Au cours de la nuit du 17 au 18 juillet 1936, les Espagnols entrent dans la guerre civile. Un soulèvement militaire est lancé à partir du Maroc contre le gouvernement républicain qui est en place depuis le mois de février sous les couleurs du Frente popular. Dans les jours qui suivent, les insurgés échouent dans leurs tentatives de pronunciamiento à Madrid et à Barcelone ; ils devront se contenter d’installer leur junte à Burgos, en attendant de s’imposer à tout le pays, au long d’une guerre terrible qui durera jusqu’au 1er avril 1939. Dès la fin de juillet, les premiers avions italiens et allemands soutiennent les nationalistes.
La France du Front populaire est profondément divisée : doit-elle ou non se porter aux côtés des républicains espagnols ? Dans la majorité parlementaire, les radicaux y sont farouchement opposés. Le gouvernement de Léon Blum doit se résigner à fermer ses frontières le 8 août. Il participe, à Londres, à partir du 9 septembre, aux travaux du Comité de non-intervention.
La guerre d’Espagne, plus encore que l’agression italienne en Éthiopie, provoque en France une lutte ouverte entre les partisans du général Franco – qui prend la direction de la junte après la mort de José Sanjurjo, l’instigateur de la conspiration – et les défenseurs du gouvernement légal. Les Français vivent alors, pendant trois années, une sorte de guerre civile mimétique, par Espagnols interposés. Dès les premiers jours du conflit, André Malraux est décidé, non seulement à parler en faveur de la République espagnole, mais à agir.
Depuis 1928, l’année des Conquérants, Malraux est désigné par la critique comme un des meilleurs écrivains français. Le prix Goncourt qu’il a obtenu en 1933, pour sa Condition humaine, renforce encore sa position. Collaborateur de la NRF, directeur artistique chez Gallimard, cet autodidacte de génie, dont la volubilité intimide et les tics déconcertent, fraie avec le gratin de la société artistique et intellectuelle de Paris. Sa vie fascine les gazettes, depuis sa double aventure indochinoise : le vol de statuettes khmères du temple Banteaï Srey, en 1923, qui lui a valu la prison à Phnom Penh – mais aussi la solidarité de Gide, de Breton, de Mauriac, de Paulhan et tant d’autres –, et le lancement, en 1925, à Saigon du journal L’Indochine, dirigé de conserve avec sa femme Clara, qui dénonce au long de ses 49 numéros l’exploitation coloniale des populations annamites. Grand voyageur, bon connaisseur de l’Orient, infatigable causeur qui subjugue par ses rapprochements imprévisibles et ses formules lapidaires, Malraux est en passe de devenir aussi le modèle de l’écrivain engagé, n’hésitant pas à prendre tous les risques pour défendre la cause révolutionnaire des peuples.
Pour lui, l’homme est d’abord ce qu’il fait. L’intellectuel n’est pas seulement un homme de culture –, il doit unir à sa culture la lucidité et l’action. Son adhésion à la révolution répond à cette éthique personnelle : « Un moi qui s’est construit, et non un moi qui s’accepte. »
D’emblée – et c’est sa lucidité –, il conçoit la lutte contre le fascisme à l’échelle internationale, militant au sein de l’Association internationale pour la défense de la culture et présidant en 1936 le Comité mondial contre la guerre et le fascisme. Après la victoire électorale du Front populaire en Espagne, il se rend à Madrid à l’invitation de José Bergamin, en compagnie de deux autres écrivains, Henri Lenormand et Jean Cassou. Les trois délégués sont reçus le 22 mai par le président de la République espagnole, Manuel Azana, donnent des interviews, participent à des réunions, sans que Malraux s’interdise d’aller faire un tour au musée du Prado, en compagnie de Josette Clotis, qui est venue à Madrid séparément.
La guerre d’Espagne, qui éclate deux mois plus tard, offre à Malraux l’occasion d’affiner son image flatteuse de baroudeur des lettres.
