16

La mort de Barrès


La Grande Guerre et la révolution bolchevique sortie de ses flancs ont précipité les bouleversements qui s’annonçaient dans les années 1910. Qui pouvait encore proclamer, sur les ruines, sa confiance en la science, « bienfaitrice de l’humanité », comme l’avait fait jadis le Renan de L’Avenir de la Science ou, plus récemment, le chimiste Marcelin Berthelot1 ? Naguère synonyme de civilisation, la science était devenue désormais pour beaucoup associée à la destruction. Elle avait apporté aux techniques de guerre une puissance sans précédent mais restait muette face aux questionnements sur la condition humaine.

La guerre et la révolution russe qui suivit avaient aussi réaffirmé les exigences de l’instinct, le travail de l’inconscient et les appels à l’action. La mort et l’héroïsme avaient fait bon ménage. On compta les martyrs : certes, l’Allemagne était vaincue, mais la France était exsangue. Les écrivains n’avaient pas été épargnés : dès 1914, Charles Péguy, Alain-Fournier, Ernest Psichari, étaient tombés au « champ d’honneur »… Le carnage encouragea au pacifisme le grand nombre, mais ne désarma point le nationalisme qui s’était nourri de la chair des combattants. Dès la fin du conflit se dessine la ligne de démarcation entre les tenants d’une paix juste, fondée sur le droit et une Société des nations, et ceux qui veulent protéger le territoire national au prix d’une intransigeance exagérée face à une trop jeune République de Weimar.

En Russie, Lénine avait fait triompher le volontarisme de l’action contre les détenteurs du marxisme scientifique. A la tête de son parti, il avait su jouer des contradictions qui minaient le gouvernement provisoire issu de la révolution de Février pour imposer le coup de force d’Octobre, et, peu à peu, le pouvoir sans partage du parti bolchevique.

Pendant toute l’année 1919, l’Europe est hantée par le spectre de la contagion révolutionnaire dont l’Allemagne semble la première proie ; au mois de mars, Lénine pose les bases de l’Internationale communiste, qui soulève à travers le continent l’espoir de millions de militants écœurés par la guerre. Les grèves et les émeutes se multiplient en Italie, au Portugal, en France… A Munich, une République des Conseils se constitue ; à Budapest, Béla Kun maintient un pouvoir communiste de mars à juillet 1919… Avant de retomber au début des années 1920, la grande vague partie de l’Est provoque en retour des raz de marée en chaîne. Les Alliés lancent des expéditions contre les rouges de Russie ; ils soutiennent la Pologne qui repousse une attaque soviétique. Sur les rivages de la Baltique, des soldats perdus de l’ancien Reich, des « réprouvés » regroupés autour de quelques condottieres, recommencent à se battre, cette fois contre les bolcheviques. En Italie, la crise sociale et politique de l’après-guerre amène, en octobre 1922, Mussolini, un dissident du Parti socialiste italien, au pouvoir, après la mythique « Marche sur Rome ». En Pologne, peu après, Pilsudski fonde un régime autoritaire. L’année suivante, Primo de Rivera instaure sa dictature en Espagne. En Allemagne, les mouvements nationalistes et contre-révolutionnaires s’arment clandestinement…

Les événements de Russie ont été salués en France par Georges Sorel, sûr d’y reconnaître les valeurs de l’héroïsme qu’il appelait contre le rationalisme et le scientisme de la démocratie. En septembre 1919, dans son Pour Lénine, il stigmatise les démocraties acharnées à étouffer la Russie révolutionnaire : « Maudites soient les démocraties ploutocratiques qui affament la Russie ; je ne suis qu’un vieillard dont l’existence est à la merci des minimes accidents ; mais puissé-je avant de descendre dans la tombe voir humilier les orgueilleuses démocraties bourgeoises aujourd’hui cyniquement triomphantes2. » En mars 1921, il écrit à l’historien italien Guglielmo Ferrero : « Je ne vois de salut que dans la révolution russe, et je m’accroche, avec désespoir, à cette seule planche de sauvetage3. » Après le syndicalisme révolutionnaire et le nationalisme, Sorel reportait ses espérances sur les soviets.

