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Sur le front éthiopien


L’année 1935, fertile en événements, devint, à la défeuillaison, le théâtre d’un affrontement entre intellectuels qui n’avait jamais été aussi tranché depuis l’affaire Dreyfus : la crise d’Éthiopie en est l’origine.

L’Éthiopie était un État indépendant d’Afrique – c’était même à peu près le seul. L’Italie qui avait déjà jeté son dévolu sur elle avait essuyé un échec historique lors de sa tentative de conquête en 1896. En 1923, l’Empire du Négus, comme on l’appelait, avait été admis à la SDN à l’unanimité de ses membres. Ipso facto son indépendance et son intégrité territoriale étaient garanties comme pour tous les membres de la Société des nations. L’Italie, qui possédait l’Érythrée voisine, continuait néanmoins sa pénétration économique, à laquelle tentait de résister le Négus. Mussolini prépare en Érythrée, depuis 1933, la logistique de l’invasion. Et l’applique en 1935. A ses yeux, la revanche sur le désastre d’Adoua de 1896 compte encore plus que l’intérêt économique : il faut montrer au monde la volonté de puissance – et la puissance – de l’Italie fasciste.

La question se pose dès lors aux diplomates français et anglais sous la forme d’un dilemme. S’ils laissent faire Mussolini, ils ruinent les principes de la « sécurité collective » et la SDN elle-même. S’ils décident de l’arrêter, ils perdent un allié face à l’Allemagne hitlérienne. En effet, en 1934, la tentative d’assassinat du chancelier d’Autriche Dollfuss avait eu pour contrecoup un rapprochement anglo-franco-italien, capable de faire barrage aux prétentions de Hitler – rapprochement concrétisé par la Conférence de Stresa en mars 1935.

Mussolini profite habilement, en décembre 1934, d’un incident de frontière, à Oual-Oual, qui lui fournit un casus belli, pour y concentrer les troupes italiennes en janvier 1935 ; l’empereur Hailé Sélassié fait appel à la Société des nations. L’affaire va traîner pendant huit mois. Les Anglais et les Français tentent de convaincre les Italiens en leur proposant, lors d’une conférence à Paris, au mois d’août, l’établissement d’un « mandat franco-anglo-italien sur l’Éthiopie ». Surprenante proposition puisque l’Éthiopie est indépendante. Qu’importe. Mussolini, toujours dans le style poings sur les hanches, refuse. A la mi-septembre, les Anglais tentent de l’intimider en concentrant une imposante flotte de guerre en Méditerranée orientale. Le dictateur italien, tout comme Hitler le fera en mars 1936 en remilitarisant la Rhénanie, joue alors son va-tout, en donnant l’ordre d’invasion de l’Éthiopie le 2 octobre 1935. Qu’était-il besoin de s’inquiéter : la Royal Navy ne bouge pas.

Sur la demande de la Grande-Bretagne et de la France, et en vertu de l’article 16 du Pacte de la Société des nations, la SDN vote des sanctions contre l’Italie. Des sanctions uniquement économiques et financières. A posteriori, le manque de résolution des Britanniques et des Français est d’autant plus étonnant que l’Italie ne pouvait certainement pas soutenir un conflit armé avec la flotte anglaise et les troupes françaises. Que la fermeté des Anglais et des Français eût provoqué l’humiliation du régime fasciste, et sa chute probable. Les finasseries de Laval, désireux de ne pas se couper de l’Italie mussolinienne, et les timidités britanniques laissèrent finalement la bride sur le cou au régime fasciste, qui put s’emparer de l’Éthiopie. Pour couronner le tout, la SDN votera la levée des sanctions, en 1936. Qui pouvait croire encore dans la SDN ?

