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Que faire ?
Le cas Mounier


Pour tous ceux qui, en France, s’étaient assigné la mission d’écrire, d’éclairer l’opinion, de prendre parti publiquement, la situation où se trouve le pays au lendemain de la débâcle et de la prise du pouvoir par le maréchal Pétain était devenue opaque. Que faire ? Plusieurs possibilités s’offraient à eux s’ils n’étaient pas des partisans convaincus du nouveau régime : se murer dans le silence en attendant des moments plus propices à l’action ; quitter la France, pour sauvegarder sa liberté de parole – ou pour continuer le combat dans les Forces françaises libres en Angleterre ; ou, enfin, essayer de poursuivre un combat et une pensée antérieurs à la débâcle dans les plis et les marges du nouveau régime. Ces attitudes de 1940 furent celles, respectivement, d’André Malraux, de Raymond Aron et d’Emmanuel Mounier.

Les deux premières ont le mérite de la clarté ; il n’y a pas lieu d’y insister trop. Malraux, compagnon de route des communistes, n’avait pas bronché lors de la signature du pacte germano-soviétique1. Lors de la mobilisation en septembre, il n’hésite pas, lui qui est réformé, à s’engager : « Quand on a écrit ce que j’ai écrit et qu’il y a une guerre en France, on la fait. » On l’incorpore comme simple soldat dans une unité de chars, à Provins (des chars, dira-t-il, « hors d’état de nous porter hors du polygone d’entraînement »). Légèrement blessé le 15 juin, il est fait prisonnier le 16, entre Provins et Sens. Volontaire pour la moisson, il profite du relâchement de la surveillance dans les champs pour s’évader en compagnie de l’abbé Magnet, futur aumônier du Vercors. Il peut rejoindre Josette Clotis, qui vient d’avoir un fils de lui, et tous trois s’installent provisoirement à Hyères. L’idée de gagner la France libre lui vient-elle à ce moment-là ? En est-il dissuadé par la présence à ses côtés de Josette et de leur bébé ? Malraux, en tout cas, se place dans une position d’attente. Lorsque Jean-Paul Sartre, désireux de mettre sur pied son mouvement « Socialisme et Liberté » vient le démarcher à Cap-d’Ail, Malraux, selon le témoignage de Simone de Beauvoir, « écouta Sartre avec politesse mais, pour l’instant, aucune action ne lui paraissait efficace : il comptait sur les tanks russes, sur les avions américains, pour gagner la guerre2. » Après novembre 1942 et l’occupation de la zone sud par les Allemands, Malraux et les siens quittent la Côte d’Azur pour la Corrèze, près d’Argentat, où les Berl sont eux-mêmes réfugiés. Il est en relation avec des réseaux britanniques en 1943, par son demi-frère Roland, qui avait été parachuté à Brive, comme antenne du SOE (Special Operations Executive). C’est seulement après l’arrestation de ses deux frères Claude et Roland, dans les derniers jours de mars 1944, qu’André Malraux entrera dans le combat clandestin du maquis.

Raymond Aron, lui, a été mobilisé dès les premiers jours du conflit, dans un service météorologique à la frontière belge. Il passe la « drôle de guerre » à écrire, sur Machiavel notamment. A partir du 13 mai 1940, la débâcle l’entraîne de Charleville à Bordeaux, qu’il atteint vers le 20 juin. « Le gouvernement qui négocierait avec le IIIReich, note Aron dans ses Mémoires, se situerait entre le statut d’un satellite et celui d’un État indépendant. L’arrivée au pouvoir des hommes et des partis qui avaient dénoncé les “bellicistes” ne prêtait pas au doute. Ni le maréchal Pétain ni Pierre Laval ne se convertiraient au national-socialisme, mais la France vaincue, réconciliée avec le IIIReich ou soumise à lui, ne laisserait plus de place aux Juifs3. » Envisageant avec sa femme les deux solutions : rester en France ou s’engager dans les troupes du général de Gaulle, Aron opte pour la deuxième solution. Le 23 juin, il s’embarque à Saint-Jean-de-Luz sur un transatlantique, l’Ettrick, qui convoie déjà une division polonaise en Angleterre. Outre-Manche, on le verse dans une compagnie de chars d’assaut des Forces françaises libres. Pas pour longtemps : André Labarthe, chargé par de Gaulle de créer une revue d’expression française, convainc Aron d’y collaborer plutôt que d’être comptable dans une unité de chars. Aron, sous le pseudonyme de René Avord, devient donc l’un des quatre permanents de la revue La France libre ; il s’efforce, la guerre durant, d’y garder le point de vue le plus objectif possible sur le déroulement de la guerre4.