L’arrivée de Mussolini au pouvoir est saluée le 31 octobre 1922 par L’Action française : « L’ascension du fascio – quel que soit l’avenir qui dépend de la force et de la sagesse de son chef – est en effet un symptôme éclatant d’une poussée à droite qui se remarque en bon nombre de pays, surtout dans les pays latins. » Gustave Hervé, qui a décidément renoncé à son antipatriotisme d’avant la guerre, applaudit lui aussi, le 3 novembre, dans La Victoire, à l’exemple de l’Italie, au « redressement » national qui vient de s’y produire, et que les Français patriotes doivent imiter.

En ces lendemains de guerre agités, chaotiques, chargés d’espoirs et de peurs, Maurice Barrès vit les dernières années de son existence en personnage officiel. Chantre de l’Union sacrée – « rossignol du carnage », selon Romain Rolland –, il est de toutes les cérémonies de la victoire. Le voici à Metz « noble ville enivrée d’avoir retrouvé son bonheur », le voici à Colmar délivrée, le voici à Strasbourg redevenue capitale de l’Alsace française, où il entend un Te Deum à la cathédrale. Il veut que la victoire porte ses fruits, et il adhère comme beaucoup à l’idée d’une République rhénane, échappant au système prussien. Le 28 juin 1919, il assiste à Versailles, à côté de Barthou, dans la galerie des Glaces, à la signature du traité de paix. Le 14 juillet, pour le défilé de la victoire à Paris, il siège à la tribune officielle.

En novembre se déroulent les élections législatives, qui se font au scrutin de liste à deux tours. Avec Alexandre Millerand, définitivement émancipé du socialisme, il mène la liste du Bloc national dans le deuxième secteur de Paris. L’accord entre les deux hommes passe par un compromis réciproque : Millerand consent à la reprise des relations avec le Vatican ; Barrès accepte pleinement le principe de la laïcité et la loi de Séparation des Églises et de l’État. Il voit son mandat de député renouvelé dans une Chambre baptisée « bleu horizon ». En 1920, année où il achève sa trilogie sur Les Bastions de l’Est avec Le Génie du Rhin, il se réjouit qu’une de ses idées très chères se concrétise : la Chambre vote l’instauration d’une fête annuelle consacrée à Jeanne d’Arc, le deuxième dimanche du mois de mai, qui sera la fête du patriotisme. En 1920 toujours, il met un terme aux quatorze volumes, publiés chez Plon, de sa Chronique de la Grande Guerre.

Intellectuel organique du Bloc national après avoir été, la guerre durant, occupé à relever le moral des troupes, l’« excitateur patriotique » est menacé par l’académisme, le pompiérisme et le conformisme. D’aucuns, jouant sur les mots, brocardent durement ce « littérateur du territoire ». Une bande de jeunes écrivains, révoltés par le massacre, en viennent à faire de l’éditorialiste de L’Écho de Paris l’incarnation de tout ce qu’ils détestent. Le mouvement Dada, fondé pendant la guerre à Zurich par Tristan Tzara, décide même de lui faire un procès public, que la revue Littérature annonce pour le vendredi 13 mai 1921 à la salle des Sociétés savantes, rue Serpente, près du métro Odéon. Mieux qu’une simple mascarade, c’est l’affirmation d’une nouvelle génération qui a fait la guerre et appellera bientôt à la révolution. André Breton et Louis Aragon en sont les vrais initiateurs :

« Le problème soulevé, qui est en somme d’ordre éthique, écrit Breton, peut sans doute intéresser d’autres d’entre nous, pris individuellement, mais Dada, de par son parti pris d’indifférence déclarée, n’a rigoureusement rien à y voir. Le problème est de savoir dans quelle mesure peut être tenu pour coupable un homme que la volonté de puissance porte à se faire le champion des idées conformistes les plus contraires à celles de sa jeunesse. Questions subsidiaires : comment l’auteur d’Un homme libre a-t-il pu devenir le propagandiste de L’Écho de Paris ? S’il y a trahison, quel a pu en être l’enjeu ? Et quel recours contre elle4 ? »

