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Encore Péguy, mais plus pour longtemps


En février 1906, le Congrès se réunit à Versailles pour élire le successeur d’Émile Loubet à la présidence de la République. Maurice Barrès, toujours occupé de politique (il retrouvera un siège de député à Paris aux élections du mois de mai suivant), désireux d’assister à cette séance septennale au Château, fait un crochet chez Charles Lucas de Pesloüan, son parent, qui habite Versailles. Quand on l’introduit, Charles Lucas et Péguy sont en train de déjeuner. Barrès et Péguy se voient ainsi pour la première fois, inopinément – une rencontre qui est à l’origine d’une curieuse amitié. Non sans ambiguïté, du reste. Car, vu de loin, Péguy semble alors lâcher les positions sur lesquelles il campait depuis l’École normale et l’affaire Dreyfus – cette espèce de socialisme libertaire très personnel – sous l’effet d’une double « conversion », au nationalisme et au catholicisme. Barrès ne serait-il pas, dès lors, l’ami nécessaire ?

Les choses ne sont pas si simples. Le sûr est que l’évolution de Péguy – il récuse le mot « conversion » – entre 1905 et 1910 est significative d’une redistribution des cartes au crépuscule du combisme, et que Péguy lui-même devient un enjeu symbolique pour les intellectuels nationalistes. Toujours en quête d’hégémonie, ils ne seraient pas fâchés de compter dans leurs rangs cette recrue si originale, venue du camp d’en face.

Quand Barrès fait la connaissance de Péguy, il ne sait pas trop bien ce que son cadet a écrit, sinon vaguement, dans ses Cahiers qu’il assimile volontiers à une revue de vieux étudiants. Il connaît, il est vrai, le passé militant de Péguy dans le dreyfusisme. Mais tout cela lui inspire moins d’hostilité que d’indifférence, même s’il se souvient plus ou moins que ce commensal de hasard, ce personnage singulier qu’il n’a rencontré dans aucun salon, l’a traité jadis, dans La Revue blanche, de « Tartufe moisi ». Barrès n’en a cure. Il a oublié l’offense – s’il l’a jamais connue. L’opposition des idées ne l’effarouche pas ; il peut même admirer franchement un adversaire. Il a le goût des personnalités, des caractères ; il lui plaît de reconnaître chez ceux dont il déteste les discours ordinaires ce qu’il appelle l’élan. Péguy, rude artiste-artisan qui ne s’en laisse pas conter, éditeur inlassable d’une revue en éternel sursis, homme fier, libre, injuste, absolu, autoritaire, sensible, est de ces personnalités en qui Barrès peut prendre intérêt. Dans une interview de 1909 donnée à L’Écho de Paris, il dira ainsi :

« Allez au Quartier latin, dans cette modeste boutique des Cahiers de la Quinzaine… Voilà des âmes qui débordent. Vous me parlez de l’affaiblissement de la pensée et des caractères. Moi je vous montre des groupes d’hommes qui ont un idéal, et notez-le, un idéal qui commande à leur destinée. C’est cela qui est beau chez Péguy1. »

Lors de l’impromptu de Versailles, Barrès ignore sans doute ce qui s’est passé dans la tête de Péguy depuis 1905 ; ce n’est pas là l’origine de l’attention qu’il porte au directeur des Cahiers de la Quinzaine. Toutefois, quand il subodorera que Péguy pourrait mettre son énergie, sa ténacité, son talent, au service de la cause nationaliste, alors Barrès jouera le grand jeu pour le séduire.

En mars 1905, Guillaume II, en visite à Tanger, a lancé un défi à l’action coloniale des Français au Maroc en se posant en protecteur de celui-ci. Une grave crise internationale s’ensuivit. L’agressivité du Kaiser est ressentie en France comme le signe d’un danger de guerre imminent. Le président du Conseil Rouvier, cédant au chantage de l’Allemagne, laisse son ministre des Affaires étrangères démissionner. La conférence d’Algésiras qui clôt la crise, au début de l’année 1906, voit la France soutenue par la Grande-Bretagne, la Russie, l’Italie, et les États-Unis eux-mêmes. Sa politique de présence au Maroc est confirmée. Il n’empêche que l’Allemagne a démontré une volonté de puissance redoutable dans le partage du « gâteau colonial ». Et désormais l’obsession allemande ne quittera plus la pensée politique française. Le Reich de Guillaume II, dont l’économie et la démographie ne laissent pas d’inquiéter l’opinion en France, reprend tous les attributs de l’ennemi héréditaire.

« Être ou ne pas être, écrit Clemenceau dans L’Aurore, voilà le problème qui nous est posé pour la première fois depuis la guerre de Cent Ans par une implacable volonté de suprématie. Nous devons à nos mères, à nos pères et à nos enfants de tout épuiser pour sauver le trésor de vie française que nous avons reçu de ceux qui nous précédèrent et dont nous devrons rendre compte à ceux qui suivront2. »

C’est en termes semblables que Péguy a réagi. Pas tout de suite. Il a attendu juin 1905, le moment où la menace allemande se fait plus explicite : « Tout le monde, en même temps, connut que la menace d’une invasion allemande est présente, qu’elle était là, que l’imminence était réelle3. » A la veille de l’été, il croit la guerre proche et dit que sa vie a basculé. Le 16 juin, il se rend même au Bon Marché, accompagné de sa femme, pour acquérir quelques-uns des impedimenta du guerrier appliqué. Dans le Cahier qui paraît le 22 octobre 1905, il publie un de ses textes promis à la postérité, Notre Patrie – réponse directe au livre de Gustave Hervé, socialiste antimilitariste, Leur Patrie. Hervé, membre de la SFIO, proche des milieux syndicalistes révolutionnaires et anarchistes, prêche alors avec succès, à partir de 1905, un antipatriotisme radical dans les meetings ouvriers. L’hervéisme, comme on dit alors, progresse au sein même de la SFIO : c’est un non à la guerre, y compris à la guerre défensive, quel que soit l’agresseur. Or Jaurès, en désaccord de doctrine avec Hervé, est accusé par Péguy de ménager celui-ci, en raison de sa force effective dans le mouvement révolutionnaire. Après le combisme, dans lequel il a trempé, voici l’hervéisme, que Jaurès voudrait épargner : une nouvelle cause d’éloignement entre Péguy et le chef socialiste.

Le nationalisme de Péguy à cette époque peut être encore qualifié de nationalisme de gauche (qui n’est pas sans faire penser à celui de Clemenceau), au nom duquel Jaurès est accusé de complaisance, d’abord à l’égard de Gustave Hervé, et bientôt à l’égard de la social-démocratie allemande dont il ne percevrait pas le fond nationaliste, voire militariste. La diatribe contre Jaurès ne cessera qu’avec la mort du tribun.

En dehors de tout événement politique, une autre raison paraît rapprocher, et rapprochera effectivement peu à peu, Péguy des nationalistes de droite : son retour au catholicisme, dont Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, paru en 1910, est un aveu éclatant. Il n’échappe pas à Barrès.

L’homme, de nouveau député et élu académicien depuis 1906, brille de la gloire politique et littéraire dans la droite nationaliste ; ses relations multiples, son rayonnement et l’influence d’une œuvre encore féconde débordent largement l’étroite sphère de la droite nationaliste. Or, voici que ce Péguy, qu’il a rencontré quatre ans auparavant, voici que ce dreyfusard devient l’auteur d’une œuvre que Barrès juge profondément chrétienne, catholique, et nationale ! L’événement au-delà du domaine littéraire est un événement politique, quand un dreyfusard de la taille de Péguy se met à écrire un poème à la gloire de Jeanne la Lorraine, tout pétri d’esprit chrétien, c’est nécessairement un virage à droite auquel on assiste. Voilà qui mérite d’être salué. Le Mystère est sorti le 16 janvier 1910 ; le 28 février, Barrès lui consacre un grand article dans L’Écho de Paris.

« Ce qu’il faut le plus admirer en Péguy, c’est d’avoir vu que, pour reconstituer une Jeanne d’Arc, il faut autre chose qu’un instinct, une obscure poussée de vie. Jeanne n’a pas obéi à son caprice ; elle a discuté comme un héros de Corneille ; elle connaissait les lois de l’Église et s’est demandé si son enthousiasme s’accordait avec leur discipline. On voit dans son cas autre chose que les beaux désordres de la nature, tout autre chose qu’une humeur ; on y voit les forces d’une puissante tradition. »

Dans cet éloge, Barrès s’émerveille du miracle – Péguy qui opère une transmutation de son dreyfusisme stérile, de sa force de destruction, qu’il place dans l’ordre d’une « discipline traditionnelle » : « O prodige ! Voilà l’Évangile rattaché à la vie d’un jeune scolard de Sorbonne. » L’intellectuel prodigue est revenu, repenti, dans la maison du Père.

Un cadeau, cet article. Du jour au lendemain, Péguy, inconnu, méconnu, hormis le cercle étroit de ses fidèles, devient un écrivain reconnu. Oui, un cadeau, mais un cadeau empoisonné. Car l’effet Barrès est immédiat : silence à peu près complet à gauche ; série d’articles enthousiastes dans la presse nationaliste. Péguy, qui n’est pas un saint, ne peut rester insensible à cette marque de faveur du grand écrivain. Mais que dire de ses émules ? Le 14 mars, Édouard Drumont en personne, le prophète de l’antisémitisme, consacre à son tour un grand article au Mystère, dans son journal La Libre Parole, sous le titre : « La Jeanne d’Arc d’un ancien dreyfusard. » Barrès parlait encore du « dreyfusard » Péguy ; il n’est plus pour l’antisémite en chef qu’un « ancien dreyfusard ». L’éloge lui permettait de finir sur un cri de revanche : « On éprouve soi-même quelque chagrin à dire à ces désillusionnés, tout meurtris de leurs désillusions : “Eh bien, mes enfants, vous avions-nous assez annoncé d’avance ce qui arriverait ? Avions-nous assez raison ?” » La récupération va bon train.

Huit jours plus tard, le 22 mars, Pierre Lasserre se lance à son tour dans la louange, dans L’Action française : « Péguy est ce qu’on appelle “représentatif”. Il collabore à sa manière à un mouvement de réaction philosophique, littéraire et politique qui va se propageant de plus en plus, sous des formes d’ailleurs bien diverses et très inégalement valables, dans l’élite des jeunes générations françaises. Réaction bonne, certes, et dirigée contre un affreux peuple d’idées fausses, de faux goûts, de méthodes barbares et négatives. » Lasserre, malgré tout, reproche à Péguy d’avoir accusé ses anciens amis de trahir le dreyfusisme : « L’entreprise dreyfusienne était née basse, trouble et corrompue. » Cette fois, on demandait à Péguy de parachever sa saine évolution, de renier son passé, de condamner le dreyfusisme de sa jeunesse.

L’Action française n’allait pas en rester là. Le journal de Maurras reproduit, le 14 avril, un article de Georges Sorel paru dans La Voce, revue de Giuseppe Prezzolini à Florence. Habile perfidie qui joue sur l’ambivalence des sentiments. Sorel est toujours l’ami de Péguy, malgré sa Révolution dreyfusienne, son rapprochement récent avec la droite nationaliste, et ses tendances explicites à l’antisémitisme. Même si de temps en temps, le jeudi, dans la Boutique des Cahiers, les raisonnements de M. Sorel font sortir Péguy dans la rue. Sorel avait partagé avec Péguy son hostilité aux intellectuels postdreyfusistes, sa condamnation de Jaurès, son mépris de la politique parlementaire. Nourri aussi, un moment, de grandes espérances dans le syndicalisme d’action directe, il avait accompagné de ses Réflexions sur la violence les grandes grèves de 1906-1909. Passé cette date, Sorel avait été désabusé, comme Péguy : le syndicalisme, à son tour, se bureaucratisait, il n’y avait plus rien à en attendre. Cependant, tandis que Péguy restait profondément attaché à son idéal républicain, Sorel était de plus en plus attiré par les activistes de l’Action française, où il pensait trouver, sans adhésion de sa part à la doctrine néo-royaliste de Maurras, la nouvelle incarnation de sa morale sociale héroïque. En 1910, Sorel participe ainsi à la conjuration informelle des nationalistes qui veulent pousser Péguy à droite, le plus à droite possible.

Le malheureux Péguy eut pendant quelque temps la tête chamboulée. Lui, l’obscur travailleur, l’écrivain du désert, toujours en quête d’abonnés pour joindre les deux bouts, le voilà propulsé sur le devant de la scène. Comment résister ? D’abord, il résiste mal. Il remercie ses laudateurs, sans objecter à leurs arguments. Il va jusqu’à adresser une lettre à Édouard Drumont… Reconnaissance de l’homme seul pour ceux qui le tirent de sa solitude ! Charles Péguy devient enfin un nom d’écrivain après des années et des années de dur labeur ignoré, des milliers de pages écrites, des saisons occupées à tirer le diable par la queue…

Mais comment vont réagir les abonnés des Cahiers ? Les abonnés de la première heure, de l’heure dreyfusiste ? Georges Sorel pense que les juifs, qui constituent le gros des fidèles, vont se désabonner ; il souhaite que les catholiques soutiennent Péguy. Il imagine même une démarche auprès d’Albert de Mun, le chef du parti catholique4. Au fond, Sorel voudrait que Péguy rompe nettement avec son passé dreyfusard comme lui-même l’a fait, qu’il choisisse son camp, qu’il se déclare publiquement catholique, qu’il se rapproche de Maurras et de l’Action française. Or Jean Variot, qui instruit Péguy des sollicitations de Sorel, s’entend répondre : « Je ne veux rien renier de mon passé5. »

Sorel est fâché d’apprendre que Péguy doit publier dans les Cahiers un texte de Daniel Halévy, Apologie pour notre passé. Avant la publication, il y voit une réponse à sa Révolution dreyfusienne : « Péguy a une clientèle de 300 Juifs qu’il ne peut pas froisser6. » Total malentendu ! En fait, loin de plaire à Péguy, ce morceau est à l’origine d’une brouille entre lui et Halévy. Comme éditeur, Péguy a publié le texte sans sourciller, mais il ne s’est pas reconnu dans le portrait du dreyfusiste tracé par Halévy. Celui-ci a perdu de vue la grandeur spirituelle du dreyfusisme, il tient désormais des propos de conservateur éclairé, de grand bourgeois patriote. Relisant les épreuves, l’éditeur Péguy éprouve une « sourde révolte ». De toute part l’esprit du dreyfusisme est nié, oublié, moqué. Il importe de réagir.

A ses nouveaux admirateurs, à Barrès, à Maurras, à Drumont, à ses amis Sorel et Halévy, Péguy réplique par une de ses plus belles professions de foi dreyfusardes, son chef-d’œuvre au regard des Tharaud, Notre jeunesse, publié le 17 juillet 1910, trois mois après l’article de Daniel Halévy. J’ai été, je suis, je resterai un dreyfusard, voilà ce que Péguy répond à tous ceux qui ont cru à un reniement de sa part, ou l’ont souhaité. Certes, douze ans après l’Affaire, l’interprétation que Péguy en donne est à l’image de sa propre évolution : le rétro-dreyfusisme de Péguy est pétri d’un christianisme qui n’était pas le cœur du dreyfusisme historique. Dans une volonté de montrer la permanence de ses attitudes, dictées par une éthique d’inspiration spirituelle, il a tendance à effacer les contrastes entre le Péguy de 1898 et le Péguy de 1910. En même temps, cette reconstruction est la marque de la synthèse péguyste, l’alliance de la République laïque et de la France chrétienne dans le patriotisme.

« Vous nous parlez de la dégradation républicaine, écrit-il à ses adversaires royalistes, c’est-à-dire proprement, de la dégradation de la mystique républicaine en politique républicaine. N’y a-t-il pas eu, n’y a-t-il pas d’autres dégradations. Tout commence en mystique et finit en politique. Tout commence par la mystique, par une mystique, par sa (propre) mystique et finit par de la politique. La question, importante, n’est pas, il est important, il est intéressant que, mais l’intérêt, la question n’est pas que telle politique l’emporte sur telle ou telle autre et de savoir qui l’emportera de toutes les politiques. L’intérêt, la question, l’essentiel est que dans chaque ordre, dans chaque système la mystique ne soit point dévorée par la politique à laquelle elle a donné naissance7. »

Sur cette « immortelle affaire Dreyfus », qui fut d’abord une mystique avant de mourir en politique, il ajoute : « Il ne fait aucun doute que, pour nous, la mystique dreyfusiste fut non seulement un cas particulier, mais qu’elle en fut un cas, éminent… » Il précise encore : « L’affaire Dreyfus, le dreyfusisme, la mystique, le mysticisme dreyfusiste fut une culmination, un recoupement en culmination de trois mysticismes au moins : juif, chrétien, français. » A propos de la mystique juive, Péguy trace l’ébauche d’un portrait, d’une vie de Bernard-Lazare, considéré par lui comme « l’un des plus grands parmi les prophètes d’Israël ».