Le 22 septembre 1935, Maurras donne un article au vitriol à L’Action française, intitulé : « Assassins. » Il ne s’agit pas des soldats italiens qui attendent l’ordre de marche à la frontière de l’Éthiopie, mais des « 140 » parlementaires français qui ont signé un manifeste hostile à l’expédition mussolinienne : « Nous prions les bons Français qui nous suivent de prendre note des 140 noms d’assassins de la Paix, d’assassins de la France que nous publions ci-dessus. J’engage nos amis à découper ce dénombrement précieux et à le loger au coin le plus sûr de leur portefeuille… le jour où grêleront les fascicules de mobilisation… ce jour-là, il sera juste qu’ils expient […]. Assassins ! Assassins ! […] il faut que votre sang soit versé le premier1. »

L’Action française a de nouveau le vent en poupe. C’est elle qui, par sa campagne, en janvier 1934, lors de l’affaire Stavisky, a été sans contredit à l’origine du 6 Février. Dans l’affaire éthiopienne, elle prend fait et cause pour Mussolini et injurie les élus et les intellectuels qui n’hésitent pas, selon elle, à risquer une guerre pour désavouer l’Italie, notre sœur latine, notre alliée naturelle. Le 28 septembre, le journal de Maurras s’attaque cette fois aux démocrates-chrétiens de L’Aube, qu’elle accuse de se compter au rang des « 140 » bellicistes du Parlement. Francisque Gay, directeur de L’Aube, est nommément visé. Outré d’un procédé si peu convenable, il adresse aussitôt au procureur de la République une plainte « pour menaces de mort ». Maurras sera condamné plus tard à une peine de prison. Cet homme qui n’aurait pas tué une mouche de ses propres mains a le stylo homicide. Il n’en est pas à son dernier appel au meurtre.

Les passions s’exaspèrent au lendemain de l’invasion italienne que Mussolini lance le 2 octobre. Le 4, Le Temps publie un « Manifeste pour la défense de l’Occident » (rebaptisé ensuite : « Manifeste des intellectuels pour la paix en Europe et la défense de l’Occident2 »), dont la rédaction est due à Henri Massis. Une première fournée de 64 intellectuels signe aussitôt.

Le document révoque sans appel le principe d’éventuelles sanctions contre l’Italie et s’élève contre le danger de guerre – non pas la guerre d’Éthiopie, mais la guerre que pourrait provoquer une politique de rétorsion de la part des puissances occidentales contre Mussolini. Il défend également la légitimité d’une œuvre colonisatrice dans un pays dont l’indépendance n’est qu’« un amalgame de tribus incultes », un des pays « les plus arriérés du monde » ; dénonce « la dangereuse fiction de l’égalité absolue de toutes les nations », « le faux universalisme juridique qui met sur le pied d’égalité le supérieur et l’inférieur, le civilisé et le barbare » ; s’élève enfin contre ceux qui « n’hésiteraient pas à déchaîner une guerre universelle, à coaliser toutes les anarchies, tous les désordres, contre une nation où se sont affirmées, relevées, organisées, fortifiées, depuis quinze ans, quelques-unes des vertus essentielles de la haute humanité. »

D’un esprit colonialiste sans vergogne, cette apologie du régime fasciste se donne pour objectif immédiat de peser sur les décisions que va prendre le gouvernement Laval. Il offre comme avantage secondaire de répertorier tous les intellectuels français qui, résolument hostiles au Front populaire, peuvent constituer la réplique d’un Comité de vigilance de droite. Au Comité antifasciste, il oppose un regroupement, sinon fasciste, à tout le moins, selon l’expression de Brasillach, « anti-antifasciste ».

Sur 64 signataires, on compte 12 académiciens (bientôt 16), dont Mgr Baudrillart, Henry Bordeaux, Henri de Régnier ; on voit encore sans surprise les noms de Charles Maurras, Léon Daudet, Henri Béraud, Pierre Drieu La Rochelle, Thierry Maulnier, Jean-Pierre Maxence, Jean de Fabrègues, Robert Brasillach, Pierre Gaxotte… Celui d’Henri Ghéon, définitivement passé à droite, n’étonne pas davantage. Plus inattendu peut-être est de trouver le nom du philosophe chrétien Gabriel Marcel et celui de l’écrivain Marcel Aymé, collaborateur de l’hebdomadaire de centre gauche Marianne, dirigé par Emmanuel Berl.

