L’idée de Paul Bourget selon laquelle les « philosophes professionnels » auraient assuré leur « prédominance » sur le socialisme relève d’un cliché de la droite traditionaliste et nationaliste mettant en cause le rôle néfaste des cours de philosophie dans l’enseignement public en France. De fait, dans les autres pays, la philosophie n’entre pas dans le cursus des études secondaires. En France, depuis la réforme de 1874, tous les candidats au baccalauréat passent une première partie de l’examen à la fin de la classe de première (la rhétorique), puis une seconde partie à l’issue d’une classe terminale obligatoire dans laquelle la philosophie est enseignée, et qui constitue la véritable classe terminale des littéraires. Du même coup, le professeur de philosophie exerce un ascendant peu égalé sur ses élèves, ne serait-ce que par le nombre d’heures en commun. Contrairement aux régimes monarchiste ou impérial qui contrôlaient de près les professeurs, la République leur laisse une grande liberté. Le danger pour les traditionalistes est d’autant plus évident que l’ascension de l’« agrégé de philo » s’est produite au détriment du prêtre.
Rappelons que la création de l’agrégation date du règne de Louis XV, et qu’elle avait pour but le recrutement de professeurs laïcs à la suite de l’expulsion des jésuites, dont une des activités principales était de diriger les établissements secondaires de l’enseignement, comme le célèbre collège Louis-le-Grand à Paris. Un édit de 1766 annonçait la constitution d’un corps de 60 agrégés, un tiers destiné à l’enseignement des belles-lettres, un tiers à la grammaire, un tiers à la philosophie. En interdisant les membres des congrégations au concours, on s’assurait la laïcisation d’un enseignement qui relevait jusque-là des prêtres formés par les facultés de théologie.
Après bien des avatars rythmés par la succession des régimes politiques, on peut dire que l’agrégation moderne de philosophie date vraiment de 1830, année où elle est prise en main par Victor Cousin. L’enjeu idéologique et politique est alors évident, puisque Cousin s’efforce de recruter des agrégés adeptes de la doctrine officielle, le spiritualisme, dont il est le pontife. 1848 souffle un air de liberté, momentané, sur le concours. Ernest Renan lui doit peut-être d’être reçu premier l’année même de la révolution de Février ; en revanche, Hippolyte Taine, qui passe pour le plus intelligent de sa promotion de l’École normale, est collé en 1851, les conservateurs ayant repris le pouvoir. Après le coup d’État, le nouveau ministre de l’Instruction publique, Hippolyte Fortoul, décide d’en revenir à deux agrégations, une de lettres et une de sciences ; il ne s’agit d’ailleurs plus de concours mais de simples examens, fondés sur les programmes des lycées. L’agrégation de philosophie est supprimée, tout comme l’agrégation d’histoire ; l’enseignement de la philosophie lui-même, d’où sont exclus les professeurs protestants et israélites, est limité à la logique.
Les choses changent d’abord sous l’Empire libéral, avec Victor Duruy, puis sous la IIIe République victorieuse. L’Université française prend alors son essor. La France napoléonienne avait confié aux grandes écoles la formation des élites ; la République, consciente du retard français, organise un véritable enseignement supérieur, des lettres et des sciences, dont la Sorbonne nouvelle doit devenir le symbole. La faculté des lettres prépare donc au concours de philosophie rétabli depuis 1863. Le rôle du professeur de philosophie se dégage nettement durant les années 1880, qui sont celles de la laïcisation de l’enseignement. La IIIe République est accusée par la droite catholique de chasser Dieu des écoles ; les adolescents seraient livrés aux mains de ce médiateur dangereux des philosophies matérialistes, nouveau clerc, éventuel gourou : le maître de terminale.
La première attaque en règle contre les funestes influences de la philosophie moderne sur les cerveaux des jeunes gens est venue de l’écrivain Paul Bourget, critique de plus en plus âpre de la démocratie, dans un roman vite célèbre, Le Disciple, publié en 1889. Histoire d’un fait divers dans la bonne société : un jeune homme, Robert Greslou, abreuvé des œuvres d’Adrien Sixte, philosophe matérialiste, au-dessus du bien et du mal, refusant la morale commune et la religion, est accusé d’assassinat sur la personne d’une jeune châtelaine auvergnate. On saura finalement que la jeune fille, séduite par Greslou, s’est donné la mort. Disculpé, mais moralement responsable, Greslou libéré n’échappera pas à la juste vengeance du frère aîné de la victime, un officier d’active, qui l’enverra ad patres d’un coup de revolver. Tout cela pour amener Adrien Sixte à réfléchir : « Avec sa magnifique sincérité, le philosophe le reconnaissait : le caractère de Robert Greslou, déjà dangereux par nature, avait rencontré, dans ses doctrines à lui, comme un terrain où se développer dans le sens de ses pires instincts… » Trente ans d’érudition et ce gâchis final ! Sixte prenait conscience, grâce à Paul Bourget, « des ravages produits par son œuvre ».
