Saluée par des funérailles nationales, la mort de Maurice Barrès n’avait pas pour autant provoqué une déploration universelle. Ainsi, après le procès mascarade, intenté de son vivant par les dadaïstes, son « triomphe funèbre » de décembre 1923 attira sur le marbre de son tombeau les foudres des écrivains de la revue Clarté, qui avait adhéré à la révolution bolchevique tout en gardant son indépendance à l’égard du jeune Parti communiste.
Deux numéros spéciaux furent consacrés à l’« Anti-Barrès » sous la forme d’un double procès, celui d’un homme et celui d’une culture. Jean Bernier, qui avait été blessé à la bataille de Champagne, réformé en 1919, décoré de la Croix de guerre, écrivait ainsi : « L’homme qui, de son bureau de L’Écho de Paris, bafoua les agonies des premières lignes, n’a pas droit au respect dont jouissent conventionnellement les morts1. »
A travers le « faussaire », c’est la France bourgeoise, la classe dont il a été le représentant et le défenseur, qui est vomie, sous la figure de « l’Arrière ». Pour ces jeunes anciens combattants de Clarté, l’Avant, les soldats de première ligne, portait en eux le potentiel révolutionnaire de la nation, tandis que l’Arrière symbolisait une classe dirigeante sur la défensive, installée sous le drapeau du patriotisme pour mieux masquer ses privilèges. Clarté annonçait la mort de la culture bourgeoise, préfigurée par celle de Barrès.
Deux noms sont attachés aux origines de la revue Clarté, celui d’Henri Barbusse et, plus encore, celui de Raymond Lefebvre. Né dans une famille protestante, à Vire, en 1891, Lefebvre avait fait ses études secondaires à Paris, au lycée Janson-de-Sailly, où il s’était lié d’amitié avec Paul Vaillant-Couturier. Étudiant en droit, en histoire, élève de l’École libre des sciences politiques, il y avait rencontré Jean Bernier. Vite intéressé par la vie politique, le sentiment qu’il a d’une décadence nationale le porte d’abord à sympathiser avec L’Action française. Parallèlement, en octobre 1909, il manifeste avec la CGT contre la condamnation à mort de l’anarchiste espagnol Francisco Ferrer. Drieu La Rochelle, autre camarade de Sciences po, le peint comme un jeune homme impérieux et, malgré l’incertitude encore de ses idées, déterminé : « Tout en lui était action, ses lectures, sa conversation, ses loisirs mêmes, tout était gouverné par l’urgence de former une unité de caractère, de doctrine2. » Cette doctrine est d’abord et restera le pacifisme, semé en terre ingrate par Tolstoï et Romain Rolland. En 1912, avec son ami Vaillant-Couturier, il grossit les rangs de la manifestation du 1er Mai ; il acclame Jaurès dans ses réunions pour la paix ; il milite contre la loi des trois ans… Son service militaire achève de le dégoûter du métier des armes. En 1914, il fréquente la Librairie du Travail, où Pierre Monatte, Alfred Rosmer, Marcel Martinet, Alphonse Merrheim, tous syndicalistes révolutionnaires de La Vie ouvrière, échappent à la contagion du bellicisme.
Lors de la déclaration de guerre, Lefebvre tient tête à la ferveur nationaliste. Affecté comme infirmier à l’hôpital Saint-Martin, il peut juger à son poste du carnage dès les premiers mois du conflit : « Pendant huit jours, trois cents blessés par jour, dont six à dix opérés par laparotomie, trépans, parties sexuelles enlevées, jambes et bras amputés. Nous vivons dans une ignoble charcuterie de viande avariée par la nécrose et le tétanos. Cette guerre absolument idiote coûte un monde fou et les deux peuples se blessent à mort, l’un l’autre à bout portant3. »
Lui-même n’est pas épargné : enterré à Verdun par l’éclatement de deux obus, il a perdu la parole et la mémoire pendant plusieurs semaines. A son retour du front en juillet 1916, il adhère au Parti socialiste. Il désapprouve sa politique d’Union sacrée, mais veut la combattre de l’intérieur. Il écrit des contes pour L’Humanité, Le Journal du Peuple et Le Populaire. Attentif aux échos des réunions de Zimmerwald et de Kienthal, où les pacifistes et les réfractaires au socialisme de guerre posaient les jalons d’une nouvelle Internationale, Lefebvre se sent alors proche de Jean Longuet et des minoritaires du Parti. A l’entrée en guerre des Américains, il s’enthousiasme pour les principes énoncés par le président Wilson, avant de se rallier à la révolution bolchevique qui sait conclure le traité de paix séparée de Brest-Litovsk avec l’Allemagne. C’est par son action contre la guerre que Raymond Lefebvre, comme d’autres, adhère au communisme.
