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Les premiers pas de l’Action française


L’affaire Dreyfus donna un prince aux nationalistes : Charles Maurras. Son magistère moral et intellectuel va s’exercer pendant près d’un demi-siècle, laissant encore au-delà sa marque indélébile sur tant d’esprits fascinés.

Maurice Barrès, son aîné et son allié, aurait pu jouer ce rôle, mais il n’était pas doté comme Maurras de ce désir immodéré d’asséner sa vérité en toute chose. Pas assez sectaire ou fanatique pour se priver du plaisir, au lendemain même d’une bataille ou d’un article flambant, de tout planter là, de partir rêver aux bords des lacs italiens, de se plonger dans un univers lavé des fureurs qu’il avait su attiser. Et puis, chez Barrès, il y avait trop de sensibilité, trop de respect pour l’adversaire, pas assez de haine. Enfin, chez lui, le patriotisme l’emportait de loin sur l’antidémocratisme, qui était la passion vraie de Maurras.

Celui-ci était « monté » à Paris de sa Provence natale en 1885. Il raconte lui-même qu’il fut alors saisi par trois illuminations soudaines qui devaient être déterminantes dans son engagement ultérieur1. Le premier choc avait été de découvrir la multitude des enseignes étrangères qui s’étageaient du rez-de-chaussée au faîte des immeubles parisiens : « Des noms en K, en W, en Z, que nos ouvriers d’imprimerie appellent spirituellement les lettres juives. » Bref, « les Français étaient-ils encore chez eux en France ? ». Cette interrogation aussi angoissante que naïve est la base de toute sa doctrine : la phobie de l’étranger, étant étranger tout ce qui n’appartient pas à sa culture romano-provençale. Paris n’est pas Martigues, il s’en rend compte avec effroi ; la France catholique et latine lui paraît menacée par l’Anti-France protestante, juive et métèque.

La deuxième commotion tient à la précarité de la civilisation française, telle qu’il la conçoit. Visitant les monuments et les musées, il s’émerveille de la richesse patrimoniale de la France, mais s’interroge sur sa durée : « Mon droit à la durée et au maintien de tant de trésors m’apparut le premier des droits. » Le pays est en grand danger d’invasion, de corruption, d’entropie. L’attitude de Maurras est d’emblée défensive. Le sentiment de mort qui rôde sur le corps national ne le quittera plus. Survivre, survivre, contre toutes les puissances mortifères qui travaillent contre la patrie.

Enfin, loin de sa Provence, Maurras s’aperçoit à Paris combien il est attaché à sa terre d’origine. Avant d’entrer de plain-pied en politique, il se fait militant du Félibrige. Au cours de ses séjours à Martigues, il passe son temps dans les archives municipales, s’imprègne de la vie locale et régionale, découvre les libertés qui y régnaient avant la Révolution. C’est à ce sujet qu’il rompt avec les admirateurs de Mistral et autres félibres de Paris, pour fonder avec quelques amis une « École parisienne du Félibrige », qui tient ses réunions au café Procope, tandis que les autres continuent leurs assemblées au café Voltaire, non loin, place de l’Odéon, traitant Maurras et les siens de « réactionnaires ».

Xénophobie, sentiment de la décadence, volonté de décentralisation, voilà déjà quelques idées fortes dont Maurras va composer sa doctrine, peu à peu. Quand Barrès lui propose de collaborer à sa Cocarde, au milieu des années 1890, Maurras y défend avec vigueur l’idée décentralisatrice, tout en stigmatisant les étrangers domiciliés, qu’il appelle Métèques par allusion aux étrangers d’Athènes. A ce moment-là, Maurras n’était pas encore monarchiste, mais il était déjà réactionnaire.