Tout le roman est une dénonciation de « l’erreur démocratique », du suffrage universel, d’un monde moderne qui tourne le dos aux traditions, et prône, contre le scientisme régnant, le retour au spiritualisme. Il oppose la « préséance de la race », c’est-à-dire la longue chaîne des caractères hérités, à l’anarchisme contemporain, aux professeurs de négation systématique. La morale triomphant toujours chez Paul Bourget, Sixte, « le grand négateur », finit par s’effondrer au chevet de son disciple en se rappelant la seule oraison qui lui revînt de son enfance : « Notre Père, qui êtes aux cieux… » CQFD.
Le professeur de philosophie, parfois lui-même philosophe, préside à l’intronisation du lycéen au monde de la pensée… Nul mieux que Marcel Proust n’a décrit l’émotion du nouvel élève de philosophie dans l’attente de son professeur, le « M. Beulier » de Jean Santeuil, copie romanesque d’Alphonse Darlu, professeur de philosophie de l’auteur, futur fondateur de la Revue de métaphysique et de morale, qui sera un des tout premiers dreyfusards : « [Jean] savait que le professeur, M. Beulier, dans la division duquel on ne voulait pas d’abord le placer – “nous craignons, disait Mme Santeuil, qu’il n’achève de lui faire perdre ce qui lui reste de cervelle” –, était un grand philosophe, l’esprit le plus profond qu’aient jamais connu les plus intelligents de ses camarades, et il essayait vainement, dans une attente passionnée […], de se figurer ce grand homme qui tardait tant à venir1. »
Aussi, quelle déception que de voir ce monsieur roux, plus que mal habillé, très essouflé, à l’accent bordelais extrêmement prononcé… « Il parla avec un enchaînement auquel Jean était si peu habitué qu’il éprouva de la fatigue au bout de cinq minutes, cessa de suivre. » Mais, le premier dépit passé, Jean Santeuil recueillera « avec une avidité respectueuse les opinions de M. Beulier sur toutes choses2 ». Plus tard, bien après l’année de terminale, Santeuil/Proust retournera rendre visite à Beulier/Darlu, « un peu vieilli » mais toujours gai, chaleureux, désintéressé, vrai maître d’humanité.
La figure lumineuse de Beulier/Darlu atteste encore, aux yeux de Bourget, la redoutable influence de ces maîtres à penser de l’enseignement public. Du reste, si Proust est dreyfusard, ne le doit-il pas en partie à l’enseignement de ce professeur qui, dès la première attaque de Ferdinand Brunetière contre les intellectuels, en 1898, s’empresse de publier en brochure un libelle intitulé M. Brunetière et l’individualisme, véritable hymne à la démocratie, à la justice et à la raison :
« La démocratie, disait-il, a mille défauts, elle nous fait courir mille dangers, elle souffre de mille misères ; elle est envieuse, indisciplinée, égalitaire, disons, s’il le faut, individualiste ; elle est plate et maussade, comme Taine aimait à le répéter : pourtant nous lui avons donné notre cœur, et, quoi qu’il arrive, nous ne lui reprendrons pas, parce qu’elle a proclamé le droit égal de tous les hommes ; elle a interdit comme un crime de sacrifier une vie humaine à la gloire ou au bonheur de quelques-uns ; elle a fait descendre la fraternité chrétienne du ciel sur la terre ; pour emprunter à Renan une bonne parole, elle “a substitué aux fins égoïstes la grande fin divine : perfection et vie pour tous”. Et cette raison frappe de nullité la définition de M. Brunetière en découvrant la confusion qui s’y cachait. L’individualisme, qui réclame la liberté pour tous les individus, n’enseigne pas l’égoïsme, mais la justice3. »
La charge la plus dure contre le professeur de philosophie est alors en cours de publication ; elle va traverser les trois volets du Roman de l’énergie nationale de Barrès ; les premiers coups avaient été portés en 1897, juste avant que n’éclate l’Affaire, dans Les Déracinés. Rappelons que le modèle de Barrès, Auguste Burdeau, avait été son professeur au lycée de Nancy, avant de devenir député. Le personnage, Paul Bouteiller, suit à peu près le même parcours. Il est, comme a pu dire Thibaudet, la somme des antipathies de Barrès. L’ennemi.