Emmanuel Mounier s’interroge lui aussi : « Que faire ? » Se taire, partir, rester ? Il prend le risque d’agir, « ici et maintenant », malgré toutes les ambiguïtés de l’heure.

Après le choc de Munich, qui avait provoqué une scission momentanée dans l’équipe d’Esprit, Mounier et sa revue avaient tenu une ligne de « vigilance antifasciste » que le Comité des intellectuels du même nom avait perdue au profit d’un pacifisme à tous crins. C’est ainsi que, à la suite d’un numéro spécial de Je suis partout contre les juifs, le bimensuel de Mounier, Le Voltigeur, dirigé par Pierre-Aimé Touchard, consacre son numéro du 1er mars 1939 à la dénonciation de l’antisémitisme, avec notamment une « Lettre ouverte de Charles Péguy à M. Robert Brasillach et autres petits rebatets » (« L’antisémitisme contre la France »). Combat repris et amplifié dans Esprit.

En février 1939, peu de temps avant le démantèlement de la Tchécoslovaquie, Mounier prend à partie le président d’honneur de la Ligue des droits de l’homme : « La pax Germanica EST DURE, dit M. de Pressensé, MAIS C’EST TOUT DE MÊME UNE PAIX. A ce compte, la paix russe aussi est une paix ; et la paix turque est une paix ; et la paix belge en Afrique et la paix portugaise. La Ligue des Droits de l’Homme n’est pas chargée de nous enseigner la PAX GERMANICA. Ni la PAX TEUTONICA. Elle est chargée de nous enseigner la PAX JURIDICA. »

La guerre déclarée, Mounier résume son attitude antimunichoise : « Un pays qui fait profession de non-résistance au nom de sa tranquillité n’est pas un pays généreux, c’est un pays épuisé ; une nation qui ne désire que se maintenir, recule ; le faible tente le fort, la victime tente le bourreau5. »

Le choc de la défaite de juin 1940 ne provoque chez Mounier, qui a été démobilisé à la fin de juillet, ni l’effondrement psychologique entraînant la résignation au malheur, ni le sursaut instinctif du patriote comme celui d’un Edmond Michelet ou d’un Charles de Gaulle. Dans Marianne, repliée à Lyon, il écrit le 1er août 1940 : « L’échec est un puissant stimulant de l’action. » Et, pour commencer, il demande à chacun, dans un pays qui, derrière Pétain, entreprend le procès des autres, de chercher d’abord les causes de la défaite « à la première personne » :

« Il est urgent que chaque Français […] se nettoie du besoin morbide d’accuser et de se décharger. Qu’il commence le procès des responsabilités en se disant : “Moi-même ? Mon parti ? Mes idoles ? Mon milieu ? Mon pays ?” Qu’il se lave des résidus de haines, de cette division sommaire du pays en “purs” et en “impurs”… »

Au-delà de cet examen de conscience, il faut sauvegarder les valeurs de l’esprit, mais comment ? Il importe d’abord pour Mounier de comprendre la situation nouvelle créée par la victoire allemande. Sur ce point, comme la plupart des intellectuels français, lui et son ami le philosophe Jean Lacroix, qu’il rejoint à Lyon, font la même analyse erronée en cet été 1940 : pour eux, la guerre est finie. L’Europe est entrée, pour un temps indéterminé, dans l’ère totalitaire – « si l’on entend par ce mot la gamme assez vaste de régimes qui s’étale du régime de M. Salazar au régime nazi6 ».

Le gouvernement de Vichy, en cet été 1940, n’est pas tout à fait, aux yeux de Mounier, un régime totalitaire ; c’est un régime « autoritaire », où l’on peut encore « trouver la place de la liberté ». Sans adhérer explicitement au programme de la Révolution nationale, Mounier va s’employer à œuvrer et à s’exprimer dans ce cadre. Répugnant à l’abstention, jugeant – nous sommes en 1940 – l’hypothèse d’un retournement de la situation militaire peu crédible, il décide de continuer à défendre, là où il est, avec les moyens du bord et d’autres que lui offriront peut-être les nouvelles institutions, les principes qu’il a toujours défendus.