A la fin de 1916, avec Paul Vaillant-Couturier et Paul Roubille, il avait rédigé et lancé un appel à Romain Rolland, à Wilhelm Herzog, directeur de revue et pacifiste allemand, à Wilhelm Foerster, philosophe pacifiste de Berlin réfugié à Zurich, et à l’écrivain britannique H. G. Wells, en faveur d’une future revue internationale. Son but : regrouper une « élite dispersée » qui dirait la vérité sur la guerre. Henri Barbusse, alerté par Lefebvre, s’intéresse à l’idée, propose un programme : « Rapprochement et libération des masses populaires, guerre à l’autocratie, à l’exagération du nationalisme et du traditionalisme, à l’ignorance, à l’alcoolisme et au cléricalisme4. » En août 1917, Lefebvre se rend en Suisse, pour entretenir Romain Rolland du projet. Celui-ci a laissé dans son Journal des années de guerre un récit de cette rencontre :
« Tantôt, il [Lefebvre] étale une violence dangereuse, il souhaite et voudrait provoquer une insurrection des troupes, il regrette de ne s’être pas trouvé à Noyon, lors de la dernière révolte pour les lancer sur Paris. Tantôt, voulant fonder une revue internationale […], il parle de la mettre sous le patronage d’académiciens comme Rostand (accolés à A. France). »
Outre la possible revue, l’idée d’une Internationale de la pensée, d’une Internationale des intellectuels pacifistes, fait son chemin. Romain Rolland rédige son manifeste « Pour l’Internationale de l’esprit », avant que, dans Le Journal du peuple du 9 février 1919, Lefebvre lui-même lance un appel au regroupement. Le 30 mars, l’acquittement de Villain, l’assassin de Jaurès, l’effraie, mais il se réjouit de la formidable protestation populaire qui s’élève contre le verdict dans les jours suivants en France, aux cris de « Vive Jaurès ! », « A bas la guerre ! ».
La même année est fondée la IIIe Internationale à Moscou. Le groupe de La Vie ouvrière, dont Lefebvre est proche, dénonce le traité de Versailles et acclame la révolution bolchevique. Au sein de la SFIO, Lefebvre entreprend de se battre en faveur du ralliement à l’Internationale communiste. Il participe avec Barbusse à la création du Groupe Clarté, « Ligue de solidarité intellectuelle pour le triomphe de la cause internationale », et fait partie de son premier comité de direction, en compagnie d’Anatole France, Henri Barbusse, Roland Dorgelès, Georges Duhamel, Paul Vaillant-Couturier, et quelques autres. Au comité de patronage étranger qui le complète, adhèrent notamment Vicente Blasco Ibánez, Bernard Shaw, Upton Sinclair, H.G. Wells et Rabindranath Tagore.
