Au moment où Charles Maurras propulse l’Action française, un autre écrivain, Charles Péguy, de cinq ans son cadet, se trouve révélé lui aussi par l’affaire Dreyfus. Ces deux hommes, que l’on confond parfois dans une même mouvance nationaliste, étaient étrangers l’un à l’autre, quoique, comme nous le verrons, Maurras crût un moment possible de rallier Péguy à ses idées.
Dès son enfance orléanaise, Péguy reçoit la double culture, la laïque et la catholique ; jusqu’au bout de sa vie, en dépit de ses variations, il restera attaché aux images de la France chrétienne et aux leçons de la France révolutionnaire. Né en 1873, n’ayant pas connu son père mort avant sa naissance, il est élevé par deux femmes, sa grand-mère maternelle, paysanne analphabète, et sa mère, rempailleuse de chaises, qui, par son travail acharné et une épargne sévère, sut devenir propriétaire.
Enfant du catéchisme très apprécié du curé de Saint-Aignan qui l’aurait bien envoyé au séminaire, Péguy est surtout un excellent élève de l’école annexe de l’école normale primaire du Loiret, où il a pour maîtres ces fameux « hussards noirs de la République », ces apprentis instituteurs sanglés dans leur uniforme. Son intelligence et son application lui valent une bourse pour le lycée d’Orléans. Après son baccalauréat, il peut, toujours boursier, se faire inscrire en rhétorique supérieure, au lycée Lakanal, à Sceaux, en vue de préparer l’École normale supérieure. Échouant d’un demi-point au concours d’entrée, il décide de devancer son service militaire, avant d’être admis un an plus tard dans la khâgne de Louis-le-Grand et à la pension de Sainte-Barbe, deux établissements de ce Quartier latin que Péguy va emplir de ses cris de guerre au moment des batailles dreyfusardes. Dans la cour de Sainte-Barbe, il noue amitié avec les frères Tharaud, François Porché, Joseph Lotte, Marcel Baudouin, dont Péguy épousera la sœur. Sur eux tous, il exerce une autorité naturelle, il en impose par sa tête carrée, ses épaules solides, son air résolu, ses silences même…
Il est déjà, alors, militant socialiste. Il quête déjà pour les grévistes (« Il y avait toujours une grève quelque part, et il fallait toujours de l’argent à Péguy », écrivent les Tharaud). Il est reçu en 1894 à l’École normale à peu près au moment où le capitaine Dreyfus est arrêté. Rue d’Ulm, il se fait quelques nouveaux amis, comme le futur historien de la Révolution Albert Mathiez, Albert Lévy, Georges Weulersse, avec lesquels il partage la turne « Utopie ». Surtout, il fait la connaissance de Lucien Herr, bibliothécaire à l’École depuis 1888. Comme tous ses condisciples, Péguy admire sa rigueur morale et intellectuelle ; il écoute ses conseils, lit à l’occasion les travaux dont les ex-normaliens lui font hommage. Tous deux sont socialistes. Mais Herr a adhéré à la fraction du mouvement la plus ouvriériste, le Parti ouvrier socialiste révolutionnaire de Jean Allemane, ancien communard, ancien déporté de Nouvelle-Calédonie, qui publie un journal, Le Parti ouvrier.
Il est remarquable que, sous l’habituel pseudonyme de Pierre Breton, Herr y ait consacré un article à Jeanne d’Arc. A l’époque où les catholiques et ceux qui allaient devenir les nationalistes entendent faire de « la bonne Lorraine » l’emblème d’une France antilaïque, Lucien Herr défend l’image populaire de la Pucelle, victime des grands et de l’Inquisition. Or Péguy, à la rentrée de 1895, avait demandé un congé d’un an au directeur de l’École, pour écrire sa première grande œuvre, sa première Jeanne d’Arc, qu’il méditait depuis Sainte-Barbe.
