A son ami Marcel Jouhandeau, qui avait accepté de se rendre avec d’autres écrivains français1 à Weimar à l’invitation de l’Institut allemand en octobre 1941 et qui évoque le « courage » qui lui sera nécessaire, étant donné le tour des événements, Jean Paulhan répond, en mars 1944 : « Bien cher Marcel, de ton courage personne (ni surtout moi) ne doute. Mais en ce moment, je te prie, n’en parle pas. Ouvre les yeux. Tu n’es pas exposé. Ce n’est pas toi qui es exposé. Ce n’est pas toi qui viens de mourir en prison, c’est Max Jacob. Ce n’est pas toi qui as été tué par des soldats ivres, c’est Saint-Pol Roux. Ce n’est pas toi qui as été exécuté, après un jugement régulier, c’est Jacques Decour, c’est Politzer. Ce n’est pas toi qui es forcé de te cacher pour échapper à l’exécution, à la prison ; c’est Aragon, c’est Éluard, c’est Mauriac. Ce n’est pas toi qui es déporté en Allemagne, c’est Paul Petit, c’est Benjamin Crémieux. Ce n’est pas toi qui es en prison, en cellule, c’est Desnos, c’est Lacôte. Dans un temps où nous avons tous à montrer du courage, tu es le seul (peu s’en faut) qui ne soit pas menacé, qui mène une vie prudente et paisible2… »
Max Jacob est mort au camp de Drancy le 5 mars 1944. La mort de Saint-Pol-Roux est consécutive à l’irruption chez lui, à Camaret-sur-Mer, dans la nuit du 22 au 23 juin 1940, d’une soldatesque avinée qui tua sa servante et viola sa fille ; Aragon, dans la clandestinité au moment où Paulhan écrivait sa lettre, avait publié, à Nice, dans Poésie 41 de Pierre Seghers (décembre 1940-janvier 1941) un « Saint-Pol Roux ou l’espoir », où il avait mêlé le nom du poète français à ceux de Lorca et de Machado, honnis du régime de Franco. Jacques Decour et Georges Politzer ont été fusillés au Mont-Valérien le 30 mai 1942. Paul Petit, ami de Claudel, qui éditait clandestinement La France continue a été arrêté le 7 février 1942 ; il sera exécuté à Cologne, le 24 août 1944. Benjamin Crémieux mourra en déportation à Buchenwald ; Robert Desnos, au camp de Terezín. René Lacôte, sauvé, tiendra la chronique de poésie dans Les Lettres françaises après la Libération.
Dans son énumération, Paulhan oublie de se citer lui-même. Les jours de prison que lui a valus sa participation au « réseau du Musée de l’Homme » et à son journal Résistance ne l’amènent nullement à se retrancher dans l’attentisme. Occupant le bureau contigu à celui de Drieu chez Gallimard, il anime la Résistance intellectuelle, jouant si bien le jeu que la plupart de ses proches ignorent ses activités secrètes et les risques qu’il prend. Dominique Aury, sa future compagne, qui prépare alors des anthologies de poésie, lui présente un jour un numéro des Lettres françaises qu’elle distribuait sans se douter que Paulhan en était l’un des fondateurs, avec un certain nombre d’écrivains communistes.
Après l’armistice de juin 1940, la ligne officielle du Parti communiste reste dans le sillage du pacte germano-soviétique. En l’absence de Maurice Thorez, réfugié en URSS, Jacques Duclos est devenu le chef du Parti clandestin, assumant les directives du Komintern. C’est ainsi qu’une démarche est entreprise auprès des autorités allemandes pour faire reparaître L’Humanité. Dans ses numéros clandestins, le PCF y dénonçait « la guerre impérialiste », s’en prenait aux Anglais et au général de Gaulle, tout en stigmatisant le régime réactionnaire de Vichy. Loin du « Centre » – la direction officielle du PCF n’entrera dans la Résistance qu’à partir du jour où l’Allemagne nazie envahit l’Union soviétique, en juin 1941 –, des communistes s’engagent dès le début de l’Occupation dans un combat qui poursuit les objectifs de l’antifascisme d’avant le pacte. Ainsi les étudiants communistes qui se joignent aux étudiants gaullistes lors de la manifestation du 11 novembre 1940 à Paris, qui entraînera la mort de plusieurs d’entre eux. Ainsi, Charles Tillon dans la région bordelaise, Auguste Havez dans l’Ouest, Georges Guingouin dans le