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Vendredi


En pleine crise éthiopienne, Roger Martin du Gard écrit à Maria Van Rysselberghe : « On semble s’agiter ferme autour de Vendredi ? Des échos de la NRF m’apprennent qu’on y est ulcéré de voir Gide, Bost, Cassou, aider au lancement d’un hebdomadaire concurrent de Marianne. La direction Chamson-Guéhenno-Viollis – incroyable Trinité – m’est vivement sympathique, mais ce sont trois “crédules”, trois “impulsifs”, et je trouve fou de leur confier le gouvernail d’un pareil bâtiment, étant donné l’état de la mer1 ! » Les amarres du nouveau journal sont pourtant larguées.

La presse hebdomadaire est dominée à l’époque par les journaux de droite ou d’extrême droite au verbe haut, Gringoire, qui tire à plus de 350 000 exemplaires, Candide, 250 000, et Je suis partout, environ 100 000. Gallimard souhaite réagir, car ces journaux attirent des auteurs, ses auteurs, avec des cachets royaux. Il a donc eu l’idée, avec Raymond Gallimard, de lancer Marianne en 1932, dont la direction est confiée à Emmanuel Berl, ami de Malraux et de Drieu, collaborateur de Monde, et auteur de deux petits essais assez ravageurs, Mort de la morale bourgeoise suivi de Mort de la pensée bourgeoise, qui le classent nettement à l’opposé de la presse dominante. Le titre du nouvel hebdomadaire était clair : ce sera un journal républicain, très ouvert sans doute, mais avant tout de gauche. Malgré les talents qu’y attire Berl, sa présentation élégante, ses photos, Marianne verra son tirage plafonner à 120 000 exemplaires (Gallimard finira par vendre le titre en 1937 à Raymond Patenôtre). On comprend l’émotion de la maison en apprenant, à l’automne 1935, la création d’un concurrent, Vendredi, qui s’annonce comme le journal des écrivains favorables au Front populaire.

L’idée en revient à André Chamson, homme discret, mais profondément soucieux des liens qui unissent littérature et politique. Alors âgé de trente-cinq ans, il s’est fait connaître par trois romans, tous publiés chez Grasset, le concurrent direct de Gallimard : Roux le bandit, en 1925, Les Hommes de la route, en 1927, et Le Crime des justes, en 1928. On peut le qualifier de régionaliste, tant le climat de sa terre d’origine, les Cévennes, et de cette civilisation paysanne et protestante dans laquelle il avait trempé depuis sa naissance imprègne ses ouvrages. Chamson, chartiste de formation, quelque temps bibliothécaire, a su se créer, lors de son arrivée à Paris, un beau réseau d’amitiés avec Jacques Kayser, Jean Prévost, Jean Grenier, Louis Guilloux, Roger Vitrac, tous de la même génération que lui. Amitiés stimulantes et solidaires : Prévost présente Chamson à Paulhan, et c’est ainsi que le jeune écrivain fait ses débuts à la NRF.

En 1928, fort de quelques livres déjà, il avait accepté l’invitation de Paul Desjardins, à la Décade de Pontigny, dans l’Yonne. Ce haut lieu de rencontre des écrivains avait été créé en 1910 par Paul Desjardins et sa femme, dans une ancienne abbaye cistercienne. Chaque année, et parfois plusieurs fois dans l’année, s’y retrouvaient, triés sur le volet, une quarantaine d’invités, pour discuter d’un thème annoncé2. Le milieu NRF y est en force, mais la première décade 1928 s’annonce mal en raison de l’absence de Gide, de Fernandez, de Du Bos… Néanmoins, sur le sujet de la décade : « Génération d’après la guerre », Martin du Gard atteste que deux jeunes écrivains se distinguent au-dessus du lot, André Malraux et, à côté de lui, André Chamson, qu’il décrit comme « un solide esprit, nourri de tradition, un Cévenol encore enraciné dans de nombreuses générations terriennes, un libre penseur avancé, partisan de certains bouleversements sociaux, mais dont l’esprit révolutionnaire, attaché au passé, s’opposait très curieusement au nihilisme total, au bolchevisme intègre du terrible et glacé Malraux3. » Lucie Mazauric, la femme de Chamson, date de cette décade 1928 l’entrée de son mari dans « l’intimité » des écrivains de marque4.