Certains ont pu se demander si Malraux n’a pas affabulé en ce domaine aussi, tant il est vrai que son amour du légendaire l’emporte facilement chez lui sur le respect des faits. D’autres ont douté de son efficacité. Ignacio de Cisneros, qui fut le chef de l’aviation républicaine rallié au Parti communiste espagnol, a porté un jugement sévère sur lui, dans son livre Virage sur l’aile1 :
« Je ne doute pas que Malraux fût à sa manière un progressiste, ou qu’il ne cherchât de bonne foi à nous aider. Peut-être aspirait-il à tenir chez nous un rôle analogue à celui que joua lord Byron en Grèce ? Je ne sais, mais ce que je peux affirmer c’est que si l’adhésion de Malraux, écrivain de grand renom, pouvait utilement servir notre cause, sa contribution en tant que chef d’escadrille s’avéra tout à fait négative. »
Il est vrai que les mémoires de Cisneros sont écrits en Roumanie à une époque où Malraux a récusé depuis longtemps la cause communiste. Mais, outre Cisneros, d’autres, comme le colonel Garcia Lacalle, ont insisté sur les faiblesses, voire l’incompétence, de l’escadrille Espana-Malraux2.
L’auteur de La Condition humaine n’a-t-il pas été tenté une fois de plus par la pose ? N’a-t-il pas cédé à la fascination de l’écrivain combattant, dont Byron mais aussi D’Annunzio et Lawrence d’Arabie sont les modèles, l’incarnation même de l’intellectuel accompli ? Au moment de la guerre du Bangladesh, à soixante-dix ans, il se déclarera encore prêt à prendre les armes. Quand on observe la complaisance qu’il met à se faire photographier sanglé dans un uniforme approximatif d’aviateur, on peut se demander si l’esthétisme – le jeune Malraux a eu ses heures de dandysme – n’a pas dominé son comportement.
Tous ses contemporains attestent l’authenticité d’un engagement qui ne manqua ni de lucidité ni de bravoure. Car Malraux, obsédé par l’image du héros individuel qu’il veut être, sait bien que cet idéal n’est pas forcément en accord avec la doctrine collective qu’il veut défendre, mais il n’empêche : dès qu’il entend les premiers coups de feu de la guerre civile en Espagne, il se déclare bon pour le service.
Dès le 25 juillet 1936, il est à Madrid, où il accourt en compagnie de Clara, sa complice des temps aventureux, celle qu’il a épousée à vingt ans contre la volonté de son propre père, et qui sera encore sa femme pour quelque temps encore. Tous les deux sont partis la veille dans un petit avion piloté par Édouard Corniglion-Molinier et ont atterri à Barajas, après une escale à Biarritz. Le pronunciamiento des quatre généraux Sanjurjo, Mola, Goded et Franco, vient d’échouer : à Barcelone, à Valence, à Malaga, à Madrid, au pays Basque, les factieux cèdent face aux organisations ouvrières et aux autonomistes. Ceux qu’on va appeler les franquistes sont condamnés à une longue et sanglante conquête du territoire espagnol à partir du sud et du nord-ouest, mais ils ont avec eux le gros de l’armée. Pour les arrêter, Malraux comprend tout de suite qu’il faut aux républicains une aviation sans plus attendre ; son rôle et son indéniable apport seront de leur offrir une première résistance aérienne, bien avant l’aide soviétique qui ne sera décidée par Staline qu’à la fin de l’été.
