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Vigilance antifasciste


La secousse du 6 février 1934 agit pour beaucoup comme une révélation : la France est aux portes de la guerre civile. Ce jour-là et les jours suivants, André Gide séjourne à Syracuse ; de retour à Paris, il veut tout savoir, tout lire sur l’événement, tout comprendre, la politique régnant désormais sur sa vie. Roger Martin du Gard, lui, se défie des estrades. Sur la Côte d’Azur, où il prend ses quartiers d’hiver, il entend d’abord achever ses Thibault. Malgré cela, le tumulte mortel du Février parisien hante son esprit. Sa correspondance et son Journal ressassent une idée fixe, que l’émeute et les contre-manifestations des gauches qui ont suivi ont ancrée dans sa tête : la France, à son tour, ne pourra pas échapper à la révolution, et il faudra choisir son camp :

« Il se peut, écrit-il à sa fille le 6 avril, que le fascisme triomphe en France, dans quelques mois. Je prendrai consciemment parti contre. Je suis opposé à toute dictature, à tout étatisme. Mais, tant qu’à céder, tant qu’à plier mes instincts individualistes sous une férule dictatoriale, je n’ai que faire d’un régime de régression, et je préfère encore la dictature prolétarienne, si redoutable qu’elle m’apparaisse, parce qu’au moins les profiteurs y sont la majorité et qu’elle est dans le sens de l’avenir1. »

Alternative ou dilemme, on n’en est pas encore là : le 6 Février laisse les organisations de gauche aussi divisées que les ligues et les partis de droite. Ce que Drieu avait applaudi, le 9 février, c’était la contre-manifestation communiste, un sursaut de vigueur à ses yeux comparable au branle-bas des classes moyennes lors du 6, et au cours duquel l’affrontement avec la police avait causé plusieurs morts. Ce que le même Drieu déplore, c’est la grève générale et la manifestation de Vincennes à la Nation du 12 février, lancées par la gauche non communiste (la CGT et la SFIO), promesses d’union de la gauche vouée aux marécages parlementaires. Pourtant, les états-majors des deux partis ouvriers, eux, restaient en état de guerre.

La ligne « classe contre classe », décidée par l’Internationale communiste en 1928, restait en vigueur. Dans L’Humanité du 6 février, on avait lu dans un appel à la manifestation d’André Marty : « On ne peut pas lutter contre les bandes fascistes sans lutter en même temps : contre le gouvernement accusé de les avoir laissé se développer, voire de les avoir aidées ; contre la social-démocratie. On ne peut pas lutter contre la fascisation du régime, sans en même temps dénoncer l’attitude du Parti socialiste décidé à soutenir de toutes ses forces le gouvernement qui la développe. » A la veille du 12 février, L’Humanité écrit encore : « La classe ouvrière condamnera et rejettera avec dégoût les chefs socialistes qui ont le cynisme et l’audace de prétendre entraîner les ouvriers à la lutte contre le fascisme. »

En attendant le grand virage des communistes qui aboutira au Pacte d’unité d’action, signé avec les socialistes le 27 juillet 1934, ce sont des intellectuels qui prennent l’initiative d’un front de défense antifasciste sans exclusive. Le 10 février, une trentaine d’entre eux, parmi lesquels André Malraux, Alain, André Breton, Paul Éluard, Jean Guéhenno, Marcel Martinet, Henry Poulaille, signent une pétition en faveur d’une « unité d’action de la classe ouvrière » pour « barrer la route au fascisme » :

« Cette unité d’action que les ouvriers veulent et que les partis mettent à l’ordre du jour, il est nécessaire, il est urgent, il est indispensable de la réaliser en y apportant le très large esprit de conciliation qu’exige la gravité de l’heure. C’est pourquoi nous adressons un appel puissant à toutes les organisations ouvrières afin qu’elles constituent sans retard l’organisation capable – et seule capable – d’en faire une réalité et une arme… »

Peu de temps après, en mars, est fondé le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA), sur l’initiative d’un jeune auditeur à la Cour des comptes, François Walter, mieux connu sous son pseudonyme de Pierre Gérôme, collaborateur de la revue Europe. Au lendemain de la journée des ligues, Gérôme multiplie les démarches auprès d’intellectuels de renom, en vue de constituer une nouvelle organisation, spécifiquement dirigée contre la montée du fascisme. Il est bien accueilli par Paul Rivet, socialiste, fondateur du musée de l’Homme, Paul Langevin, physicien, de sympathie communiste, et Michel Alexandre, représentant du philosophe Alain qui, pour des raisons de santé, séjourne hors de Paris.