Les influences familiales n’y étaient pas pour rien, même si son père avait été favorable à l’Empire puis à Monsieur Thiers. C’est du côté de sa famille maternelle qu’il faut chercher la filiation. « Extrêmement stricte en matière religieuse, ma mère avait été élevée dans l’horreur de la Révolution. » Marqué par son grand-père maternel, ardent légitimiste, le tout jeune Charles avait tenu pour le retour d’Henri V, dans les années qui suivent la guerre de 1870-1871. Puis, vers treize ans, il avait abandonné ses « ferveurs royalistes » après avoir lu les Paroles d’un croyant de Lamennais, qui tonnèrent pour lui comme « un coup de foudre ». Il s’entiche donc pour un temps de la « théocratie révolutionnaire », avant de connaître, entre seize et vingt ans, l’indifférence en matière politique. C’est pourtant pendant cette même période d’adolescence studieuse qu’il engloutit la littérature nourricière de ses répugnances futures : Le Play, Taine, de Maistre, Bossuet, Comte, Renan, chacun de ces auteurs célèbres le convainc à sa manière des bienfaits de l’inégalité. A l’aube de sa vie intellectuelle, il a une fois pour toutes rejeté les principes et les mythes de la Démocratie.

En 1889, alors qu’il habite rue Cujas, au Quartier latin, il vote pour la première fois, en pleine bataille boulangiste. Malgré certains aspects démagogiques du mouvement, Maurras s’est finalement rallié à Boulanger. Or, pour cette élection, nous dit-il, il se résout à « avaler un assez dur crapaud », à savoir donner son premier bulletin de vote « au juif Naquet », malgré son antisémitisme, par esprit de discipline (Naquet étant boulangiste). Maurras est alors républicain de fait sinon de conviction ; il le demeure jusqu’en 1896 – un an avant que n’éclate l’Affaire –, date d’un voyage en Grèce qui l’amène à découvrir, grâce au recul géographique et aux regards étrangers, la profondeur du déclin français – un déclin dont il finit par fixer les origines à 1789. A cela, un seul remède politique : une nouvelle restauration de la royauté. Car, ce qui manque avant tout en France, c’est une incarnation du pouvoir, « un moi vivant et conscient, responsable et autorisé ». En novembre 1897, il écrit un article intitulé : « A quoi servirait un monarque ? », à la suite de quoi Maurras a la bonne fortune de lire le message du duc d’Orléans – dont on parlera comme du Manifeste de San Remo –, par lequel le Prétendant rappelait au bon peuple de France ses prétentions.

Quand l’Affaire éclate, Maurras, qui collabore à la royaliste Gazette de France, voit tout de suite dans ce qui se passe et le scandalise la main visible des juifs. Oui, visible. Il a lu Drumont, qu’il admire, qu’il respecte, qui a droit à son immense reconnaissance. Comme Drumont l’a écrit : les juifs dominent Paris, comme Paris domine la France :

« Paris se regardait : les salons juifs étaient ses maîtres. Les journaux qu’il ouvrait étaient des journaux juifs. On s’imaginait que la juiverie ne tenait que l’Argent. L’Argent lui avait tout livré : un secteur important de l’Université, un secteur équivalent de l’administration judiciaire, un secteur moindre mais appréciable de l’armée, de la plus haute armée. A l’état-major général, au bureau des renseignements, les Juifs avaient leur homme, le lieutenant-colonel Picquart, vite démasqué, mais si bien posté qu’il devait arriver à tout. »

Ce premier élément du complot selon Maurras s’appuyait alors sur un autre groupe, avide de revanche, celui du « vieux parti républicain » que le scandale de Panama avait chassé des affaires et qui brûlait d’y revenir, alors que les catholiques ralliés à la République étaient en train de conquérir les « rateliers officiels » : « On compta, écrit Maurras, éliminer les nouveaux venus en solidarisant la République avec l’émeute juive [sic] et les campagnes contre l’armée2… »

La représentation des choses politiques sous la plume de Maurras varie peu : il s’agit toujours d’un complot, d’une machination, d’une conjuration que scelle un pacte ou réel ou implicite entre des Français qui sont des « traîtres » à proprement parler et des étrangers, des juifs, qui travaillent pour leur compte à la destruction de la France.