Limousin… Ces isolés sont peu à peu renforcés, notamment par des intellectuels qui purent diffuser des écrits antifascistes. Et aussi L’Université libre, fondée par le philosophe Georges Politzer, le physicien Jacques Salomon et l’écrivain germaniste Daniel Decourdemanche, ancien rédacteur en chef de Commune, dit Jacques Decour, en novembre 1940, initialement en marge de la ligne officielle du PCF3, où se retrouvent les noms de Langevin et de Joliot-Curie. En mars 1941, Politzer publie une réfutation des thèses nazies de Rosenberg, Révolution et Contre-Révolution au XXe siècle ; au même moment, Gabriel Péri lance sa brochure, Non, le nazisme n’est pas le socialisme. Aragon, en zone non occupée, fait paraître des poèmes que beaucoup savent lire entre les rimes et qui formeront une bonne partie du Crève-Cœur. Rendant visite à Aragon et à Elsa, réfugiés alors à Carcassonne, Jean Paulhan entend ainsi, un soir de fin d’été 1940, le poète leur réciter « Les Lilas et les Roses ». De mémoire, il le transcrit et le donne au Figaro où on put le lire le 21 septembre 1940 :
Ô mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas et les roses
Ni ceux que le printemps dans ses plis a gardés
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu
Je n’oublierai jamais les lilas et les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus
Louis Aragon et Elsa Triolet apprennent la publication du poème une fois arrivés aux Angles, près de Villeneuve-lès-Avignon, où Seghers les avait conduits. C’est là que celui-ci met au point le recueil Poésie 40, qui deviendra Poésie 41, et la suite. Installé plus tard à Nice avec Elsa, Aragon découvre le recueil d’Éluard, Le Livre ouvert I. Retrouvailles : Aragon et Éluard ne s’étaient pas serré la main depuis la brouille de 1932. Ils se revirent, de nouveau amis dans la Résistance, et bientôt au sein du Parti communiste auquel Éluard adhéra au début de 1943. A partir de l’été 1941, le Parti communiste n’avait plus qu’une seule ligne : la défense de l’URSS se confondait désormais de nouveau, comme de 1935 à 1939, avec la défense de la patrie. Les communistes et leurs écrivains étaient appelés à s’allier à tous ceux qui combattaient l’Allemagne hitlérienne.
Elsa et Aragon regagnent Paris en juin 1941, après quelques semaines de prison à Tours, pour s’être fait prendre par les Allemands en passant la ligne de démarcation sans laisser-passer. A Paris, Aragon, Elsa se retrouvent chez le peintre Édouard Pignon, avec Georges Politzer, Danielle Casanova, Jacques Decour. Decour veut créer un hebdomadaire et regrouper les écrivains de la Résistance de la zone nord dans un Comité national des écrivains, qui serait la section littéraire du Front national pour la libération et l’indépendance de la France. Il a contacté Jean Paulhan, son éditeur chez Gallimard, et Jacques Debû-Bridel – qui portent sur les fonts baptismaux Les Lettres françaises. Decour et Paulhan en assurent la direction, en même temps qu’est mis sur pied, en décembre 1941, le Comité national des écrivains réunissant en zone nord Jean Blanzat, Louis Martin-Chauffier, Jean Guéhenno, le R.P. Meydieu, Claude Morgan, François Mauriac, Édith Thomas, chartiste, historienne et romancière, travaillant aux Archives nationales… C’est dans l’appartement de celle-ci, rue Pierre-Nicole, dans le quartier du Val-de-Grâce, que se retrouvent les écrivains du CNE à partir de février 1943. Édith Thomas distribue aussi les ouvrages des éditions de Minuit clandestines4. Membre du Parti communiste, auquel elle adhère en 1942, elle a déjà collaboré à la presse du Front populaire. Indignée par le pacte germano-soviétique, dont elle a appris la nouvelle au sanatorium du plateau d’Assy, où elle soignait depuis juin sa tuberculose, elle avait écrit à Jacques Decour, en septembre : « De quel côté regarder ? Je ne sais plus. A quel point j’envie vos certitudes. » Rentrée à Paris, après une convalescence à Arcachon, elle trouve vite la filière de ceux qui vont former avec elle le CNE, Claude Morgan, Jean Paulhan et les autres. En juillet 1941, recopiant un poème d’Aragon – le Crève-Cœur vient de paraître chez Gallimard –, Édith Thomas note dans son Journal : « Il sera beaucoup pardonné à Aragon pour avoir écrit et publié maintenant sa “Santa Espina5”. »