Une réunion se tient à la Mutualité le 17 février avec les premiers sympathisants, mais elle tourne à une pétaudière sans conclusion. André Delmas, secrétaire général du Syndicat national des instituteurs, écrit à ce propos :

« Qui n’a pas assisté à cette assemblée ne peut pas imaginer à quel point les intellectuels français étaient inaptes à créer une organisation […]. Ces savants professeurs se montraient plus indisciplinés que des collégiens échappés de l’étude […]. Tous voulaient parler à la fois, sans attendre leur tour. La plupart exigeaient que soient retenus leurs projets particuliers, leurs propositions personnelles. Ils n’adhéraient au mouvement qu’à cette condition2. »

Gérôme, loin de se décourager, fait circuler le texte d’un deuxième manifeste, et une nouvelle réunion se tient au Musée social, rue Las Cases, le 5 mars 1934, où se retrouvent des intellectuels de gauche de tous bords, y compris des communistes. Il en résulte un Comité de vigilance (plus tard Comité de vigilance des intellectuels antifascistes), qui se mettait « à la disposition des Organisations ouvrières ». Paul Rivet en était le président, Alain (toujours représenté par Michel Alexandre) et Paul Langevin les vice-présidents, tandis qu’à Pierre Gérôme revenait le rôle de secrétaire3.

La NRF donne connaissance de son Manifeste dans son numéro de mai. On y affirme la nécessité de l’union « devant le spectacle des émeutes fascistes de Paris » entre les intellectuels et « les travailleurs, nos camarades ». On flétrit « l’ignoble corruption », mais sans accepter « l’imposture » des corrompus et des corrupteurs qui criaient Au voleur ! pour mieux dissimuler leurs forfaits – ceux des banques, des trusts, des marchands de canons, contre la République du « peuple travaillant, souffrant, pensant et agissant pour son émancipation ».

« Notre premier acte a été de former un Comité de vigilance qui se tient à la disposition des Organisations ouvrières.

« Que ceux qui souscrivent à nos idées se fassent connaître. »

La NRF relève parmi les signataires les noms de : ALAIN, Julien BENDA, André BRETON, Jean CASSOU, Léon-Paul FARGUE, Ramon FERNANDEZ, André GIDE, Jean GIONO, Jean GUÉHENNO, Jean-Richard BLOCH, Roger MARTIN DU GARD, Romain ROLLAND, Charles VILDRAC, Pierre ABRAHAM, Marc BERNARD, Jean BLANZAT, Auguste BRÉAL, Eugène DABIT, René DAUMAL, Paul DESJARDINS, Élie FAURE, Jeanne GALZY, Pierre GÉRÔME, Paul GSELL, René LALOU, Lucien PSICHARI, A. de RICHAUD, André SPIRE, Andrée VIOLLIS, Léon WERTH, André WURMSER.

Cependant, la situation reste confuse, car le Comité Amsterdam-Pleyel, créé en 1932, prétend lui aussi rassembler toutes les forces de progrès contre la guerre et le fascisme. Lors d’une assemblée, en mai 1934, Maurice Thorez y défend les prérogatives du Parti communiste. L’accord entre les appareils des deux partis ouvriers n’est nullement nécessaire : « C’est le 9 Février qui a fait le 12. Il faut unir, mais unir avec Amsterdam et autour d’Amsterdam. » Ce qui signifie : autour des communistes, très largement majoritaires dans ce Comité, qui a été voulu et mis sur pied par eux. Mais l’élan vers l’unité ouvrière gagne en force à la SFIO : au Congrès de Toulouse, qui se tient du 20 au 23 mai, un tiers des mandats se prononcent pour l’adhésion à Amsterdam-Pleyel.