Le tribunal, présidé par André Breton, coiffé d’une barrette rouge, comprend notamment Georges Ribemont-Dessaignes, Louis Aragon, Philippe Soupault, et parmi les témoins figurent Rachilde, Tristan Tzara, Benjamin Péret, Pierre Drieu La Rochelle et quelques autres. Au banc des accusés, un mannequin en bois représente Barrès, poursuivi pour « crime contre la sûreté de l’esprit ». Tzara accuse Barrès d’être « la plus grande fripouille », « le plus grand cochon », la « plus grande canaille » qu’il ait jamais rencontré, mais, il ajoute, au grand dam du président Breton qui fulmine : « Nous ne sommes tous qu’une bande de salauds et […] par conséquent les petites différences, salauds plus grands ou salauds plus petits, n’ont aucune importance5. » La déposition de Drieu tranche sur celle des autres. Toisant l’auditoire de son 1,85 mètre, d’allure aristocratique, cet ancien combattant de vingt-huit ans, qui a participé à la bataille de Charleroi et à celle de Verdun, est encore un inconnu. En dépit de sa sympathie provisoire avec Breton, Aragon et alii, qui, de Dada, vont passer au surréalisme, Drieu, nourri de Barrès dans son adolescence, refuse d’être un témoin à charge.

Barrès, en 1922, provoque un autre scandale, en publiant Un jardin sur l’Oronte. Revenu à la littérature après tant d’années consacrées à la cause nationale, il y décrit – dans la Syrie du XIIIe siècle – l’amour passionné d’un chevalier chrétien, sire Guillaume, et d’une jeune Sarrasine, Oriante, qui a de nombreux traits communs avec Anna de Noailles. C’est en 1922 que Barrès, à soixante ans, écrit peut-être ses plus belles lettres d’amour. En avril, par exemple :

« Alors je vous dis ceci, écoutez-moi bien : je vous aime pour quelque chose de sacré qui est en vous, que j’y poursuis spirituellement et physiquement, par des moyens physiques et spirituels, quelque chose de purement psychique, un esprit, une aptitude qui est déposée en vous. Voilà ce que j’aime de vous, dans votre être ; vous élargissez pour moi, vous approfondissez le monde des songeries ; j’aime avec respect en vous cette faculté de communiquer avec des profondeurs éternelles. Vous êtes leur témoin parmi nous, et une grande espérance au milieu de tout ce qui borne6. »

En fait, Barrès et Anna de Noailles avaient rompu leur relation cahotique en 1907. Ils s’étaient retrouvés en 1914 : à la déclaration de guerre, la poétesse l’avait invité à la suivre dans le refuge d’Edmond Rostand au pays Basque, ce qu’il refusa par devoir patriotique. Leur relation épistolaire reprend en 1917. Plus tard, en mai 1921, Anna lui avoue une liaison avec Edmond Rostand au début de la guerre. Meurtri, Barrès transpose sa propre histoire d’amour dans son roman oriental. A Oriante, Guillaume dit avant de mourir : « Ce n’est pas vous que j’aime, et même en vous, je hais bien des choses, mais vous m’avez donné sur terre l’idée du ciel, et j’aime cet ange invisible, pareil à vous, mais parfait, qui se tient à côté de votre humanité imparfaite. Adieu, meilleure que moi qui vous juge si durement et vous aime… »

En cet été 1922, le roman de Barrès est sévèrement critiqué par la presse catholique, qui s’émeut de ce que l’auteur appelle lui-même le « pathétique voluptueux » de son ouvrage. Le 9 juillet, La Croix, sous la signature de José Vincent, fustige le livre comme outrageant la morale religieuse. Barrès réplique dans L’Écho de Paris : « Je suis d’accord avec la critique catholique : la morale, c’est la morale chrétienne. Est-ce à dire que l’artiste ne doit connaître et peindre que des situations édifiantes7 ? » Un peu plus tard, Robert Vallery-Radot y va de son blâme dans une « Lettre ouverte à Maurice Barrès », dans la Revue hebdomadaire. C’est encore Henri Massis, un disciple, qui l’admoneste dans La Revue des jeunes : « Il faut souhaiter que M. Barrès cède enfin à cette voix profonde qui réclame son ascension à la lumière et qui cherche mystérieusement à redresser le cours de sa vie. » Henri Ghéon lui-même, dans L’Action française, déplore dans L’Oronte ce retour de Barrès au dilettantisme. La « querelle du Jardin sur l’Oronte » occupe plusieurs pages des Cahiers de Barrès, qui en est visiblement affecté : « Je revendique, écrit-il, le droit d’être autre chose qu’un séminariste. Je ne veux pas qu’on me dise : – Ah ! c’est moins bien quand vous ne défendez pas les églises. A cette minute même, je continue de les défendre. »