Romain Rolland, de son côté, continue de travailler son idée d’une Internationale intellectuelle. L’Humanité du 26 juin 1919 publie une « Déclaration de l’indépendance de l’esprit », signée par Georges Duhamel, Henri Barbusse, Raymond Lefebvre…, ainsi que par Albert Einstein, Heinrich Mann, Stefan Zweig. Le manifeste proclame : « Travailleurs de l’Esprit, compagnons dispersés à travers le monde, séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des nations en guerre, nous vous adressons à cette heure où les barrières tombent et les frontières se rouvrent, un appel pour reformer notre union fraternelle – mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que celle qui existait avant. »
Le manifeste déplore « l’abdication presque totale de l’intelligence du monde et son asservissement volontaire aux forces déchaînées », réclame qu’on en finisse avec ces compromissions de l’Esprit et appelle finalement à une « Arche d’Alliance »5. Des formules bien idéalistes, mais que n’hésitent pas à ratifier ceux qui soutenaient comme Lefebvre la révolution léniniste, comme le fera, du reste, plusieurs années après, Romain Rolland, lui aussi. On ne saurait trop souligner à quel point, dans les milieux intellectuels plus qu’ailleurs peut-être, la condamnation de la guerre était forte d’une ambivalence, dont toute la durée de l’entre-deux-guerres fut témoin. D’un côté, elle inspirait l’élan idéaliste, quasi religieux, vers la réconciliation des peuples, l’internationalisme spirituel, le wilsonisme aussi, qui fut pendant un certain temps une de ses représentations. De l’autre, elle poussait certains à adhérer à la révolution de Lénine, pour la seule raison qu’il avait signé, par nécessité politique, la paix de Brest-Litovsk. Le régime de fer qui s’instaurait à Moscou ne participait aucunement de l’idéologie de la paix, laquelle est ignorée de Marx et de Lénine. Le paradoxe voulut que les adversaires les plus avancés de la guerre, du massacre, de la boucherie de 14-18, à tout le moins nombre d’entre eux, comme Lefebvre ou comme Barbusse, donnèrent leur voix à une révolution qui portait aussi en elle la guerre, la guerre civile et la guerre étrangère. Mais l’Octobre rouge fut comme un éblouissement aux yeux de beaucoup, à commencer par ces syndicalistes révolutionnaires, avec lesquels sympathisait Raymond Lefebvre, qui prenaient la révolution des soviets pour une révolution de l’autonomie ouvrière, avant de découvrir qu’elle était ce qu’ils exécraient le plus, la prise du pouvoir par un parti, par une bureaucratie, et finalement par un dictateur. Ce fut un grand malentendu, il leur fallut quelques années pour le comprendre.
Le Romain Rolland de cette époque fut rétif. Lui aussi avait applaudi à la révolution léniniste. Quand celle-ci, la paix revenue, devint contagieuse, notamment en Allemagne, il applaudit encore. L’écrasement des spartakistes en janvier 1919 lui donne l’occasion d’exprimer sa solidarité avec les révolutionnaires allemands : « Pour moi, écrit-il dans L’Humanité le 16 février 1919, mon sentiment, après avoir suivi attentivement la marche des événements depuis deux mois, est que la réaction conservatrice, militariste et monarchiste, en Allemagne, avance à pas de géant, et qu’avec elle se propagent dans la nation, comme une fièvre, les rancunes nationales et les idées de revanche. Et je vous crie : “Alarme !” Vous tous, gouvernants de l’Entente, vous y avez contribué, par votre politique maladroite et contradictoire, dure et faible à la fois, d’une part avec ses provocations brutales à la fierté nationale, de l’autre avec ses complaisances inouïes à l’égard de certains gouvernants allemands. »
Ayant fait le récit du « Janvier rouge » de Berlin au cours duquel les spartakistes avaient été écrasés, alors que les socialistes, pour la première fois, se trouvaient, dans le combat, « du côté du pouvoir contre le prolétariat », il en appelait à l’union, à la solidarité avec le « peuple ouvrier ». Pourtant, la sympathie que manifeste Rolland pour les révolutionnaires allemands et pour Lénine ne traduit nullement un ralliement de sa part à la révolution bolchevique. Son pacifisme répugne à la Terreur.