Cette Jeanne d’Arc, qu’il achèvera en juin 1897, concilie la Jeanne de Michelet, sortie du peuple, incarnant le peuple, et la Jeanne chrétienne, la future sainte. Car si, à cette époque, Péguy n’a plus la foi, il ne renie pas pour autant le double legs. La dédicace de sa pièce-poème s’achève par ces mots : « A toutes celles et à tous ceux qui seront morts d’une mort humaine pour l’établissement de la République socialiste universelle. »
Revenu à l’École, il y fonde un Cercle d’études et de propagande socialistes, en mai 1897. Il quête à nouveau pour la cause, mais n’hésite pas à solliciter aussi ses camarades pour récolter de quoi publier sa Jeanne d’Arc. On ne peut rien lui refuser : « Lorsque Péguy vous demandait quelque chose, on n’élevait aucune objection », écrit Tharaud. La pièce de Péguy sort en décembre 1897. Il n’était que temps, car depuis octobre l’Affaire avait éclaté, et Péguy y jette toutes ses forces. Simultanément, il prévient M. Perrot, le directeur de l’École, qu’il a décidé d’en démissionner et lui expose ses projets : passer l’agrégation, soit ! mais aussi se marier, et créer une librairie socialiste. Le 28 octobre 1897, Péguy épouse (sans cérémonie religieuse) Charlotte Baudouin, avec laquelle il s’installe rue de l’Estrapade. Au cours de l’été suivant, Péguy rate son agrégation de philosophie.
Cet échec marque sa rupture avec l’Université. Une rupture qu’il avait lui-même largement préparée en quittant la rue d’Ulm pour se lancer dans la fondation de la librairie, au 17 de la rue Cujas, au cœur du Quartier latin, tout près de la Sorbonne et de la Montagne Sainte-Geneviève. A cette fin, il avait utilisé, avec l’accord de sa belle-famille, les quelque quarante mille francs de la dot de sa femme. Plus tard, Péguy regretta de n’avoir pas plutôt lancé les Cahiers de la Quinzaine. « Je péchai par humilité, dira-t-il… Je me défiai de moi. »
La librairie, inaugurée en mai 1898, placée sous le nom de Georges Bellais, puisque Péguy est encore boursier pour cette année d’agrégation, est une affaire commerciale misérable. La gestion avait été confiée à Bernard Lavaud, barbu à lorgnon, dépourvu de toute compétence, égaré au milieu des livres comme une coloquinte dans une salade de fruits. Ce qui n’empêchait pas la boutique d’être toujours pleine. On n’y achetait rien, mais on y discutait de tout. La librairie Bellais, qui avait une vocation éditoriale, publia un roman des frères Tharaud, le Marcel, premier dialogue de la Cité harmonieuse de Péguy lui-même, puis Les Loups de Romain Rolland… Autant de livres, autant de pertes. Mais la librairie était devenue le quartier général du mouvement dreyfusiste, dont Péguy fut un des combattants de première ligne : « La librairie de Péguy était le corps de garde d’une milice, écrit Daniel Halévy. En ces années 1898 et 1899, les bagarres étaient fréquentes dans les couloirs de la Sorbonne, ouverte à cent pas. Péguy se tenait constamment prêt à intervenir, à jeter ses amis dans les combats. Une voix criait : “Durkheim est attaqué, Seignobos est envahi ! – Rassemblement !” répondait Péguy, qui affectionna toujours les expressions militaires. S’il se trouvait à l’École au moment de l’appel, aussitôt il parcourait les couloirs, de turne en turne ouvrant les portes : “Rassemblement !” criait-il au seuil de chacune. Tous sautaient sur leurs cannes, et avec lui filaient vers la Sorbonne. Ça ira, ça ira, fredonnait Péguy qui ne sut jamais d’autre chanson, et Tharaud courait à ses côtés sur la pente de la montagne. La canne de Péguy était un fort bâton qu’il tenait par le milieu et balançait à bout de bras. A l’intérieur de la Sorbonne, il commandait la manœuvre : “Tel groupe, par l’escalier ! Tel autre, par le couloir !” Il eut ses victoires, ses défaites. Les agents, un jour, le passèrent à tabac. Quel capitaine n’a subi de revers ? “Le grand capitaine, écrira-t-il quinze ans plus tard, n’est pas celui qui n’est jamais battu, c’est celui qui se bat toujours.” Il était ce capitaine-là1. »