Aussi bien le procès Dada de 1921 que la « querelle d’Oronte » de 1922 prouvent que Barrès est encore bien vivant, malgré les devoirs qu’il s’impose et qui le figent en littérateur d’État, malgré le rôle de « maître en titre » – c’est sa propre expression – auquel voudraient le réduire ou le confiner ses pieux admirateurs. A la Chambre, il monte peu à la tribune, mais s’active dans les commissions pour diverses causes qui lui tiennent à cœur, notamment la recherche scientifique (l’idée lui a été suggérée par Charles Moureu, professeur au Collège de France) ou les congrégations missionnaires. Proche de Poincaré, redevenu président du Conseil, il soutient la politique étrangère de celui-ci, l’intervention de l’armée française dans la Ruhr, pour contraindre l’Allemagne à acquitter ses « réparations » de guerre. Il se rend en octobre 1923 à Aix-la-Chapelle, à Trèves, dans cette République rhénane qui vient d’être proclamée, et dont il défend l’avenir d’autonomie au sein de l’Allemagne. Il veut rester vigilant contre toute « politique d’abdication » face à l’Allemagne. Une semaine avant sa mort, il publie son Enquête aux pays du Levant.

Le 4 décembre, Barrès déjeune en compagnie des membres du comité directeur de la Ligue des patriotes. Il est resté fidèle à la pensée de Déroulède, mort en 1914, avant la déclaration de guerre. A son domicile de Neuilly, après avoir travaillé dans l’après-midi à ses Mémoires, aux côtés de sa femme, Paule, et de leur nièce, Poucette, une orpheline qui vit chez eux depuis quelque temps, il éprouve dans la soirée une douleur au bras. Sa femme, inquiète, veut appeler un médecin, mais il refuse, en raison de l’heure tardive. Peu de temps après, il meurt d’une crise cardiaque.

Le gouvernement décide des funérailles nationales, comme pour Victor Hugo en 1885. Le 8 décembre 1923, le cortège immense, qui suit le corbillard, traîné par dix chevaux noirs, et précédant plusieurs chars de couronnes et de gerbes, s’arrête une première fois devant la satue de Strasbourg, place de la Concorde, où les honneurs militaires sont rendus au grand patriote, puis devant la statue de Jeanne d’Arc, place des Pyramides, avant d’arriver à Notre-Dame. La cérémonie religieuse se déroule en présence du président de la République, Alexandre Millerand, du chef de gouvernement, du maréchal Foch, tandis que la foule se presse à l’extérieur sous la pluie. Le bâtonnier Chenu parle au nom de la Ligue des patriotes, puis Jules Cambon pour l’Académie, enfin Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique.

Il avait été un moment question du Panthéon, mais Maurice Barrès avait laissé ses dernières intentions à son fils : « A ma mort, Philippe, il faudra me conduire dans l’ombre du clocher de Sion et ne point t’attrister, car ma fortune sera comblée si je me confonds dans cette terre riche de toute la continuité lorraine. » Le cimetière de Charmes accueillit donc sa dépouille selon son vœu, après une absoute donnée par l’évêque de Saint-Dié, et une ultime oraison funèbre du maréchal Lyautey.

Avec Maurice Barrès disparaissait l’un des écrivains les plus influents de la France contemporaine. Peu de jeunes gens attirés par la carrière des lettres, entre la fin des années 1880 et la veille de la Grande Guerre, ont échappé à son pouvoir de séduction. Il avait d’abord ébloui par sa prose et son style. Le Culte du moi, sa première trilogie, commencé par Sous l’œil des barbares, poursuivi par Un homme libre, clos par Le Jardin de Bérénice, avait fait de lui un « prince de la jeunesse ». Il y affirmait les droits de la personnalité contre tout ce qui se conjugue pour l’entraver, revendiquait le « petit bagage d’émotions qui est tout [s]on moi » : « A certains jours, elles m’intéressent beaucoup plus que la nomenclature des empires qui s’effondrent8. » A d’autres jours, il revient aux choses du monde. Il professe en effet l’alternance des sentiments et des attitudes : « Je me suis morcelé en un grand nombre d’âmes. Aucune n’est une âme de défiance ; elles se donnent à tous les sentiments qui les traversent. Les unes vont à l’église, les autres au mauvais lieu. Je ne déteste pas que des parties de moi s’abaissent quelquefois… »

Éclectisme, égotisme, recherche de « nouveaux frissons », Barrès distribuait des formules à ravir tous les esthètes : « Les désirs, les ardeurs, les aspirations sont tout ; le but rien. » Et le futur doctrinaire de la Terre et des Morts, qui prônera dans sa maturité l’enracinement comme la vraie règle de vie sociale, écrivait encore en 1889, on l’a vu, l’apologie du nomade, le vœu « d’habiter n’importe où dans le monde9 ».

