros du livre, Rœmerspacher, veut rencontrer l’illustre auteur des Origines de la France contemporaine (« le grand livre de la réaction française », selon Albert Thibaudet), qu’il admire. Lui, c’est le bon élève de Barrès, le déraciné qui va se réenraciner. Finalement, ayant raté le grand homme, c’est le grand homme qui vient le voir, à l’hôtel Cujas, dans sa chambre en désordre. On discute, puis Taine entraîne son jeune admirateur au square des Invalides, jusqu’au platane de l’allégorie. Et voilà notre Hippolyte Taine racontant l’Arbre à Rœmerspacher, leçon que le jeune homme doit s’enfoncer dans le crâne : « Chacun s’efforce de jouer son petit rôle et s’agite comme frissonne chaque feuille du platane ; mais il serait agréable et noble, d’une noblesse et d’un agrément divins, que les feuilles comprissent leur dépendance du platane et comment sa destinée favorise et limite, produit et englobe leurs destinées particulières. »

Le Tout l’emporte sur la partie. Rien n’est plus vain ni plus dangereux que de défendre la feuille contre l’arbre ; de défendre Dreyfus contre la société.

A la requête de Léon Blum, Maurice Barrès ne répond rien. Ou plutôt, il répond à côté. Il lui apprend qu’il a beaucoup vu Zola ces derniers temps. De fait, ses Cahiers l’attestent : Barrès déjeune alors avec Émile Zola, Paul Bourget, Anatole France, les deux Daudet et Victor Cherbuliez. Zola vient d’écrire son premier article en faveur de Dreyfus, que Barrès juge « absurde ». Ce qui n’empêche pas un nouveau déjeuner avec Zola, France et Bourget, le 1er décembre 1897. « J’y étais allé, écrit-il, à condition que l’on ne parlerait pas de l’affaire Dreyfus. » On remet ça six jours plus tard. On parle de Taine, de Sainte-Beuve, et même de Dreyfus in fine. Barrès et Zola s’affrontent déjà : « On craint à chaque phrase que lui et moi ne haussions trop le ton sur cette irritante affaire qui nous divise, mais tout va bien. C’est un brave homme. »

A Blum, Barrès avoue son admiration pour Zola, tout juste remercié par Le Figaro, à cause de son plaidoyer en faveur de Dreyfus qui risque de faire perdre des abonnés au journal. « C’est un homme », dit Barrès. Alors ? Va-t-il signer ? se demande Blum. « Non, non… je suis troublé et je veux réfléchir encore. Je vous écrirai… » Barrès tient parole. Il écrit à Blum quelques jours plus tard. Il lui répète son estime pour Zola, mais il considère que rien n’est prouvé dans cette affaire Dreyfus. Alors, dans le doute, il suivra « l’instinct national ».

Il a choisi, c’est fini : entre Léon Blum, ses amis, tous les admirateurs d’Un homme libre, et Barrès, c’est la rupture, définitive, implacable, indépassable. De ce jour, Maurice Barrès a définitivement basculé dans le camp antidreyfusard, qui n’est pas pour lui un parti mais la France même. De fait, en cette fin d’année 1897, ceux qui osent prétendre que Dreyfus a été victime d’une erreur judiciaire ne sont qu’une poignée. Presque tous écrivent dans La Revue blanche.

Cette revue, création des frères Alexandre, Alfred et Thadée Natanson, a une origine belge, le premier numéro ayant été publié à Bruxelles en 1889 ; deux ans plus tard, elle s’établit à Paris et édite bientôt Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Henri de Régnier, Jean Lorrain, Tristan Bernard. Et Léon Blum, qui fait la critique des romans, des ouvrages à caractère social, tout en s’appliquant à donner de la grâce à la rubrique des sports et des courses. Au fur et à mesure, la revue s’enrichit de la collaboration de nombreux écrivains et d’artistes d’avant-garde, tandis que Félix Fénéon en devient le secrétaire de rédaction, et, selon Jean Paulhan, le véritable « directeur ». André Gide y tient la critique littéraire pendant une année, à la suite de Léon Blum ; un fragment de Paludes y paraît en 1895. Le nom de Barrès figure une fois au sommaire, en mai 1897 – il a répondu à une de ces enquêtes dont l’époque est friande. Illustrée à partir de 1895, la revue reproduit des toiles et des dessins de Manet, Sisley, Monet, Bonnard, Renoir, Vuillard, Vallotton, Lautrec, Seurat, et de bien d’autres. Le « milieu Revue blanche », vite taxé de snobisme, regroupe ce que la France compte d’avant-garde en art et en littérature ; Alfred Jarry (Ubu roi a fait scandale le 10 décembre 1896), Saint-Pol Roux, Jules Renard, Julien Benda, Marcel Proust, Fernand Gregh, Charles Péguy, font mieux qu’y passer eux aussi.