Bouteiller exerce une force de fascination sur ses élèves, tout comme Beulier sur Jean Santeuil – mais c’est une fascination mauvaise. Fils d’un ouvrier, il est un pur produit de la méritocratie républicaine, dont l’École normale supérieure est l’étape obligée vers la gloire. Coupé de sa famille, de ses racines, le jeune Bouteiller n’a été qu’un « fils de la raison », autant dire un esprit abstrait, ignorant des habitudes locales et familiales, un pur « produit pédagogique », suspendu dans le vide. A la recherche d’un point d’appui, il a trouvé Kant, le philosophe allemand, devenu quasiment le philosophe officiel de la IIIe République. De cet intellectuel « organique », comme on dirait aujourd’hui, Barrès écrit : « Il tient son rôle strictement, comme une consigne reçue de l’État. C’est le sergent instructeur qui communique à des recrues la théorie réglée en haut lieu4. » Ce philosophe nomade est de surcroît un mouchard, envoyant directement ses notes de délation sur l’esprit des fonctionnaires au gouvernement de la République, ce qui entraîne un certain nombre de révocations. Sa conscience reste sereine : la conduite du professeur est fondée sur la règle kantienne que Bouteiller formule ainsi : « Je dois toujours agir de telle sorte que je puisse vouloir que mon action serve de règle universelle. »
La trilogie de Barrès est encore plus explicite que le roman de Bourget sur les dégâts du kantisme, cette philosophie officielle. Premier aspect de la démonstration : Bouteiller lui-même. Le brillant professeur de philosophie occupe d’abord une chaire dans un grand lycée de Paris, avant d’être élu député à Nancy en 1885, grâce à l’argent des affairistes de la Compagnie de Panama qui financent sa campagne. Finalement, le philosophe kantien, corrompu par le système parlementaire, deviendra lui-même un des « chéquards » du scandale de Panama.
Second aspect de la démonstration : les disciples du maître. En effet, l’enseignement de Bouteiller fait des ravages parmi ses élèves. Comme lui, ils se déracinent pour courir leur chance à Paris. Leurs destins sont divers, mais tous sont troublés par un mal profond : la désertion du sol natal, l’abandon de la Lorraine. Deux d’entre eux, Racadot et Mouchefrin, besogneux enfants de village que l’air de leur pays aurait pu maintenir en bonne santé mentale, sont impliqués dans une affaire judiciaire. Mouchefrin, soutenu par ses camarades, est épargné ; Racadot, convaincu d’assassinat, finit sous le couperet, dans un chapitre d’une concision mathématique : « Déraciné, Décapité. » CQFD.
Dès Les Déracinés, les principes de son antidreyfusisme sont posés, les adversaires désignés : ces intellectuels, pétris d’esprit kantien, oublieux du sens du relatif, qui se réfugiaient dans les abstractions de l’universalisme, au nom desquelles ils osent remettre en question le jugement d’un conseil de guerre, symbole de la Défense nationale, de la discipline des armées, instrument de protection collective qui exige une solidarité sans faille des citoyens. Les philosophes et leurs vulgarisateurs, les Burdeau, les Lévy-Bruhl, les Darlu, ne conçoivent que l’homme « en soi », sans souci de l’homme concret, attaché à un terroir, façonné par plusieurs générations et menacé de perdre sa boussole une fois rompus les liens avec son milieu, sa « race », sa famille.
Barrès s’acharnera sur la philosophie des lycées républicains et les mauvais maîtres. Député de nouveau depuis 1906, il n’hésite pas à se saisir d’un fait divers, le suicide d’un lycéen de Clermont-Ferrand, en mai 1909, pour mettre en cause l’Instruction publique, dans un discours à la Chambre le 21 juin. Bien sûr, dit-il en substance, on peut juger que le suicide affecte une personne « prédisposée », mais « un prédisposé n’est pas un condamné » ; il faut un conditionnement particulier pour passer à l’acte, et ce conditionnement, c’est celui de l’Université française coupée des traditions morales, incapable de donner aux enfants les repères indispensables à la formation de leur équilibre psychique. Les nouveaux maîtres, issus de la Sorbonne nouvelle, ne peuvent plus, à la différence des universitaires d’autrefois, « parler aux enfants de leur demeure familiale, de la tombe des aïeux, de l’honneur du nom, de la religion, de toutes les vénérations françaises ». La droite de la Chambre applaudit, Barrès continue.