Quand Barrès, une dizaine d’années plus tard, entame sa trilogie du Roman de l’énergie nationale, force fut de constater, dès 1897 avec Les Déracinés, que l’homme avait changé sa lyre d’épaule. Barrès s’agaça pourtant qu’on le soulignât. Ainsi quand René Doumic, critique nationaliste, s’émerveilla dans La Revue des deux mondes que Barrès en eût fini avec le dilettantisme de ses premiers livres, où il était « si empressé […] à jeter le défi au bon sens », il protesta et tenta d’expliquer ce que Maurras appelait son « incessante métamorphose10 ». Ses premières œuvres avaient été celles d’une libération, il devait échapper à l’étouffement du collège : il lui avait fallu d’abord délivrer son moi individuel, avant de découvrir que celui-ci n’est que « l’éphémère produit » de la société. Au fond, sa première trilogie n’était qu’un apprentissage. De l’individualisme anarchisant au nationalisme, il n’y avait pas eu rupture, mais approfondissement logique.

Quelle que soit la réponse à la question d’André Breton de 1921 (comment l’auteur de Un homme libre a-t-il pu devenir l’éditorialiste de L’Écho de Paris ?), Maurice Barrès avait tour à tour exercé son ascendant sur des publics différents. D’abord, sur ses propres contemporains, tel Léon Blum. Puis, plus tard, sur une nouvelle génération, tel Raymond Radiguet, qui avant de mourir, à vingt ans, la même année que Barrès, lui envoie son Diable au corps ainsi dédicacé : « A M. Maurice Barrès, son admirateur, et peut-être son disciple. »

Dans les années 1890, les idées de Barrès ont fait leur mue. Moins lors de son engagement boulangiste (car c’est l’année même de son élection comme boulangiste, en 1889, qu’il a publié Un homme libre si peu soucieux de politique nationale) qu’au moment où, battu aux élections de 1893, il lance et anime son journal La Cocarde. Il commence à formuler sa doctrine nationaliste, laquelle, du reste, changera encore lors de l’affaire Dreyfus, devenant nettement conservatrice, préservatrice, protectionniste. Enfin, il est notable que le Barrès de naguère, proche de Déroulède et de Maurras, change de perspective à partir de la Grande Guerre : il se rallie alors au régime républicain tel qu’il est, ou tel qu’il est devenu sous l’autorité des Poincaré et des Clemenceau. Aux élections de 1919, il éveille même la crainte de ses électeurs catholiques en acceptant franchement les lois laïques et la Séparation : l’important, selon lui, est l’esprit dans lequel elles sont appliquées. L’Union sacrée de la Grande Guerre est restée son objectif ; la victoire l’a réconcilié avec la démocratie parlementaire. Réconcilié ou résigné, il écrit à Maurras, le 19 décembre 1921 :

« J’entends bien votre question : “L’union des esprits contre les bavards.” Y a-t-il rien à faire pour la constituer ? Un manifeste n’ajouterait rien à nos enseignements. Il y aurait à désirer prendre le pouvoir. Cela était possible après les élections, cela demeure possible. Je n’en veux pas. Vous, royalistes, je ne crois pas que vous y soyez jamais appelés ; je continue à ne pas croire à une restauration. Si donc nous écartons la puissance directe d’agir, il ne nous reste que notre puissance spirituelle, notre valeur éducative. Il y a des moments où vous êtes d’une manière irréprochable et magnifique le conseiller de la République. D’autres moments, que j’aime moins, où vous redevenez un partisan. Vous me direz que c’est la même besogne ; je ne discute pas ; je dis : “Conseiller le pouvoir ; vous, en sage adversaire ; moi, désireux de pouvoir ne plus blâmer – voilà notre rôle utile”11. »

Le nationalisme de Barrès avait eu ses saisons. L’antisémite, le xénophobe, le putschiste de 1899, était devenu le musicien – fanfare alternant avec musique de chambre – de l’Union sacrée, le poète des « diverses familles spirituelles de la France » : il voulait englober, rassembler, synthétiser, là où son ami Charles Maurras voulait émonder, couper, trancher.