Malraux revient aussitôt en France, le 27 juillet. Le gouvernement Léon Blum est alors nettement divisé sur l’aide à apporter à l’Espagne. Le président du Conseil espagnol, José Giral, a demandé par télégramme, dès le 19 juillet, son soutien à Blum, d’un Front populaire à l’autre. La presse de droite – Raymond Cartier dans L’Écho de Paris dès le 23, puis Le Jour et L’Action française – a lancé des mises en garde. De leur côté, les Anglais conseillent aux Français de ne pas se mêler d’intervenir en Espagne. Dans ces conditions, la majeure partie des radicaux prêchent la prudence, la non-intervention. C’est ainsi que Malraux va devenir un agent parallèle d’une aide française la plus discrète possible, dont sont partisans notamment Léo Lagrange, sous-secrétaire d’État aux Sports et aux Loisirs, et Pierre Cot, ministre de l’Air. Avant la signature du pacte de non-intervention qui aura lieu le 8 août 1936, le gouvernement français fournit une soixantaine d’appareils entre le 25 juillet et le 9 août ; Malraux obtient pour les républicains une vingtaine de Potez-54, bientôt suivis de quelques unités de Bloch-200 et 210. Mais avec quels équipages ? Malraux, Corniglion-Molinier et Lucien Bossoutrot, un député radical-socialiste qui venait du transport aérien civil, s’emploient à les recruter. Si l’écrivain n’a aucun mal à trouver les mécaniciens, il a en revanche quelques difficultés pour les pilotes, et doit se résigner à embaucher des mercenaires. Julien Segnaire, qui fut de l’escadrille, les décrit :
« On a vu s’amener toute une série d’aventuriers extraordinaires, dont [Malraux] parle d’ailleurs dans L’Espoir, des types qui avaient été en Chine, qui avaient fait de la contrebande ou d’autres choses, toutes sortes de vieux chevaux de retour, d’anciens aviateurs de la guerre 14-18, des officiers allemands devenus antifascistes, des Russes même blancs3… » Et le même témoin d’ajouter : « Ce qui a attiré Malraux dans la guerre d’Espagne, qui représente, selon moi, un moment unique dans sa vie, c’est qu’il a senti qu’il pouvait jouer un rôle très important avec très peu de moyens. Avec quelques hommes, quelques appareils, il pouvait jouer un rôle décisif. Et à ce moment-là, en partie grâce à l’escadrille, on a quand même réussi à arrêter les fascistes qui sont restés ensuite pendant trois ans aux portes de Madrid… »
De fait, avec l’escadrille España, formée à Barajas, l’aéroport de Madrid, Malraux s’engage dans l’opération de Medellin, qui assure la sauvegarde de Madrid en barrant la route à la colonne du général Asensio. Il ne connaît rien en pilotage ni à la navigation, mais sa seule présence, son courage physique, son sang-froid, en imposent à ses camarades de combat. « Il faut enlever à la peur, écrit-il, ses droits à l’incontinence. Si un chef montre qu’il a peur, ses hommes sont terrifiés. Alors sévit la panique dont il ne sort que du mauvais4. »
Le 7 octobre 1936, l’URSS, arguant des opérations allemandes et italiennes en Espagne, dénonce l’accord de non-intervention qu’elle a contresigné. La participation soviétique à la guerre aura pour résultats la formation des Brigades internationales et le poids de plus en plus lourd des communistes. Malraux l’accepte. Ce qu’il a vécu avec ses mercenaires, les raids aléatoires, les bombardements qui se faisaient en jetant les bombes par la porte faute d’équipement adéquat, le désordre général, lui a fait sentir la nécessité d’une discipline. « Ce livre, dira-t-il plus tard de L’Espoir, c’est la transformation de ce que j’ai appelé l’illusion lyrique, c’est-à-dire du désordre fondamental et de l’élément émotif, par lesquels débute toute révolution, sa transformation en structure véritable qui pourrait permettre le véritable combat contre des forces ennemies organisées. Une révolution ne peut pas se survivre sur ses sentiments, il faut qu’elle se survive par ses structures5. »
L’escadrille España, qui se fixe à La Senera, au sud de Valence, prendra en novembre le nom d’« escadrille André Malraux » ; les volontaires ont alors remplacé les mercenaires à la suite d’une reprise en main par le colonel Hidalgo de Cisneros. Le 1er septembre 1936, un paysan venu d’Olmedo, dans la province de Valladolid aux mains des franquistes, vient signaler aux républicains l’emplacement d’un champ d’aviation adverse. Mis en relation avec l’escadrille de Malraux, le paysan réussit à localiser le terrain dissimulé qui est alors détruit par des bombes incendiaires. Cette péripétie, relatée dans L’Espoir, a été attestée par la presse espagnole6.
En décembre se déroule la bataille de Teruel – autre grand moment du roman de Malraux. Il s’agit pour les républicains de réduire le saillant tenu par les franquistes au sud des plateaux d’Aragon, et, à cet effet, d’isoler la ville. Cette opération de diversion doit servir à soulager Madrid. L’escadrille André Malraux soutient les forces républicaines et les Brigades internationales par des bombardements quotidiens. Le 27 décembre, le Potez-S de Malraux, piloté par Jean Dary, s’écrase au décollage. Malraux et ses compagnons s’en sortent sans grands dommages, mais lui-même ne peut participer à l’attaque du 27. Or le Potez-N, piloté par Marcel Florein et escorté par des chasseurs russes, est abattu, après avoir bombardé Teruel, par l’aviation allemande. Florein est indemne, mais le mécanicien est tué, tandis que le bombardier et les trois mitrailleurs sont grièvement blessés. Malraux va les récupérer. La descente de la montagne, avec cercueil et civières, deviendra l’objet d’une des grandes scènes de L’Espoir et du film que Malraux tirera de son roman : « C’est la plus grande image de fraternité que j’aie rencontré de ma vie », dira-t-il de cet extraordinaire épisode, où les paysans et les vieilles femmes en noir font corps avec le lent cortège des combattants, comme un « triomphe austère ».
L’escadrille Malraux opère ses dernières sorties au début de février 1937 dans le secteur de Malaga, où elle tente de venir en aide aux réfugiés poursuivis par les volontaires fascistes italiens débarqués à Cadix. Hélas ! le matériel et les hommes manquent. L’engagement militaire de Malraux en Espagne est achevé : l’activité de l’escadrille aura duré du 10 août 1936 au 11 février 1937. Son bilan a été jugé de façon contradictoire, on l’a dit. Sur le plan militaire, il est modeste sans doute, mais non dérisoire. On l’a ainsi résumé : « Bombardement de la colonne de Castejon Espinosa à la hauteur de Santa Amalia, destruction d’un champ clandestin à Olmedo, bombardement du quartier général nationaliste à Talavera, appui à l’offensive républicaine sur Teruel et protection des colonnes de réfugiés fuyant Malaga7. » Mais, plus important que les faits d’armes a été aussi bien dans l’esprit de Malraux que dans la réalité, la création d’un mythe – celui de l’intellectuel en armes au service de l’antifascisme. Malraux devait nourrir ce mythe-force, d’abord par ses conférences, et surtout par L’Espoir, son roman qu’il adaptera pour le cinéma. En même temps, L’Espoir est le roman et le poème de la fraternité. Où l’on voit que l’aventure individuelle n’a de sens que dans une action collective : « Les hommes unis à la fois par l’espoir et par l’action accèdent, comme les hommes unis par l’amour, à des domaines auxquels ils n’accéderaient pas seuls. L’ensemble de cette escadrille est plus noble que presque tous ceux qui la composent. »
A la fin de février 1937, Malraux part pour les États-Unis, où, de la côte Est à la côte Ouest, il entreprend, sur l’invitation de Louis Fischer – correspondant européen de la revue de gauche The Nation – et de son éditeur Robert Haas – vice-président de Random House – une tournée de conférences en faveur des républicains : New York, Philadelphie, Washington, Cambridge (Harvard), New York encore, Princeton, et encore New York (notamment à l’université Columbia), Hollywood enfin…
Malraux, qui ne parle pas l’anglais, laisse indifférente la presse. Néanmoins, le personnage fascine, son aventure espagnole paraît follement romanesque, ses récits lyriques enflamment les auditoires. On se méfie néanmoins de ses sympathies communistes. Malraux les justifie au nom de l’efficacité : « Quand un communiste veut quelque chose, dit-il, il donne violemment du poing sur la table pour affirmer son vouloir. Quand un fasciste veut obtenir quelque chose, il plante ses deux pieds sur la table pour imposer brutalement sa volonté. Quant au démocrate – il se gratte anxieusement le derrière de la tête, comme s’il se demandait : “Mon Dieu ! que vais-je faire ?”8. »
Cette réponse de Malraux explique certainement le moins mal possible son attitude à l’égard du communisme. En effet, l’Espagne a été le terrain d’une double guerre civile : l’affrontement entre les républicains et les nationalistes et, au sein du camp républicain, la lutte entre les communistes et leurs alliés supposés, anarchistes, militants du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste) et trotskistes, en vue de s’assurer la direction politique. Or si de grandes voix se sont élevées, à gauche, pour dénoncer les staliniens, George Orwell9, Simone Weil10 et d’autres, Malraux ne prononce jamais publiquement un mot contre les communistes pendant la guerre d’Espagne. Lorsque son ami André Gide publie son Retour de l’URSS, Malraux, après un avis favorable, cherche à l’en dissuader.
