Le Congrès annuel du Parti national-socialiste s’ouvre à Nuremberg le 5 septembre 1938, selon la grande mise en scène habituelle. Le monde entier, anxieux, est suspendu aux paroles du Führer. Pour Roger Martin du Gard, tout est possible. Il veut croire encore aux chances de la paix, mais il se dit effrayé de voir les Français en condition d’accepter une autre guerre : « On partirait, sans trop rechigner, pour “abattre le fascisme”. Personne ne pense que la guerre prépare le fascisme partout, et que c’en serait fini des démocraties à la française1… »
Le discours de Hitler, prononcé le 12 septembre, n’apporte en fait rien de nouveau. On se prend à espérer l’apaisement. Pas pour longtemps. Le parti nazi des Sudètes, dirigé par Henlein, multiplie ses provocations et ses agressions. Chamberlain propose alors à Hitler de le rencontrer « afin de trouver une solution pacifique ». Au moment où le Premier ministre britannique est en route pour Berchtesgaden, la radio allemande fait état d’une proclamation de Henlein réclamant le rattachement des Sudètes à l’Allemagne. L’Humanité du 15 septembre parle déjà de capitulation. Chamberlain revient bredouille de son entrevue avec Hitler, qui lui a signifié son intransigeance, qu’il communique au président du Conseil Daladier. La guerre est-elle pour demain ? La tendance générale de la presse est favorable au compromis, pour ne pas dire à l’acceptation du démembrement de la Tchécoslovaquie. « Pourquoi doit-on mourir à cause des Sudètes ? demande Henri Béraud, le 16, dans Gringoire. Essayez, s’il vous plaît, de le faire comprendre à ceux dont la peau est en jeu. » Les journaux français et britanniques estiment que les Tchèques devraient être plus conciliants. Peu d’entre eux, contrairement à la presse communiste, expriment la résistance. Les 22 et 23 septembre, la crise redouble. Chamberlain est reparti en Allemagne, à Godesberg, pour communiquer à Hitler l’acceptation par les Tchèques des revendications allemandes. L’Allemand fait monter les enchères : les pays sudètes doivent être évacués par les Tchèques entre le 26 et le 28 septembre. Le 23, la mobilisation générale est décrétée en Tchécoslovaquie. Le 24, l’allié français décide le rappel de plusieurs catégories de réservistes.
Martin du Gard subit cette douche écossaise, un « supplice infernal pour les nerfs ». Il accueille dans sa maison du Tertre Raymond Aron, qui, de Paris, est venu mettre sa femme Suzanne et leur fille à l’abri. Martin, pourtant, garde espoir : « Je crois sentir, écrit-il le 25, dans l’intime intention des gouvernements français et anglais une volonté absolue de capituler jusqu’au pire pour éviter l’aventure. » Et le voilà en train de se donner de bonnes raisons, comme tant d’autres, pour accepter la nouvelle reculade : l’État tchécoslovaque est une création artificielle, une « faute du traité de Versailles »… Le lendemain, les Jules Romains, revenant précipitamment de Bretagne pour regagner Paris, passent par chez eux. Martin du Gard s’inquiète des arguments de Jules Romains qui ne croit pas possible l’acceptation de l’ultimatum hitlérien, pour des raisons stratégiques… Le soir, Hitler prononce un discours d’une extrême violence. Chez Martin du Gard, les télégrammes commencent à pleuvoir, du genre : « Lecteurs Été 14 mobilisables vous conjurent faire entendre votre voix contre nouveau 14. » Que peut-il bien faire, lui ? Pour l’heure, il veut accorder sa confiance aux « pilotes » que le peuple s’est choisis, et qui ont entre les mains « des cartes et des boussoles ». Le 28, à quatre heures de l’après-midi, la radio annonce que Mussolini se pose en médiateur : « Nous en sommes là, écrit Martin : l’intervention de l’autre gangster, l’Italien, considérée comme le salut ! » Une conférence aura donc lieu à Munich le 29 septembre, entre les représentants de la Grande-Bretagne, de la France, Hitler et Mussolini. Dans la nuit du 29 au 30, les accords de Munich sont conclus ; les démocraties capitulent devant Hitler, qui obtient la totalité des territoires revendiqués.