Marcel Aymé juge utile de s’en expliquer dans Marianne même, par un article du 16 octobre, précédé d’un chapeau de la rédaction : « Marcel Aymé a accordé sa signature à un manifeste que Marianne réprouve de toutes ses forces – les protestations que ce geste a provoquées autour de Marcel Aymé incitent celui-ci à expliquer son attitude. »

L’auteur de La Jument verte avoue que, certes, tous les termes du manifeste de Massis ne lui convenaient pas, mais que « l’essentiel » pour lui reste d’éviter la guerre : « Au lieu de prendre du galon parmi les intellectuels de gauche en réclamant des sanctions contre l’Italie, dans une guerre de principes, j’ai signé un manifeste de droite, et même d’extrême droite, qui s’insurgeait contre des mesures propres à nous entraîner, de l’aveu même de leurs plus zélés partisans, dans une guerre de droit. Entre la paix européenne et une guerre sanglante à la guerre, j’ai choisi sans hésiter3. » Encore un effet du pacifisme.

Pour l’heure, à gauche, les intellectuels se refusent en majorité à laisser sans réaction l’expédition italienne contre un État membre de la SDN. Ils répliquent, et sans tarder, à leurs adversaires de droite dont les noms s’ajoutent aux 64 premières signatures. Jules Romains est un des plus prompts à prendre l’initiative. En compagnie de Louis Aragon et de son ami Luc Durtain, il rédige, le soir du 4 octobre, dans un café de la rue des Martyrs, un contre-manifeste, qui sera publié le lendemain, 5 octobre, dans L’Œuvre. Les signataires s’étonnent « de trouver sous des plumes françaises l’affirmation de l’inégalité en droit des races humaines, idée si contraire à notre tradition… », ils défendent la SDN et engagent le gouvernement à « se joindre aux efforts de tous les gouvernements qui luttent pour la paix et pour le respect de la loi internationale ».

Outre Jules Romains, Luc Durtain et Louis Aragon, ce texte était signé par André Gide, Romain Rolland, Jean Cassou, André Chamson, Jean Guéhenno, Pierre Gérôme, Alain, Jean Perrin, Langevin, Paul Rivet, Charles Vildrac, Jean Prévost, André Malraux, Louis Guilloux, Emmanuel Mounier, Jean Schlumberger, etc., et tous les membres du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes.

Bien des signataires des deux textes et bien des observateurs éprouvent alors le sentiment que la France est coupée en deux comme aux plus beaux temps de l’affaire Dreyfus. Ainsi, le 10 octobre, Roger Martin du Gard écrit, de Nice, à Maria Van Rysselberghe :

« Combien instructif le Manifeste pour l’Occident, et ce millier de signatures autour de Massis. Cela aide à faire le point, à répartir les gens, à faire des intellectuels français un classement qui soit “à jour”. J’ai télégraphié pour qu’on m’inscrive en hâte sur la liste des protestataires, la liste de J. Romains. Mais nous sommes peu. Ils sont le nombre et la force. L’affaire Dreyfus est un phénomène éternel. Le recensement était nécessaire, et tombe au bon moment4. »

Pourtant, quelque chose de nouveau se fait jour, qui révèle un changement de climat intellectuel et politique depuis la guerre : c’est l’attitude de bon nombre d’intellectuels catholiques qui refusent de se laisser engager derrière le manifeste de droite. Les démocrates-chrétiens de L’Aube, de La Vie catholique, les dominicains de Sept et de La Vie intellectuelle, les catholiques collaborant à Esprit, et quelques personnalités, naguère de droite, comme François Mauriac, s’emploient à s’exprimer de manière autonome, qui soit plus proche du manifeste de gauche que de l’apologie profasciste lancée par le catholique maurrassien Henri Massis. Pour eux, il devient intolérable que le christianisme soit assimilé à une civilisation occidentale, elle-même définie comme la civilisation des hommes supérieurs face aux « barbares ». Le 17 octobre, L’Aube de Georges Bidault, puis les hebdomadaires La Vie catholique et Sept publient ainsi un troisième manifeste, dit « Manifeste pour la Justice et la Paix », qui rappelle l’impératif de la justice, refuse d’approuver « M. Mussolini », et souligne la nécessité d’affirmer cette volonté de justice et de paix par l’intermédiaire de « l’organisme de Genève ».