Barrès avait eu la faculté de marquer les esprits en faisant valoir les différentes parties de son âme composite. Quand on ne l’aimait plus, on le haïssait, et c’était encore un hommage. Sa disgrâce en notre fin de XXe siècle tient sans doute au fait que son nom, associé à celui de Maurras, évoque ce que la culture politique prépondérante ne peut plus accepter : le nationalisme exacerbé, xénophobe, antisémite. Voilà peut-être une des raisons qui ferment la porte de la Bibliothèque de la Pléiade à l’œuvre de Barrès. Alors que s’y trouvent Gobineau et Céline. Faut-il croire plutôt que la prose de Barrès est devenue illisible ? Si cela est avéré, nous ne devons pas oublier la délectation de ses lecteurs et l’empreinte profonde dont l’écrivain le plus fameux du tournant du siècle dernier a marqué son temps. Il y avait à le considérer, disait Charles Du Bos, « comme un des moments de la prose française12 ». La qualité nerveuse de son style avait enchanté ; ses diverses attitudes morales et politiques étaient passées en exemples contrastés, admirables ou haïssables.

Même ceux qui le moquèrent au tribunal Dada ont avoué l’inspiration barrésienne dans l’éveil de leur sensibilité et sur leur œuvre. La question même de Breton était un hommage. Et ni Aragon ni Drieu La Rochelle ne le désavoueront.

A la fin de sa classe de sixième, le jeune Louis Aragon avait reçu en prix de français Vingt-Cinq Années de littérature de l’abbé Brémond, une anthologie commentée de Barrès. « C’est dans ce livre, dit Aragon, que j’ai découvert un certain nombre de choses touchant l’écriture et, au-delà des problèmes qu’elle pose, j’ai éprouvé une espèce de passion pour Barrès, lequel a joué sur mon développement intellectuel un rôle indiscutable ; je ne l’ai jamais renié depuis13. »

Quant à Drieu, lui, il ne cessa de lire et relire Barrès. Répondant à une enquête menée en 1924, il dit : « Répéterai-je le nom de Barrès ? […] Barrès est évidemment le prince de la littérature contemporaine14… » Dans Genève ou Moscou, en 1928, il revient sur Un homme libre : « Ce chef-d’œuvre qui égale nos âges à ceux de Montaigne et de Pascal, c’est vraiment le pont aux ânes pour comprendre la fin du XIXe siècle. C’est un manuel d’exclusivisme qui s’enferme dans sa logique ; c’est un poème secret, un charme terrible. Ce livre a été excellent pendant vingt ans ; c’est un livre que nous devons brûler aujourd’hui. » Drieu lui préféra ensuite les morceaux de Barrès qui pouvaient soutenir plus directement sa nouvelle foi fasciste.

Barrès, auteur éclectique, eut des admirateurs de tous bords, dont François Mauriac, qui, selon l’abbé Mugnier, avait « un faux air de Barrès, mais sans son regard ni son sourire », et qui eut à souffrir comme l’auteur du Jardin sur l’Oronte de la pudibonderie de la critique catholique. En 1945, dans un texte de souvenirs, La Rencontre avec Barrès, publiée par la revue La Table ronde, il reconnaît l’influence qu’avait eue le grand homme sur lui : « Barrès a fait beaucoup plus pour moi que d’attirer l’attention du public sur mon premier livre. Sa grandeur m’était une leçon, un reproche15. »

Henry de Montherlant, lui aussi nourri de Barrès, avait été réformé en 1914, avant d’être mobilisé en 1917. En quête de gloire, il avait été longtemps abandonné à des servitudes qui en étaient dépourvues, jusqu’au jour où il put monter au front et recevoir providentiellement sept éclats d’obus qui, sans mettre un instant sa vie en danger, lui offrirent de pouvoir passer pour un combattant authentique16. Quand paraît son premier livre, La Relève du matin – à compte d’auteur et après la guerre –, il le dédicace ainsi à Barrès : « Au maître Maurice Barrès, afin que ce nom de maître puisse être employé une fois sincèrement. »