Un être plus politique que lui eût refusé de se prêter à l’équivoque : l’adhésion ou le rejet s’imposait. Sa démarche reste celle d’un chrétien dévoué, selon ses termes, à la révolution spirituelle. Rejeter purement et simplement le nouveau régime, c’est renoncer. Sa philosophie de l’engagement lui dicte une autre attitude : la politique de « présence », l’occupation du « terrain », voire, si c’est possible, un parasitage de la Révolution nationale par ses amis et ses idées.

D’emblée se pose la question de la reprise d’Esprit, dont la dernière livraison a eu lieu en juin 1940. Des proches de Mounier, repliés à Lyon comme lui, lui font valoir que ce serait une faute de faire paraître la revue sous le régime de la censure7. Le directeur d’Esprit passe outre, et le premier numéro de la nouvelle série est en vente au mois de novembre 1940 ; neuf autres suivront, jusqu’en août 1941. Certains l’avaient encouragé, par exemple Victor Serge, rescapé du Goulag stalinien, devenu l’ami de Mounier. Peu avant son embarquement pour les États-Unis, il lui écrit de Marseille :

« Je souhaite ardemment que la voix d’Esprit ne se taise point par les temps noirs qui commencent. En ce sens, j’approuve entièrement votre initiative. Mais elle me semble risquée. Elle va exiger une lucidité, une fermeté d’âme, un courage exceptionnels8. »

Le premier numéro n’est pas une complète réussite. Pour déjouer la censure, Mounier regrettera « d’avoir tiré trop court » – autrement dit d’avoir fait trop de concessions à Vichy. Pour les numéros suivants, il se vantera d’être apparu « comme le noyau de l’opposition ouverte ». L’exercice est périlleux, comme l’avait prévu Victor Serge. Il faut accepter des clauses de style pour faire passer des messages que le lecteur averti doit comprendre à mi-mot. Heureusement, la revue peut jouer sur un vocabulaire qui lui est commun avec certains des thèmes de la Révolution nationale (« quelques formules de vie ressortent, où nous reconnaissons les traits dominants de notre héritage : lutte contre l’individualisme, sens de la responsabilité… »), en leur donnant un autre sens et une autre portée. Le lecteur d’aujourd’hui, ignorant le contexte, les ruses mensuelles que Mounier et ses collaborateurs déploient pour tourner la censure, les allusions d’époque, peut voir dans le nouvel Esprit une sorte d’organe modéré du nouveau régime.

On comprendra mieux ce que représente alors la revue de Mounier, de retour dans les kiosques de la zone « non occupée », grâce aux lettres chaleureuses que son initiative lui vaut. Ainsi, de Roger Martin du Gard : « La résurrection d’Esprit est, pour nous, un événement. Resurrexit, alleluia ! J’ai aimé ce premier numéro, cette reprise sans tapage des positions passées : la séance continue, c’est très beau ; continuer, c’est ce que nous avons de mieux à faire, tous, tant que nous sommes. Je ne suis pas de ceux qui se frappent indéfiniment la poitrine, et s’imaginent progresser parce qu’ils se renient9. » André Gide, montré du doigt par tous les moralistes pétainistes, assure son soutien à Mounier en mars 1941. A la même époque, Roger Breuil, un ancien collaborateur de la revue, qui avait désapprouvé sa relance, félicite Mounier :

« Il me semble que j’ai compris de quelle manière vous pensez pouvoir publier Esprit. Ce numéro de février 1941 mérite beaucoup d’éloges très divers, tant pour la fermeté de ses assises que pour l’art qui le revêt. A ce point, on ne peut plus parler d’acrobatie ou d’astuce, mais vraiment d’art, parce que l’ironie elle-même est tendue par la souffrance. Elle prend un caractère sérieux et s’élève à la valeur d’un témoignage10. »