Du socialisme, Péguy s’était donné une définition morale. D’inspiration fort peu marxiste, il était puisé dans la très française Revue socialiste, fondée par Benoît Malon en 1885 (à laquelle Péguy collaborait) et, pour le moment encore, dans les discours et les articles de Jaurès dont il avait fait la connaissance à la fin de 1897, quand il était venu le presser, au nom des normaliens socialistes, de s’engager pour Dreyfus. Pour lui comme pour Jaurès, et contrairement aux positions « de classe » de Jules Guesde, le dreyfusisme, voué à défendre le vrai et le juste, allait de soi, tout comme le socialisme. Que Dreyfus fût un officier, un bourgeois, n’avait pas d’importance : il était d’abord la victime d’un mensonge, d’une injustice, d’une violence d’État. Contrairement à certains dreyfusards, anarchistes, antimilitaristes, ou rationalistes purs, Péguy associait le dreyfusisme à l’amour de la patrie : l’armée devait être au-dessus de tout soupçon, et donc elle devait reconnaître ses erreurs. La France ne pouvait pas voir son image ternie par l’iniquité : combattre pour Dreyfus, c’était pour Péguy combattre pour la République, pour un pouvoir civil dégagé des ingérences militaires, pour l’État de droit.
Réaffirmer les motivations éthiques du socialisme contre les positions communes du mouvement socialiste : telle est une des raisons qui l’incitent à fonder une revue. Malheureusement, la librairie Bellais bat de l’aile. Péguy a cru pouvoir redresser la situation en publiant L’Action socialiste, un recueil d’articles de Jaurès. Il en a fait tirer 10 000 exemplaires. Hélas ! il en reste 8 000, invendus, promis au pilon : un gouffre2 ! C’est tout de même pour Péguy et Jaurès l’occasion de se retrouver souvent côte à côte, en allant à l’imprimerie de Suresnes ou en en revenant. Péguy a raconté comment Jaurès, féru de poésie, déclamait chemin faisant Racine, Corneille, Hugo, Vigny, et combien d’autres, les latins et les grecs. Il n’empêche : Péguy est lessivé. Tiraillé entre sa préparation à l’agrégation, ses devoirs de père de famille (son fils Marcel est né le 10 septembre 1898), ses articles à La Revue blanche, il n’a rien d’un administrateur avisé. Au début de l’été 1899, il fait appel à ses amis qui ont parrainé la librairie, au premier rang desquels Lucien Herr.
Au cours du mois d’août, une autre formule est mise en place, la Société nouvelle de librairie et d’édition, société anonyme dont les cinq administrateurs sont Léon Blum, Hubert Bourgin, Lucien Herr, Mario Roques et François Simiand. Or le montage financier provoque le drame. Péguy, qui a apporté 40 000 francs dans la création de la librairie Bellais, ne se voit reconnaître que la moitié de cette somme dans le capital de la nouvelle librairie. C’est déjà beaucoup de l’avis de Herr et de ses amis, étant donné la quasi-faillite du commerce de Péguy ; et aux yeux de celui-ci un déni de justice, à tout le moins le résultat d’un marchandage comptable indigne du théorique idéal communiste qu’ils sont tous censés partager. Le caractère intransigeant de Péguy n’arrange rien : courant décembre 1899, il démissionne ; il n’est plus ni actionnaire de la société, ni délégué à l’édition. Malgré la loi, Péguy exige le remboursement de ses actions en espèces. La querelle s’envenime, qui va jusqu’au tribunal de commerce deux ans plus tard.