Les maîtres d’aujourd’hui ne s’adressent qu’à l’intelligence et méprisent les « vérités éternelles ». Le professeur jouit d’un prestige intellectuel avec lequel le père de famille ne peut pas rivaliser. Il exerce sur ses élèves une « action formidable ». Il pourrait leur enseigner la différence entre le bien et le mal, mais il préfère exciter leur esprit. Or l’intelligence pure sans le verrou de la morale séculaire est « comme une automobile dont on augmente la puissance tout en diminuant la force de freinage ».
Pour démontrer l’amoralisme de la nouvelle Université, Barrès – qui fait feu de tout bois – s’indigne ensuite qu’on ait donné à un lycée le nom de Fragonard. Est-il bien venu d’attribuer le patronyme d’un peintre libertin à un établissement scolaire ? Gaston Doumergue, ministre de l’Instruction publique, dénie l’information : non, il n’y a pas, et de lycée Fragonard il n’y aura jamais ! La gauche riposte : Henri IV n’était-il pas un libertin ? et Louis le Grand, donc ? Le débat devient frivole. Barrès tente de le ramener à la question centrale : il y avait jadis une morale enseignée par l’école, il n’y en a plus. On parle, certes, d’une nouvelle morale, mais on l’attend toujours. A preuve : aucun traité en cours au lycée n’aborde la question du suicide. La vérité, répète Barrès, c’est qu’aujourd’hui les maîtres ne savent plus parler de la patrie, de la famille, et encore moins de la religion aux enfants.
Pour Barrès, appuyé par les députés conservateurs, la cohésion sociale ne peut exister, la sauvegarde de la société et de la civilisation ne peut être garantie, sans la religion. Habile, il cite une source que la gauche républicaine ne peut réfuter, Émile Durkheim, professeur de sciences sociales à la Sorbonne, dont la thèse sur le suicide a été un événement intellectuel. Or, que dit Durkheim, le sociologue dreyfusard ? « La religion a incontestablement sur le suicide une action prophylactique. »
Barrès aurait aussi bien pu citer un autre passage du Suicide où Durkheim écrit que « si, dans les milieux instruits, le penchant au suicide est aggravé, cette aggravation est bien due, comme nous l’avons dit, à l’affaiblissement des croyances traditionnelles et à l’état d’individualisme moral qui en résulte ». La référence de Barrès à Durkheim est donc mieux qu’un stratagème opportuniste. Il y a en effet un point de jonction. Durkheim est hanté par l’impératif de socialisation, posant, comme le nationaliste Barrès, le primat de la société sur l’individu. Brève rencontre entre le théoricien de la Terre et des Morts et le sociologue de La Division du travail social, qui avait été dreyfusard.
Pour Barrès, qui va mener bientôt campagne pour la restauration des églises de France en péril, le fait majeur est l’agression portée à la religion traditionnelle par l’Université, qui « fait fonctionner l’intelligence dans l’abstrait pur, hors du plan des réalités ». L’anti-intellectualisme est à la base de ce courant traditionaliste qu’illustre parallèlement en ses romans la plume fertile de Paul Bourget.
Mais le piquant dans cette affaire de Clermont-Ferrand et dans le discours de Maurice Barrès, c’est la manière dont la mythologie nationaliste a pu revendiquer la caution scientifique de la sociologie. C’est aussi le quiproquo : pour le nationalisme comme pour l’École sociologique, le suicide est assurément un enjeu de taille. Mais, pour les durkheimiens, la singularité apparente du suicide est pliable sous les lois de la causalité ; démontrer que le suicide n’est pas un acte simplement individuel, c’est démontrer que la sociologie existe. Pour Barrès et les défenseurs de l’« enracinement », le suicide révèle la pathologie d’une société industrielle et sécularisée – d’une société ouverte, qui fait fi de ses traditions. Il saisit le fait divers du lycée de Clermont-Ferrand comme une nouvelle pièce qu’il apporte au dossier de l’anti-intellectualisme.