Un seul exemple de cette résistance spirituelle sous surveillance : le Statut des Juifs, datant du 3 octobre 1940 – « le honteux statut », comme écrit Mounier dans ses Carnets. Tout commentaire défavorable est interdit. Mounier trouve le moyen. Puisque les idéologues de la Révolution nationale se réfèrent à Péguy à tour de bras, c’est le philosémite Péguy qu’on utilise contre Xavier Vallat, l’auteur du Statut : « Pauvre, je porterai témoignage pour les Juifs pauvres. Dans la commune pauvreté, dans la misère commune pendant vingt ans, je les ai trouvés d’une sûreté, d’une fidélité, d’un dévouement, d’une solidité, d’un attachement, d’une mystique, d’une piété dans l’amitié inébranlables. » Citation parmi d’autres, qui permet à Mounier de mettre en garde ceux qui sont tentés « d’imaginer le monde moderne comme une machinerie montée par les Juifs11 ». Plus directement, en juin 1941, Mounier publie une critique due à Marc Beigbeder du film allemand Le Juif Suss : « Un film, dont il faut heureusement ne pas incriminer le cinéma français, charge Israël de toutes les noirceurs de la terre. C’est beaucoup pour un seul peuple… » L’auteur félicite les jeunes gens qui avaient chahuté le film dans les salles de cinéma de Lyon : « Ce n’est qu’en contribuant à maintenir un certain niveau de dignité française que l’on contribuera à faire que la France se rénove, mais à partir d’elle-même […]. Remercions les jeunes Français qui l’ont fait comprendre à la salle. »

Parallèlement, Emmanuel Mounier va se dépenser partout où s’en présente l’occasion pour « résister de toutes [ses] forces à toutes les formes d’infiltration de l’esprit totalitaire en France12 » : mouvement Compagnons13 (il en était éliminé dès novembre 1940), groupements des Chantiers de la jeunesse, École nationale des cadres d’Uriage, association Jeune France. Mettant, selon sa propre expression, « la question du régime… entre parenthèses », Mounier fait des conférences, écrit des articles et place ses amis autant qu’il le peut dans les rouages des associations de jeunesse.

A Uriage, Mounier devient un collaborateur du capitaine Dunoyer de Segonzac – le « Vieux Chef », responsable de l’École – au début de 1941. Il donne le sens de cette mission : là comme ailleurs empêcher « la victoire spirituelle du nazisme sur la jeunesse française ».

A la fin de janvier 1941, Mounier est sollicité par son ami Pierre Schaeffer, chargé de présider aux destinées d’un nouveau mouvement culturel, Jeune France, au statut d’association loi 1901, sous la dépendance du Secrétariat général à la jeunesse confié à Georges Lamirand14. Cette association avait pour objet de regrouper les artistes habitant ou réfugiés en zone non occupée. Une plaquette officielle, à laquelle Mounier prêta sa plume, en expliquait les intentions : « Il serait non seulement dangereux, mais absurde, y lit-on, de constituer les arts et la culture en services de propagande, d’imaginer les artistes, les intellectuels et les éducateurs venant chercher leurs thèmes d’inspiration à quelque bureau central. »

Liberté de l’artiste, gratuité de l’art, dignité de la culture, ces principes revendiqués ne sonnent pas tellement « Révolution nationale » – dont l’expression est absente de la plaquette. Schaeffer dispose d’une assez grande autonomie pour choisir ses adjoints ; Mounier lui suggéra sa propre liste : Bertrand d’Astorg, Étienne Borne, Louis Blanchard, Roger Breuil, Jean Blanzat, Marc Beigbeder, Pierre Emmanuel, Max-Pol Fouchet, Jean Grenier, Jean Lacroix, René Leibowitz, Henri Marrou, Roger Secrétain, Pierre-Aimé Touchard, Maurice de Gandillac et bien d’autres, tous sympathisants d’Esprit ou collaborateurs de la revue, dont un des piliers, Roger Leenhardt, travaille déjà auprès de Schaeffer.

L’équipe d’Esprit n’est pas la seule à prêter son concours. A côté d’elle, Schaeffer a embauché des rédacteurs de Combat (comme Maurice Blanchot, Kléber Haedens, Claude Roy), d’Ordre nouveau (tel Albert Ollivier), des représentants du scoutisme, des membres des « Équipes sociales » de Robert Garric (Olivier Hussenot notamment).