Pendant sa tournée aux États-Unis, Malraux essuie une attaque de Léon Trotski, un des hommes qu’il admire le plus au monde. N’avait-il pas conçu, chimérique, une expédition pour aller le délivrer du temps où l’adversaire de Staline était exilé à Alma-Ata11 ? Après une interview donnée au journal mexicain El Nacional où il vante l’aide soviétique qu’il oppose à la non-intervention du gouvernement Blum, Trotski réplique dans La Lutte ouvrière par une accusation sanglante : « Il est officieux de naissance, écrit-il de Malraux. A New York, il lance un appel à oublier tout, sauf la révolution espagnole. L’intérêt pour la révolution espagnole, cependant, n’empêche pas Staline d’exterminer des dizaines de vieux révolutionnaires. » Malraux répond quelques jours plus tard, lors d’un dîner donné en son honneur par The Nation : « Pas plus que l’Inquisition n’a atteint la dignité fondamentale du christianisme, les procès de Moscou n’ont diminué la dignité fondamentale du communisme12. »
Malraux n’est pourtant ni marxiste ni léniniste – tout de même un rien plus léniniste que marxiste. On peut lire dans La Condition humaine : « Le marxisme n’est pas une doctrine, c’est une volonté […], c’est la volonté de se connaître, de se sentir comme tel ; être marxiste non pour avoir raison, mais pour vaincre sans se trahir. » Avec les communistes, Malraux partage la condamnation du monde bourgeois, mais pas de la même façon. La bourgeoisie pour les communistes est « une réalité historique qui doit être dépassée, qui sera d’ailleurs inévitablement dépassée par le cours de l’histoire ». Pour son personnage Garine comme pour Malraux, elle est « une certaine attitude humaine. Le bourgeois ne se définirait certainement pas pour Garine comme l’homme d’une profession ni même comme l’homme d’une certaine époque de l’histoire ; le bourgeois se définirait essentiellement comme l’homme d’un certain mode de pensée, lié à une éthique particulière. Pense en bourgeois, dit Malraux, tout homme qui met au premier plan les valeurs de considération13. »
Malraux a été convaincu dans les années trente, et davantage encore à partir de la prise de pouvoir par Hitler en 1933, du caractère inévitable de la lutte contre le fascisme, qui est à ses yeux le mal absolu. S’il s’engage peu auprès de Léon Blum, c’est qu’il sent l’aveuglement et l’impuissance du Front populaire face aux dictatures. Dès lors, Malraux a choisi son camp : celui de l’URSS. La guerre d’Espagne lui confirme que les communistes sont les seuls à disposer de la discipline et de la force nécessaires à combattre le fascisme. Sa pente naturelle le porte plutôt vers Durruti, le chef du front libertaire de l’Aragon, et l’anarchisme, mais il se refuse à être un héros de cause désespérée. L’espoir passe par l’efficacité, mot clé chez lui.