Bien introduit dans le milieu littéraire, Chamson fréquente aussi le monde politique. Lui et Lucie Mazauric sont proches par leurs familles et leurs origines des élus de leur région, de la mouvance radicale-socialiste. En 1925, il est devenu sous-chef du cabinet du ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, Édouard Daladier, sur la recommandation probable de son ami Jacques Kayser. L’année suivante, on le nomme secrétaire législatif de la Chambre des députés. Voilà donc un « paysan » tôt décrassé, à cheval sur deux mondes également influents. Mais André Chamson ne songe pas seulement à faire carrière. Il a des convictions. Celles qu’il partage avec ses cadets, les « non-conformistes », le pacifisme, le désir de révolution… Mais lui, pour avoir observé la vie politique de près, expérimenté la difficulté pour les élus de concilier l’idéal et le pratique, il refuse d’admettre l’antiparlementarisme de ses amis. En 1928 même, et sans être membre du Parti radical ni d’aucun autre, il participe à la campagne électorale de son cousin, Charles Berthézenne, qui est élu, puis réélu en 1932 et 1936. Grâce à cette bonne connaissance du terrain, à son poste à la Chambre, mais aussi à ses racines terriennes, Chamson s’est forgé un esprit moins « crédule » que ne le pense Martin du Gard. A preuve cet article, « Politique », publié dans Europe en novembre 1931, où il écrit notamment : « Je crois que la définition la plus serrée, la plus rapide, la plus convaincante aussi […] qu’on peut donner de l’action des hommes politiques […], c’est que les hommes politiques agissent sur le possible, c’est-à-dire toujours sur une alternative, toujours sur une possibilité. »

Le « déraciné » Chamson, immergé dans « la cornue parisienne », selon l’expression d’Alain, mêlé à un milieu littéraire passionné de politique et à un milieu politique passionné de littérature, fut amené à céder sa première vision du monde, statique, éternisante, a-historique, cyclique de la civilisation paysanne au profit d’une vision dramatique, événementielle, d’une réalité changeante, analysée, discutée, décortiquée dans les cercles qu’il fréquentait. Il a donc déjà mûri ses idées, quand tombe la foudre du 6 Février.

« Désormais, écrira Lucie Mazauric, nous ne pouvions plus vivre comme les enfants chéris de l’histoire, en marge des catastrophes5… » Pour Chamson, comme pour les gens de gauche en général, il y avait eu un complot, tramé autour du préfet de police Chiappe, contre la République. Or le régime paraît fragile quand les masses peuvent être à ce point manipulées. « C’est fantastique ce que l’homme se laisse entraîner par les autres hommes. Il crie quand on crie. Il court quand on court… », dit un de ses personnages de La Galère, publiée en 1939. Pour Chamson, le 6 Février assigne une mission aux intellectuels : mobiliser toutes les forces de l’esprit dans la résistance au fascisme. Et il va payer de sa personne. Bon orateur, il participe à des meetings, adhère au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, entre à l’AEAR (Association des écrivains et artistes révolutionnaires) et se trouve en juin 1935 au Congrès des écrivains pour la défense de la culture, dont il est un des organisateurs. C’est lui encore qui, avec Jean Guéhenno et Jacques Kayser, rédige le texte du serment prêté par les manifestants du Rassemblement populaire à la cérémonie du 14 juillet 1935. Le plus important reste Vendredi : « Vendredi est né plus particulièrement de l’espèce d’humiliation que des écrivains, venus du peuple et fidèles au peuple, éprouvèrent quand ils virent à quel point le peuple avait été berné. Il leur semblait qu’un peu de la boue qui couvrait tant d’écrivains et de journalistes, collaborateurs d’hebdomadaires réactionnaires et policiers qui avaient préparé l’émeute, rejaillissait sur eux6. » Il faut dès lors livrer combat aux « hebdomadaires de l’émeute », qui affichent dans les kiosques de la capitale leurs mensonges et leurs provocations. La Marianne de Berl trop molle, trop éclectique, se révèle insuffisante face aux journaux d’extrême droite. Liberté, vérité, justice, on doit se ressourcer aux valeurs du dreyfusisme, mais cela dans la perspective politique du Rassemblement populaire. On doit fonder non pas un journal de parti, un journal de tendance, mais un organe d’union, qui porte les couleurs des écrivains et des intellectuels engagés aux côtés des partis de gauche et des syndicats.