Derrière ce différend financier, il y avait autre chose. Péguy supportait de moins en moins le dogmatisme qui, selon lui, se développait au sein de la mouvance socialiste. Celle-ci était en train de s’unifier, au risque de perdre ses principes. Au Congrès des organisations socialistes de la salle Japy, à Paris, tenu du 3 au 8 décembre 1899, Péguy participa comme délégué d’un groupe d’études sociales des anciens élèves du lycée d’Orléans. Guesde et Jaurès s’opposaient sur la participation d’un socialiste – en l’occurrence Alexandre Millerand – à un gouvernement bourgeois. La victoire de Guesde, l’esprit de parti, la motion autoritaire votée sur la presse socialiste, tout ce congrès le déçoit. Au nom de l’unité – qui ne se réalisera qu’en 1905 avec la SFIO –, le Congrès enjoignait à ceux qui écrivaient dans la presse de s’abstenir de toute attaque personnelle en direction des camarades. Péguy, qui s’était accroché avec Guesde, refusait cette discipline. Herr le lui reprochait, traitant Péguy d’« anarchiste ».
Dans la correspondance qu’échangent alors les deux hommes, Péguy s’attache à préserver leur amitié. « Je ne crois pas vous demander trop en vous demandant que je puisse continuer à venir à la librairie en ami pour vous y voir et y téléphoner et y commander des livres3. » A en croire Jules Isaac, qui participa dès le début à l’entreprise des Cahiers, la rupture définitive tient à Lucien Herr : « Et de même que Péguy persistait dans son attitude amicale, pacifique, Herr au nom des Cinq persistait dans son attitude d’hostilité bien qu’il y mêlât d’“affectueuses” formules… Donc si Péguy a pris l’initiative du départ, c’est aux Cinq que revient l’initiative de la rupture, la responsabilité majeure du schisme4. »
Autre son de cloche dans la biographie de Lucien Herr par Charles Andler : d’après lui, l’arrangement imaginé par le bibliothécaire de la rue d’Ulm et ses amis favorisait Péguy. Herr lui-même y avait été de ses économies personnelles : « On veut aujourd’hui faire de Péguy un saint, écrit Andler, alors qu’il n’a été qu’un héros et un génie. Mais dans son noueux caractère, il y avait beaucoup plus du paysan beauceron, âpre, difficultueux et retors5. » Pour lui, Péguy, possédé de la rage de ne devoir rien à personne, avait été d’une incroyable ingratitude envers Lucien Herr, qui l’avait sauvé de la ruine.
Péguy n’en démord pas : il lancera sa revue, ses Cahiers, comme il l’appelle. Il bénéficie de l’amitié de ses anciens camarades de Sainte-Barbe, les Tharaud, et du lycée d’Orléans, André Poisson. Ils lui donnent une adresse, celle d’une chambre qu’ils louent 19, rue des Fossés-Saint-Jacques. Une somme de 1 000 francs, offerte par la mère d’un camarade, Charles Lucas de Pesloiian, lui permet de lancer le premier Cahier de la Quinzaine, le 5 janvier 1900. Un peu plus tard, la revue est hébergée au 16, rue de la Sorbonne, grâce à l’obligeance de Dick May (Jeanne Weil), qui y a installé son École des hautes études sociales. Enfin, en septembre 1901, Péguy peut emménager ses Cahiers au numéro 8 de la même rue de la Sorbonne.
Ce premier numéro exprimait largement le socialisme éthique de Péguy, si éloigné du socialisme de parti, celui qui se donnait libre cours dans les congrès et dans la presse du mouvement. Le guesdisme, caparaçonné dans son marxisme vulgaire, était l’ennemi désigné. L’affaire Dreyfus en avait révélé la médiocrité de pensée, souligné le déficit moral. Trop subjugué par la social-démocratie allemande, dépositaire de la pensée de Marx, parti de classe organisé et puissant, subordonnant toutes les autres organisations ouvrières, à commencer par les syndicats, Guesde avait dédaigné le dreyfusisme, « idéologie bourgeoise », soutenu en cela par Wilhelm Liebknecht, dirigeant de la social-démocratie allemande. Dans le premier numéro des Cahiers, Péguy s’attache à publier la traduction d’un texte de Liebknecht, où le socialiste allemand déverse tout le mal qu’il pense des dreyfusards, brocardant Bernard-Lazare et Émile Zola. Par là même, il prend ses distances par rapport au guesdisme et à la social-démocratie allemande.