Mounier se félicite de pouvoir ainsi agir, hors de sa revue, et à Uriage et à Jeune France, sans appartenir officiellement à leurs cadres dirigeants. L’expérience ne dura que quelques mois. Très vite, son action souterraine est dénoncée. Mounier subit un tir de barrage dans la presse vichyste de juillet 1941 : le 7, Lucien Combelle, dans Je suis partout ; le 10, Pierre Boutang, dans L’Action française, qui s’en prend aux « niaiseries éculées du personnalisme mouniériste » ; le 24, Marc Augier, dans La Gerbe, qui écrit : « Le “personnalisme” est une doctrine néfaste que je rejette violemment au nom de l’ordre nouveau… »

Ces attaques ne sont ni gratuites ni inoffensives. On commence à s’intéresser de près à Mounier au cabinet du ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu, et notamment son chef adjoint André Chérier, responsable des questions de jeunesse. C’est en dépouillant les papiers Chérier aux Archives nationales que l’historien Michel Bergès a pu suivre les activités antimouniéristes menées par un de ses principaux adversaires, Jean de Fabrègues15.

Jean de Fabrègues, issu de l’Action française, catholique intransigeant, fondateur de diverses revues avant la guerre, membre de ce qu’on appelait alors d’un terme générique la Jeune Droite, vient d’être libéré de son camp de prisonniers en Autriche, lorsqu’il est sollicité par Schaeffer, toujours soucieux de diversifier ses équipes, pour entrer à Jeune France. A peine en place, Fabrègues adresse à l’un de ses amis d’avant la guerre, Robert Loustau, une lettre où l’on peut lire :

« Monsieur Emmanuel Mounier, directeur d’Esprit, hier allié des “maisons de la culture”, aujourd’hui faisant paraître dans sa revue des textes attaquant parodiquement le Maréchal ; il dit ouvertement son “non-conformisme politique” et s’entoure de toute la bande de ceux qui (ils le disent) “attendent l’avènement du communisme” et “espèrent en avoir le moins de dommage possible”. […] Je ne comprends plus. La révolution nationale tient-elle à mettre ses ennemis au lieu où ils peuvent lui faire le plus de mal ? »

Loustau dénonce auprès de Pucheu le « terrible danger “Mounier” », ajoutant : « Il faut s’attaquer au bolchevisme chrétien des P. D. [sic] avec vigueur. Vive la communauté humaine fraternelle et durement disciplinée et merde pour la personne humaine d’Emmanuel Mounier. Voilà le mot d’ordre. »

Deux jours plus tard, nouvelle lettre du même au même : « J’ai eu la visite de Jean de Fabrègues, de retour de captivité. Il a été au PPF [Parti populaire français de Jacques Doriot] et l’a quitté en même temps que nous. Il est à “Jeune France” et il est épouvanté de la tendance démocrassouillarde chrétienne qui y règne. Il est fervent catholique, mais de type dur. »

La normalisation de Jeune France était en marche. Le conseil donné par Fabrègues à Chérier d’un remaniement complet du personnel en poste est bientôt suivi d’effet. Dans le cadre d’une reprise en main généralisée, annoncée par le discours de Pétain du 12 août (« De plusieurs régions de France, je sens se lever depuis quelques semaines un vent mauvais… »), Mounier va faire partie des charrettes. Déjà en juillet, on lui avait intimé l’ordre de ne plus faire de conférence à Uriage16. Le 25 août, il prend connaissance d’un avis de Paul Marion qui, au nom du chef du gouvernement, l’amiral Darlan, lui signifie l’interdiction d’Esprit. Réaction : « Pas l’ombre d’une tristesse ou d’une amertume. Le scénario se déroule comme je l’avais prévu, voulu. Il a seulement duré six mois de plus que je n’aurais cru. » En septembre, Schaeffer reçoit l’ordre de mettre fin à la collaboration de Mounier à Jeune France.