Les intellectuels n’étaient pas tous restés sans réagir au cours de ces semaines dramatiques. Au début de septembre, Romain Rolland, Paul Langevin et Francis Jourdain avaient adressé un télégramme à Daladier et Chamberlain, afin d’« empêcher par union étroite et mesures énergiques attentat perpétré par Hitler contre indépendance et intégrité Tchécoslovaquie ». Aussitôt, jugeant que « tout vaut mieux que la guerre », Alain, Jean Giono et Victor Margueritte répliquent par un autre télégramme aux mêmes destinataires : « Contrairement affirmation télégramme Langevin-Romain Rolland, sommes assurés immense majorité peuple français consciente monstruosité guerre européenne ; compte sur union étroite gouvernements anglais et français non pour entrer dans cercle infernal mécanismes militaires mais pour résister tout entraînement et pour sauver la paix par tout arrangement équitable puis par une grande initiative en vue nouveau statut européen aboutissant à neutralité Tchécoslovaquie2. »
Les intellectuels de gauche sont plus divisés que jamais. L’hebdomadaire qui était censé les rapprocher, Vendredi, ne survivra pas à la crise et disparaîtra en novembre. Tandis que le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, dominé par les pacifistes, engageait les représentants français et britanniques à accepter tout de Hitler, les communistes et les compagnons de route, auxquels s’ajoutent un certain nombre de personnalités indépendantes, dénoncent les « munichois », capitulant une nouvelle fois devant Hitler en attendant la prochaine. Contre eux, Jean Giono et Alain sont à la pointe de la lutte pacifiste.
Giono, comme Alain, a fait la guerre. Il n’en est toujours pas « lavé », selon l’expression qu’il emploie dans le numéro d’Europe de 1934 consacré au vingtième anniversaire. Parti en 1915, avant ses vingt ans, il avait connu Verdun, la Somme, le Chemin des Dames… Il sait de quoi il parle. L’important, c’est de vivre, de survivre. Dans Le Grand Troupeau (1931), il avait campé un soldat qui préfère la mutilation au casse-pipe. L’épisode paraît dans un des chapitres inédits de ce roman que Giono insère dans son Refus d’obéissance, en 19373. Il avait adhéré à l’AEAR, collaboré à Commune, du temps où les communistes lui semblent dans son camp. Le pacte franco-soviétique et la déclaration de Staline de 1935 l’éloignent d’eux, bien qu’il applaudisse au Front populaire. Habitant Manosque, en Provence, il crée à partir de 1935 les « Rencontres du Contadour », où il anime, au milieu des lavandes, ce qu’il appellera une « Auberge de jeunesse pour intellectuels » : le retour à la nature, la dénonciation de l’industrialisme et le culte de la paix constituent les grands thèmes de discussion. En même temps, Giono est devenu un militant du pacifisme intégral, publiant déclarations et professions de foi, prônant le désarmement unilatéral. En 1936, il rompt avec les partis de gauche, avec Vendredi, et refuse d’entendre parler d’intervention en Espagne.