Ce texte était signé, entre autres, par Étienne Borne, Henri Davenson (alias Henri-Irénée Marrou), Robert Delavignette, Georges Duveau, Henri Guillemin, Jean Lacroix, Jacques Madaule, Jacques Maritain, Pierre-Henri Simon, mais aussi Paul Claudel et Francis Jammes… Il était aussi contresigné par une douzaine de signataires du manifeste antifasciste, dont Emmanuel Mounier.

En lisant ce troisième manifeste, Gide s’enflamme : pourquoi ne pas le contresigner, et faire fusionner les deux listes ? Il consulte la Petite Dame et Pierre Herbart. « Tous les deux, écrit Mme Théo, nous achoppons au même passage : “Il ne faut jamais oublier non plus que c’est une grande injustice de jeter, même au nom du droit, un peuple au désespoir”, qui prouve que si ce manifeste est nettement contre l’Italie, il est aussi contre les sanctions ! et pour les remplacer par quoi ? Ici une phrase vague : “C’est à d’autres moyens qu’il faut avoir recours.” Il nous semble qu’on ne peut adhérer à ce manifeste qu’en indiquant une restriction quant aux moyens, sans pourtant les mettre au pied du mur. » Finalement, Pierre Herbart freine Gide, qui se contente de faire le brouillon d’une lettre d’adhésion sous réserves. Et puis, le 19 octobre, lisant un article vengeur de L’Action française contre L’Aube, il pense qu’il est préférable de ne pas embarrasser ces catholiques démocrates avec son adhésion5.

Il est remarquable que le manifeste de ces intellectuels ait été inspiré par Mauriac. Celui-ci ne passe pas alors pour un catholique de gauche. A telle enseigne que Roger Martin du Gard reste convaincu du ralliement immédiat de Mauriac au manifeste de Massis. Bien plus tard, le 21 août 1936, s’enferrant dans l’erreur, il écrit à sa femme : « Ne pas oublier que Mauriac a été des premiers à signer le manifeste pour l’agression de Mussolini, justifiant ouvertement la politique de conquête ! Mauriac est le pire ennemi, pour moi. Et j’applaudis à tout ce qui peut l’abattre, diminuer son autorité, arracher le masque chrétien, montrer l’homme qu’il est, nettement méprisable6. »

Ce quiproquo en dit long sur la haine de Martin du Gard à l’endroit de Mauriac, un cagot qui parle toujours au nom de « nous, les chrétiens… », un carriériste, un tartufe. A vrai dire, l’évolution de Mauriac date de peu. Certes, il a manifesté quelques sympathies pour le Sillon démocrate-chrétien de Marc Sangnier avant la guerre, mais cela lui est bien passé. Bourgeois sur toutes les coutures, frère d’un chirurgien notablement d’Action française, il eût été pris pour un parfait conservateur, n’étaient ses romans qui inquiètent les directeurs de conscience de la jeunesse catholique par leur moiteur sensuelle et la peinture féroce qu’il y fait des familles bien-pensantes. En janvier 1935, il se rend à Rome, envoyé par Le Journal, au moment de la visite de Pierre Laval à Mussolini. Le 2, il écrit : « Mussolini continue l’œuvre des empereurs et des papes7. » Ce n’est pas de la plus belle eau antifasciste. Cependant, l’affaire d’Éthiopie marque un tournant dans sa vie politique. Non pas une conversion à la gauche, au catholicisme de gauche, tel qu’il prend corps à ce moment-là, du moins à une étape critique à l’endroit des positions conservatrices. Ainsi, le 24 septembre 1935, il s’en prend dans Le Figaro à un dessein de Sennep représentant le Négus dans un cocotier à côté de deux singes. C’est encore un article modéré, mais déjà nettement antiraciste (« J’imagine un garçon de couleur, dont le père ou le frère aîné repose depuis vingt ans, quelque part, entre la mer et les Vosges. J’affirme qu’il y a là de quoi susciter dans un cœur simple une haine assez puissante pour remplir sa vie ») – un article qui répond d’avance aux arguments du texte de Massis sur « les tribus barbares » qu’il faut civiliser à coups de canon. Les informations sur les bombardements des villages éthiopiens, l’influence sans doute de Jacques Maritain, du père Maydieu, tout cela le conduit vers la petite troupe des démocrates-chrétiens et autres catholiques de gauche qui vont condamner Mussolini8.