D’aucuns le prétendent manipulé par le Komintern : certes, depuis la mise en place du Comité Amsterdam-Pleyel, il ne manque aucun congrès, aucune manifestation, aucun voyage, et sa présence au premier rang des « amis de l’URSS » garantit la légitimité démocratique du régime stalinien. Plus tard, en s’imposant le silence sur les liquidations opérées par les kominterniens en Espagne, n’accomplit-il pas au mieux cette fonction défensive que l’Internationale communiste assigne aux intellectuels libéraux ou aux bourgeois révolutionnaires d’Occident ?
En même temps, on ne peut s’empêcher de penser que la caution de Malraux est délibérée : elle se réclame de la lucidité. Il est douteux qu’il s’illusionne sur les potentialités du communisme soviétique comme civilisation de l’avenir. Il fait dire à l’un de ses personnages des Conquérants : « Il n’y a pas de place dans le communisme pour celui qui veut d’abord… être lui-même, enfin, exister séparé des autres. » Comme son héros Garine du même roman, la position de Malraux est sans doute plus proche de l’anarchisme que du communisme. Mais il ne sort pas du principe que toute guerre est « manichéenne ». L’important est de savoir désigner l’ennemi. Le fascisme n’est pas une invention des sbires de Staline ; il existait avant même que l’URSS ne s’avise justement de considérer Hitler comme un ennemi. Lutter avec les communistes devient dès lors une obligation. En ce sens, Malraux ne fait qu’anticiper sur le choix des démocraties pendant la Seconde Guerre mondiale.
Comment maintenir les droits de la vérité au sein du commun combat ? Comment, en affrontant les fascistes, demeurer critique en face des communistes qui en sont l’adversaire le plus opérant ? Orwell, Gide, Trotski ont refusé de se taire devant les crimes de Staline, alors que Staline se drapait dans les plis de l’antifascisme. La réponse de Malraux est différente. Le principe d’efficacité qui sous-tend l’impératif catégorique de l’action domine le reste à ses yeux. L’Espoir, qui glorifie le peuple espagnol dans son courage et son sens de l’honneur, est résolument positif : le roman passe sous silence la stratégie de conquête des communistes ou l’interprète comme le temps de l’organisation nécessaire. « Toute la question est de savoir si nous arriverons à transformer la ferveur révolutionnaire en discipline révolutionnaire14… » L’obsession d’efficacité entraîne Malraux à analyser les moyens techniques de la guerre : désormais, l’aviation est prépondérante, et l’anarchisme des comportements doit se plier à la discipline. De ce point de vue, Malraux aura été, entre 1930 et 1939, un compagnon de route exemplaire. Pour le meilleur et pour le pire.
C’est au nom de la liberté qu’on instaure la pagaille ; c’est au nom de l’efficacité qu’on établit la tyrannie. Ce dilemme de la guerre d’Espagne qui a opposé les anarchistes de la CNT (Confédération nationale du travail) aux communistes est au cœur de toutes les révolutions assiégées par ses ennemis. Mais, quoi qu’il en soit, le dernier mot reste à l’ordre, soit celui des contre-révolutionnaires, soit celui des bureaucrates de la révolution. Malraux a voulu convertir l’alternative en choix rationnel et lyrique, au profit des forces communistes. Le livre et le film Espoir qui en résultent s’imposeront comme des œuvres universelles15. Il n’est pas sûr, cependant, que son témoignage inspiré soit au-dessus de l’interrogation prophétique d’un George Orwell ou d’une Simone Weil : le stalinisme n’était-il pas pire que le franquisme ? La conscience – autre mot chéri de Malraux – ne se devait-elle pas de dénoncer, au sein du commun combat, l’activité cynique des communistes, éliminant leurs alliés récalcitrants sans état d’âme ? Malraux, sans doute, eût répondu que la responsabilité du combattant devait passer avant les scrupules de l’intellectuel. Toute son action et son œuvre des années trente préconisent cette éthique de la responsabilité au détriment de l’éthique de conviction : contre le fascisme, le pacifisme est criminel ; surtout dans la guerre contre le fascisme, l’URSS est la seule puissance sur laquelle on peut compter. L’homme d’action ne s’engage que sur des vérités partielles.