Je veux croire qu’il est encore des musiques
Au cœur mystérieux du pays que voilà
Les muets parleront et les paralytiques
Marcheront un beau jour au son de la cobla
Et l’on verra tomber du front du Fils de l’Homme
La couronne de sang symbole du malheur
Et l’Homme chantera tout haut cette fois comme
Si la vie était belle et l’aubépine en fleurs
Le premier numéro des Lettres françaises s’élabore lorsque Jacques Decour est arrêté en février 1942, ainsi que Danielle Casanova, Jacques Salomon, Georges Dudach : la liaison avec l’imprimerie qui passe par le seul intermédiaire de Decour est anéantie, en même temps que ce numéro mort-né contenant des textes de Georges Limbour, de Pierre de Lescure, de Jacques Debû-Bridel, des notes de François Mauriac et de Jean Paulhan, le récit dramatique de la mort des otages de Châteaubriant… En avril, Paulhan avait dû se cacher quelque temps, à la suite de la dénonciation lancée contre lui et Bernard Groethuysen par Élise Jouhandeau. Après la guerre, Paulhan, ne mâchant pas ses mots, traitera l’héroïne malgré elle des Chroniques maritales d’« immonde putain6 ». Le « nouveau » premier numéro des Lettres qui sort en septembre 1942 sous la direction de Claude Morgan n’est qu’une modeste feuille ronéotypée. On y lit le manifeste du Front national des écrivains, qui se termine ainsi : « Les Lettres françaises sera notre instrument de combat et par sa publication, nous entendons nous intégrer, à notre place d’écrivains, dans la lutte à mort engagée par la Nation française pour se délivrer des oppresseurs7. » Par la suite, le Comité national des écrivains se développant, le journal en reflète mieux le parti pris œcuménique et accentue sa dimension littéraire8. G. Adam réussit à le faire imprimer sur les machines de Paris-Soir, très collabo, grâce aux typographes du quotidien. « A notre place d’écrivains », le premier numéro des Lettres françaises, publié en septembre 1942, ne se distingue guère d’une publication de propagande. Claude Morgan en est parfaitement conscient : « J’étais […] atterré à l’idée que ce numéro 1 allait être distribué aux membres du Comité et je priai les dieux que Paulhan ne le reçût jamais. Il le reçut naturellement et le jugea fort mauvais, ce qu’il était9. »
Jean Paulhan est aussi un intermédiaire entre les écrivains et les éditions de Minuit, fondées à l’automne 1941 par Jean Bruller – le futur Vercors – et Pierre de Lescure. Principale maison d’édition clandestine, elles publieront pendant l’Occupation vingt-cinq titres, sous pseudonymes : François Mauriac est Forez, Aragon François la Colère, Jean Guéhenno Cévenne, Jean Cassou Jean Noir, Julien Benda Comminges… Le plus grand succès revint à Jean Bruller, un graveur, qui, sous le nom de Vercors, écrivit Le Silence de la mer, achevé en février 1942, l’ouvrage emblématique de la Résistance littéraire10.
Mauriac n’est donc pas en reste. Après quelques semaines d’hésitation, au cours de l’été 1940, où il avait cru pouvoir se rallier à Pétain, comme en témoignent ses articles du Figaro, à Lyon, il s’est vite ressaisi11. Plus tard, non sans modestie, il expliquera à Jacques Debû-Bridel comment il fut poussé vers la Résistance par ses détracteurs : « Il n’y a pas eu vraiment de choix de ma part, parce que j’étais la tête de Turc et que j’ai été dès le commencement la tête de Turc de la presse “collaborationniste”. Même si j’avais pu me poser la question au début, je me suis trouvé complètement isolé, traité en ennemi. Je leur en suis reconnaissant parce qu’ils m’ont aidé à prendre conscience de ce que j’étais12… » Il sera l’unique académicien du CNE jusqu’en 1944.