On y est vite convaincu de l’innocence de Dreyfus : Bernard-Lazare, qui a rassemblé le dossier, y compte des amis ; Thadée Natanson est proche de Joseph Reinach, un dreyfusiste de la première heure ; Léon Blum a été « affranchi » par Lucien Herr… Bref, de plusieurs sources, on se fait vite une « certitude passionnée ». Les locaux de la revue deviennent un des centres de ralliement du militantisme dreyfusard. Quand il se révèle que Léon Blum a échoué auprès de Maurice Barrès ; quand, par sa réplique dans Le Journal au « J’accuse… » de Zola, Barrès s’engage définitivement dans l’antidreyfusisme, pourfendant la présomption des « intellectuels » – le mot commence à se répandre –, l’équipe de la revue confie à Lucien Herr le soin de river son clou à celui pour lequel on a gardé de la tendresse, à l’instar de Blum.

Lucien Herr, bibliothécaire inamovible de l’École normale, qui sera un foyer ardent du dreyfusisme, a joué un rôle très actif, quoique peu visible, aussi bien dans la formation du camp dreyfusard que dans la genèse du socialisme intellectuel français. Né en 1864 à Altkirch d’un père instituteur alsacien, qui avait choisi la France après le traité de Francfort de 1871, Herr entre à l’École normale supérieure en 1883 et passe l’agrégation de philosophie en 1886. Posant avec succès sa candidature au poste de bibliothécaire en 1887, il prend ses fonctions à la rentrée de 1888 et ne les quitte qu’à sa mort en 1926. Ce long ministère lui permet de rencontrer, sans doute mieux qu’un professeur d’université, plusieurs générations de normaliens et d’exercer sur eux une influence aussi discrète que profonde grâce à sa retenue naturelle et à son désintéressement légendaire. Homme d’étude, érudit, germaniste et slavisant, il collabore à de nombreuses revues, mais n’achève jamais ses deux ouvrages en chantier, l’un sur les interprétations de Platon, l’autre superbement intitulé Le Progrès intellectuel et l’Affranchissement de l’Humanité. Il s’engage aussi : il adhère au Parti ouvrier socialiste révolutionnaire, animé par Jean Allemane, écrit dans son journal, sous le pseudonyme de Pierre Breton. Fréquenté, écouté, admiré, Herr est le maître à penser de l’ombre pour Jean Jaurès et quelques autres dans l’affaire Dreyfus. Assez tôt assuré de l’innocence du capitaine par son ami Lévy-Bruhl, apparenté aux Dreyfus, il s’employa à convaincre ses amis socialistes et normaliens du combat à mener en faveur de la révision du procès de 1894.

Herr ne cherche pas à endoctriner les jeunes normaliens. Ce n’est pas nécessaire : ceux-ci l’admirent, connaissent ses idées, lisent ses articles. Parmi eux, un jeune Orléanais, Charles Péguy, lui plaît particulièrement, qui, grâce à sa force de conviction et à son ascendant naturel sur ses camarades, se fait le sergent recruteur du dreyfusisme normalien. Entre Herr et Péguy se noue alors une complicité, qui sera plus tard cassée, mais qui, durant l’Affaire, fait de l’École normale, selon le mot de Charles Andler – ancien élève et biographe de Herr –, « le foyer brûlant de la conscience nationale ». Un foyer que Herr tisonne constamment.

« Herr, écrit Charles Andler, réunit ainsi la première liste de signataires, où, usant de notre droit constitutionnel de pétition, et nous autorisant, non de notre fonction, mais de notre simple titre d’agrégés, nous demandions aux Chambres de mettre le gouvernement en demeure. Il nous fallait toute la lumière, et, par la lumière, la révision du procès7. »

C’est donc Lucien Herr qui est chargé par ses amis de La Revue blanche de répondre à Barrès. Bien qu’il ait été lui aussi sensible à la « musique secrète », « la curieuse magie de ses premiers livres », dans son article, intitulé « A M. Maurice Barrès » et publié dans la livraison du 15 février 1898, il déclare d’emblée : « Ne comptez plus sur l’adhésion de cœurs qui vous ont été indulgents dans vos moins tolérables fantaisies. »