Tout autre fut l’avis de Gide, qui, lui, ne voulut pas défendre un idéal politique contre le mensonge. Il est remarquable que le témoignage antithétique des deux amis soit contemporain : en cette même année 1936, deux figures de l’intellectuel se dessinaient avec une netteté exemplaire, sous les traits du militant – le miles –, André Malraux, et sous la plume du « fonctionnaire de la vérité » comme se définissait André Gide.
Dans les années trente, Malraux a adhéré à l’idée de révolution sans prendre à son compte les justifications marxistes. Il y allait pour lui de la dignité de l’homme. Gisors, personnage de La Condition humaine, déclare : « Il n’y a pas de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. » Dans L’Espoir, l’anarchiste Puig déclare au chrétien Ximènès : « On n’enseigne pas à tendre l’autre joue à des gens qui depuis deux mille ans n’ont jamais reçu que des gifles. »
Mais « la conscience de l’aliénation de l’homme » n’est pas le principal, peut-être n’est-ce qu’un prétexte. La Révolution, pour reprendre une formule de Camus, c’est d’abord une « revendication de l’homme contre son destin ». « Exister contre le poids énorme du destin », dit Malraux. Cette exigence de transcendance rencontrait sur sa route l’immanence du communisme. L’exigence de révolution passe alors par le combat aux côtés du communisme.
Après la guerre, en raison de son ralliement au RPF du général de Gaulle, Malraux est suspecté de suivre « un itinéraire classique de l’enthousiasme révolutionnaire à l’amertume réactionnaire ». Piètre explication. Aux yeux de Malraux, l’ennemi avait changé de nom. Il n’y avait plus de menace fasciste. Le danger, c’était désormais le totalitarisme qui s’installait en Europe au nom de la Révolution.
Éditeurs français réunis, 1965.
Voir la « Note historique » de F. Trécourt in A. Malraux, Œuvres complètes, II, Gallimard, « La Pléiade », 1996, p. 1321-1333.
Le Magazine littéraire, no 11, 1967.
P. Galante, Malraux, Plon, 1971, p. 154.
Extraits d’une émission télévisée, « Les cent livres des hommes », consacrée à L’Espoir. A. Malraux s’entretient avec C. Santelli, Télérama, 15 mars 1970.
R.S. Thornberry, « Malraux et “L’Espoir” », Revue du Pacifique, vol. 1, 2, automne 1975.
François Trécourt, op. cit., p. 1331.
W.G. Langlois, « Malraux au service de la République espagnole… », Revue des lettres modernes, Malraux et l’Histoire, Minard, 1982.
G. Orwell, La Catalogne libre, Gallimard, 1955.
Lettre de S. Weil à G. Bernanos in S. Weil, Écrits historiques et politiques, Gallimard, 1960, p. 220-224.
Jean Lacouture, André Malraux, une vie dans le siècle, Seuil, 1973.
Cité par J. Lacouture, ibid., p. 219.
Gallimard, « La Pléiade », II, p. 290.
A. Malraux à la Mutualité le 1er février 1937, cité par F. Mauriac, « Le retour du milicien », Journal 1932-1939, La Table ronde, 1947, p. 295. Le commentaire de Mauriac est cruel : « Cette dure vérité, assénée d’une voix mauvaise, répandit la consternation. Des fascistes tapis dans les coins se pourléchèrent les babines. J’entendis mon voisin dire à mi-voix : “S’ils n’ont pas encore résolu le problème, ils sont cuits.” »
L’Espoir a été réédité dans les Œuvres complètes d’André Malraux, Gallimard, « La Pléiade », II, 1996.