Mauriac ne quitte jamais la zone occupée, faisant la navette entre Malagar et Paris. Depuis que, le 17 août 1940, son ami Maurice Schumann l’a salué dans son émission de Radio-Londres (« De même que certains maîtres italiens nous offrent le spectacle du Christ en raccourci, de même vous êtes pour nous la France en raccourci, la France elle aussi crucifiée »), Mauriac, déjà dans le viseur des tireurs de la presse d’extrême droite depuis la guerre d’Espagne, en proie aux attaques et aux injures collabos, devient une des cibles privilégiées des Brasillach, Rebatet et consorts. La publication autorisée de sa Pharisienne, en mai 1941, aiguise un peu plus la haine de ses adversaires. En octobre, Mauriac a la satisfaction de recevoir une carte interzone de Gide : « Avec quel intérêt, avec quels frémissements parfois, j’ai dévoré La Pharisienne ! Quelle joie de passer avec vous ces quelques heures, et comme je me sentais près de vous ! fût-ce pour m’opposer à vous parfois… mais si peu. André Gide. » Plus tard, le 5 novembre 1943, Brasillach suggérera que l’entrée de Mauriac dans la Résistance était le résultat d’« un malaise aussi physiologique que moral » : « La conquête de Mauriac, académicien et bien-pensant, par l’antifascisme intellectuel, c’est une victoire du démon de midi. »
Mauriac ne manque pas de trouver en lui-même les raisons de sa révolte contre Vichy et la Collaboration. « Les deux seules phrases que j’aie écrites à la louange du Maréchal, et qui datent de juin 40, si elles ne furent suivies d’aucune autre, ce n’est pas que j’aie désespéré de lui, au moins durant deux années ; mais dès le premier jour et dès que je l’ai connu, j’ai exécré l’esprit de Vichy et les collaborateurs me l’ont certes rendu avec usure13. »
Sa correspondance le montre indigné par le Statut des Juifs en octobre 1940. Je suis partout, en juin 1941, lui interdit les cafés littéraires de Saint-Germain-des-Prés, ce qui ne l’empêche pas de les fréquenter sous la protection de son ami Jean Blanzat, « fort comme un bœuf ». Il y est victime d’un début d’agression, le 17 janvier 1942, rue du Dragon, aux cris de : « Mauriac, ami des Juifs ! » Quelques mois plus tôt, la Gestapo est venue perquisitionner chez lui, pour vérifier si ce n’est pas sur sa machine à écrire qu’ont été tapés des tracts. C’est l’époque où, aux Ambassadeurs, un certain Fernand Demeure fait une conférence sur le thème : « Un agent de la désagrégation : François Mauriac » – conférence chahutée du reste par les amis de l’auteur où Jean Paulhan et le père Maydieu s’en donnent à cœur joie, avant de quitter la salle avec leurs amis : « Guéhenno, comme moi, a beaucoup ri, écrit Paulhan à Mauriac. On avait fini par gagner tous nos voisins à la bonne cause. Il y avait peut-être 250 personnes dans la salle. Beaucoup de femmes. Pas un Allemand… »
L’auteur du Nœud de vipères fournit des articles à La Gazette de Lausanne, grâce à ses filles qui les transportent en tapinois à travers la ligne de démarcation. On pouvait lire dans l’un d’eux, du 9 octobre 1942 : « Telle revue exquise, en qui naguère encore se reflétait la littérature vivante [il s’agissait bien sûr de la NRF], ce n’est pas assez de dire qu’elle ne bat plus que d’une aile ; les manuscrits même n’arrivent plus à ce colombier déserté. En revanche, il semble que le séisme ait révélé partout des sources de poésie. Elles jaillissent surtout en zone non occupée. Je pense à des revues, à Poésie 42, à Fontaine… » Fontaine que dirige Max-Pol Fouchet à Alger. Il faudrait y ajouter Les Cahiers du Sud, de Jean Ballard, qui publièrent Simone Weil, André Breton, Saint-John Perse ; Confluences, à Lyon, qui, après quelques numéros maréchalistes, prend un autre ton sous la houlette de René Tavernier, d’où son interdiction d’août à octobre 1942 pour avoir imprimé les « Nymphées » d’Aragon. En 1944, Brasillach y dénoncera un repaire judéo-marxiste.
Jean Paulhan, agent recruteur des Lettres françaises du CNE et des éditions de Minuit, n’a pas de peine à entraîner son ami Mauriac dans chacun de ces hauts lieux de la résistance intellectuelle. Un moment, il songe même à le faire entrer dans un nouveau conseil de direction de la NRF. C’était en avril-mai 1942, quand Drieu, en pleine crise, exprimait son désir de passer la main. Paulhan, pour remplacer Drieu, a pensé à Paul Claudel, à Léon-Paul Fargue, à André Gide, à François Mauriac et à Paul Valéry. Le projet était trop audacieux. Drieu ne pouvait pas plus accepter la présence de Mauriac que les absences de Jouhandeau et de Montherlant ; il le signifia à Gallimard et, du coup, reprit le collier.
Mauriac collabore donc aux Lettres françaises clandestines. Aux éditions de Minuit, il donne Le Cahier noir sous le pseudonyme de Forez, dont le premier tirage sortit en août 1943. Texte court, de haute tenue, un des témoignages les plus authentiques de la Résistance, écrit avec des traits de flamme : « Le crime d’un gouvernement de raccroc, tenu à la gorge par un ennemi sans entrailles, ce fut de jouer au gouvernement libre. Un pantin dont tous les fils étaient tirés par un démon… »
A dater de cette publication, et même sans avoir été démasqué par les autorités d’Occupation ou des membres zélés de la Milice, Mauriac doit souvent se cacher, tout comme Aragon et tant d’autres. