Dans la soirée du 31 juillet 1914, Jean Jaurès, rentré de Bruxelles où il a tenu une ultime réunion publique en faveur de la paix, est assassiné au café du Croissant rue Montmartre, à Paris, par un nationaliste du nom de Raoul Villain. Apprenant la nouvelle, Maurice Barrès se rend le lendemain au domicile du tribun socialiste, dont il a été l’adversaire constant, mais qu’il n’a cessé de respecter :
« Je suis allé dès le matin porter une lettre à sa fille. Une cité de villas à Passy, quelques agents à la grille de cette cité. Je vais à la maison, une petite maison, un jardinet de deux mètres devant où se tiennent deux militants. Je monte quatre marches et j’entre dans un couloir au fond duquel il y a l’escalier, sur les deux côtés, deux portes, sans doute le salon et la salle à manger. Dans cet étroit couloir, une table avec les feuilles où je m’inscris. Dans la pièce de gauche toute ouverte, Léon Blum. Je lui serre la main, je lui tends ma lettre. “Vous pouvez la remettre à elle-même.” Elle est dans le salon, dénudé, un parloir. Une superbe jeune femme, exactement une statue de la place de la Concorde. Je lui dis que j’aimais son père, que j’avais toujours souffert de devoir être séparé de lui. Elle est calme, naturellement noble et de figure très humaine et sympathique. On m’offre de monter voir Jaurès. J’accepte avec empressement et je vois que je fais plaisir. […]
« Je m’incline devant Jaurès et je redescends l’escalier. En bas, la fille de Jaurès, ma lettre ouverte à la main, des pleurs dans les yeux, me remercie avec une grande noblesse naturelle, une émouvante simplicité et retenue. Dans le jardin, je serre la main des deux militants. Sur le trottoir devant la cité qu’ils gardent, les quatre agents me saluent. Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était, car les défauts n’empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme : adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer1 ! »
Les deux hommes s’étaient combattus à la Chambre, depuis que Jaurès était devenu l’apôtre de la paix. Celui-ci avait-il péché par optimisme, avait-t-il été aveuglé par ses convictions internationalistes – ce que Barrès désignait comme la « pensée allemande » ? En 1912, au Congrès international de Bâle, dans la cathédrale protestante qui l’accueillait, et dont les cloches retentirent aux oreilles des participants comme un hymne à la paix, il avait fait preuve d’une éloquence quasi sacrée, que ses détracteurs moquèrent comme une grandiloquence aveugle. En janvier 1913, Poincaré avait été élu président de la République – « victoire de l’idée nationale », disait Le Journal. De fait, le nouveau président déclarait un mois plus tard : « Il est impossible à une nation de vivre en paix, à moins qu’elle ne soit toujours prête pour la guerre. » Le président du Conseil, Louis Barthou, s’employa à faire voter, avec une même détermination, la loi des trois ans, qui permettait de maintenir sous les drapeaux des contingents suffisants pour faire front à une Allemagne forte de 850 000 soldats, quand la France n’en comptait que 480 000. Jaurès entraîna la gauche contre le projet de loi, qu’il qualifia de « crime contre la République ». Militant de la paix, il ne perdait pas de vue la défense nationale, mais il jugeait la loi coûteuse et inopérante ; il défendait, depuis 1910, le principe de la nation armée, appuyée sur les réserves, dans la seule perspective d’une guerre défensive, qu’il explicitait en 1911 dans L’Armée nouvelle. Les socialistes, épaulés par bon nombre de radicaux pacifistes, perdirent la bataille ; la loi fut votée. Mais la mobilisation pour la paix s’amplifiait. Le 25 mai, juste avant le vote, Jaurès redoubla d’éloquence devant un immense rassemblement en plein air, au Pré-Saint-Gervais. Les élections de 1914 virent la victoire de la gauche, socialistes derrière Jaurès et radicaux derrière Caillaux, les uns et les autres résolus à abolir la loi des trois ans, ce que la précipitation des événements rendit impossible.
La campagne passionnée de Jaurès, à la fois en France et dans les rencontres de l’Internationale socialiste, attira sur sa tête la haine des nationalistes et l’hostilité de tous ceux qui se défiaient de son optimisme congénital. Pour Maurras et L’Action française, il était devenu l’ennemi à abattre. Léon Daudet se défend dans ses Souvenirs d’avoir voulu la mort de Jaurès ; il n’en écrivait pas moins le 23 juillet 1913 dans L’Action française : « Nous ne voudrions déterminer personne à l’assassinat politique mais que M. Jaurès soit pris de tremblement. » Daudet, comme Barrès, faisait de Jaurès une victime de la pensée allemande :
« L’aveuglement de Jaurès […] était quelque chose de formidable. Cela tenait, je pense, à la culture pro-allemande philosophique qu’il avait reçue, comme tous ceux de notre génération, mais qui chez lui avait fait plus de ravages que chez quiconque. Il est même curieux que ce Latin ait été à ce point imprégné de la plus lourde et confuse métaphysique qui soit au monde2. »
Une des charges les plus violentes contre Jaurès, au moment de la discussion de la loi des trois ans, est le fait de Péguy dans L’Argent (suite), qui paraît à la fin d’avril 1913. Non seulement Jaurès y est accusé d’aveuglement (comment peut-il s’imaginer que la social-démocratie allemande pourrait empêcher la guerre ?), mais aussi de trahison, étant devenu un « agent du parti allemand ». Et Péguy d’ajouter : « Je suis un bon républicain. Je suis un vieux révolutionnaire. En temps de guerre, il n’y a plus qu’une politique et c’est la politique de la Convention nationale. Mais il ne faut pas se dissimuler que la politique de la Convention nationale, c’est Jaurès dans une charrette et un roulement de tambour pour couvrir cette grande voix. »
Dans les rangs mêmes du Parti socialiste, l’optimisme de Jaurès avait été contesté. A la fin de l’année 1912, Charles Andler, professeur à la Sorbonne, Alsacien et germaniste, avait publié deux articles sur les socialistes allemands, incapables à ses yeux d’arrêter la marche à la guerre. Ces articles, refusés à L’Humanité par Jaurès, imprimés dans la revue radicale L’Action nationale, étaient sortis en brochure sous le titre : Le Socialisme impérialiste dans l’Allemagne contemporaine3.
La bataille politique sur la loi des trois ans avait laissé des traces. Jusqu’au bout, Jaurès avait espéré sauver la paix par l’entente des socialistes français et des socialistes allemands, par une grève générale préventive et simultanée dans les deux pays. Ce volontarisme, nourri d’amour pour la paix autant que d’illusion, lui avait valu d’être assassiné par un intoxiqué de la presse nationaliste. Trois jours après, l’Allemagne déclarait la guerre à la France.
Le dernier hommage rendu par Barrès à Jaurès sur son lit de mort, le jour même où était affiché l’ordre de mobilisation générale, préfigure l’« Union sacrée », selon l’expression que Raymond Poincaré utilise pour la première fois dans un message au Parlement, le 4 août 1914. Le mouvement ouvrier français – la CGT et la SFIO –, après des années de lutte en faveur de la paix, se déclare pour la défense nationale. Le 2 août, l’ancien communard Édouard Vaillant s’écrie dans un meeting de la salle Wagram : « En présence de l’agression, les socialistes accompliront tout leur devoir pour la Patrie, pour la République et la Révolution. » Le lendemain : « Que les flots de sang qui ont commencé de couler sur les plaines de la Meuse, écrit La Bataille syndicaliste, retombent sur la tête de Guillaume II et des pangermanistes ! » Sur la tombe de Jaurès, le 4 août, le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, dit sa « haine de l’impérialisme allemand ». Le même jour, le groupe socialiste, imitant la social-démocratie à Berlin, vote les crédits de guerre au Parlement. A la fin du mois, deux socialistes entrent au gouvernement Viviani, Jules Guesde, comme ministre d’État, et Marcel Sembat aux Travaux publics, suivis par Albert Thomas qui deviendra ministre de l’Armement. Il n’y a plus qu’une voix en France contre l’agresseur germanique.