Parmi les autres signataires, notons aussi Emmanuel Mounier, aux côtés des autres collaborateurs d’Esprit. De sa fondation, en 1932, jusqu’à 1935, cette revue a affiché une défiance explicite envers la politique, parlant de révolution, passant au crible le régime capitaliste et la démocratie parlementaire, mais ne proposant vraiment que des moyens « spirituels » pour saper le « désordre établi ». Au lendemain du 6 Février, Mounier et ses amis n’ont voulu s’associer ni à l’un ni à l’autre camp ; ils ont signé en avril 1934 un texte, « Pour le bien commun », inspiré par Jacques Maritain, le directeur des éditions de Brouwer Stanislas Fumet, Gabriel Marcel, et refusant de contribuer au partage de la France en deux. Idée d’une troisième voie, tournant le dos au libéralisme et au communisme, mais dont les moyens envisagés restent ceux « de l’ordre spirituel et de l’ordre de la vie privée », ce qui vaut aux signataires du texte cette réplique de Massis, qui n’est sans doute pas imméritée : « un parti pris de ne s’engager nulle part […] qui pratiquement conduit au refus de servir9. » L’affaire d’Éthiopie amorce aussi pour eux un tournant ; ils deviennent attentifs aux prémices du Front populaire. Certes, ils ne sont pas dupes du virage à 180° du PCF, ils s’amusent de se voir désormais courtisés par les intellectuels communistes, qui les traitaient naguère de graine de fascistes. Néanmoins, ils prennent conscience d’une réalité : « A gauche, il y a le peuple. » Quand Vendredi sera fondé, plusieurs collaborateurs d’Esprit, et Mounier lui-même, y donneront des articles de manière épisodique. Le front des mouvements de jeunesse des années trente – les « non-conformistes » – vole en éclats, s’il a jamais existé. Les Jeunes Droites sont aspirées par les ligues, les revues, les journaux de leurs origines contrôlées ; Ordre nouveau, toujours très dogmatique, cherche sa voie dans l’isolement, tandis que Mounier écrit à Nicolas Berdiaeff, le 15 février 1936 : « Le mouvement s’oriente nettement vers un fascisme anti-ouvrier et une technocratie petit-bourgeois que nous ne pouvons admettre10. » Le reclassement de la société politique paraît reconstruire, comme au cours de l’affaire Dreyfus, la dualité droite-gauche. Malgré toutes les contradictions qui agitent leurs rangs, la formation du Front populaire tend à partager aussi en deux le milieu intellectuel. La guerre d’Éthiopie, comme l’a écrit Martin du Gard, a servi de spectrogramme : on sait qui est avec qui. Mais pas pour longtemps. Car une question reste, profonde, sournoise, impérieuse cependant : quelle attitude faut-il avoir face au fascisme international, quand la volonté d’arrêter son expansion implique un risque de guerre ?

Aucun des trois manifestes, à cet égard, ne brille par la lucidité. Ramon Fernandez le souligne dans un article de la NRF de novembre 1935. Aucun d’eux ne va jusqu’au terme de sa logique interne : « Lisez les manifestes que je citais plus haut : vous y trouverez des idées beaucoup moins claires et beaucoup moins valables que celles que vous recueillerez au cabaret du coin. » En particulier, Fernandez note, faisant allusion au manifeste de gauche : « Et pourquoi ne point ajouter : l’action où nous engage la SDN entraîne des risques, mais ces risques valent le coup, parce qu’ils accompagnent ce qui pourrait devenir une transformation positive de l’Europe11 ? »

Le vote des sanctions contre l’Italie par la SDN provoque quelques manifestations d’extrême droite sur les boulevards, où Jean-Pierre Maxence se distingue avec les militants d’un groupe fascisant, la Solidarité française. L’Union pour la Vérité, de Paul Desjardins, tente d’organiser le débat entre les signataires des différents manifestes. Il aboutit effectivement à deux réunions, les 19 et 26 octobre, « pénibles, orageuses », dégénérant parfois en « altercations personnelles », selon le propre aveu du Bulletin de décembre 1935 de l’Union pour la Vérité. De son côté, la toute nouvelle Association des écrivains pour la défense de la culture, issue du congrès de juin, trouva là une belle occasion de tenir ses premières assises – toujours dans la salle du palais de la Mutualité.