L’histoire ne s’arrête pas là. Rebondissement tragique : en juillet 1909, au moment même où il écrit un article en réponse au sénateur Delpech qui avait discuté dans une distribution des prix son discours à la Chambre sur les suicidés, Barrès reçoit le choc d’une nouvelle terrible : son neveu, le jeune et prometteur écrivain Charles Demange, vient de se tirer une balle dans la tête dans une chambre du Grand Hôtel, à Épinal.
Barrès consacre de longues pages dans ses Cahiers à ce drame et au jeune désespéré. Serait-il convaincu du caractère dérisoire de son explication politique de naguère ? On le croit d’abord, tant le cas Demange n’appartient qu’à Demange. Et puis non. A la fin de son chant funèbre, Barrès, prisonnier de ses présupposés idéologiques, assimile le suicide de son neveu à celui du lycéen clermontois : « J’ai vérifié dans la mort de mon cher neveu Charles Demange la force et la justesse des critiques que j’adresse à notre enseignement universitaire. Demange a été un brillant élève du lycée et de la Sorbonne. Ils ont été pour lui un mauvais milieu. Je peux reprendre ce que je disais, toutes ces phrases s’appliquent à son cas5. »
Le parti pris domine ici la réflexion : il faut au leader nationaliste prouver coûte que coûte le bien-fondé de ses attaques contre l’enseignement public, y compris dans l’affliction causée par la disparition d’un être cher. Le nationalisme, né de l’affaire Dreyfus, nourri de ses péripéties, confirmé par ses conclusions, a fixé pour longtemps dans son imaginaire la responsabilité de l’enseignement public, et spécialement la philosophie explicite ou implicite qui y domine. Dans la « décadence » française, le kantisme est visé au premier chef. Barrès a quelque raison.
Lorsque Gambetta, au moment même de la guerre de 1870, avait voulu faire rédiger un Manuel républicain, il s’était adressé à un ancien exilé du coup d’État, le philosophe Jules Barni, traducteur des œuvres de Kant. A la recherche d’une morale et d’un esprit civique détachés du catholicisme, les fondateurs de la IIIe République les avaient demandés à Kant. Déjà en 1848, Charles Renouvier avait rédigé, sur la demande du ministre éphémère de l’Instruction publique, Hippolyte Carnot, un premier Manuel républicain pénétré d’esprit kantien, infléchissant la morale chrétienne dans le sens protestant, un individualisme opposé à tout fatalisme. Au lendemain de la défaite de 1871, d’autres philosophes français témoignaient de l’influence de Kant : Jules Lachelier, Émile Boutroux, Désiré Nolen… Lucien Lévy-Bruhl (qui avait remplacé l’abominé Burdeau en 1885 à sa chaire du lycée Louis-le-Grand) s’était fait connaître l’année précédente par sa thèse sur L’Idée de responsabilité, d’inspiration kantienne. Le kantisme apparut à l’opposition nationaliste comme une seconde invasion germanique, dont les républicains se faisaient les complices6.
Curieusement, la querelle sur le kantisme était menée par des idéologues, dont le pessimisme était largement alimenté par un autre philosophe allemand, Schopenhauer, dont la vogue rivalisa avec celle de Kant des lendemains de la guerre de 1870-1871 à la guerre de 1914. F. Brunetière et J. Lemaître, pères nobles de la Patrie française, en furent imprégnés avant Barrès. Les républicains firent donc le procès du pessimisme schopenhauérien, véritable philosophie de leurs adversaires antirépublicains7. Certains démographes – tel René Gonnard dans sa Dépopulation de la France – imputèrent même à la lecture de Schopenhauer la baisse de la natalité française. Kant, Schopenhauer… Il y avait une symétrie des mauvais maîtres ; chacun dénonçait celui de l’adversaire. Les deux camps se réconciliaient à tout le moins sur l’origine géographique des vents de l’esprit : ils provenaient des hautes pressions germaniques.
M. Proust, Jean Santeuil, op. cit., p. 260.
Ibid., p. 265.
A. Darlu, M. Brunetière et l’individualisme, Armand Colin et Cie, 1898, p. 33.
M. Barrès, Les Déracinés, 1897, Livre de Poche/Hachette, 1967, p. 29.
M. Barrès, Mes Cahiers, op. cit., Plon, 1963, p. 486.
C. Digeon, La Crise allemande de la pensée française, PUF, 1959, p. 336.
Voir la campagne de D. Ordinaire, La Revue bleue, 6 juin 1885.