La signature du Pacte d’unité d’action entre socialistes et communistes, le 27 juillet 1934, éclaircit la situation. Le changement de ligne s’exprime par une rafale de décisions en provenance de Moscou : entrée de l’URSS à la SDN en septembre 1934 ; conclusion d’un pacte d’assistance mutuelle franco-soviétique en mai 1935 ; ligne des fronts populaires confirmée officiellement par le VIICongrès de l’Internationale communiste, en août 1935. Staline a donc enfin perçu le danger que représente l’Allemagne hitlérienne pour l’Union soviétique. Dans son esprit et dans celui des dirigeants de l’Internationale, les démocraties occidentales n’en sont pas moins « capitalistes » ou « impérialistes » que les régimes fascistes, les unes et les autres faisant partie du même camp ennemi. Mais, dans la conjoncture présente, l’impérialisme fasciste leur semble le plus immédiatement dangereux. La diplomatie de Staline consiste dès lors à se rapprocher des démocraties occidentales, afin de ne pas laisser celles-ci repousser l’éventuelle agression hitlérienne vers l’Est, quitte à en revenir à une entente avec l’Allemagne en cas de besoin – ce sera le cas, on le sait, en août 1939. Pour le moment, le mot d’ordre est à l’antifascisme. Il faut unir toutes les forces démocratiques, communistes, socialistes, et les bourgeoisies nationales, pour opposer une politique de résistance aux menaces allemandes. Dans l’esprit de Staline et du communisme international, l’objectif est toujours de défendre l’intégrité du territoire soviétique, de sauver la révolution prolétarienne, la patrie du communisme, contre toute offensive du camp impérialiste.

Le « front unique prolétarien », c’est-à-dire l’unité d’action entre socialistes et communistes, n’est qu’une étape préliminaire. Il faut aller plus loin : organiser partout des fronts populaires, c’est-à-dire l’alliance du prolétariat, des socialistes et des bourgeois démocrates. En son VIICongrès mondial, Dimitrov souligne que l’Internationale communiste a profité de l’expérience française :

« C’est le mérite du PC et du prolétariat français d’avoir par la pratique de leur lutte dans le front unique prolétarien contre le fascisme aidé à préparer les décisions de notre congrès dont l’importance est si énorme pour les ouvriers de tous les pays. »

En France, le 14 juillet 1935 marque solennellement la formation du Front populaire, dont la formule a été lancée en octobre 1934 dans L’Humanité : « Front populaire contre le Fascisme. » Le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes en avait donc été une préfiguration, ayant tout de suite attiré en son sein les représentants des trois principales organisations de la gauche. Son succès fut immédiat auprès des intellectuels, des membres de l’Éducation nationale : plus de 3 500 adhésions dès la fin juillet 1934. Ses effectifs atteindront 7 500.

Malgré les réserves des uns et des autres, la main tendue par les communistes aux radicaux paraît la seule manière de contrer le fascisme autrement que par un coup de force : les socialistes et les communistes à eux seuls ne pouvaient prétendre à gagner une majorité à la Chambre. Le CVIA joua encore son rôle de catalyseur en s’associant les syndicalistes de l’enseignement, dont André Delmas, afin de promouvoir le Front populaire. L’assemblée générale du CVIA du 16 novembre 1934 traduit ce rapprochement en nommant à son bureau, outre Lucien Febvre, Georges Michon, Jean Perrin, Louis Mérat, secrétaire de la Fédération de l’enseignement, et André Delmas.

Ce rôle actif des intellectuels du CVIA prend un aspect symbolique lors des élections municipales de mai 1935. Dans le quartier Saint-Victor du Varrondissement, Lebecq, un conseiller sortant, président de l’UNC, la grande association de droite des anciens combattants, est arrivé largement en tête du premier tour (2 311 voix contre 722 à son concurrent immédiat, le communiste Maurice Nédélec), lorsque Paul Rivet, président du Comité de vigilance, est sollicité pour le second tour. Tous les intellectuels de gauche se rallient à lui, et quelques-uns des plus grands noms de la Sorbonne et du Collège de France : Ferdinand Brunot, Lucien Lévy-Bruhl, Paul Langevin, Jean Perrin, Irène Joliot-Curie, Jacques Hadamard… Le 12 mai, Paul Rivet, au terme d’une rude campagne de meetings, d’affichages, de distributions de tracts, devenait le « Premier élu du Front populaire ». La dynamique de l’union de la gauche, du rassemblement des forces antifascistes était évidente : le CVIA en faisait la démonstration.