Quant à Alain, auteur de Mars ou la guerre jugée (1921), il reste fidèle à son pacifisme invétéré. Mais, de santé fragile, il se fait souvent représenter en public par son fidèle disciple Michel Alexandre, qui publie avec lui les Feuilles libres, auxquelles Martin du Gard est abonné. Lors de la remilitarisation de la Rhénanie, et alors que le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes est en pleine crise, Alexandre n’avait pas hésité à justifier l’Allemagne : « Le peuple allemand réel, lequel n’est pas un être mythique mais vit proche de nous, est dominé par des passions qui auraient été les nôtres si nous avions subi depuis Versailles la même aventure d’injustice et de misère4. » Alexandre garda le contrôle de Vigilance, organe du CVIA, dont Alain est vice-président. En 1938, au moment de Munich, à soixante-dix ans, le philosophe se porte de nouveau à l’avant-garde du combat pacifiste. Au début de septembre, il écrit à Daladier, à Georges Bonnet, ministre des Relations internationales, à Léon Blum. Le 15 septembre, L’Œuvre publie le télégramme qu’il a signé avec Giono et Margueritte. La petite équipe multiplie les injonctions : « Nous voulons que la France prenne immédiatement l’initiative d’un désarmement universel. » Ainsi commence le télégramme que Jean Giono adresse à Daladier, le 30 septembre, au lendemain de Munich. « Evénéments admirables », note de son côté Alain dans son Journal, et encore, le 18 octobre : « Il est faux qu’on fasse peur aux violents en s’armant contre eux ; c’est le contraire qui est vrai. »
Le 2 octobre, Gide écrit sa « joie » à Martin du Gard : « Ce qui fait, somme toute, que c’est une défaite d’Hitler. Il a ce qu’il voulait ; c’est entendu ; mais il a dû tout de même obtempérer, mettre les pouces ; et ce que son peuple applaudit, ce n’est pas tant l’annexion de nouveaux morceaux de terre et groupes de gens, que : la guerre évitée5. » L’ami Gide ne se réjouit pas trop longtemps : « Ce premier profond soulagement, comme il aura été vite étouffé », consigne la Petite Dame le jour même où Gide envoie sa lettre à Martin, « contrarié par le sentiment de piteuse compromission, nécessaire sans doute, mais dangereuse aussi. En somme, ce qui domine, c’est le malaise »… Le 4, ce malaise s’accroît quand Gide reçoit une lettre de son ami Jef Last : « Lui ne voit dans ce qui vient de se passer que honte, tristesse, bêtise, et danger grandissant. » Gide fait recopier cette lettre pour la transmettre à Martin du Gard. Qui s’indigne : « Bien entendu, ce fou de Jef a le droit de penser ce qu’il veut, et, étant de ceux qui auraient été les premiers à donner leur peau, il a le droit de préférer le suicide à ce déshonneur collectif. Mentalité de poincariste : croire la guerre fatale, et, partant, non seulement renoncer à en différer l’échéance, mais envisager les avantages d’une guerre préventive… Tout cela me paraît insane. » Pour Martin du Gard comme pour tant d’autres, il s’agit de choisir « entre l’abandon de nos alliés et une guerre générale. » Ce raisonnement est entendu depuis 1936, alors que des voix s’élèvent pour affirmer que la guerre générale, précisément, ne pourrait être évitée que par une politique de fermeté de la part de la France et de l’Angleterre. Les pacifistes, eux, s’en tiennent au postulat d’Alain : s’armer, c’est exciter l’ennemi. On pouvait toujours lui objecter que désarmer encourageait son appétit. Mais l’idée des pacifistes, on l’a vu, c’est que Hitler répare l’injustice du traité de Versailles. Autrement dit, quand tous les Allemands se retrouveront en Allemagne, comme les Sudètes, la paix sera enfin établie. Dès le mois de mars 1939, quand Hitler, malgré les accords de Munich, achève le démembrement de la Tchécoslovaquie, il faut ajuster le raisonnement. Peu le font, parmi les pacifistes. Dans son dernier numéro de juillet 1939, Vigilance, imperturbable, réserve ses attaques les plus dures au réarmement en France, à la « lente fascisation et militarisation du pays ». Le CVIA, quant à lui, avait perdu progressivement bon nombre de ses militants (Paul Rivet a démissionné à son tour en octobre 1938), qui découvrent à des dates variables que l’antifascisme implique éventuellement la résistance armée.