Le 15 janvier 1942, Mounier est arrêté à Lyon pour complicité avec les activités du mouvement de résistance « Combat » (à ne pas confondre avec la revue nationaliste Combat). Interné à la prison de Clermont-Ferrand, il est ensuite gardé en résidence forcée dans la même ville, avant d’être frappé d’« internement administratif » et conduit à Vals, le 2 mai, à l’hôtel du Vivarais. Le 18 juin, la radio anglaise annonce : « Aujourd’hui pour protester contre leur embastillage et les lois tyranniques du régime vichyssois, quatre Français ont commencé la grève de la faim : Emmanuel Mounier, Bertie Albrecht [secrétaire d’Henri Frenay], Jean Perrin et François-Régis Langlade. » Le 7 juillet, Mounier et ses compagnons de détention sont transférés à la prison Saint-Paul à Lyon. Leur procès a enfin lieu, du 19 au 25 octobre 1942. Le 30, malgré « des présomptions troublantes de culpabilité », Mounier est relaxé « au bénéfice du doute ».

Dans un piteux état de santé, Mounier se retire alors à Dieulefit, dans la Drôme, avec sa femme et sa fille Anne. C’est là qu’il poursuit son œuvre, tout en collaborant aux Cahiers politiques clandestins du CGE17 : « Problèmes sociaux de demain » (avril 1943), « Pourquoi je suis républicain ? » (juillet 1943), « Vers l’avenir dans la clarté » (éditorial, novembre 1943), « Pour la France de demain. Libres réflexions d’un catholique de la résistance » (janvier 1944). En 1943 et 1944, deux « congrès » clandestins de la revue Esprit se tiennent à Dieulefit, auxquels participent Paul Flamand, Henri Marrou, Jean Lacroix, Pierre Emmanuel, André Mandouze, Gilbert Dru (fusillé par les Allemands en 1944), Hubert Beuve-Méry, futur directeur du Monde… Dès le mois de décembre 1944, la revue Esprit reparaît.

On peut se demander en quoi le fondateur d’Esprit a mérité le sévère jugement qu’on a plus tard porté sur lui. Distinguons les deux périodes de l’avant- et de l’après-guerre. Pour les années trente, l’antifascisme de Mounier est affirmé dès les premiers numéros de la revue, mais cet antifascisme est doublé de la critique durable, répétée, du libéralisme. En cela Mounier rejoint la critique marxiste : « La démocratie politique n’est plus que le masque d’une oligarchie économique. » Mais lui n’est pas marxiste. Il serait plutôt socialiste autogestionnaire, inspiré de Proudhon, hostile également au régime capitaliste et au système parlementaire. Or les fascistes se réclament, eux aussi, de l’anticapitalisme et de l’antiparlementarisme. Les fascistes, eux aussi, veulent en finir avec « l’homme bourgeois ». Les fascistes, eux aussi, en appellent à une révolution, autre que la révolution marxiste.

A s’en tenir à ces points de doctrine communs, certains ont pu laisser entendre que, même si Mounier n’était pas un pur « fasciste », il n’en grossissait pas moins un courant qui allait dans le sens fasciste. Cet amalgame est on ne peut plus discutable, non seulement en raison des textes de Mounier qui sont explicitement antifascistes, mais mieux encore en raison de ses positions, de ses engagements, et de ses appels, dans Esprit et ailleurs. Combien d’intellectuels français auront pu se vanter d’avoir été comme lui l’accusateur de l’agression mussolinienne en Éthiopie, pays membre de la Société des nations ; d’avoir nourri sa revue de protestations contre la croisade franquiste ; d’être passé du pacifisme au refus de Munich ; d’avoir réclamé une politique de « salut public » face au danger hitlérien ; d’avoir maintenu vigilance et intransigeance contre l’antisémitisme ?

Le procès intenté à Mounier s’est trouvé alimenté par la période 1940-1941, où l’on a cru pouvoir accuser Mounier d’un ralliement à la Révolution nationale. En 1940, et au moins jusqu’à la fin de la bataille d’Angleterre, Mounier a jugé que la guerre était pratiquement finie. Comme beaucoup, et rares étaient ceux qui, comme de Gaulle, ont perçu la dimension mondiale du conflit et donc les futurs retournements de situation, Mounier n’a pas eu la lucidité politique qui entraîna les résistants de la première heure. Spéculant sur une Europe en passe de devenir « totalitaire » et de le rester longtemps, il en a déduit une stratégie d’action intellectuelle et spirituelle, sinon dans le régime de la Révolution nationale, à tout le moins à travers celui-ci, en mettant explicitement entre parenthèses cette question même du régime. De ce point de vue, l’histoire lui a donné tort. Souhaiter « tranquillement » la victoire anglaise avait paru trop facile aux yeux de Mounier, il lui fallait agir, et il agit avec ses propres moyens, qui étaient ceux d’un homme physiquement handicapé (sourd d’une oreille, il avait aussi perdu l’usage d’un œil depuis ses treize ans) mais d’une débordante énergie intellectuelle.