De Massis à Aragon, de Maurras à Mauriac, les admirateurs et disciples de Barrès ont été légion. Peut-être sa plus grande gloire posthume est-elle d’avoir eu une influence au-delà des milieux littéraires, et particulièrement d’avoir été un des inspirateurs de Charles de Gaulle. Quand celui-ci commence ses Mémoires de guerre par la célèbre phrase : « Je me suis toujours fait une certaine idée de la France », il utilisait, inconsciemment peut-être, une formule typiquement barrésienne17. En effet, en 1920, Barrès écrit dans ses Cahiers : « Donner de la France une certaine idée, c’est nous permettre de jouer un certain rôle. » Et d’ajouter ceci, sur quoi de Gaulle a pu méditer : « Certains hommes sont un accident heureux pour leur pays. Ils sont l’inattendu intervenant au milieu de toutes les nécessités sociologiques ; ils agissent ; leur état de conscience individuel balance, retarde, précipite, modifie un ensemble de faits sociaux18. »

Dans la mémoire commune, Maurice Barrès tient le rôle du coryphée de la patrie, digne des caricatures du Canard enchaîné. Pourtant, même à la fin de sa vie, son dernier roman, Un Jardin sur l’Oronte, démontrait le ressourcement toujours possible de l’écrivain. Il avait régné sur le début du siècle et attiré à lui les esprits les plus différents. Il avait surtout créé un modèle ou, si l’on veut, repris le modèle de l’écrivain doublé de l’homme politique, le moulineur mélodique de fiction et d’action, à la Chateaubriand.

C’est aussi par un autre aspect de sa vie, de sa vie privée, que Barrès nous touche – au-delà de ses discours politiques, dont les effluves offusquent notre odorat démocratique : par cette correspondance, restée si longtemps inédite, qu’il a entretenue avec Anna de Noailles. A l’annonce de sa mort, elle avait envoyé un bouquet de roses rouges au domicile de l’être aimé. Discrètement priée par la famille de n’assister ni aux funérailles de Notre-Dame ni à l’enterrement de Charmes, elle ne guérit jamais de son affliction, écrivant encore, dans ses Derniers Vers, en 1933 :

Tu dors sous l’univers, le corps détruit, la face

Plongeant dans la torpeur,

Et moi, errante encor, quelque pas que je fasse,

Je marche sur ton cœur !


1.

M. Berthelot, Science et Éducation, en 1903, et Science et Libre Pensée, en 1906.

2.

Cité par P. Andreu, op. cit., p. 103.

3.

Cité par Sh. Sand, L’Illusion du politique, La Découverte, 1984, p. 21.

4.

A. Breton, Entretiens, Gallimard, 1969, p. 73.

5.

Cité par P. Daix, Aragon, Flammarion, 1994, p. 139.

6.

A. de Noailles, M. Barrès, op. cit., p. 751.

7.

Cité par F. Broche, Maurice Barrès, J.-C. Lattès, 1987, p. 523.

8.

M. Barrès, Un homme libre, op. cit., 1904, p. 23.

9.

Ibid., p. 237.

10.

Ch. Maurras, « Notes sur Maurice Barrès », Revue encyclopédique, 1er avril 1894.

11.

M. Barrès-Ch. Maurras, op. cit., p. 591.

12.

Ch. Du Bos, Journal 1921-1923, Corrêa, 1946, p. 33.

13.

Cité par P. Daix, op. cit., p. 53.

14.

Cité par J.-P. Maxence, Histoire de dix ans, 1927-1937, Gallimard, 1939, p. 41.

15.

F. Mauriac, Œuvres autobiographiques, op. cit., p. 204.

16.

P. Sipriot, Montherlant sans masque. Biographie, Laffont/Livre de Poche, 1992, p. 61-144. En mars 1918, Montherlant demande par lettre à sa grand-mère de propager autour d’elle à Paris qu’il fait partie de la 7division, la « division Lorraine » : « Ça fait très bien, très Barrès. C’est un gros appoint, je vous le dis très sérieusement pour les futurs biographes de l’écrivain nationaliste… »

17.

Cette remarque a été faite par A. Peyrefitte, C’était de Gaulle, Fayard, 1994, p. 279.

18.

M. Barrès, Mes Cahiers, op. cit., 1963, p. 881.