En février 1898, Maurras exprime à Barrès le dégoût que lui inspire la pétition des intellectuels : « Avez-vous vu la protestation de ce ramas de juifs, de huguenots et de néo-kantiens ? Car c’est bien le kantisme et l’université criticiste qui servent de ciment à tous les intellectuels3… » Plus loin, dans sa lettre, Maurras, journaliste de la très catholique Gazette de France, impute les malheurs du pays à « l’esprit chrétien » :

« Avec quelque loisir, quel Traité à écrire de la décadence intellectuelle par 1°) l’esprit chrétien qui a renversé l’Empire romain, 2°) l’esprit chrétien qui a désorganisé au XVIe siècle la civilisation catholique par la lecture de la Bible en langue vulgaire, 3°) l’esprit chrétien, qui a fomenté Rousseau, excité la Révolution, élevé la morale à la dignité d’une hyper-science, d’une hyper-politique, l’une et l’autre métaphysiques, 4°) l’esprit chrétien, qui nous donne aujourd’hui une théologie de l’individu, théologie de l’anarchie pure4. »

L’opposition catholicisme/christianisme va être un des piliers de la pensée politique de Maurras en construction – c’est elle qui appellera sa condamnation postérieure par Rome. Le catholicisme est latin, hiérarchique, et dogmatique : c’est l’ordre dans la société comme dans les esprits. Le christianisme, particulièrement sous sa forme protestante, est suisse, individualiste et anarchiste : il autorise chacun à se faire sa propre religion, à être son propre prêtre et à lire directement les Livres saints, sans filtre, sans commentaire, sans encadrement. La compassion pour Dreyfus ressortit à l’esprit chrétien, qui n’a aucune considération pour la survie de la société ; l’antidreyfusisme, lui, peut s’allier avec le catholicisme, qui ne perd jamais de vue l’impératif social.

Au cours du premier semestre 1898, Maurras, Barrès et les nationalistes se cherchent, désireux d’opposer un barrage à la vague montante des intellectuels. Convaincus d’être suivis par la province, ils rêvent d’un nouveau parti, d’un « état d’esprit nationaliste ». Ils piétinent. Paradoxalement, le suicide du commandant Henry, qui plonge en plein été le camp nationaliste dans le désespoir, est l’occasion pour Maurras de s’affirmer comme un porte-parole hardi de l’antidreyfusisme, grâce à la publication, dans La Gazette de France, de ses articles intitulés « Le premier sang », dans lesquels il rend hommage à Henry. En l’innocentant d’être un faussaire, puisque sa « forgerie » avait été postérieure au jugement de 1894, il relance le mouvement nationaliste un moment chancelant :

« L’un des éclats tragiques de l’affaire Dreyfus, l’arrestation et le suicide d’un officier français qui luttait contre la révolution juive, opéra un changement total dans ma vie. On avait tenté de déshonorer ce héros, j’avais eu le bonheur de le couvrir, de sauver son nom, de faire rétablir les honneurs dus à sa noble mémoire, et ce premier service rendu au pays me fit penser que je pourrais en rendre d’autres […]. J’étais entré en politique comme en religion5. »

En attendant, Maurras doit gagner sa vie : outre sa collaboration à La Gazette de France, il envoie chaque semaine ce qu’il appelle son « insignifiante tartine au Soleil » – journal qu’il devait bientôt quitter en raison des positions trop sympathiques à Dreyfus qui s’y expriment – et recense pour la Revue encyclopédique bon nombre de livres. Il a tout de même le temps de participer à la formation de la Ligue de la Patrie française, à la suite de ses rencontres avec Gabriel Syveton, Louis Dausset, puis avec Henri Vaugeois et Maurice Pujo.