Et Péguy de dire à son ami Halévy qu’il ne se reconnaît pas du tout dans le portrait qu’il a tracé du dreyfusiste ; que lui, Péguy, ne se sent nullement « ce poil de chien battu » ; qu’il ne regrette rien ; qu’il se glorifie d’avoir été ce qu’il a été : « Nous n’avons à avoir ni regret ni remords. »

Cette réplique de Péguy, qui revient plusieurs fois à la charge contre les souvenirs d’Halévy, va mettre fin à une vieille amitié entre les deux hommes. Le 23 octobre 1910, Péguy s’en explique dans Victor-Marie, comte Hugo. Dans une très belle page, il se remémore l’amitié entre eux deux, « voisins de campagne, voisins à la mode de Bretagne, ce qui fait trois ou quatre lieues », ces longues promenades côte à côte, « l’un conduisant l’autre et le reconduisant » : « Quand je vais le voir, quand il vient me voir, par tous les temps, qui sont tous des beaux temps, il faut que nous franchissions, sous la pluie, sous le soleil, trois et quatre lieues de cet admirable pays… » Cela devient une confession, Péguy évoque les différences de classe qui existent entre lui, qui n’a jamais su s’asseoir dans un fauteuil, et Halévy, issu d’une famille de grande bourgeoisie. Il parle avec tendresse de sa grand-mère qui gardait les vaches, qui ne savait pas lire, et il avoue qu’il est resté un paysan, qu’il rêvait d’avoir une distinction, une finesse, une élégance, qui l’ont fui… Morceau étonnant, où l’auteur, avec son verbe, épuisant les synonymes, tournant cent fois en apparence autour du sujet, traçant et retraçant son sillon, met son cœur à nu et dit à l’autre : Viens jusqu’à moi. Cette brouille, ce commentaire de brouille, sont encore un des échos de l’affaire Dreyfus.

Les récents admirateurs de Péguy, eux, n’ont guère apprécié Notre jeunesse. Son éloge de Bernard-Lazare indigne la presse nationaliste ; L’Action française se dit couverte de honte. Sorel est stupéfait de cette « homélie dreyfusarde ». Péguy reste indécrottable. Cependant, et au contraire de L’Action française dépitée, qui, dans son dépit, va éreinter Péguy, Barrès ne dit mot, tout en gardant son amitié à Péguy. Il le félicite même de son Victor-Marie, comte Hugo, où, il est vrai, Péguy le citait longuement.

Barrès fait mieux. Il décide de faire obtenir à son cadet le Grand Prix de littérature de l’Académie française. Pas pour toute l’œuvre, car elle contient trop de polémiques, mais d’abord pour sa Jeanne d’Arc, complétée d’un recueil d’écrits. L’affaire est rude : Péguy n’est en odeur de sainteté, ni dans la gauche de l’Académie, représentée par des membres de l’Université, ce « parti intellectuel » que le candidat n’a cessé de fustiger, ni dans la droite, pour qui il n’est qu’un dreyfusard. Mais Barrès y croit, il soutient l’auteur du Mystère, sans rancune pour Notre jeunesse. Quand il prend connaissance des Œuvres choisies qu’il lui a demandées, Barrès se rend compte que sa tâche n’est pas facilitée, l’autre n’ayant pas fait de concessions. Le jour du scrutin, Barrès entend quelques réflexions intéressantes : « Péguy ?, dit Ernest Lavisse, représentant de l’establishment universitaire. Il a su mettre de l’eau bénite dans son pétrole de la Commune. » « Un bohème du Quartier latin », commente Émile Ollivier. Finalement, le Grand Prix ne lui est pas attribué, mais Péguy reçoit, en compensation, le prix Estrade-Delcros, doté de 8 000 francs. De quoi permettre aux Cahiers de la Quinzaine de survivre encore.