A la mort d’Albert de Mun, une des grandes figures du « parti catholique », au lendemain de la victoire de la Marne, Vaillant, qui avait été son ennemi irréductible, écrit dans L’Humanité :
« Mais aujourd’hui, […] ce n’est plus de l’histoire politique des partis, mais de la défense nationale qu’il s’agit. C’est d’elle qu’aux derniers jours de sa vie Albert de Mun avait, par-dessus tout et avec passion, souci4. »
L’Union sacrée qui s’était faite si rapidement dans le personnel politique se réalise aussi très vite chez les intellectuels. D’une certaine manière, la déclaration de guerre était une revanche du nationalisme antidreyfusard : l’armée redevenait sacrée, le culte de la nation signifiait clairement l’organisation de la haine antiallemande ; la chasse aux espions (vrais ou faux) devenait licite… Les dreyfusards ne voulurent pas être en reste. A défaut de prendre le fusil, les exemptés par l’âge ou par la maladie se jugèrent engagés au moins moralement. Montherlant raconte à ce sujet une anecdote qui concerne Barrès :
« “Je m’engage…” dit Barrès en août 1914. Les bravos couvrirent la suite de la phrase, qu’on n’entendit pas, et qui était : “Je m’engage à écrire, la guerre durant, un article par jour à L’Écho de Paris.” D’où un long malentendu. »
Et Montherlant d’expliquer Barrès :
« Son système de l’article quotidien, il s’y est résolu pour deux motifs. 1° Vanité : désir d’imposer sa présence sans relâche, de s’identifier aussi peu à peu avec la chose nationale, et 2° amour sincère de cette chose nationale, préférant servir à la petite semaine, parce que cela lui paraissait plus pressant, au grand service de faire à l’écart des œuvres plus durables5. »
A la fin du conflit, tous ces articles formeront les quatorze volumes de sa Chronique de la Grande Guerre. De 1914 à 1918, Barrès multiplie les démarches, les initiatives, les visites. Il commémore, il célèbre, il préside, il inaugure, il enterre, il lance des appels en faveur des invalides de guerre, il demande qu’on instaure une décoration spéciale pour les braves (et la Croix de guerre est créée en 1915), il couvre de ses discours le son du canon qui menace Paris… Si, à cinquante-deux ans, il ne s’est pas engagé volontairement dans les armées de la République, il ne désarme pas un instant, durant tout le conflit, dans la guerre morale et idéologique.
Son nationalisme prend un tour nouveau. Ce qu’il exprime désormais, ce n’est plus l’antidreyfusisme exclusif, antisémite, en quête d’une improbable race française, mais un nationalisme de réconciliation, un nationalisme d’Union sacrée, comme l’exaltent ses Diverses Familles spirituelles de la France, parues en 1917.