Refusant tous les régimes qui se disputaient les pays d’Europe avant 1940, aussi bien les régimes totalitaires que la démocratie parlementaire, Mounier, contrairement à un de Gaulle, lui aussi antilibéral, antimarxiste et antifasciste, mais sachant à quel régime constitutionnel il saurait se vouer, n’avait pas de solution. Il ne cesse de répéter, du reste, qu’il n’intervient pas en tant que politique, qu’il faut relativiser le politique, que la primauté du spirituel doit présider à toute reconstruction d’une vie publique. Il croit donc pouvoir combattre la « contagion du nazisme » en préservant, là où il est, les chances de la « révolution spirituelle » à laquelle il aspire. Antimaurrassien, il avait condamné le mot d’ordre : « Politique d’abord ! » Il est pourtant des situations où la consigne est juste – y compris quand la politique se poursuit par cet autre moyen qui s’appelle la guerre18.


1.

Nous suivons ici J. Lacouture, Malraux, op. cit.

2.

S. de Beauvoir, La Force de l’âge, Gallimard, 1960, p. 508.

3.

R. Aron, Mémoires, Julliard, 1983.

4.

R. Aron, Chroniques de guerre. La France libre, 1940-1945, Gallimard, 1990.

5.

E. Mounier, « Les deux Allemagnes », Esprit, février 1940.

6.

E. Mounier, « A l’intelligence française », Marianne, 21 août 1940.

7.

On comprendra les problèmes posés à la société française par la victoire allemande de 1940 et le contexte singulier de ces années-là en lisant le livre de Philippe Burrin, La France à l’heure allemande, Seuil, 1995.

8.

Voir Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier, no 39, avril 1972.

9.

Je cite cette lettre dans mon Histoire politique de la revue Esprit, 1930-1950, op. cit. – rééd. sous le titre « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, op. cit., ouvrage auquel je renvoie pour l’analyse du contenu de ces numéros et pour la description des ruses avec la censure.

10.

Ibid., p. 234.

11.

E. Mounier, « Charles Péguy et le problème juif », Esprit, février 1941.

12.

Entretiens (Carnets de Mounier), 4 avril 1941, cité par B. Comte dans sa mise au point détaillée, « Emmanuel Mounier devant Vichy et la Révolution nationale en 1940-41 : l’histoire réinterprétée », Revue d’histoire de l’Église de France, no 187, juill.-décembre 1985.

13.

Créés par Henry Dhavernas en juillet 1940, les « Compagnons de France » se proposaient de prendre en charge les jeunes chômeurs, pour leur donner du travail et une formation professionnelle. Le mouvement évolua vers un « scoutisme politique » au service de la Révolution nationale. Accusé d’être pénétré par « de nombreux agents ennemis » et d’avoir « corrompu la jeunesse », il sera dissous en janvier 1944 par Laval.

14.

« Jeune France » a été étudiée par V. Chabrol, dans sa thèse Jeune France. Une expérience de recherche et de décentralisation culturelle (novembre 1940-mars 1942), Université de Paris-III, 1974.

15.

Série F. 1. A., liasses 3686 à 3696. Papiers Chérier, du cabinet du ministre de l’Intérieur Pierre Pucheu. Dossier « Jeune France » et diverses liasses sur les problèmes de jeunesse.

16.

Voir B. Comte, Une utopie combattante. L’École des cadres d’Uriage 1941-1942, Fayard, 1991, p. 183.

17.

Le Comité général d’études (CGE) avait été créé par Jean Moulin en 1942 et était animé notamment par Alexandre Parodi et François de Menthon. Il avait pour but de réfléchir à la France de l’après-Libération.

18.

Pour une étude plus développée, voir M. Winock, « Vichy et le cas Mounier », L’Histoire, no 186, mars 1995.