Herr reproche à Barrès de se soucier comme d’une guigne du sort de Dreyfus. Coupable ou innocent, la question n’a en effet pas d’intérêt aux yeux de Barrès qui proclame « que l’âme française, l’intégrité française est aujourd’hui insultée et compromise, au profit d’étrangers, par l’infâme machination d’autres étrangers, grâce à la complicité de demi-intellectuels, dénationalisés par une demi-culture ». L’Alsacien vitupère le Lorrain d’être obnubilé par « l’idée de la race », par une « métaphysique ethnique » : « L’homme qui, en vous, hait les juifs, et hait les hommes d’outre-Vosges, soyez sûr que c’est la brute du XIIe siècle, et le barbare du XVIIe. »

Dans cette diatribe, Lucien Herr touche au cœur l’enjeu éthique de l’Affaire : « Vous avez contre vous, écrit-il, à la fois le vrai peuple et les hommes de volonté réfléchie, les déracinés, ou, si vous le voulez bien, les désintéressés, la plupart des hommes qui savent faire passer le droit et un idéal de justice avant leur personne, avant leurs instincts de nature et leurs égoïsmes de groupes. »

A la race française, qu’il faut protéger selon Barrès, fût-ce au prix d’une injustice, Herr oppose l’âme française, qui ne « fut vraiment grande et forte qu’aux heures où elle fut à la fois accueillante et donneuse. Vous voulez l’ensevelir dans la raideur tétanique où l’ont mise les rancunes et les haines ».

Herr et Barrès se connaissent. Déjà, lors de la publication des Déracinés, le premier avait objecté au second son nationalisme. Barrès y fait écho dans ses Cahiers, désignant Herr comme adversaire de la « collectivité », au profit de « l’idée », de « la justice ». Il l’accuse d’« abstraction ». Nous voilà revenus à une vieille bataille philosophique, du temps où l’Anglais Edmund Burke flétrissait la Révolution française pour ses « abstractions métaphysiques » et rameutait contre elle les traditions, les préjugés, les héritages. Maurice Barrès s’est mis en tête que l’idéologie républicaine, telle qu’elle est enseignée par l’école publique, tourne le dos au réel, au concret. Dans Les Déracinés, quand il fait le procès de Bouteiller, c’est en songeant à son propre professeur, Burdeau, propagateur du kantisme, de l’universalisme abstrait, dénégation des singularités de chair et de sang.

La justice est manifestement pour Barrès une de ces idées abstraites. Ce qui compte à ses yeux, ce n’est pas d’exercer et de respecter la justice, mais de durer, de survivre, de maintenir la collectivité à laquelle il appartient contre vents et marées. Il donne un nom à cette attitude : la « préservation sociale8 ».

François Mauriac, qui a été lancé en 1910 par Barrès et qui ne lui a ménagé ni sa reconnaissance ni son estime, a bien percé le mépris que son bienfaiteur ressent pour l’espèce humaine. Faisant allusion à une phrase de ses Cahiers où Barrès parle de « l’insondable ignominie » des hommes, Mauriac écrit : « En 1897, ce mépris va aller, chez certains, jusqu’à considérer que l’innocence présumée d’un condamné pour trahison doit peser moins lourd que les intérêts supérieurs qui exigent que sa condamnation soit maintenue9. »

Il est probable que Barrès, à ce moment-là, ne doute pas de la culpabilité de Dreyfus, comme la plupart des Français. Mais là n’est pas la question pour lui. Vérité ? Justice ? Abstractions…

Vérité ? Justice ? Là est justement la question pour Émile Zola.


1.

É. Natanson, cité par I. Greilsammer, Blum, Flammarion, 1996, p. 102.

*1.

Lorsque le lieu d’édition n’est pas indiqué, il s’agit de Paris.

2.

Voir A.B. Jackson, « La Revue blanche » 1889-1903, Lettres modernes, 1960. L’influence littéraire de Barrès se révèle dans une série de nouvelles que La Revue blanche publia au cours des années 1893 et 1894.

3.

L. Blum, Souvenirs sur l’Affaire, Gallimard, 1981, p. 83.

4.

M. Barrès, Mes Cahiers 1896-1923, Plon, 1994, p. 851.

5.

L. Blum, Gil Blas, 28 mars 1903, cité par I. Greilsammer, op. cit., p. 58.

6.

M. Barrès, Un homme libre, Appendice de l’édition de 1904, Plon, p. 249.

7.

Ch. Andler, Vie de Lucien Herr, Rieder, 1932, p. 117.

8.

« Parler de la Justice quand un homme condamne un autre homme ! Contentons-nous de parler de préservation sociale », M. Barrès, Mes Cahiers, I, 1896-1898, Plon, 1929, p. 263

9.

F. Mauriac, Mémoires intérieurs, in Œuvres autobiographiques, Gallimard, « La Pléiade », 1990, p. 466.