« Le génie de la France, écrit-il, sommeillait sur un oreiller de vipères. Il semblait qu’il allât périr étouffé dans les nœuds dégoûtants de la guerre civile. Mais les cloches sonnent le tocsin, et voici que le dormeur se réveille dans un élan d’amour. Catholiques, protestants, israélites, socialistes, traditionalistes, soudain laissent tomber leurs griefs. Les couteaux de la haine, par enchantement, disparaissent. L’innombrable querelle sous le ciel livide fait silence. Chacun dit : “Je ne me mettrai pas, fût-ce par une pensée secrète, en travers de rien qui travaille au salut de la patrie”6. »
Maurras et L’Action française profitèrent de la guerre pour imposer leur légitimité politique au-delà des rangs de leurs fidèles. Dès le début du conflit européen, Léon Daudet se fit une spécialité de dénoncer les espions, les ennemis de l’intérieur, les étrangers, les juifs allemands naturalisés. Cependant, L’Action française, dans l’esprit de l’Union sacrée, parut à certains de ses lecteurs trop modérée, et quasi « gouvernementale7 ». André Gide, tombé dans l’admiration, décidait de s’abonner au journal de Maurras ; Proust et Apollinaire l’appréciaient aussi ; Le Figaro, L’Écho de Paris, La Croix, et tant de quotidiens de province, répétaient ses formules les plus jusqu’au-boutistes. La Grande Guerre fut l’occasion pour le mouvement de Maurras de faire un bond en avant. En soutenant Poincaré et Clemenceau, L’Action française acquit la reconnaissance de tout un secteur du nationalisme français peu disposé a priori à suivre le doctrinaire du nationalisme intégral, qui devait sortir de la guerre plus fort que jamais.
Le ralliement de l’intelligentsia de gauche à l’Union sacrée était moins prévisible ; pourtant, peu de noms manquèrent à l’appel. A la fin de 1914, Paul Léautaud s’attriste de voir Remy de Gourmont, ancien critique du chauvinisme, emboucher la trompette :
« Gourmont a renié Le Joujou patriotisme8. Je lis cela dans L’Action française et L’Écho de Paris, qui fêtent le retour de l’enfant prodigue. Je préfère ne pas aller le voir. Je ne pourrais me retenir de lui dire ce que je pense de ce reniement, quand cet article n’a justement jamais été mieux de circonstance9. »
Gourmont, parangon de l’anticléricalisme et de l’antimilitarisme, naguère fustigé par la revue de Gide, rentrait, selon l’expression de son ami Léautaud, « dans le troupeau ». D’où venait ce patriotisme, ce nationalisme souvent mêlé de haine antigermanique, que tant d’intellectuels de gauche du reste se mirent à partager ? S’agissait-il d’un retour du refoulé ? Du vieux fonds tribal qui n’avait été que superficiellement recouvert par un dépôt de civilisation ? En fait, il y avait toujours eu un nationalisme républicain, celui que Péguy n’avait fait qu’exprimer avant les autres intellectuels de gauche, socialistes et autres, en évoquant le souvenir de la Convention. L’idée était largement partagée que la France était le sanctuaire de la Révolution, une terre sainte de la liberté, qu’il convenait de défendre contre la barbarie germanique. Dans cette perspective de reviviscence de l’An II, évoquée par Léon Jouhaux sur la tombe de Jaurès, les historiens apportèrent leur savoir et leur passion.
La guerre durant, Alphonse Aulard, titulaire de la chaire d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne, ne cesse d’expliciter le lien entre les patriotes de 93 et les nouveaux « poilus ». Aulard était radical et partisan de Danton. Albert Mathiez, lui, ancien coturne de Péguy, autre spécialiste de la Révolution, était socialiste et admirateur de Robespierre. Encore pacifiste en février 1914, il avait été des signataires d’une pétition adressée au gouvernement français, afin que celui-ci renonçât à toute prétention de récupérer l’Alsace-Lorraine10. La guerre déclarée, il met son ardeur et ses connaissances dans la défense de l’Union sacrée, en publiant notamment une série d’articles dans Le Rappel qui deviennent La Victoire en l’an II, dédiée à ses étudiants « morts au champ d’honneur », et commentée élogieusement dans L’Humanité. Un autre historien, Hubert Bourgin, camarade de Mathiez, membre du Parti socialiste, militant des universités populaires, hier adversaire de la loi des trois ans, publie dans L’Humanité des articles bellicistes qu’il signe « le Soldat-citoyen ». La guerre menée par les Français était celle du droit et de la liberté, contre la barbarie allemande. Pour la gauche intellectuelle, 1914 devenait une nouvelle phase de la guerre révolutionnaire de 1792-1793 menée contre le despotisme.