Une autre raison avait encouragé l’esprit de capitulation chez certains intellectuels de gauche : leur antistalinisme. Celui-ci était nourri par les événements : les purges staliniennes, les procès de Moscou, la liquidation en Espagne du POUM et des anarchistes par le Komintern… et le séjour de Trotski en France. En avril 1936, Alfred Rosmer, de La Révolution prolétarienne, écrit à Trotski : « Il est hors de doute que la destruction systématique des vieux bolcheviks et de tous ceux qui manifestent une opposition quelconque au régime stalinien, sans procès ou après ces odieux simulacres de justice que sont les “procès de Moscou”, finit à la longue par contraindre à la réflexion les ouvriers révolutionnaires et les démocrates partisans de l’alliance russe comme moyen de défense contre Hitler6. » Pour beaucoup, il devient difficile de choisir entre « les crimes de Staline » et « les crimes de Hitler ». L’intransigeance révolutionnaire, chez certains, ajoute encore à ce ninisme (ni Staline ni Hitler), qui équivaut dans la pratique – puisque la révolution est promise pour les calendes grecques – à un abstentionnisme finalement profitable au camp munichois.
De cette ligne niniste, Pierre Naville, dans la mouvance trotskiste, apparaît comme un bon représentant, à travers Lutte ouvrière. Le 16 septembre 1938, il titre son article : « Pas de nouveau 1914 » ; le 23 septembre : « Seule la lutte de classe contre les exploiteurs fera reculer la guerre impérialiste ! » Naville y dénonce les « dirigeants staliniens [qui] veulent la guerre impérialiste pour abattre Hitler ». Or seul « le mouvement révolutionnaire international » peut arrêter Hitler. C’est à peu près le même mot d’ordre qu’a lancé Marceau Pivert, transfuge de la SFIO : « Révolution d’abord ! » Raymond Abellio, qui adhère au groupe pivertiste7, relate ainsi l’attitude du mouvement face à Munich : « Nous refusâmes de trancher entre les deux blocs, anglo-français d’une part, germano-italien de l’autre, considérés par nous comme également “impérialistes”. Nous n’avions pas, disions-nous, à choisir entre les loups gras et les loups maigres. Au sein d’événements si convulsifs, cette neutralité témoignait de notre absence8. »
C’est encore sur des positions semblables, antistaliniennes, antinazies et révolutionnaires, que se tient le groupe surréaliste, coupé du PCF depuis 1935, et publiant le 27 septembre 1938 un tract intitulé : « Ni de votre guerre Ni de votre paix ! » qui conclut par ces mots : « A l’Europe insensée des régimes totalitaires nous refusons d’opposer l’Europe révolue du traité de Versailles, même révisé. Nous leur opposons à toutes deux, dans la guerre comme dans la paix, les forces appelées à recréer de toutes pièces l’Europe par la révolution prolétarienne9. »
Intransigeance, mais intransigeance abstentionniste ; révolutionnarisme, mais révolutionnarisme détaché des contingences, le ninisme revêt un caractère plus désabusé et pessimiste, tel qu’il apparaît sous la plume d’Alfred Rosmer, déjà évoqué : « Un certain antifascisme justifierait tout, même les crimes. Tout se passe comme si nous n’avions désormais plus le choix qu’entre des variétés de régime totalitaire : la mussolinienne, l’hitlérienne, la stalinienne10. »
Le pôle principal de résistance à la capitulation munichoise se situe donc du côté du Parti communiste et de ses intellectuels. Au début d’octobre 1938, L’Humanité publie un manifeste pour la paix, qui reçoit les adhésions, entre autres, de Julien Benda, démissionnaire du CVIA. Dans le même journal, Romain Rolland explique, le 14 octobre, que « si nous aimons et voulons tous la paix, nous considérons que celle de Munich est une capitulation dégradante, qui fournit des armes nouvelles contre la France ».
La presse communiste et communisante de l’époque s’enorgueillit d’un sympathisant moins prévisible : Henry de Montherlant, auquel on doit la publication quelques mois après l’événement de L’Équinoxe de septembre, un des rares pamphlets français à flétrir l’esprit de Munich. Il est vrai que, depuis 1935, date à laquelle il a condamné l’agression italienne en Éthiopie, Montherlant, esprit farouchement indépendant, s’est peu à peu retrouvé parmi les gens de gauche, donnant des textes aussi bien à Europe qu’à Candide. C’est aussi la période sans aucun doute la plus anti-chrétienne de sa vie, ce qui facilite le bout de chemin qu’il va faire avec la gauche. En 1936, il devient vraiment célèbre, à quarante et un ans, en publiant Les Jeunes Filles (dont les bonnes feuilles sont publiées par Commune !), qui sont un des plus grands succès des années trente. Personne, à cette époque, ne sait rien de son homosexualité, hormis la police des mœurs et quelques juges. Son roman passe pour celui d’un homme à femmes, d’un Don Juan, d’un moraliste misogyne, mais certainement pas d’un amateur de « garçons11 » (quand bien même ceci n’empêche pas cela) qui se livre à une « chasse » quotidienne, dont Roger Peyrefitte reçoit les confidences à partir de 193812.