On l’a vu, Syveton et Dausset, professeurs de lycée, avaient eu l’idée de lancer une contre-pétition antirévisionniste. Quant à Vaugeois et à Pujo, l’un professeur de philosophie, l’autre journaliste, ils avaient d’abord appartenu à l’Union pour l’action morale de Paul Desjardins, dont ils avaient démissionné en 1898 à cause de ses attitudes dreyfusistes. En avril, ils avaient mis en place un Comité d’Action française destiné à soutenir les antirévisionnistes dans la campagne électorale des législatives. En décembre 1898, Pujo avait publié un article, fruit de ses réflexions avec Henri Vaugeois. Intitulé « Action française », il disait notamment : « Ce qui est à faire à l’heure actuelle, c’est RECONSTITUER LA FRANCE COMME SOCIÉTÉ, restaurer l’idée de patrie, renouer la chaîne de nos traditions en la prolongeant et en l’adaptant aux circonstances de notre temps, REFAIRE DE LA FRANCE RÉPUBLICAINE ET LIBRE un État organisé à l’intérieur, AUSSI FORT À L’EXTÉRIEUR QU’IL L’A ÉTÉ SOUS L’ANCIEN RÉGIME6. »

Très vite, ces jeunes gens comprennent que la nature bourgeoise et conservatrice de la Ligue de la Patrie française lui interdira d’être le fer de lance de la grande entreprise morale et intellectuelle à laquelle ils aspirent. Au début de 1899, Maurras et ses nouveaux amis se réunissent régulièrement, dans l’idée de fonder un journal du matin « à un sou », un quotidien d’opposition nationale, sur le programme suivant : « Antisémitisme – antiparlementarisme – traditionalisme français »7. Le projet échoue, faute de moyens financiers. Du moins le Comité d’Action française repartait-il du bon pied, un an après le premier, en avril 1899. Le 20 juin suivant, une réunion publique, rue d’Athènes, annonçait sa naissance, et le 10 juillet paraissait le premier numéro d’une petite revue grise, intitulée modestement Bulletin de l’Action française – premier numéro occupé par le discours qu’Henri Vaugeois avait prononcé rue d’Athènes.

L’Action française était présentée comme un corps de francs-tireurs, une poignée d’amis à l’instinct patriotique blessé, dévoués à la perte d’un régime parlementaire qui leur est « obstinément étranger ». Il est remarquable que, dès ce discours inaugural, Vaugeois fustige les trois des « quatre États confédérés » (Protestants-Francs-maçons-Juifs-Métèques), dont Maurras fera bientôt la théorie ; ces « trois puissances diversement hostiles à nos mœurs » sont l’esprit franc-maçon, l’esprit protestant et l’esprit juif. A l’opposé, Vaugeois exaltait « la suprême sagesse du catholicisme, ce christianisme atténué, filtré par le génie généreux de la France »… Il y manque seulement ce que Maurras va apporter à la jeune équipe : la doctrine néoroyaliste. Pour le moment, Vaugeois réaffirme sa confiance dans la République, inséparable de l’instinct national. Pas n’importe quelle République, anonyme, sans tête : « Il faut une tête, dit Vaugeois, quitte à la couper de temps en temps. » Dans le numéro suivant, Vaugeois n’hésitait pas à intituler son article : « Réaction d’abord ! »