Dans le deuxième numéro, Péguy cingle ses critiques, choqués de sa polémique contre Guesde. « J’ai trouvé le guesdisme dans le socialisme, dit-il, comme j’ai trouvé le jésuitisme dans le christianisme. » Il réaffirme l’idée, qui est celle de Jaurès, que le prolétariat porte en lui l’humanité, qu’il a charge de tous les intérêts humains. Péguy se sent alors très proche de Jaurès. Dans le troisième de ses Cahiers, il le comble d’éloges : « Ceux qui l’avaient une fois entendu, ne pouvaient l’oublier. » Et de citer plusieurs phrases de Jaurès, parangon d’un socialisme refusant tout sectarisme.
Au tout début de cette aventure des Cahiers, Péguy, frappé par la grippe, reste longtemps cloué au lit. L’indestructible est terrassé. L’idée de la mort le hante quelques jours. Faisant feu de tout bois, il publie sur plusieurs numéros ses méditations intitulées De la grippe, à la manière d’un dialogue avec son médecin traitant. Le morceau ne manque ni d’originalité ni de profondeur, mêlant ses considérations sur l’affaire Dreyfus à ses réflexions sur l’indifférence générale dans laquelle s’accomplit le massacre des Arméniens. Lui, qui déclare ostensiblement : « Je ne suis pas chrétien », y montre sa sensibilité au christianisme6.
Cette littérature, inusitée, personnelle, inclassable, peut-elle atteindre une audience à même de faire vivre l’entreprise ? Les abonnés n’arrivaient qu’au compte-gouttes. Les deux premiers Cahiers furent tirés à 1 300 exemplaires, le troisième à 800. Au quatrième Cahier, il n’y avait que 116 abonnés. Au dixième, on atteignait les 263. C’était plus que modeste : insuffisant. Péguy attend quatre années pour passer le cap du millier d’abonnés. Parmi eux, quelques fidèles soutiens, tel son beau-frère, qui y va de son épargne pour le renflouer, tel Romain Rolland, qui lui écrit :
« Je connais des hommes de la Révolution – un surtout… : il se nomme Charles Péguy. C’est un jeune homme de vingt-six à vingt-sept ans, socialiste ardent et passionné, qui vient de se séparer brusquement du Parti socialiste, parce qu’il le trouve trop despotique et trop fanatique ; ses convictions n’en ont point été ébranlées, d’ailleurs ; loin de là ; elles n’en sont que plus brûlantes et plus pures. Il a fondé une Revue, à lui seul, où il […] ose dire les vérités les plus audacieuses à tous les puissants, de quelque parti que ce soit. Il a entrepris de travailler à épurer le sens public, de fonder la révolution sociale sur une réforme des mœurs et de l’intelligence comme Mazzini et comme les grands révolutionnaires7. »
L’homme s’opiniâtre. Le médiocre résultat de ses campagnes d’abonnement ne le décourage pas. Il quête, il démarche, il lance appel sur appel. Son esprit d’entreprise est tout intellectuel, étranger aux impératifs commerciaux, comme l’avait déjà démontré son échec de libraire-éditeur. Mais il s’obstine. Et jouit de solides amitiés. En particulier celle de son ancien condisciple André Bourgeois, nouvel administrateur qui, au prix d’un travail écrasant, gère au plus serré la vente des Cahiers.