Le point d’orgue de ce mouvement d’unité constitutive du Front populaire fut la journée du 14 juillet 1935. L’initiative en avait été prise par le Comité Amsterdam-Pleyel. Les radicaux venaient de donner leur adhésion au Rassemblement populaire. Le matin du 14 juillet, un grand meeting de conquérants se tient au stade Buffalo, près de la porte d’Orléans. A la tribune se succèdent les représentants des divers groupements qui participent à ces Assises de la Paix et de la Liberté, parmi lesquels Victor Basch, président de la Ligue des droits de l’homme, Jean Perrin, Paul Rivet (pour le CVIA), Henri Barbusse (Amsterdam-Pleyel)… Sur le modèle de la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, des orateurs viennent apporter l’adhésion de leurs régions sous les vivats.

Un des plus applaudis est Jean Perrin, prix Nobel et membre de l’Institut, qui y va d’un de ces discours typiquement Front populaire et union de la gauche, tels que les communistes les répandent désormais à foison, en réinvestissant le panthéon national, brûlant ce qu’ils avaient adoré, adorant ce qu’ils avaient brûlé :

« Ils nous ont pris Jeanne d’Arc, cette fille du peuple, abandonnée par le roi que l’élan populaire venait de rendre victorieux et brûlée par les prêtres qui depuis l’ont canonisée.

« Ils ont essayé de vous prendre le drapeau de 89, ce noble drapeau tricolore des victoires républicaines de Valmy, de Jemmapes, de Hohenlinden, de Verdun, ce drapeau qui tout à l’heure, à nouveau coiffé du bonnet phrygien de 92, va flotter au-devant de nos troupes, symbole des libertés que vous avez conquises, à côté de ce drapeau rouge devenu celui de l’Union soviétique – et qui lui, symbolise l’espérance des malheureux.

« Ils ont enfin essayé de nous prendre cette héroïque Marseillaise, ce chant révolutionnaire et farouche qui fit trembler tous les trônes d’Europe… »

Dans l’après-midi, un interminable défilé investit les avenues de la place de la Bastille à la place de la Nation, tandis que les Croix-de-Feu, qui ne veulent pas être en reste, manifestent à l’Arc de Triomphe (« Nous avons en face de nous, s’était écrié Jacques Duclos à Buffalo, l’un des descendants de ces Émigrés traîtres à notre pays, M. le comte de La Rocque, chef des Croix-de-Feu »). En province, toutes les villes répondent en écho à ces chants et ces cris de Paris, sous le soleil généreux de juillet. « Jamais, écrira Léon Blum dans Le Populaire du lendemain, je n’avais assisté à un tel spectacle. Peut-être Paris n’en a-t-il jamais vu de pareil. Et ce qui s’est passé à Paris se passait en même temps dans la France entière. »

Ce jour-là, ceux qui ont mis sur pied le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes peuvent estimer avoir contribué à la fête, et à la promesse, cette fois tangible, de victoire. Pourtant, les dissensions éclatent déjà en son sein, qui ne cesseront de s’approfondir. Tout le monde n’entend pas de la même oreille la vigilance antifasciste. Trois types – au moins – d’intellectuels antifascistes coexistent au sein du CVIA : des antifascistes extérieurs, des antifascistes intérieurs, et des antifascistes révolutionnaires. C’est beaucoup pour faire longtemps bon ménage.

Les premiers, dominés par les communistes, mais non exclusivement représentés par eux, sont avant tout soucieux du danger de guerre que représente l’Allemagne nazie. Ils ont l’appui de l’Internationale communiste et de sa filiale, le Comité Amsterdam-Pleyel, dont le but primordial est la défense de l’URSS. Ils sont rejoints par des non-communistes qui comprennent ou comprendront que le véritable fascisme, celui qui menace la France, c’est effectivement l’Allemagne hitlérienne, et cette conviction se renforcera au gré des provocations et des agressions du Führer. Au rang de ceux-ci émerge Romain Rolland, lequel, il est vrai, proclame que son « internationalisme » est désormais « étroitement lié à la cause de l’URSS4 ».