Dès l’automne 1934, Chamson conçoit ce journal. Il cherche à monter son financement sans porter atteinte à sa liberté. Il trouve. Le mécène principal s’appelle Émile Lohner, ancien administrateur du Temps7. Certains amis radicaux de Chamson complètent l’apport. Conservateur adjoint du palais de Versailles depuis 1933, Chamson, sentant qu’il ne pourra à lui seul assumer la direction du journal, fait alors appel à son ami Jean Guéhenno, sympathisant du Parti socialiste, rédacteur en chef de la revue Europe.

Jean Guéhenno, son aîné de dix ans, vient de faire paraître son Journal d’un homme de quarante ans. Fils d’un cordonnier de Fougères, c’est un des représentants les plus indiscutables de la méritocratie républicaine qui passe par l’École normale supérieure. Un autre Péguy, de ce point de vue, mais qui serait sorti vivant de la guerre et aurait embrassé la carrière universitaire. Professeur de lettres estimé dans une khâgne parisienne, mais toujours fidèle au petit peuple de ses origines, il professe un humanisme un rien emphatique à Europe, dont il prend la direction en 1929, succédant à Léon Bazalgette qui vient de mourir. Sous son autorité, la revue proche de Romain Rolland prend un éclat et atteint une audience sans précédent. Tous les courants de gauche s’y côtoient, des radicaux aux anarchistes et aux trotskistes – Trotski lui-même y publiant son Histoire de la révolution russe. Europe, cependant, affronte au fil des années trente le même dilemme qui divise le Comité de vigilance, qui perturbe toute la gauche : l’attitude à adopter face au danger de guerre. Après l’arrivée au pouvoir de Hitler, Romain Rolland ne cesse d’alerter Guéhenno sur le nouveau régime allemand, la doctrine nazie… Europe informe largement sur la nouvelle Allemagne : article de Pierre Gérôme, que nous avons vu à l’origine du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, articles de Raymond Aron, qui vient de séjourner plusieurs années à Berlin, articles aigus de Jean-Richard Bloch. En 1934, pour le vingtième anniversaire de la déclaration de guerre, un numéro spécial présente une remarquable brochette d’articles pacifistes, d’Alain, de René Arcos, Philippe Soupault, Charles Vildrac, Eugène Dabit, Jean Giono, Marcel Martinet, Alfred Rosmer, de Guéhenno lui-même. Il existe encore cette année-là un consensus sur les grands thèmes de la gauche : sécurité collective, désarmement, révision des traités… Pourtant, le pacte franco-soviétique, l’Éthiopie, la Rhénanie provoquent les ruptures. Guéhenno tient une position médiane, refusant de suivre les pacifistes intégraux autant que les partisans de la fermeté, la plupart compagnons de route du PCF. Du même coup, il prend des distances avec Romain Rolland. En janvier 1936, à la suite d’un différend avec les éditions Rieder qui publient la revue, il donne sa démission de rédacteur en chef. La nouvelle équipe d’Europe devient alors nettement rollandienne, communistes et communisants prenant sa tête avec Pierre Abraham, Georges Friedmann, René Maublanc, Jean-Richard Bloch, la rédaction en chef étant dévolue à Jean Cassou. On retrouve donc à Europe, mais à fronts renversés, la même scission qu’au Comité de vigilance, causée par les incompatibilités du pacifisme et de l’antifascisme8. Guéhenno est donc libre pour se lancer dans l’aventure de Vendredi.