Toujours attentif à l’évolution du mouvement socialiste, à ses congrès, dont il publie rigoureusement les comptes rendus, Péguy se montre de plus en plus critique envers la politique anticléricale, à laquelle les élus socialistes ont adhéré. Il s’en prend ainsi, en janvier 1901, à Jaurès lui-même, qui a fait l’éloge de l’athéisme d’Édouard Vaillant. Pour Péguy, rien n’est pis que de remplacer la dogmatique catholique par une « providence laïque » tout aussi dogmatique, tendance qui va se renforcer avec le ministère Combes, issu des élections de 1902. Péguy en sera l’adversaire déterminé.
La boutique de la rue de la Sorbonne est devenue à son tour un haut lieu de regroupement du socialisme contestataire, ce qui ne déplaît pas à Charles Guieysse, directeur des Pages libres. Les deux revues partagent les mêmes locaux et le même esprit, à ceci près que la revue de Péguy était à celle de Guieysse ce que l’enseignement supérieur est à l’enseignement primaire, ce qui donnait aux Pages libres un potentiel d’abonnés très supérieur. Péguy recevait le jeudi. Devant lui, et alors qu’il s’affairait à des formalités administratives, les fidèles restaient généralement debout, faute de place. On réservait tout de même une chaise à Georges Sorel – « Monsieur Sorel » –, aîné respecté, « nouveau Socrate » selon Halévy, qui frisait la soixantaine. Sorel, sur lequel nous reviendrons, se réjouissait plutôt de la rupture entre Péguy et les autres socialistes, qu’il méprisait. L’homme passait pour un des meilleurs connaisseurs de la pensée de Marx. Péguy admirait sa science, son anticonformisme ; Sorel appréciait chez Péguy sa force, sa jeune insolence. Amateur de caractères, il avait détecté dans ce jeune directeur de revue un tempérament hors du commun.
Le vendredi, on allait tous en chœur suivre le cours de Bergson au Collège de France, à cinq heures. Le philosophe n’était pas encore assailli par les mondaines, qui devaient faire de son cours un des must parisiens. Chez Bergson, les Péguy, les Guieysse, les Sorel, allaient chercher les principes de la critique du scientisme et du positivisme, la revanche de l’intuition, de l’instinct, du dynamique, de l’indéfinissable contre l’idéologie rationaliste dominante. Péguy fait du prosélytisme auprès de Jaurès. « Un jour j’eus le malheur de lui dire que nous suivions très régulièrement les cours de M. Bergson au Collège de France, au moins le cours du vendredi. J’eus l’imprudence de lui laisser entendre qu’il faut le suivre pour savoir un peu ce qui se passe. Immédiatement, en moins de treize minutes, il m’eut fait tout un discours de la philosophie de Bergson, dont il ne savait pas, et dont il n’eût pas compris, le premier mot. Rien n’y manquait. Mais il avait été le camarade de promotion de M. Bergson dans l’ancienne École normale, celle qui était supérieure. Cela lui suffisait. Ce fut une des fois qu’il commença de m’inquiéter8. »
Les élections de mai 1902, qui aboutiront au triomphe du Bloc des gauches et à l’instauration du ministère Émile Combes, lancent les Cahiers de la Quinzaine dans une opposition qui les isole encore plus du mouvement socialiste officiel. Jean Jaurès s’affirmant, à la tête de la délégation des Gauches à la Chambre des députés, comme le soutien infaillible du combisme, la rupture entre Péguy et Jaurès devient inévitable.