Les deuxièmes sont avant tout des pacifistes. Pour eux, les risques de guerre ne proviennent pas de l’extérieur, mais de l’intérieur. C’est ainsi que Vigilance, organe du CVIA, publie le 20 novembre 1934 un manifeste du Comité d’action contre la guerre, où il est dit : « La lutte contre le fascisme n’est jamais une lutte contre un prétendu ennemi du dehors. Le fascisme est pour chaque peuple l’ennemi du dedans. Toute excitation guerrière sert le fascisme… L’antifascisme ne peut être la justification d’aucune guerre. La guerre est la catastrophe suprême et nous nous refusons à la jamais considérer comme inévitable. » C’est la position inébranlable d’Alain et de ses disciples. Le 11 juillet 1935, il écrit à un journaliste socialiste : « Il faudrait diminuer le problème extérieur [dans les discours] et grossir le péril intérieur5. »

Enfin, pour les troisièmes, le fascisme ne peut être vaincu que par la révolution prolétarienne. Ces gauchistes peuvent appartenir aux rangs trotskistes, à la tradition du syndicalisme révolutionnaire, ou encore à la tendance Marceau Pivert dans la SFIO qui se constitue en 1936. Ceux-là s’émeuvent de l’alliance avec les radicaux. C’est ainsi que Trotski écrit dans son Journal d’exil, en février 1935 : « Ce qu’on appelle le Front populaire, c’est-à-dire le bloc avec les radicaux pour la lutte parlementaire, c’est la plus criminelle trahison contre le peuple que se soient jamais permise les partis ouvriers depuis la guerre… » Parmi les écrivains, André Breton est assez proche de cette ligne.

L’antifascisme, qui sert de ciment à tous ces intellectuels, est donc, pour reprendre l’expression de l’un d’eux, Raymond Abellio, « un concept confus6 ». Au-delà, le Front populaire est appelé à devenir une immense équivoque : s’agit-il de défendre la France (et l’URSS) contre Hitler, de lutter pour la démocratie et la paix contre les Croix-de-Feu et les ligues, ou encore de faire la révolution sociale ? Ne parlons même pas des radicaux, pour lesquels le Front populaire est aussi (et pour certains avant tout) la meilleure formule pour ne pas perdre trop de terrain aux élections de 1936 ; de ce point de vue, les municipales de 1935 avaient été pour eux une chaude alerte.

Jusqu’à la signature du pacte franco-soviétique de mai 1935, le CVIA présente des signes extérieurs d’unanimité, d’autant plus évidents que les communistes n’ont jamais voté les crédits militaires. De sorte qu’à la fin de 1934 le Comité peut signer des textes « contre toute guerre antifasciste », « contre la hantise d’une guerre inévitable », « contre l’épouvantail des armements allemands », etc. Au cours de l’année 1935, cet irénisme est menacé. D’abord en raison des informations qui viennent d’Allemagne : la victoire écrasante de Hitler au référendum par lequel la population de la Sarre vote son rattachement au Reich ; puis par la décision de Hitler de rétablir, malgré les traités, le service militaire obligatoire. Plus grave sans doute est la signature du pacte d’assistance entre la France et l’URSS, suivie d’une déclaration de Staline dans laquelle le chef soviétique « comprend et approuve pleinement la politique de défense nationale faite par la France ». On ne pouvait faire mieux pour donner l’alarme aux quartiers pacifistes. Aussitôt un Comité de liaison contre la guerre et l’union sacrée se constitue, auquel donnent leur adhésion Jean Giono, Magdeleine Paz, Henry Poulaille, Simone Weil, Pierre Monatte, Marceau Pivert… Le 28 septembre 1935, la salle de la Mutualité à Paris retentit de leur cri : non à la guerre ! Peu de temps après est fondée la Gauche révolutionnaire par Marceau Pivert, qui se considère comme « le noyau dur et sain » d’un « fruit pourri », en se détachant de l’autre tendance SFIO de gauche, la Bataille socialiste, dirigée par Jean Zyromski, accusé, lui, de « bellicisme antihitlérien » et de suivisme stalinien.

L’unité du Comité de vigilance commence à trembler sur sa base. Au Congrès de novembre, les dissensions sont mises au jour. Sans doute le Comité avait-il été favorable à la politique des sanctions de la SDN contre l’Italie fasciste après son agression en Éthiopie. Mais une ligne de démarcation sépare de plus en plus nettement les partisans de la fermeté face à l’Allemagne et les défenseurs du compromis avec Hitler. La plupart des intellectuels de gauche avaient été hostiles au traité de Versailles, avaient dénoncé la politique nationaliste de Poincaré et s’étaient montrés favorables à la révision des traités. Que Hitler soit au pouvoir ne changeait rien à l’affaire, c’est ce que pensait la majorité d’entre eux.

Dès le mois de mai 1935, Julien Benda, qui n’est ni communiste ni pacifiste, les sermonne dans la NRF : « Une chose curieuse depuis le 16 mars [la décision de Hitler de rétablir en Allemagne le service militaire obligatoire interdit par le traité de Versailles], c’est l’art de tout un monde de gauche à éluder la vraie question : “En face du réarmement du Reich, que devons-nous faire ?” Les uns crient : “Mort aux marchands de canons !” ; les autres : “A bas le fascisme !” ; les troisièmes : “Tout cela, c’est la faute du capitalisme !”… Au fond, ils n’osent pas dire leur vraie pensée, qui est celle-ci : “En face de ce réarmement, nous ne devons rien faire. Nous aimons mieux être allemands que faire la guerre…” Leur réserve les perdra. » Traduisons : Plutôt bruns que morts ! Mais n’anticipons pas.

Hitler, lui, va de l’avant. En mars 1936, il décide son coup de poker : remilitariser la Rhénanie, en violation du traité de Locarno de 1925. Ce qui annulait une des rares garanties de paix dont la France disposait. La politique de fermeté porterait sans doute ses fruits, puisque l’Allemagne ne détient pas encore une puissance militaire capable d’affronter la France et l’Angleterre. Mais ni l’Angleterre ni la France ne bougent. Au sein du CVIA, la divergence s’aggrave. Le texte auquel on aboutit est d’un irréalisme évident, puisqu’on ne trouve pas mieux que de préconiser avec candeur le « retour du IIIReich à la SDN ». Jean Guéhenno, lui, le juge « admirable » dans un article de Marianne du 13 mars : « Le moment de la première alarme passé, le pays a tout de suite retrouvé sa sagesse… » Une sagesse qui ressemble à celle des moutons devant l’abattoir. Les illusions ne font que commencer.

Lors de son Congrès de juin 1936, au lendemain même de la victoire électorale du Front populaire, la crise est consommée. Les antifascistes extérieurs, derrière Paul Langevin, sont mis en minorité ; ils démissionnent alors du Bureau, avant de quitter bientôt le Comité, qui sera de plus en plus dominé par les pacifistes intégraux, Félicien Challaye, les disciples d’Alain, Jean Giono… Les autres, derrière Langevin, s’exprimeront désormais dans le cadre du Comité mondial de lutte contre la guerre et le fascisme, sous la tutelle de Romain Rolland, Norman Angell et Paul Langevin, comité qui édite la nouvelle revue Clarté, à partir de juillet 1936. Le Parti communiste a donc échoué à faire du CVIA une de ses dépendances, mais la suite prouvera que la cause de la paix ne s’en trouve pas mieux défendue. La guerre d’Espagne, qui éclate en ce même mois de juillet 1936, accuse la scission : faut-il ou non intervenir, pour défendre la République espagnole contre les fascistes ? Certains s’interrogent : le pacifisme ne devient-il pas contre-révolutionnaire, en laissant faire, en laissant passer toutes les agressions fascistes ? Les mêmes, qui ont refusé de suivre les scissionnistes, n’acceptent plus cette conception d’un antifascisme si myope, purement intérieur. François Walter, alias Pierre Gérôme, est de ceux-là ; dans un colloque tenu à Aix-en-Provence en 1983, faisant le bilan du Comité de vigilance, il confessera l’échec : « C’est l’histoire d’un désastre. Nous nous étions réunis pour combattre le fascisme et la guerre, et nous avons eu les deux, avec la défaite en prime7. »