André Chamson ayant obtenu son accord, tous deux s’avisent d’associer à la direction du journal une troisième personne, plus proche des communistes, et arrêtent leur choix sur Andrée Viollis. De son vrai nom Andrée Jacquet de La Verryere, elle passe pour l’une des femmes les plus remarquables de l’entre-deux-guerres. Fille d’un ancien préfet du second Empire, diplômée de la Sorbonne et d’Oxford, elle épouse Gustave Téry, directeur de L’Œuvre, en divorce, s’engage comme infirmière au front, puis, à la fin des hostilités, est nommée grand reporter au Petit Parisien, où elle signe ses articles du propre pseudonyme (Viollis) de son second mari, Ardenne de Tizac, historien de l’art chinois classique et conservateur au musée Cernuschi. Ses grands reportages en terre lointaine, notamment ceux qu’elle effectue en URSS, en Afghanistan, en Inde, la rendent déjà célèbre comme journaliste avant de faire d’elle une figure politique, grâce à son voyage en Indochine, en 1932, où elle accompagne Paul Reynaud, ministre des Colonies. En décembre 1933, elle publie dans Esprit ses « Quelques notes sur l’Indochine », suivies de son Indochine SOS, préfacé par Malraux et paru chez Gallimard en 1935. A la manière du Voyage au Congo de Gide, ce reportage constitue l’une des grandes protestations françaises contre le colonialisme. Ces activités rapprochent Andrée Viollis du Parti communiste, auquel adhère sa fille Simone Téry en 1935. A la naissance de Vendredi, Andrée Viollis a cinquante-six ans. Lucie Mazauric la décrit ainsi dans ses Mémoires : « Très féminine d’aspect et de caractère, très “petite dame”, d’un naturel impulsif et généreux qui l’entraînait vers le communisme […]. Elle apportait au journal une fantaisie de bon aloi et un charme sans mièvrerie. » A vrai dire, Andrée Viollis fut plus une caution – talentueuse, féminine et communisante – qu’une véritable codirectrice. Du moins la triade capitoline imaginée par Chamson pour présider aux destinées de l’hebdomadaire « du Front populaire » avait-elle belle allure.

A ce comité directeur, on adjoint le catholique de gauche Louis Martin-Chauffier, nommé rédacteur en chef ; André Ulmann, un jeune journaliste, collaborateur d’Esprit, devient secrétaire de rédaction ; puis André Wurmser, communisant, chargé des groupes « Savoir », sorte de clubs de jeunes lancés par le journal, mais aussi polémiste acéré contre la droite, et spécialement contre Henri Béraud, l’éditorialiste tonitruant de Gringoire. Le Congrès des écrivains de la Mutualité offre une belle occasion de recruter des auteurs. Beaucoup répondent à l’appel et écriront des articles, collaborateurs réguliers, intermittents ou circonstanciels. Parmi eux, on trouve de Claude Aveline à Stefan Zweig, en passant par André Gide, Jean Giono, Clara Malraux (André Malraux y publia les bonnes feuilles de L’Espoir), Julien Benda, Jean Blanzat, Jean-Richard Bloch, Jean Galtier-Boissière, Henriette Nizan (qui tient une page féminine sans frivolité ni féminisme antimasculin), Paul Nizan, Armand Petitjean, Jean Prévost, Henriette Psichari, Jean Schlumberger, Romain Rolland, Édith Thomas, Charles Vildrac, Marguerite Yourcenar, etc. Et Jacques Madaule, d’Esprit, qui entend affirmer une présence chrétienne dans le journal, aux fins de fonder une « démocratie véritable ».

De novembre 1935 à juillet 1936 – début de la guerre d’Espagne –, l’hebdomadaire conçu par André Chamson offre un portrait imperturbable de la gauche unie, en marche vers la victoire électorale d’avril-mai 1936. Le ciment idéologique en est l’antifascisme et la volonté de fonder une société plus humaine : « Libres comme électeurs, écrit Guéhenno le 24 avril 1936, comme citoyens, nous étions esclaves comme ouvriers, comme paysans, comme producteurs. Il nous fallait subir la dure loi des trusts, des unions économiques, des comités industriels. La rouerie de nos maîtres refaisait l’inégalité à mesure que la loi politique la détruisait. Et nous n’étions ni libres, ni égaux, ni frères parce qu’il ne saurait y avoir de liberté, d’égalité ni de fraternité dans un monde où la question du pain n’est pas résolue parce que des hommes affamés et inquiets du nécessaire ne peuvent être les uns pour les autres que des loups. »