Montherlant, qui a des idées en politique, estime d’abord qu’il ne faut pas s’agenouiller devant Hitler. En mars 1936, lors de la crise provoquée par la remilitarisation de la Rhénanie, il se tient prêt, s’achète un masque à gaz et prépare son paquetage. En janvier 1938, au studio Bonaparte, débattant avec Otto Abetz, sous la houlette de François de Brinon, du Comité France-Allemagne, il oppose un complet scepticisme au rapprochement franco-allemand. Sa conviction est faite : la guerre ne peut être évitée. Cet ancien combattant n’en a pas peur, et il juge que les pacifistes sont des nigauds. En mars, au lendemain de l’Anschluss, il donne sa signature à une déclaration de treize écrivains, parmi lesquels Aragon, Bernanos, Chamson, Colette, Malraux, Maritain, Mauriac, Romains : « Devant la menace qui pèse sur notre pays et sur l’avenir de la culture française, les écrivains soussignés, regrettant que l’union des Français ne soit pas un fait accompli, décident de faire taire tout esprit de querelle et d’offrir à la nation l’exemple de leur fraternité13. »
Le 24 septembre, le jour de la mobilisation partielle, il décide de s’inscrire parmi les premiers partants. A la gare de l’Est, les hommes lui paraissent calmes, sans enthousiasme ni protestation : « Vingt ans de propagande pacifiste ont été bus et digérés, sans effet, par le peuple français14… » Lui, tranquille, emporte le manuscrit de son prochain livre, Les Lépreuses, pour y travailler.
Dans L’Équinoxe de septembre, dressant le bilan de la crise, il note à la date du 2 octobre : « Les manifestations enfantines des messieurs “flegmatiques” de la Chambre des Communes ne m’empêchent pas de juger que – admis que l’Angleterre ait tiré son épingle du jeu, et je l’admets volontiers – elle ne sort pas de cette affaire grandie. Quant à nous, Français, n’en parlons pas. Délirez à votre aise, pauvres ilotes, manœuvrés et dupés, affaiblis, souffletés, et qui accueillez votre défaite et votre humiliation avec les transports de joie de l’esclave. Piétinez vos masques à gaz, imbéciles, car ce soir comme hier soir, c’est exact, il y aura le bifteck sur la table, et ensuite coucouche, mon chéri. Mais vous m’en direz des nouvelles, demain. Que vous le vouliez ou non, lâches imbéciles, un jour viendra où l’odeur de vos cagayes sera étouffée dans l’odeur de votre sang. A moins qu’éternellement vous ne vous préserviez du sang par la honte. » Renvoyant la France « à la belote et à Tino Rossi », Montherlant n’use pas d’un langage démocratique, ce qui n’empêche pas Aragon de l’accueillir à Ce soir, en l’assurant de son amitié. Candide, lui, cesse de compter Montherlant au rang de ses collaborateurs.
Quelle fut l’attitude de la génération de 1930, de ceux qui n’avaient pas fait la guerre ? Jean-Paul Sartre, Raymond Aron et Emmanuel Mounier, qui ont passé l’agrégation de philosophie la même année 1928 (Aron premier, Mounier deuxième, Sartre collé, mais Sartre premier l’année suivante), chacun réagit à sa manière.