Écrivains de gauche, écrivains de droite, les uns et les autres participèrent allègrement au « bourrage de crâne ». Il est remarquable de voir Gustave Hervé, l’antipatriote, l’antimilitariste, jadis stigmatisé par Péguy, devenir un des chantres de La Victoire, nouveau titre de son ancienne Guerre sociale, qui proclamait dans son premier numéro du 1er janvier 1916 : « La Marne, c’est Valmy, un gigantesque Valmy. » Collaborent au journal d’Hervé le chansonnier libertaire Montéhus, Séverine, Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme…
Anatole France, lui, eut quelques déboires pour avoir écrit qu’une fois vainqueurs les Français devraient admettre dans leur amitié l’ennemi vaincu, ce qui lui valut un courrier hargneux et quelques jets de pierres sur les volets de sa propriété11. Mais l’auteur de L’Ile aux Pingouins se reprit vite et donna des articles au Petit Parisien qui ne trahissaient pas l’Union sacrée, opposant les « Barbares » d’Allemagne aux braves soldats français, « pleins de courage et de sagesse ». Léon Bloy, dont le Journal est émaillé des abominations – vraies et imaginaires – commises par les Allemands sur le territoire français, écrit à son ami Philippe Raoux, le 20 décembre 1914, ce que maint intellectuel ressent alors :
« La vérité, l’évidence crevant l’œil, c’est que l’Allemand, à tous les étages, est une abominable crapule haineuse et envieuse qui ne nous pardonnera jamais notre supériorité millénaire, sachant très bien, malgré sa “Kultur” de cuistres et d’esclaves, et sentant avec rage qu’elle n’a d’autre raison d’exister, d’autre subsistance réelle que nos croûtes et d’autre fonction que de rincer nos pots de chambre12. »
Revanche de la civilisation française sur la culture allemande qu’exprimait encore, dans un langage plus châtié, Henri Bergson en ses conférences : « La lutte engagée contre l’Allemagne est la lutte de la civilisation contre la barbarie. Tout le monde le sent, mais notre Académie [des sciences morales et politiques] a peut-être une autorité particulière pour le dire. Vouée en grande partie à l’étude des questions psychologiques, morales, et sociales, elle accomplit un simple devoir scientifique en signalant dans la brutalité et le cynisme de l’Allemagne, dans son mépris de toute justice et de toute vérité, une régression à l’état sauvage13. »
Qui put résister à l’appel de l’Union sacrée ? Il y eut les silencieux, ceux qui firent leur devoir militaire s’ils étaient en âge de le faire, mais sans tomber dans l’ivresse belliciste. Roger Martin du Gard en fut un bon exemple. Enrégimenté dans le service des autos, il résiste à la passion collective, comme on le voit par sa correspondance et les notes intermittentes de son Journal, où il se plaît à démythifier le « sentiment patriotique ». A son ami Pierre Margaritis, il écrit le 26 décembre 1914 :
« Tu lis L’Écho de Paris, n’est-ce pas ? Le seul journal officiel que la censure respecte… Barrès, Bourget, “Le Noël du soldat”, “Le tricot du combattant”, “Où sont nos chers blessés ?”. Je vomis ce journal tous les soirs où je peux le trouver, et c’est une joie amère que de me sentir si ferme dans ma personnalité, si peu désaxé par les événements, si sûr de la vérité, si clairvoyant de leurs inconscients odieux cabotinages. D’ailleurs, toute la presse me révolte, je ne peux lire aucun journal, aucune élucubration. Comment ceux dont la fonction est de parler ou d’écrire, ne sentent-ils pas passer en ce moment une fatalité qui les dépasse et les oblige au silence14 ? »