Un facteur extérieur unit de surcroît ces écrivains et ces journalistes de gauche : l’ennemi commun ; non seulement le fascisme, mais la droite en général. De ce point de vue, Vendredi reflète bien ce qu’est le dualisme politique de la vie française en 1935-1936, l’hebdomadaire ne sachant pas toujours résister au manichéisme de ses adversaires. A la violence de L’Action française, de Gringoire, de Candide, de Je suis partout, Vendredi oppose parfois des raccourcis, des caricatures, des accusations aussi féroces qu’approximatives. La droite, dans ses colonnes, devient le pandémonium de tous les obscurantismes, de toutes les vilenies, de tous les égoïsmes. Ici on fustige les marchands de canons, les deux cents familles, les forces du passé, l’oligarchie, les grands comités, le mur d’argent, comme en face on vilipende les staliniens, les fauteurs de guerre, les budgétivores, les judéo-maçons… Quelques têtes de Turc s’imposent aux éreinteurs de Vendredi : Charles Maurras, François de La Rocque et Pierre Laval, confondus dans une égale réprobation9. On y parle peu de la gauche, fût-ce pour l’encenser, puisque la gauche représente quasiment toute la nation, comme le Tiers État du temps de Sieyès. Et il faut que la nation prenne conscience de la minorité que représentent ses exploiteurs et leurs chiens de garde.

Il est à noter que dans la mythologie anti-droite ne figure pas ce qui en constituait jusqu’alors le socle, l’anticléricalisme. Le Front populaire marque à cet égard un tournant, que reflète bien Vendredi, et que le discours de « la main tendue » de Thorez aux catholiques a officialisé : l’ennemi n’est plus le prêtre, l’Église, les jésuites ; ce sont le capitalisme et le fascisme.

Vendredi célèbre comme il se doit la victoire du Front populaire aux législatives de 1936 ; il décrit l’immense mouvement de grèves du mois de juin avec sympathie ; mieux, il confie à la CGT, ès qualités, une rubrique hebdomadaire ; il applaudit à la législation sociale qui suit l’Accord Matignon. André Chamson vante ainsi les auberges de la jeunesse, les congés payés, l’œuvre d’une coalition de gauche qui est infiniment plus qu’une coalition électorale ; cela ne va pas sans quelque emphase : « Aucun doute n’est possible, une mystique est née en France. » Il voit en œuvre, dans cet été 1936, la « volonté de transformation spirituelle et morale » du pays. L’homme, le peuple, la justice, la vérité, il n’est pas avare des grands mots qui, l’espace d’une saison, bercent la société française sur l’air d’Auprès de ma blonde…

La grandiloquence de l’époque choque notre goût moderne, et Vendredi y a donné de bon cœur. Reste que le souffle de juin 36 a été longtemps une référence glorieuse du mouvement ouvrier, de l’émancipation ouvrière. Il suffit de lire Simone Weil, philosophe qui choisira de partager par idéalisme le sort des ouvriers de chez Renault, de lire ses écrits sur l’extraordinaire explosion de joie que provoquent les grèves et occupations d’usine en 1936, pour comprendre ce que, au-delà des péripéties politiques, au-delà des arrière-pensées des professionnels de la politique, fut la conscience de libération éprouvée par les ouvriers et les employés d’un système qui était resté celui du patron « de droit divin » : « On n’avait qu’un droit : le droit de se taire. Quelquefois, pendant qu’on était à son boulot, sur sa machine, le dégoût, l’épuisement, la révolte, gonflaient le cœur ; à un mètre de soi, un camarade subissait les mêmes douleurs, éprouvait la même rancœur, la même amertume ; mais on n’osait pas échanger les paroles qui auraient pu soulager, parce qu’on avait peur. »

Et Simone Weil de cerner le plus important de la grève : « Si le gouvernement avait pu obtenir [des patrons] pleine et entière satisfaction par de simples pourparlers, on aurait été bien moins content. Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange10. »

Le malheur est que cette « joie pure » se trouve gâtée par le bruit des armes aux frontières. La révolution sociale en un seul pays n’est pas de mise à l’heure où Mussolini et surtout Hitler menacent l’Europe de leurs nouvelles agressions. C’est aussi le lot de Vendredi de se déchirer face au danger extérieur. Dès janvier 1936, Romain Rolland lance le débat par un article qui s’adresse aux pacifistes, aveugles sur la situation de l’Europe : « Les chefs des reîtres sont venus. L’Allemagne est, dans leur poing, une énorme torche allumée. Sous la menace d’embrasement de toute l’Europe, ce n’est plus le temps de discuter une révision des traités qui, arrachée par la force, paraîtrait un acte non de justice, mais de faiblesse : la cause même de la paix en serait desservie. » Un propos que ne peut admettre la majorité du journal, de Guéhenno à Giono. Guéhenno écrit à Rolland qu’autant qu’il dépendra de lui, « Vendredi ne contribuera en rien à la campagne d’alarmisme et de méfiance11… ». André Chamson réplique, lui, contre l’idée de guerre préventive, et, quand, en mars 1936, la Rhénanie est remilitarisée, Vendredi, d’une remarquable discrétion, ne s’y attarde pas.