André Gide en assume l’inévitable présidence. Témoignage de la Petite Dame : « Gide préside, fait la besogne, introduit les orateurs, dit un mot attendri sur Barbusse – tout cela très mal, du reste, et sans aisance. Beaucoup de paroles et de frais d’éloquence, pas grand-chose de nouveau, il est vrai que sur le sujet principal : la guerre italo-éthiopienne, on a déjà tout dit, redit et écrit12. » Malraux, Cassou, Chamson, Guéhenno… Mme Théo a de l’indulgence pour l’un d’eux : « Benda est clair et attachant. » De fait, Julien Benda est un des rares intellectuels à poser la question vraiment politique de l’affaire éthiopienne, celle qui engage l’avenir : saurons-nous défendre le droit et la justice, autrement que par des jérémiades ? Saurons-nous défendre la paix, autrement que par le pacifisme bêlant ?

« Évidemment, le maintien de l’ordre, que ce soit entre États ou dans l’intérieur de l’État, peut comporter qu’il y ait, comme on dit vulgairement, de la casse. […] Mais ce qu’il ne faut se lasser de répéter, c’est que, si les sanctions comportent un risque de guerre, c’est parce qu’elles n’ont pas été appliquées comme elles l’eussent dû. Si l’agresseur avait vu, dès son premier geste de violence, se dresser contre lui, instantanément, automatiquement, l’armée française, la flotte anglaise, la puissance russe, et même leur simple menace, il eût capitulé dans les douze heures et vous n’eussiez pas eu à déplorer la mort d’un seul Français. Mais cette opposition soudaine et foudroyante à l’agresseur, c’est précisément ce que nos adversaires ne veulent pas, parce qu’alors c’est le découragement pour tout agresseur futur et c’est la suppression de la possibilité même de la guerre13. »

L’inconséquence, en effet, de tous les partisans de la « sécurité collective », adversaires résolus de la diplomatie traditionnelle et des traités d’alliance, c’est qu’ils ne veulent absolument pas doter leur volonté de paix et leur défense du droit d’une force à même de les faire respecter. Dès que leur propre État – État de droit, lui – fait mine de vouloir garantir les frontières des États indépendants par une politique de fermeté, impliquant la menace militaire, ils le dénoncent comme un fauteur de guerre. Quant aux intellectuels de droite, s’ils se sont convertis au pacifisme, c’est occasionnel. Face à la montée en puissance des forces populaires et notamment du Parti communiste en France, c’est la politique intérieure qui ne va cesser de guider leur analyse des relations internationales. L’Éthiopie est un premier pas, qui serait suivi de bien d’autres : le néo-pacifisme, comme on l’appelle, a de l’avenir : l’Allemagne et l’Italie sont là pour lui en assurer.


1.

Ch. Maurras, « Assassins ! Appel nominal des parlementaires maçons qui veulent la guerre », L’Action française, 22 septembre 1935.

2.

Voir le texte intégral en annexe.

3.

M. Aymé, « Une signature », repris dans Du côté de chez Marianne, Gallimard, 1989, p. 322.

4.

R. Martin du Gard, Journal, op. cit., II, p. 1154.

5.

Les Cahiers de la Petite Dame, op. cit., II, p. 481-483.

6.

R. Martin du Gard, Journal, op. cit., II, p. 1154.

7.

F. Mauriac, « Les beaux jours de Rome », Le Journal, 2 janvier 1935.

8.

Voir J. Lacouture, François Mauriac, Seuil, 1980, p. 311-314.

9.

H. Massis, La Revue universelle, 15 mai 1934.

10.

E. Mounier, op. cit., IV, p. 580.

11.

R. Fernandez, « Remarques sur le conflit italo-éthiopien », NRF, 1er novembre 1935.

12.

Les Cahiers de la Petite Dame, op. cit., II, p. 494.

13.

J. Benda, « Le clerc et la guerre d’Éthiopie », Commune, décembre 1935.