Le Journal littéraire de Léautaud témoigne d’une même résistance silencieuse : « La guerre, écrit-il le 3 janvier 1916, c’est le retour légal à l’état sauvage. » L’abbé Mugnier, prêtre lettré, ami des écrivains, qui tient aussi son Journal, se désole de voir le patriotisme considéré au-dessus de l’humanité, au-dessus de la religion : « C’est que le patriotisme permet la haine et l’humanité non. On veut pouvoir détester, haïr. On est français contre ceux qui ne le sont pas. L’Évangile subit un nouveau recul. Mais l’Église n’y gagnera rien15. »
Plus hardie fut la résistance de Romain Rolland qui, réfugié en Suisse au début de la guerre, publia huit articles dans Le Journal de Genève d’août à décembre 1914, et qui, réunis, devaient devenir la brochure célèbre Au-dessus de la mêlée. L’auteur de Jean-Christophe n’y faisait pas profession d’anti-patriotisme, mais il défendait les droits de l’esprit et de la culture face aux démons de l’égoïsme national. Rolland, mal lu ou volontairement mal reçu, devint le bouc émissaire des nationalistes, le champion haïssable du pacifisme. Henri Massis écrit un Romain Rolland contre la France, que publie le Mercure, ce qui met en rage Léautaud qui y travaille. Aulard s’en prend dans L’Information à celui qui fut son collègue à la Sorbonne, l’accusant de rechercher en historien « des excuses pour l’Assassin », cette Allemagne qui tente d’anéantir la France.
Cependant, l’exemple de Romain Rolland est suivi dès 1915 par quelques revues pacifistes qui tentent d’échapper à la purulence du chauvinisme. Ce sont Franchise, La Caravane, L’École de la fédération, Les Cahiers idéalistes français, toutes reconnaissantes à l’égard de Rolland, « l’un des maîtres intellectuels et moraux dont la France aura besoin16 ». Parmi les animateurs de ces revues, l’un se mit nettement en évidence, Henri Guilbeaux, et sa revue Demain, cible entre autres d’Alphonse Aulard : « Romain Rolland, écrivait-il, est l’un des rares guides intellectuels qui aient conservé la lumière de la foi toute radieuse et claire et n’aient pas renoncé à leur robuste idéal. »
Alain représente une autre forme de protestation contre la guerre. De son vrai nom Émile Chartier, professeur de philosophie à Rouen, combiste de conviction et adversaire de la loi des trois ans, il ne s’est pas moins engagé volontairement en 1914, malgré son pacifisme. C’est précisément parce qu’il est pacifiste, et ne veut pas passer pour un lâche, qu’il entend voir les choses de l’intérieur et se donner le droit moral d’en juger : « Je m’enfuis aux armées, dit-il, aimant mieux être esclave de corps que d’esprit. » Au milieu des combattants, il rédige sur le vif, entre le 18 janvier et le 17 avril 1916, Mars ou la guerre jugée, dont la version définitive sera publiée en 1921. Clandestinement, il fait circuler la même année, après Verdun, sa lettre Au peuple allemand, où il écrit : « De toute façon pour l’avenir, pour la Justice, pour le Droit, il faut une paix noble17. »
Le 10 mai 1917, Roger Martin du Gard écrit à son ami Margaritis : « J’ai découvert […] un journal assez épatant, deux numéros déjà, La Tranchée républicaine ; collaborateurs : Barbusse, Romain Rolland ; parsemé, lui aussi, de ces grands mots où se raccroche l’espoir des idéologues impénitents, mais animé d’un esprit d’opposition et d’un appétit de paix internationale, dont le ragoût a bon fumet pour mes narines d’aujourd’hui. Procure-toi ça – 5, rue Grange-Batelière. Le mercredi. Dix centimes18. »