La revue est lancée. Elle paraît le 1er et le 15 de chaque mois. Henri Vaugeois en est le directeur politique. Légalement, l’Action française est une société en participation, c’est-à-dire une association commerciale autorisée par le Code de commerce. Le but est de lancer un parti nouveau, sur la base de l’antidrey-fusisme. Charles Maurras, dont la signature est au sommaire de la revue dès le numéro 2, s’affirme en peu de temps comme le vrai théoricien politique du groupe. Or Maurras ne cesse de revendiquer et d’expliciter ses résolutions monarchistes. Le 6 mai 1899, il expose, dans La Gazette de France, les grandes lignes de sa construction : « A l’institution héréditaire de la famille, ajoutez les entités permanentes de gouvernement de la commune et de la province, et l’institution qui équilibre par fondation de l’autorité : vous avez la formule de la monarchie. » Un peu plus tard, et alors que le gouvernement entame les poursuites contre les nationalistes et les royalistes, Maurras publie un manifeste : « Dictateur et Roi », dans lequel il précise le programme du Prince restauré : « Châtier d’abord ceux qui se sont rendus coupables de crimes contre l’État ; puis commencer à reconstruire et à gouverner le pays8. »

Ce texte ébranle Pujo dans ses convictions républicaines. Augmenté d’un certain nombre de témoignages, en particulier ceux des royalistes en exil Buffet et Lur-Saluces, il est publié en 1900, sous le titre Enquête sur la Monarchie. Ce livre-culte de l’Action française sera complété et réédité en 1909. Charles Maurras sortait de son isolement. En 1901, après Pujo, il rallie à ses idées monarchistes Henri Vaugeois, le plus doué, le plus ardent, de ses camarades.

Maurras, cependant, échoue à convaincre Barrès de la supériorité du royalisme. A ses arguments, l’auteur des Déracinés répond :

« Je suis las d’entendre parler, de voir écrire sur la Révolution avec des sentiments de partisan. Elle n’a pas été faite par les révolutionnaires à l’assaut, mais par les possédants de Versailles. Robespierre est moins coupable, responsable, laissons ces mots, il est moins actif que Marie-Antoinette et les Polignac. Je vais plus loin, si un Danton, un Marat sont des apaches, Robespierre n’en est pas un et Versailles est plein d’apaches. La France est morte en 1789. Elle n’est pas morte de 1789 ou de 1793, mais elle est venue expirer à cette date9. »

Malgré la défection de Barrès sur ce point, en quelques années l’Action française de Maurras réussit à imposer son hégémonie intellectuelle sur le nationalisme français. Maurras a su articuler la pensée positive et la politique de restauration, qui relevait, avant lui, du domaine sentimental. Il affirme que l’aboutissement du nationalisme – le « nationalisme intégral » – est la volonté de restauration du Prince. L’idée fait son chemin. Un certain nombre de membres de la Ligue de la Patrie française, et non des moindres, un Paul Bourget, un Jules Lemaître, s’y rallient. Dès le 19 août 1900, Bourget écrit à Maurras que « la solution monarchiste est la seule qui soit conforme aux enseignements les plus récents de la Science10 ». Sur quoi, Maurras surenchérit : « On démontre la nécessité de la Monarchie comme un théorème. La volonté de conserver notre patrie française une fois posée comme postulat, tout s’enchaîne, tout se déduit d’un mouvement inéluctable. La fantaisie, le choix lui-même n’y ont aucune part : si vous avez résolu d’être patriote, vous serez obligatoirement royaliste11. »

La cause de l’Action française est encore servie par l’échec de la Ligue de la Patrie française, jamais très pugnace ; après les premières réunions enthousiastes, elle se délitait. L’affaire Syveton lui porte le coup de grâce.