C’est la guerre d’Espagne, ouverte en juillet 1936, qui provoque les premières tensions graves au sein de l’équipe. Vendredi est unanime à condamner la rébellion, à défendre la République. Et même à expliquer, sous la plume catholique de Louis Martin-Chauffier, les raisons qui ont conduit des Espagnols à brûler des églises. Tout se complique quand se pose la question de l’intervention. Jean Guéhenno y est hostile ; il prône « l’enchaînement des conditions qui peuvent rendre la guerre impossible », mais reste peu convaincant sur les moyens d’y parvenir. On fait appel au président Roosevelt, on loue la non-intervention, « mécanique de la paix »… André Chamson, lui, partage l’avis d’Andrée Viollis et de beaucoup d’autres, partisans de l’intervention. A Vendredi comme ailleurs, l’union de la gauche achoppe sur le problème extérieur.

La saison de l’union euphorique est passée. L’année 1937 accentue les divisions : difficultés économiques et financières que le gouvernement Blum ne maîtrise pas (on l’accuse de timidité face aux puissances capitalistes) ; inertie des démocraties face à la guerre civile en Espagne… Cette fois, André Chamson n’accepte plus de jouer les autruches qui ne veulent rien voir. Le 12 février 1937, il écrit : « Quand l’Allemagne et l’Italie ont proclamé : “Nous ne tolérons pas une Espagne soviétique à la remorque de Moscou”, la France et l’Angleterre étaient en droit de répondre : “Nous ne tolérerons pas une Espagne totalitaire à la remorque d’une dictature quelconque.” La solution pacifique se serait imposée d’elle-même entre ces deux volontés, sans que nous puissions être accusés d’avoir pris une initiative capable de mettre en péril la paix du monde12. »

La fête était finie. Vendredi, à force de vouloir présenter un front uni de la gauche, a le plus souvent fui le débat, juxtaposant des points de vue, sans ligne directrice. Quand les forces conjointes du Front populaire se divisent – et la chute du premier gouvernement Blum en juin 1937 en fut le premier moment de cristallisation –, Vendredi subit à son tour les effets de la désunion. Son agonie sera achevée en novembre 1938, au lendemain de la Conférence de Munich, qui consomme la désunion de la gauche et l’impossibilité d’une conciliation entre les pacifistes et ceux qu’on appelle, malgré eux, les bellicistes.


1.

R. Martin du Gard, Journal, op. cit., II, p. 1153.

2.

Voir F. Chaubet, Paul Desjardins et les décades de Pontigny, thèse d’histoire, Lille, nov. 1996.

3.

Ibid., p. 660.

4.

Voir C. Duret, André Chamson, un intellectuel dans la Cité 1919-1939, mémoire de DEA, IEP de Paris, 1995.

5.

L. Mazauric, Vive le Front populaire, Plon, 1972, p. 15-16.

6.

« Les écrivains en campagne », Vendredi, 8 mai 1936.

7.

Voir le mémoire de DEA de B. Laguerre, Vendredi, IEP de Paris, 1985.

8.

Voir N. Racine, « La revue Europe (1923-1939). Du pacifisme rollandien à l’antifascisme compagnon de route », Matériaux pour l’histoire de notre temps, BDIC, no 30, janv.-mars 1993.

9.

Voir B. Laguerre, op. cit., p. 66-72.

10.

S. Weil, La Condition ouvrière, Gallimard, 1951, p. 175 et p. 169.

11.

L’Indépendance de l’Esprit, Correspondance entre Jean Guéhenno et Romain Rolland, Cahiers Romain Rolland, 23, Albin Michel, 1975, p. 373.

12.

A. Chamson, « Le vrai pacifisme », Vendredi, 12 février 1937.