Le respect, l’admiration, la solidarité, tout ce que Jaurès avait inspiré à Péguy va se trouver laminé par l’épisode du combisme. Pourtant, il n’y avait pas eu plus fidèle soutien. L’année précédente encore, Péguy s’était porté au secours du leader socialiste, dans un épisode assez ridicule qui l’opposait aux camarades les plus farouches, à propos de la communion solennelle de sa fille Madeleine, Mme Jaurès entendant donner une éducation religieuse à leur fille. Les adversaires de Jaurès au sein du mouvement profitèrent de l’occasion pour flétrir le député de Carmaux, pris en flagrant délit de trahison du matérialisme. Dans le Cahier du 23 juillet 1901, Péguy s’était fait le défenseur de Jaurès, arguant que la vie spirituelle privée devait être respectée, et condamnant « la terreur de la dénonciation ». Cette affection démontrée par Péguy pour Jaurès rendit d’autant plus cruelle leur rupture de 1902. Encore en 1905, la nostalgie de l’amitié admirative perce sous la plume de Péguy : « Qui ne se fût attaché à lui ? Et qui, d’avance attaché, ne se fût maintenu attaché ? Son ancienne et authentique gloire de l’ancienne affaire Dreyfus, renforçant, doublant sa plus ancienne et sa non moins authentique gloire socialiste, l’entourait encore d’un resplendissement de bonté. C’était le temps où il était de notoriété que Jaurès était bon9. »
Le soutien de Jaurès au combisme va défaire ces liens. Combes avait entrepris de diriger un ministère de combat contre les prétentions de l’Église catholique, dont les fidèles avaient peuplé les rangs de la réaction nationaliste. A ces fins, il appliqua avec intransigeance la loi sur les Associations votée sous son prédécesseur Waldeck-Rousseau en 1901, ayant en vue d’éradiquer l’enseignement congréganiste sur le territoire français. Indigné par cette intolérance et par l’appui que lui assure le Parti socialiste, Jaurès en tête, Péguy demande à Bernard-Lazare d’intervenir dans les Cahiers, ce que celui-ci fait par sa « Lettre ouverte » du 6 août 1902. Pour Bernard-Lazare comme pour Péguy, on se déshonore en recourant contre l’Église romaine à des procédés qu’on lui a reproché d’utiliser jadis : « Il faut plus que jamais nous rattacher à la liberté… Nous ne venons pas défendre l’Église, nous venons la combattre, puisque, encore une fois, nous parlons pour la justice et la liberté. Mais c’est pour cela qu’il nous est impossible d’approuver les mesures actuelles. » Mesures approuvées par Jaurès dans La Petite République du 3 août 1902.
Péguy répond en faisant imprimer sur la quatrième page de couverture du vingt et unième Cahier cette déclaration de fidélité au dreyfusisme et d’hostilité au combisme : « Puisque nous revenons aux premiers temps de l’Affaire, puisqu’il faut, comme alors, s’inscrire pour avoir sa part d’injures, nous devons déclarer dès ce jour que nous entendons n’endosser aucune responsabilité morale, politique ou sociale dans les agissements du présent ministre. »
L’unité dreyfusiste est rompue.
Péguy ne s’est pas pour autant rapproché de l’Église ; il juge toujours les cléricaux antidreyfusistes « odieux », mais il se refuse à tout catéchisme d’État. Le combisme éloigne encore Péguy du socialisme officiel ; il le brouille avec Jaurès. Le fondateur des Cahiers de la Quinzaine est de la race des mauvais coucheurs, des non-alignés, des rebelles impénitents. Insupportable par bien des côtés de son caractère, injuste souvent dans ses réprobations, il figure malgré cela un beau modèle de réfractaire dont notre histoire intellectuelle n’est pas si prodigue.
D. Halévy, Péguy, rééd. Hachette, « Pluriel », 1979, p. 135.
G. Leroy, Péguy entre l’ordre et la révolution, PFNSP, 1981, p. 111.
Feuillets mensuels de l’Amitié Charles Péguy, no 11, avril 1950.
J. Isaac, Péguy, Calmann-Lévy, 1959, p. 216-217.
Ch. Andler, op. cit., p. 155.
F. Laichter, Péguy et ses Cahiers de la Quinzaine, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1985, p. 23.
Cité par F. Laichter, ibid., p. 28.
Ch. Péguy, « Courrier de Russie », op. cit., 1988, II, p. 75-76.
Ibid., p. 74.