La Terreur, au contraire, ne faisait pas peur à un certain nombre d’historiens français, à commencer par Albert Mathiez, qui, en bon spécialiste de la Révolution et en fidèle de Robespierre, prit à tâche d’expliquer la révolution léniniste au moyen de la grille française. Citant la formule de Saint-Just (« Ce qui constitue une République, c’est la destruction totale de tout ce qui lui est opposé »), Mathiez donnait en janvier 1920 une leçon d’histoire sur le thème : « La fin justifie les moyens. » Pour lui, « les bolchévistes ont simplement perfectionné les méthodes jacobines ». Dans cet article, très pédagogique, il visait à faire comprendre aux Français que le « jacobinisme » et le « bolchevisme » étaient apparentés : « Les révolutionnaires russes imitent volontairement et sciemment les révolutionnaires français. Ils sont animés du même esprit. Ils se meuvent au milieu des mêmes problèmes dans une atmosphère analogue6. » Lui aussi milita en faveur de l’adhésion du Parti socialiste français à l’Internationale communiste. Après le Congrès de Tours, il entra au Parti communiste, continuant dans L’Humanité, devenue l’organe de celui-ci, sa comparaison entre Révolution française et révolution russe. En 1922, on retrouve sa signature dans la revue Clarté, qui s’ouvre au grand débat entre Henri Barbusse et Romain Rolland sur l’attitude à avoir face à l’Union soviétique. Comme Rolland avait avancé contre Barbusse que les massacres de la Terreur en France avaient détourné de la Révolution l’élite européenne d’abord séduite, Mathiez répliqua à Rolland, Rolland répliqua à Mathiez. L’opposition était claire entre les deux familles d’esprit de l’ancien courant pacifiste de la Grande Guerre7.
L’histoire de Mathiez est encore plus exemplaire par la suite. Il fut de ceux qui, enthousiasmés par la révolution russe, en furent profondément déçus dès 1922-1923, avant même la phase de bolchevisation qui devait confirmer leurs alarmes : ils comprirent que Moscou était le centre d’un mouvement communiste international au sein duquel les partis nationaux devaient obtempérer à ses « oukases ». Dans une lettre à Maurice Dommanget, du 22 décembre 1922, Mathiez écrit : « Le jour où les Français s’apercevront que leurs délibérations dans les groupes et dans les congrès sont truquées, qu’on leur impose des résolutions préparées dans le secret, ils jetteront en l’air les soi-disant dictateurs. Le machiavélisme des Moscovites m’inspire autant de pitié que de dégoût8. »
Henri Barbusse, quant à lui, a résolument pris parti pour le communisme, dont il sera le premier écrivain de renom. L’auteur du Feu vient également du pacifisme, de la protestation contre la guerre, comme Romain Rolland. Le mouvement Clarté qu’il lance avec Raymond Lefebvre en mai 1919 se dégage d’un certain flou œcuménique initial pour soutenir Lénine. Barbusse, après avoir récusé la paix séparée signée par les bolcheviques avec l’Allemagne, appuie en 1920 le rattachement à la IIIe Internationale et mène campagne contre l’intervention militaire des Alliés en Russie. Plusieurs ouvrages témoignent de ce combat, notamment son appel aux intellectuels, Le Couteau entre les dents, publié en 1921 par les éditions Clarté.
En décembre 1920, le Congrès de Tours voit le succès des partisans de l’Internationale communiste. Raymond Lefebvre n’a pas la joie d’y assister. Il était entré en août 1919 au Comité pour l’adhésion à la IIIe Internationale, opposant le « soviétisme » à la « démocratie parlementaire », à l’instar de ses amis de La Vie ouvrière. Au Congrès socialiste de Strasbourg en février 1920, il s’affirme comme le porte-parole de la « génération massacrée » et fait le procès de l’Union sacrée. Au moment des grandes grèves de mai-juin 1920, il croit la révolution proche, mais leur échec le lie encore davantage au communisme, dans lequel il admire une nouvelle école d’héroïsme. Au début de juillet, faute d’avoir obtenu un passeport, il quitte clandestinement la France par bateau pour l’URSS, en tant que représentant au deuxième Congrès de l’Internationale communiste du Comité pour l’adhésion. A Moscou, il défend le principe de la création d’un parti révolutionnaire pur et dur, débarrassé des réformistes et des opportunistes. Pendant plusieurs semaines après le Congrès, il voyage en Russie en compagnie de deux autres délégués, les ouvriers Lepetit et Vergeat. C’est avec eux qu’il disparaît, au large de Mourmansk, dans le naufrage du bateau de pêche sur lequel ils s’étaient embarqués pour gagner la Norvège. Avant sa mort, Raymond Lefebvre avait envoyé des lettres enthousiastes sur la révolution bolchevique ; l’une d’elles fut publiée par le Bulletin communiste du 7 octobre 1920, sous le titre : « Je reviens d’un long voyage éblouissant. »