Gabriel Syveton, l’ancien professeur devenu héraut de la cause nationaliste qui, effaçant Jules Lemaître, passait pour le véritable patron de la Ligue de la Patrie française, avait fait un gros scandale, le 4 novembre 1904, en souffletant à la Chambre des députés le ministre de la Guerre, le général André. Celui-ci était accusé par l’opposition d’avoir chargé la franc-maçonnerie de remplir des fiches sur les officiers. Or, à la veille du procès qui lui est intenté, prévu pour le 9 décembre, Syveton se suicide. Ses amis nationalistes, et notamment Maurras et Léon Daudet, en concluent immédiatement à l’assassinat « vraisemblablement maçonnique ». Les funérailles de Syveton donnent lieu à l’un de ces grands défilés dont les rues de Paris ont mille fois été le théâtre, depuis l’église Saint-Pierre de Neuilly jusqu’au cimetière Montparnasse. Les « Vive Lemaître ! », les « Vive Coppée ! », « Vive Rochefort ! », « Vive Drumont ! » accompagnent la dépouille mortelle, certains rêvant déjà d’un nouveau coup de force possible, comme Léon de Montesquiou, promptement repéré, arrêté et envoyé au poste. Cependant, dans les jours qui suivent, la vérité sur la mort de Syveton se dévoile peu à peu, à la faveur de certaines indiscrétions, peut-être pas désintéressées. On apprend ainsi que le fervent nationaliste, qui avait épousé une Belge, belle comme une copie de Rubens selon Léon Daudet, et mère d’une charmante Marguerite, aurait « abusé » de sa belle-fille. Dans la crainte que ses turpitudes familiales ne soient révélées en plein procès, il aurait préféré mettre fin à ses jours. Que la Sûreté générale, au courant du dossier, ait pu exercer des pressions sur Syveton, on peut le croire. Les nationalistes n’attendaient-ils pas son procès comme l’occasion d’un formidable déballage contre le ministère Combes, et la reprise flambante de l’antidreyfusisme ? En tout cas, le scandale Syveton achève de ruiner ce qu’il restait de vigueur à la Ligue de la Patrie française, qui fait place nette à l’Action française.

Celle-ci manquait pourtant d’un orateur de talent : Vaugeois était tout en nerfs, Pujo bégayait, Maurras était sourd et sa voix ne portait pas… Le guerrier Stentor apparut sous les traits épais de Léon Daudet, fils d’Alphonse, que sa femme Marthe – surnommée Pampille – avait ramené au catholicisme et converti au royalisme. Pour autant, Léon Daudet n’avait rien d’un pisse-froid. Fort en gueule, il aimait faire rire, crier dans les réunions publiques, comme il aimait la bonne chère, le bon vin, et les femmes. Préparant sa médecine avant de devenir journaliste, il avait acquis un vocabulaire médical qui ne cessa d’enrichir ses diatribes de métaphores cliniques et anatomiques. Assidu chez Mme de Loynes, il collaborait à La Libre Parole d’un article hebdomadaire, qui sortait dans l’édition du dimanche. C’est dans le journal de Drumont qu’il avait pris fait et cause pour Syveton, qui, du reste, était son ancien condisciple de Louis-le-Grand.

En 1906, Daudet avait trente-neuf ans, étant de quelques mois l’aîné de Maurras. De cette année-là, il devient un fidèle des réunions que tenait celui-ci dans son petit appartement de la rue de Verneuil, où il se lie avec Jacques Bainville, Léon de Montesquiou, Lucien Moreau – un des fidèles de Maurras, depuis l’éclatant article de celui-ci au lendemain du suicide d’Henry –, Marcel Pujo, et quelques autres qui forment le cercle familier du Maître. On y discute notamment de la nécessité d’avoir un journal quotidien. Déjà l’Action française, sous la houlette de Maurras, s’était dotée en février 1906 d’un « Institut », qui était une sorte d’école des cadres du néo-royalisme. La guerre anticléricale menée par le gouvernement Combes, dont l’aboutissement, non voulu à l’origine, avait été la loi de Séparation des Églises et de l’État votée en décembre 1905, suivie de la querelle des Inventaires, qui sema le trouble dans les paroisses, favorisa l’essor du mouvement maurrassien, peu chrétien comme on sait, mais volontairement catholique.