La réaction de l’Académie, cette conjonction de la double opposition de la gauche intellectuelle et de la droite catholique, Péguy va de nouveau en faire les frais dans les mois qui suivent. Les attaques redoublent : il est rejeté par la gauche, banni par la critique catholique qui le juge hétérodoxe, et surtout par la droite maurrassienne. Lui-même est ulcéré. En 1912, il rompt avec Sorel : « Je reconnais votre main dans tout ce qui se fait contre les Cahiers. Je vous prie à l’avenir de ne plus revenir le jeudi. » Péguy a largué toutes les amarres qui le rattachaient à la gauche, au mouvement ouvrier, au socialisme de sa jeunesse. Mais il n’a pas rallié pour autant le nationalisme des antisémites et des néo-royalistes soutenu par Sorel.

Le républicanisme conservateur de Poincaré lui convient, ce qui n’empêche pas ses tirades contre la bourgeoisie. Il fait l’éloge de la colonisation française, et spécialement d’un officier qui commande en Mauritanie, Ernest Psichari. Au moment de la discussion de la loi des trois ans (de service militaire), il y est favorable contre la coalition de gauche. Nouvelle occasion pour lui de vitupérer Jaurès, ce « pangermaniste », aveuglé par son pacifisme sur « ce peuple de soumis et d’obéissants » qu’est l’Allemagne, qu’est la social-démocratie allemande, sur laquelle il se hasarde à compter pour empêcher la guerre. Il dénonce les alliés de Jaurès, le « parti intellectuel », Herr, Pressensé, Hervé, Seignobos, Lavisse – intellectuels « officiels » alliés aux partisans de l’entente avec l’Allemagne, et qui préparent la défaite. Néanmoins, le bellicisme croissant de Péguy se référera toujours et jusqu’au bout aux sources républicaines :

« En temps de paix, c’est entendu, ça va bien. Et tout cela finira par des affiches et des meetings et des discours à la Chambre. Mais en temps de guerre, en République, il n’y a plus que la politique de la Convention nationale. Je suis pour la politique de la Convention nationale contre la politique de l’Assemblée de Bordeaux, je suis pour les Parisiens contre les ruraux, je suis pour la Commune de Paris, pour l’une et l’autre Commune, contre la paix, je suis pour la Commune contre la capitulation, je suis pour la politique de Proudhon et la politique de Blanqui contre l’affreux petit Thiers8. »

Le nationalisme républicain de Péguy n’est pas une singularité d’écrivain original. Il traduit un nouveau climat intellectuel dans les années qui précèdent la Grande Guerre. Pendant l’Affaire, et au moins jusqu’en 1905, le nationalisme s’était défini par son ennemi intérieur, l’Anti-France, comme disait Maurras, qui avait ses institutions dans la république parlementaire. La crise extérieure ouverte par Guillaume II à Tanger, en 1905, renouvelée par les crises qui se succèdent dans les relations internationales à partir de 1911 – crise d’Agadir, guerre italo-turque, guerres balkaniques… –, crée une tension politique, d’où émerge un autre nationalisme, tourné vers l’extérieur, face au danger allemand, auquel se rallient des radicaux comme Clemenceau et des républicains modérés comme Poincaré, et qui gagne une partie de la jeunesse des écoles. Dans L’Argent (suite), datant de 1913, Péguy n’est plus seulement celui qui attend l’envahisseur de pied ferme ; il est celui qui l’annonce, qui rêve d’en découdre, pour la gloire de la France, dépositaire de l’honneur du monde civilisé.

Charles Péguy non seulement incarne ce nationalisme républicain, mais aussi ce renouveau catholique, qui aboutira à tant de conversions au début du siècle. Un climat intellectuel et moral, entièrement différent, caractérise ces années d’avant-guerre, où le réveil de la foi religieuse et les pulsions bellicistes contrebalancent le pacifisme guidé par Jaurès et le mouvement ouvrier.


1.

Cité par É. Cahm, op. cit., p. 51.

2.

Cité par R. Girardet, op. cit., p. 224.

3.

Ch. Péguy, Notre Patrie, OPC, op. cit., II, p. 60.

4.

Voir É. Cahm, op. cit., p. 63-64.

5.

Propos de Georges Sorel recueillis par Jean Variot, Gallimard, 1935, p. 259.

6.

Lettre de Sorel à Berth, 1er avril 1910, citée par Éric Cahm, op. cit., p. 68.

7.

Ch. Péguy, Notre jeunesse, OPC, op. cit., III, p. 20.

8.

Ch. Péguy, L’Argent (suite), OPC, op. cit., III, p. 924-925.