Henri Barbusse avait publié, l’automne précédent, d’abord en feuilleton dans L’Œuvre, puis, au mois de décembre en librairie, Le Feu, journal d’une escouade, qui lui avait valu le prix Goncourt 1916, malgré l’hostilité affichée et militante d’un des membres du jury, Léon Daudet (« livre ignoble, bas et dissolvant, qui ne peut que servir l’ennemi »). Ce roman, rompant nettement avec le genre cocardier qui fleurissait, fut une des représentations les plus fortes des réalités de la guerre, que la censure n’interdit pas, car il était écrit aussi à la gloire des combattants que l’horreur quotidienne accablait. L’auteur, né en 1873, était de la génération des fondateurs de la NRF. Il venait d’une famille protestante des Cévennes, dont il ne partageait plus la foi religieuse mais dont il avait hérité l’idéal républicain. Avant la guerre, journaliste, il avait écrit des poèmes, des contes, et obtenu une certaine notoriété avec son roman L’Enfer, en 1908. D’esprit pacifiste, il assurait le secrétariat de la rédaction de la revue publiée par la Société française pour l’arbitrage entre les nations, La Paix par le droit. Comme Alain, il s’engage volontairement en 1914, malgré son âge et son état de santé, et reste environ un an et demi au front, comme simple soldat. De cette expérience, qui lui fait découvrir les souffrances implacables des poilus, il tire la matière de son roman, Le Feu. La critique est dans l’ensemble très favorable, mais le réalisme du récit semble avoir une double signification : un hommage rendu aux soldats dans la boue, mais aussi une dénonciation de la guerre ; l’une et l’autre ne sont pas contradictoires. La critique nationaliste ne s’y trompe pas et n’hésite pas à accuser Barbusse de défaitisme : « Le livre de Monsieur Barbusse, écrit Maurras, a la même vertu que ces feuilles socialistes qui donnent le cafard dans la tranchée19. » L’auteur est désormais engagé dans son combat pour la paix, son nom s’est imposé.
André Gide fait un peu la moue en lisant Le Feu : « Excellent, écrit-il dans son Journal le 7 mars 1917, tant qu’il consent à ne pas être intelligent ; exécrable dans les derniers chapitres, où il se pique de penser et incline les dialogues vers des fins qui sont comme ses conclusions sur la guerre. » Quelques mois plus tard, le 9 décembre, il note qu’il a écrit à Maurras « à propos d’une remarquable lettre sur le livre de Barbusse, parue dans L’Action française ». Martin du Gard, toujours vigilant, écrit le 24 décembre à Margaritis qu’il croit avoir reconnu la patte de Gide dans une lettre anonyme publiée le 21 dans le quotidien de Maurras. Il enchaîne :
« [Je] suis très mortifié de ce “crédit provisoire” qui fait que la NRF ne sera jamais complètement ma maison. Gide n’a jamais réfléchi aux choses de la politique. C’est un rêveur, un dilettante qui a vécu quarante ans sans lire un journal. Sur le tard, la vie sociale fait tant de bruit autour de sa retraite qu’il finit par mettre son nez dehors. Il se perd vite, dans tout ce brouhaha. L’Action française lui offre le mirage d’un certain ordre logique, tout intellectuel. […] Le cas de Gide est symptomatique. Il est fréquent aujourd’hui. Pourtant L’Action française, à bien regarder, ne représente rien, à peu près rien20. »
Il n’empêche, le journal et la pensée de Maurras avaient bénéficié du climat intellectuel et moral de la guerre. En mettant une sourdine à leur néo-royalisme, occupés surtout de la guerre et de la nation, Maurras et ses collaborateurs devaient apparaître au lendemain du conflit comme les grands vainqueurs du débat intellectuel. Situation paradoxale, sans doute, puisque Maurras avait toujours prédit l’incapacité du régime républicain à assumer une guerre et à la remporter – ce qui ne plaidait pas en faveur de sa lucidité. N’empêche, L’Action française, procureur de la foi patriotique, avait séduit par son intransigeance ; elle connut son premier apogée en 191821.