Il y aura lieu de revenir sur ce fiasco, car l’histoire du CVIA ne s’achève pas en 1936. Il faut déjà tenter de comprendre cet échec, qui résulte de nombreux facteurs, y compris de l’anti-stalinisme de gauche et d’extrême gauche : devait-on risquer la guerre pour les beaux yeux de Staline ? La cause principale reste cependant la perception contradictoire qu’avaient les intellectuels du fascisme et du nazisme. Sans doute, en cette affaire, les communistes ont eu raison : nous savons la suite de l’histoire, et qu’on ne pouvait pas arrêter Hitler avec des concessions renouvelées. Mais, si aveugle a-t-il été, le pacifisme avait ses arguments. L’exemple d’Alain nous les fait mieux pénétrer.

Alain, fils, comme Giono, de la civilisation paysanne, a toujours haï la guerre. Avant même l’affaire Dreyfus, où il se rangea auprès des révisionnistes, il était antimilitariste, antibelliciste. Adversaire résolu de Poincaré, il avait mis son talent à s’opposer à la loi des trois ans, parce que, à ses yeux, cette loi aggravait les risques de guerre. Pourtant, quand celle-ci éclate, quoique exempté de service armé, il s’y porte volontaire, on l’a dit. Le fracas des obus, plutôt que le bourrage de crâne ! Il méritera même la Croix de guerre, avec citation à l’ordre de l’armée, pour sa conduite courageuse. Il appartient à cette génération du feu, à ces anciens combattants qui savent de quoi ils parlent. Maintenant professeur de khâgne au lycée Henri IV, il sait les ravages qu’a faits 14-18 parmi ses élèves : sur 54 normaliens de la promotion 1913, 28 sont morts – ce seul chiffre suffit. Aussi Alain a-t-il dénoncé le traité de Versailles, l’acharnement à exiger les Réparations, l’occupation de la Ruhr de Poincaré, et, au contraire, applaudi à la politique réconciliatrice entre la France et l’Allemagne de Briand… L’avènement de Hitler n’a strictement rien changé à son pacifisme, un pacifisme de l’esprit.

Dans sa revue, Les Libres Propos, qu’il publie avec ses anciens élèves, notamment Michel Alexandre, il soutient Wilson, Briand, Blum, tous hommes de bonne volonté. Le malheur est qu’Alain ne prend pas la mesure du nazisme, non plus que du communisme stalinien. A ce propos, lors de la signature du pacte franco-soviétique de 1935, il fait ce commentaire qui en dit long sur son ignorance : « J’aime d’instinct la république de Staline […]. Je suis bien assuré que la liberté russe, telle qu’elle est, est encore une belle chose, et l’égalité russe aussi […] je crains les militaires russes presque autant que les nôtres8. » Hitler reste à ses yeux une espèce de général Boulanger qui préférerait Wagner à Offenbach. Gallocentrique, ignorant des langues étrangères, sédentaire, il s’intéresse surtout à la politique intérieure qui lui inspire des maximes qui passent en proverbes. Archaïsant, il refusera toujours le téléphone, ce qui n’est pas grave, mais également la TSF, ce qui le privera, entre autres, d’entendre les discours du Führer : à défaut de les comprendre, les vociférations du dictateur eussent suffi à l’inquiéter. Interviewé en 1936 sur ce que sera l’Europe en 1970, il déclare avec un singulier aveuglement : « Je ne crois pas que l’homme puisse changer beaucoup… » Soit. Mais la suite éclaire sur ses illusions : « Les poules seront élevées et soignées comme maintenant… La France sera toujours radicale…, etc. »

Alain avait bien perçu la nature guerrière du fascisme ; il a écrit des formules qui restent d’actualité contre « les pouvoirs de toute espèce ». Y résister, c’était la condition de la paix. Mais résister, c’était pour lui résister à ceux qui nous gouvernent, à l’État, aux élus, aux bureaux, à tous ceux qui se parent d’autorité. Le danger de guerre ne venait pas d’au-delà des frontières. Se battre contre le fascisme, c’était continuer la lutte séculaire contre les pouvoirs, contre les armements, contre les diplomaties entreprenantes. Au-delà de l’expérience affreuse qui fut celle de toute sa génération, convertie au pacifisme, Alain s’est alimenté aussi d’un francocentrisme fort répandu parmi les intellectuels français de l’époque.