L’important, aux yeux de Maurras, est de conquérir l’esprit public avant d’entreprendre quoi que ce soit. « Un de nos refrains familiers, à notre table de Flore, disait : nous travaillons pour 1950, ce qui ne nous détournait en rien de toutes sortes d’entreprises et d’espérances pour l’aurore du lendemain12. » Dans cette stratégie à la Gramsci – « gramscisme de droite » avant la lettre –, il fallait de toute nécessité disposer d’un quotidien. La première idée fut de se rendre maître de La Libre Parole. Drumont n’y était pas hostile, mais son bras droit, Gaston Méry, conseiller municipal nationaliste républicain, y fut opposé.

Ce projet ayant échoué, Maurras décida d’ouvrir une souscription par le canal de la revue. C’était hardi, mais la souscription, ajoutée à l’aide de Léon et de Marthe Daudet, qui avaient reçu 200 000 F d’un généreux don de la comtesse de Loynes avant sa mort, aboutit à un capital qui permettait de démarrer. Le premier numéro de L’Action française quotidienne sortit des presses du 19, rue du Croissant le 21 mars 1908, portant comme devise la parole du duc d’Orléans : « Tout ce qui est national est nôtre. » Douze noms parrainaient l’entreprise : Henri Vaugeois, Léon Daudet, Charles Maurras, Léon de Montesquieu, Lucien Moreau, Jacques Bainville, Louis Dimier, Bernard de Vesins, Robert de Boisfleury, Paul Robain, Frédéric Delbecque et Maurice Pujo. Une interview de Jules Lemaître figurait en bonne place : l’ancien président de la Ligue de la Patrie française expliquait son ralliement au royalisme. Peu de temps après, en novembre, sous l’impulsion d’un militant plein d’initiative, Lucien Moreau, étaient créés les Camelots du Roi, vendeurs du journal à la criée et occasionnel service d’ordre de la Ligue. Recrutés dans la jeunesse, prêts à toutes les interventions musclées, ils imposèrent un style de violence très Action française au Quartier latin et éventuellement au cimetière du Père-Lachaise. En 1910, le tout fut coiffé par les « commissaires », aux cannes plombées, donnant à l’« AF » une allure militaire qui renforçait son pouvoir d’attraction sur les amateurs de pugilat.

L’aventure ne s’achèvera qu’avec la fin du régime de Vichy, en 1944. Entre-temps, l’Action française avait organisé la bataille intellectuelle en champ de manœuvres. Maurras, qui poussait à la violence, n’était pas pour autant un homme d’action. Il travaillait pour un avenir lointain, remettant toujours aux calendes grecques l’échéance du coup de force qu’il préconisait pour installer la dictature royale. Du moins, ses slogans, sa stratégie de rupture, sa haine coulée en formules théoriques, armaient les esprits impatients contre le régime en place. Avec lui, la guerre des idées n’était plus une aimable prosopopée ; c’était la guerre. Maurras jusqu’au bout alimentera la culture de guerre civile, dont notre mode de vie publique se ressent toujours.


1.

Ch. Maurras, Au signe de Flore, Georges Célestin, « Les œuvres représentatives », 1931.

2.

Cette citation et les précédentes sont extraites du même ouvrage, Au signe de Flore, op. cit., p. 58.

3.

M. Barrès-Ch. Maurras, La République ou le Roi, Correspondance inédite, 1888-1923, Plon, 1970, p. 173.

4.

Ibid., p. 174.

5.

Ch. Maurras, Les Vergers sur la mer, cité dans M. Barrès-Ch. Maurras, op. cit., p. 196.

6.

M. Pujo, « Action française », L’Éclair, 19 décembre 1898.

7.

M. Barrès-Ch. Maurras, op. cit., p. 230.

8.

Cité par E. Weber, L’Action française, Fayard, 1985, rééd. Livre de Poche/ « Pluriel », 1988, p. 38.

9.

M. Barrès-Ch. Maurras, op. cit., p. XXVII.

10.

Ch. Maurras, Enquête sur la Monarchie, Nouvelle Librairie nationale, 1909, p. 113.

11.

Ibid., p. 116.

12.

Ch. Maurras, Au signe de Flore, op. cit., p. XV.