Le Congrès de Tours passé, une minorité du mouvement Clarté – Paul Vaillant-Couturier, Jean Bernier (prix Clarté 1920 pour son roman autobiographique, La Percée), Marcel Fourrier (un pied-noir qui avait connu Vaillant-Couturier dans les chars d’assaut), Magdeleine Marx (qui avait collaboré à La Forge pacifiste et deviendra Magdeleine Paz après son second mariage avec Maurice Paz en 1924) – tend à orienter celui-ci sous la bannière du nouveau Parti communiste. Barbusse, malgré ses sympathies, y répugne. Il voudrait préserver l’indépendance du mouvement. Il se rallie malgré tout, en 1921, à une déclaration faisant de Clarté un « centre d’éducation révolutionnaire international ». Il appuie également la décision de la minorité communiste du mouvement de lancer une revue, Clarté, d’abord bimensuelle puis mensuelle, succédant au journal du même titre qui avait été suspendu en février 1921. Cette revue, qui fut la première expression intellectuelle du communisme français, traduisait le formidable désir de révolution né de l’Octobre russe. En même temps, elle affirmait son indépendance par rapport à l’organisation communiste dont elle s’éloignera du reste en 1925.
Tendue contre toutes les formes de célébration de la guerre, opérant un retour critique sur les responsabilités du massacre, à commencer par les chefs militaires, Clarté dénonçait avec violence le patriotisme bourgeois. Dans leur campagne contre les « serviteurs de la bourgeoisie », les rédacteurs de la revue ne s’en prirent pas seulement à Barrès, comme on l’a vu, ils se mêlèrent de saper le prestige d’une idole de la gauche, Anatole France en personne. Pareille offensive n’était pas dans la ligne du Parti communiste, très favorable à France qui s’était prononcé, dans un article de L’Humanité du 14 juillet 1920, en faveur de Lénine et des bolcheviques. Tandis que l’auteur de Crainquebille recevait le prix Nobel de littérature, L’Humanité, s’autocongratulant, écrivait, le 12 novembre 1921 : « Anatole France est des nôtres, et c’est un peu de sa gloire qui rejaillit sur notre communauté. » Or, pour le quatre-vingtième anniversaire du grand écrivain, en avril 1924, Clarté retourne la formule : « Anatole France n’est pas des vôtres, le prolétariat n’a que faire de cette œuvre toute imprégnée des idées libérales, républicaines et sociales qui présidèrent et président encore à son sommeil. » En octobre de la même année, après la mort de l’académicien, Clarté récidive par un pamphlet : Contre Anatole France. Cahier de l’Anti-France.
Édouard Berth, qui avait rejoint la revue et y sema quelque temps les idées soréliennes, y écrivait : « Il [France] pouvait séduire un socialisme réformiste, bourgeois et parlementaire, forme extrême, au fond, de la démocratie et de la décadence moderne ; un socialisme vraiment révolutionnaire, qui doit apporter au monde des valeurs nouvelles, ne peut que l’ignorer et déclarer qu’il n’a rien à faire avec ce “représentant soi-disant hors ligne de l’art capitaliste”9. »
Du même coup, Clarté ne pouvait qu’applaudir, sous la plume de Jean Bernier, à un autre pamphlet, Un cadavre, que les surréalistes avaient lancé avec fracas au lendemain de la mort d’Anatole France, en ce même mois d’octobre 1924. En revanche, Henri Barbusse, qui avait adhéré officiellement au Parti communiste en 1923, avait cessé d’être de son Comité directeur, en attendant de devenir, de 1926 à 1929, directeur littéraire de L’Humanité, tandis que Paul Vaillant-Couturier en était le rédacteur en chef. La revue, dirigée alors par Jean Bernier, Marcel Fourrier et Victor Crastre, tente un rapprochement avec le groupe surréaliste, lui-même attiré par le communisme. Les deux dernières années de son existence voit la revue évoluer vers la défense de « l’opposition russe », avant de disparaître en 1928.