Sartre vient d’être remarqué pour son roman, La Nausée – titre trouvé par Gaston Gallimard –, en avril 1938. La politique ne l’a pas encore convoqué, mais la crise de Munich laisse sur lui une si forte empreinte qu’il en fera le cadre du Sursis, le deuxième tome de ses Chemins de la liberté. Pourtant, il n’est encore que spectateur : une de ses longues lettres à Simone de Beauvoir, à la mi-septembre, décrit par le menu la situation à son « charmant Castor » qui séjourne dans les Alpes-Maritimes, mais n’exprime guère de sentiments personnels. Chamberlain ayant accepté les conditions de Hitler, il conclut : « Le risque de guerre immédiat existe toujours, bien que, naturellement, il soit beaucoup atténué. Mais, au cas, même, où la guerre serait évitée, ça ne fait ni très beau ni très gai. Tout de même les gens sont plus calmes ici, plus heureux : il leur semble qu’ils vont peut-être avoir un sursis de quelques années. Pour moi, je n’en demande pas plus en cet instant ; on verra bien ensuite15. » Le futur théoricien de la littérature engagée se montre surtout intéressé par son éventuel prix Goncourt. On en parle entre le Dôme et les Deux Magots. Le 23 septembre, le « charmant Castor » remercie son « tout cher petit être » de sa « longue lettre », sans autre commentaire.
Aron, lui, l’ancien « petit camarade » de Sartre, avait la tête politique. Son séjour prolongé en Allemagne au début des années trente lui a ouvert les yeux depuis plus d’un lustre. Lui aussi vient de se faire connaître, mais seulement auprès d’un petit cercle d’initiés. En mars 1938, il a soutenu sa thèse, sous les lambris dorés de la salle Liard, à la Sorbonne – thèse qui fera date et d’où est sortie dans la « Bibliothèque des idées » chez Gallimard son Introduction à la philosophie de l’histoire, essai sur les limites de l’objectivité historique et, chez Vrin, son Essai sur une théorie de l’histoire dans l’Allemagne contemporaine ; la philosophie critique de l’Histoire. Aron, selon sa propre expression, s’est libéré « péniblement des leçons d’Alain », avec lequel il avait frayé, et, depuis 1936, s’alarme des reculades face à Hitler. Il se retrouve donc antimunichois, « mais par émotion », écrit-il dans ses Mémoires. Le principe du sursis – qui était au fond celui de Daladier, le cosignataire des fameux accords – peut être défendu. Mais, à supposer la guerre inévitable, valait-il mieux qu’elle éclatât en 1938 plutôt que l’année suivante ? « Cette délibération raisonnable, les passions déchaînées l’excluaient. » Et puis, songeant à Sartre, Aron s’amuse : « Ironie de l’histoire et folie des passions : les munichois demeurent des criminels alors que ceux qui applaudirent la “sagesse” des Français en mars 1936 ne sont jamais mis en accusation. Le conformisme va si loin que Sartre, dans Le Sursis, présente tous les munichois comme des “salauds”, alors que lui-même, par pacifisme, approuva l’accord des Quatre. » Autrement dit, il y a décalage chronologique entre l’empoignade sur Munich et l’événement. Pour Aron, le vrai tournant, qui aurait dû provoquer la controverse, a été pris en mars 1936, quand il était encore facile d’arrêter Hitler. « L’esprit de Munich » avait là, plus sûrement qu’en 1938, sa date de naissance.
Des trois jeunes philosophes, Emmanuel Mounier est le plus vif à réagir. Il adhérait jusque-là au pacifisme de sa génération, et la revue Esprit, dès ses débuts, avait dit sa réprobation du traité de Versailles, son hostilité au « poincarisme », sa volonté d’une réconciliation franco-allemande. La crise de Munich remet toutes ces bonnes dispositions en cause : il ne s’agit plus de réparer une iniquité, mais d’arrêter un conquérant qui, torche à la main, va propager le feu à toute l’Europe. Contre une minorité de son équipe, restée pacifiste, Mounier écrit dans Esprit d’octobre 1938 un des éditoriaux les plus antimunichois de la presse française. En même temps, lui et son ami Pierre-Aimé Touchard rédigent et publient, au moment de la Conférence de Munich, le premier numéro d’un bimensuel, appelé à compléter la revue, Le Voltigeur, où on lit sous la plume de Mounier :
« Que la guerre soit pire que tout, nous sommes prêts à l’admettre avec deux correctifs.
« D’abord qu’il peut exister une paix aussi ignominieuse et aussi catastrophique que la guerre. C’est une paix qui est fondée sur une telle trahison des conditions élémentaires de la vie internationale qu’elle signifie une démission générale et à court terme la fin d’une civilisation. C’est une paix qui généralise demain, à coup à peu près sûr, la victoire des fascismes sur le désespoir des hommes.
« Ensuite […] La faiblesse rend la guerre fatale comme une tentation, et par chaque démission en aggrave l’issue.
« […] la paix n’est aujourd’hui possible, nous disons la paix et non le moratoire de la guerre, que par un coup d’arrêt aux fascismes16. »
Pour rester chez les intellectuels catholiques, François Mauriac, lui, dira avoir « approuvé Munich » sans illusion, en pensant à ses deux fils17. C’est comme un écho à l’article de Léon Blum dans Le Populaire qui évoque le « lâche soulagement ». En revanche, Georges Bernanos, depuis peu au Brésil, ulcéré de la « joie ignoble » des Français acclamant Daladier et Bonnet, au retour de Munich, écrit : « On a entendu ce qu’on n’entendra plus jamais chez nous : le Te Deum des lâches. » Cette indignation, il l’exprime au long de deux ouvrages qui paraissent coup sur coup en 1939, Scandale de la vérité et Nous autres Français. C’est à la droite dont il est issu qu’il réserve ses flèches les plus assassines, cette droite maurrassienne, prétendue nationale, profasciste, qui avait été munichoise en bloc :
« J’accuse seulement M. Charles Maurras d’avoir alors donné le ton à la presse dite nationale, et j’affirme que ce ton était abject. Les plus déterminés pacifistes ne refuseront tout de même pas de convenir qu’on peut livrer un allié sans éprouver encore le besoin de lui cracher à la figure ? […] Notre capitulation était un malheur, je leur reproche d’en avoir fait une saleté. […] Car il est vrai que la politique est la science des faits. Mais j’existe, moi, France, pour maintenir à la face des voyous que l’honneur d’un peuple, lui aussi, est un fait18. »
Il n’y avait décidément plus rien de commun entre l’ancien Camelot du Roi et le doctrinaire de l’Action française.
R. Martin du Gard, Journal, op. cit., III, p. 168.
J. Giono, Précisions, Grasset, 1939, p. 10.
Voir N. Racine, « Giono et l’illusion pacifiste », L’Histoire, no 106, 1987.
Cité par A. Sernin, op. cit., p. 360.
A. Gide-R. Martin du Gard, Correspondance, op. cit., II, p. 152.
L. Trotski, A. Rosmer et V. Margueritte, Correspondance 1929-1939, Gallimard, 1982, p. 237.
La tendance « Gauche révolutionnaire », devenue, après son exclusion de la SFIO en juin 1938, le Parti socialiste ouvrier et paysan (PSOP).
R. Abellio, Ma dernière mémoire, op. cit., II, p. 305-306.
M. Nadeau, Documents surréalistes. Histoire du surréalisme, Seuil, 1948, p. 379.
Ch. Gras, Alfred Rosmer et le mouvement révolutionnaire international, Maspero, 1971, p. 397.
P. Sipriot, Montherlant sans masque, Robert Laffont, 1990.
H. de Montherlant-R. Peyrefitte, Correspondance, op. cit.
J.-L. Garet, Montherlant dans la Cité, thèse dact., Université de Lille-III, s.d., p. 327.
H. de Montherlant, L’Équinoxe de septembre…, in Essais, Gallimard, « La Pléiade », 1963, p. 812.
J.-P. Sartre, Lettres au Castor 1926-1939, Gallimard, 1983, p. 215.
Cité par M. Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, op. cit., p. 175.
F. Mauriac, Mémoires politiques, op. cit., p. 108.
G. Bernanos, Essais et Écrits de combat, op. cit., I, p. 642-644.