A travers un article, paru le 25 septembre 1937 dans La Révolution prolétarienne, intitulé « Comment abattre le fascisme ? », et signé Horace (pseudonyme d’Henri Van Zurk, un militant révolutionnaire néerlandais vivant en France), l’auteur s’en prenait à cette tarte à la crème du pacifisme antifasciste : « Dans n’importe quelle situation, l’ennemi politique no 1 est toujours chez nous. » Cet article stigmatisant « le cancer pacifiste » dans une publication révolutionnaire pacifiste donna lieu à un débat. La direction de la revue, elle, dénonça les thèses « aberrantes », « effarantes » du « camarade Horace ». Cela nous paraît résumer assez bien l’aveuglement de l’antifascisme dominant en 1936 : la journée du 6 Février devant le Palais-Bourbon avait éclipsé l’instauration du régime nazi en Allemagne. Tenir tête à Hitler n’était pas au programme.

C’était cependant tout le programme d’André Suarès, qui fut à coup sûr l’un des intellectuels les plus lucides de la période – et les moins écoutés. Poète voué à son art, essayiste littéraire inspiré, en même temps ancien dreyfusard et républicain trempé, il conçoit très tôt le danger représenté par le nazisme, avant même que celui-ci n’étende son drap noir sur l’Allemagne. Lecteur attentif de Mein Kampf, il écrit une série d’articles prophétiques où il dénonce l’attitude des dirigeants français qui ne prennent pas la doctrine de Hitler au sérieux. Pour lui, Hitler est le « dément », le « criminel », le « fou », le « chien enragé » de Spinoza, « la figure la plus hideuse et la plus basse que l’Antéchrist ait jamais prise », le « Wotan-Camelot ». Il pressent le génocide, « l’extermination » – que prépare le retour à l’idée de race que le nazisme prône dans toute l’Europe. Suarès est juif, mais rejette de longue date les attributs du monde juif : rabbins, rites, synagogues. « Je suis antisémite avec les Juifs, écrit-il, et pour les Juifs avec les antisémites. »

Les protestations virulentes de Suarès, que publient la NRF, Le Jour de Léon Bailby, Vendémiaire, hebdomadaire proche de L’Ordre d’Émile Buré, ne sont pas entendues. Il en rassemble le principal dans Vues sur l’Europe. Mais les épreuves lui parviennent en mars 1936, lorsque Hitler décide de remilitariser la Rhénanie malgré les traités. Ne voulant pas nuir à son pays, Suarès renonce à la publication. Ce livre brûlant de la passion de justice contre les hitlériens ne paraîtra qu’en avril 1939, à un moment où les jeux sont faits. Il aura été un des tout premiers, avant même Bernanos, à manifester un esprit antimunichois avant la lettre : « Il y a des temps où armer veut dire vivre9. »


1.

R. Martin du Gard, Journal, op. cit., II, p. 1073.

2.

Cité par G. Lefranc, Histoire du Front populaire, Payot, 1965, p. 46.

3.

Sur le CVIA, voir N. Racine-Furlaud, « Antifascistes et pacifistes : le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes », Des années trente : groupes et ruptures, Actes du Colloque de l’université de Provence-I des 5-7 mai 1983, Éditions du CNRS, 1985.

4.

R. Cheval, Romain Rolland, l’Allemagne et la guerre, PUF, 1963, p. 720-721.

5.

A. Sernin, Alain, op. cit., p. 346.

6.

R. Abellio, Ma dernière mémoire, II, Les Militants 1927-1939, Gallimard, 1975, p. 236.

7.

Des années trente…, op. cit., p. 69.

8.

Cité par A. Sernin, op. cit., p. 343.

9.

Cité par M. Drouin, « André Suarès ou l’esprit prophétique », Les Cahiers du XXe siècle, publiés par la Société d’étude du XXe siècle, no 8, Klincksieck, 1977.