L’histoire de Clarté témoigne de l’élan d’une génération de jeunes anciens combattants vers la révolution léniniste, mais aussi de la possibilité qui lui était encore laissée de faire entendre un son de cloche différent du carillonnement communiste. Henri Barbusse, lui, n’avait pas suivi jusqu’au bout ses cadets. Il mit toute son énergie, son talent, ses activités, au service d’un parti dont il devint une figure de proue jusqu’à sa mort en 1935.
Ce ralliement à l’Internationale communiste ne fut pas au goût de Romain Rolland. Dans sa controverse avec Barbusse au cours de l’hiver 1921-1922, il s’estime quitte avec la dictature léniniste et porte ses coups contre la doctrine marxiste. Défenseur de la « pensée libre », il conteste toute allégeance à une autorité supérieure, fût-ce celle qui prétend être le défenseur du prolétariat. Passé le moment de ferveur qu’il avait eu pour la révolution bolchevique, Romain Rolland se tourne vers l’Asie et se rapproche du poète mystique indien Rabindranath Tagore, décidé à fonder une Université internationale à Santiniketan, qui enseignerait les valeurs de la tolérance. La non-violence de Gandhi exerce sur lui un attrait philosophique : il y voit le « seul salut pour la civilisation ». Une amitié s’établit entre l’écrivain français et le sage indien, qui amène Rolland à écrire, en 1924, un Mahatma Gandhi, par lequel il entend faire connaître aux Occidentaux la grandeur spirituelle du « dernier chevalier ».
Dans cette fidélité au pacifisme originel, Rolland encourage deux autres intellectuels pacifistes, René Arcos et Paul Colin, à fonder une revue internationale : ce sera Europe, dont le premier numéro sort en février 1923. Un des collaborateurs en est Jean-Richard Bloch, dont le parcours est, lui aussi, représentatif des espoirs et des désillusions de la génération du feu. Bloch, qui avait déjà animé une revue, L’Effort (devenue L’Effort libre), avant la guerre de 1914, avait alors adhéré au Parti socialiste ; son souci était de rapprocher les avant-gardes esthétiques de l’avant-garde révolutionnaire. Il était cependant monté au front avec la conviction de se battre pour la démocratie et la liberté, contre le militarisme et l’impérialisme allemands, d’où s’ensuivit un échange épistolaire émouvant avec l’auteur d’Au-dessus de la mêlée. Trois fois blessé, il était revenu de la guerre épuisé et démoralisé. Appartenant à la section socialiste départementale de la Vienne, il fut de ceux qui soutinrent l’adhésion à l’Internationale communiste, très proche alors, comme Lefebvre, du courant syndicaliste révolutionnaire qu’animaient Monatte et l’équipe de La Vie ouvrière. Lui aussi est du mouvement puis de la revue Clarté. La controverse entre Rolland et Barbusse sur la révolution russe le touche, sans qu’il se résolve à choisir entre les protagonistes ; il écrit alors, dans la même revue, un article, « Optimisme du pessimisme », dans lequel il met en garde le mouvement révolutionnaire contre deux dangers, le cynisme et le sectarisme : « Le second, écrit-il, peut s’excuser. Plus un esprit est petit, et plus il se croit de taille à contenir l’universelle vérité. Le sort des plus belles réformes est d’être rêvées par des prophètes, propagées par des fanatiques.
« Autrement directe apparaît la menace du cynisme. En rompant avec la société, quelques-uns se croient tenus de rompre avec la morale de cette société. Nous les approuverions s’ils mettaient autre chose à la place. Mais ils ne le peuvent pas, car les sociétés sont des images rapides à la surface d’une morale lente à varier. Les tours de passe-passe que les cyniques essayent de nous faire prendre pour une suprême finesse politique restent justiciables de l’antique réprobation10. »
Jean-Richard Bloch, qui, par ailleurs, collabore à la NRF, dirige aux éditions Rieder la collection des « Prosateurs français contemporains ». Il est aussi, on l’a vu, avec Arcos et Colin de l’équipe fondatrice d’Europe, publiée par les mêmes éditions Rieder. Revue de culture, d’esprit international, animé par Romain Rolland, Europe sera plus tard, dans les années trente, une des expressions du compagnonnage de route avec le communisme, quand Rolland et Barbusse furent appelés à se retrouver sous l’enseigne de l’antifascisme. Pour l’heure, au début des années vingt, leurs destinées divergent. L’idéalisme de Rolland révoque en doute le réalisme révolutionnaire de Barbusse.