Maurice Barrès, lui aussi, avait été omniprésent au long du conflit – à la Chambre, à l’Académie, à la « une » de L’Écho de Paris, dans les églises et dans les cimetières… –, mais il restait un écrivain isolé. En 1918, il fait ce bilan plein de morgue :
« Les hommes politiques n’ont pas su penser cette guerre. Elle a débordé tous les cerveaux, celui de Briand, celui de Lloyd George. Ils ne l’ont pas dirigée. […] Eh bien, la faillite des intellectuels n’a pas été moindre. A. France, c’est le silence. Bourget se tait après quelques mois de réflexion. Ils n’ont pas cherché à dégager les directives. Un seul, Romain Rolland, osa. Il pécha par orgueil, les autres par humilité.
« Étrange péché, si j’interroge mon cas, je vois bien que je l’ai commis. Je n’aspirais qu’à servir. Continuellement j’ai fait une besogne inférieure. C’était bien, de soutenir le moral chaque jour, mais ne me suis-je pas noyé dans cet excès de travail22 ? »
En somme, il n’y avait eu que le pacifiste Romain Rolland et le patriote Maurice Barrès pour honorer le courage des lettres françaises. Ce n’était qu’un raccourci avantageux, Barrès se posant en père noble de la victoire pour ne pas avoir manqué son rendez-vous quotidien avec les lecteurs de L’Écho de Paris. Le vrai est qu’en face l’état de guerre, la mobilisation, la censure, la peur de manquer à son devoir de citoyen, avaient mis sous le boisseau les protestations contre le carnage.
La Grande Guerre, cependant, avait accouché d’un autre monstre, là-bas, à Moscou, à Petrograd, où la révolution russe avait commencé à changer la face du monde.
M. Barrès, Mes Cahiers, op. cit., 1963, p. 735-736.
L. Daudet, Souvenirs et Polémiques, op. cit., p. 745.
Voir C. Prochasson, « L’affaire Andler/Jaurès. Une analyse de controverse », Jean Jaurès Cahiers trimestriels, no 145, juillet-septembre 1997.
Cité par G. Lefranc, Le Mouvement socialiste sous la Troisième République (1875-1940), Payot, 1963, p. 200.
H. de Montherlant, Carnets. Années 1930 à 1944, Gallimard, 1957, p. 264-265.
M. Barrès, Les Diverses Familles spirituelles de la France, Émile-Paul Frères, 1917.
Voir E. Weber, op. cit., 1985, p. 113.
Titre d’un article de R. de Gourmont publié le 25 mars 1891 dans Le Mercure de France, article qui valut à Gourmont son licenciement de la Bibliothèque nationale, où il était attaché.
P. Léautaud, Journal littéraire, I, 1893-1928, Mercure de France, 1986, p. 957.
Voir S. Luzzatto, L’Impôt du sang. La gauche française à l’épreuve de la guerre mondiale (1900-1945), Presses universitaires de Lyon, 1996, p. 26.
M.-C. Bancquart, op. cit., p. 345-347.
L. Bloy, Au seuil de l’Apocalypse, Mercure de France, 1963, p. 127.
Cité par Chr. Prochasson et A. Rasmussen, op. cit., p. 131.
R. Martin du Gard, Journal, op. cit., I, p. 585.
Journal de l’abbé Mugnier (1879-1939), Mercure de France, 1985, p. 293.
Chr. Prochasson et A. Rasmussen, op. cit., p. 149-151.
Cité par A. Sernin, Alain. Un sage dans la Cité, Robert Laffont, 1985, p. 183.
R. Martin du Gard, Journal, op. cit., I, p. 796.
Cité par A.-L. Chain, Les Prix Goncourt de la Première Guerre mondiale 1914-1918, mémoire de DEA, IEP de Paris, 1996, p. 133.
R. Martin du Gard, Journal, op. cit., I, p. 866-867.
Voir P. Nora, « Les deux apogées de l’Action française », Les Annales, janv.-février 1964.
M. Barrès, Mes Cahiers, op. cit., 1963, p. 803.