Le malstrom de la Grande Guerre et de la révolution bolchevique a bouleversé le monde intellectuel comme le reste du paysage. La première a soulevé un lent mouvement de protestation dans lequel ont été réunis les noms de Romain Rolland et d’Henri Barbusse. Leur pacifisme a conduit l’un et l’autre à applaudir à l’espoir révolutionnaire venu de Russie, pris pour un espoir de paix entre les hommes. Il est remarquable que tant d’esprits qui allaient venir au communisme par le pacifisme furent, au moins un moment, subjugués par l’idéal wilsonien, entendu comme une déclaration de guerre à la guerre et la promesse d’une véritable société des nations. Le wilsonisme ne fit qu’un temps, que la paix de Versailles n’eut pas l’heur de confirmer sur la scène internationale. La révolution russe, victorieuse de ses ennemis, parut alors à beaucoup la seule vraie lueur de l’après-massacre. Elle provoqua dans les années 1919-1920 un élan d’enthousiasme qui porta maint combattant de la paix à professer l’adhésion à la IIIe Internationale. Les méthodes de la Terreur bolchevique écartèrent nombre de ceux qui avaient soutenu au début le radicalisme de Lénine. La dictature du Parti communiste dévoila à leurs yeux la nature réelle du nouveau régime, qu’ils avaient pris pour le pouvoir des soviets, à l’instar des syndicalistes révolutionnaires. Le désenchantement des années vingt, que l’élimination de Trotski du Parti communiste renforce après la mort de Lénine, rejette peu à peu ces premiers adeptes du bolchevisme11.
Une longue histoire commence : celle des intellectuels dans leur rapport avec le communisme. Faite de va-et-vient, d’adhésions et de départs, d’enthousiasmes et de déceptions, elle a été ouverte par la crise de la conscience occidentale provoquée par la guerre. Aux certitudes d’avant 1914 emportées par plus de quatre années de souffrance et de tuerie a succédé un doute immense sur l’avenir de la condition humaine. Dans le monde bouleversé des lendemains de guerre, la révolution russe a brillé comme une nouvelle étoile. Pendant plus de soixante ans elle devait fasciner l’Occident.
Cité par N. Racine, « Une revue d’intellectuels communistes dans les années vingt : “Clarté” (1921-1928) », Revue française de sciences politiques, juin 1967.
P. Drieu La Rochelle, « Sur Raymond Lefebvre », Clarté, no 64, 29 avril 1921.
Cité par S. Ginsburg, Raymond Lefebvre et les origines du communisme français, Éd. Tête de feuilles, 1975, p. 23.
Voir A. Kriegel, « Naissance du mouvement Clarté », Le Mouvement social, janv.-mars 1963.
En réplique à cet appel, Le Figaro et L’Action française (20 juillet 1919) publiaient un contre-manifeste du « Parti de l’intelligence », inspiré par Henri Massis : « Le parti de l’intelligence, c’est celui que nous prétendons servir pour l’opposer à ce bolchevisme qui, dès l’abord, s’attaque à détruire la société, nation, famille, individu… »
A. Mathiez, Scientia, janvier 1920.
Voir Clarté des 1er juin et 1er juillet 1922, ainsi qu’A. Valbert (pseudonyme de Mathiez), « M. Aulard et la violence », Clarté, 5 avril 1923.
Cité par N. Racine, « Albert Mathiez », in Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier français, op. cit., 1990, t. 36, p. 90.
Cette expression était empruntée à un message télégraphié de la Pravda publié par L’Humanité. Voir N. Racine, loc. cit.
J.-R. Bloch, Destin du siècle, présenté par M. Trebitsch, PUF, 1996, p. 243.
On pourra suivre la désillusion des intellectuels jaurèsiens, qui ont un moment applaudi aux soviets avant de dénoncer le régime communiste, dans Marcel Mauss, Ecrits politiques, Fayard, 1997.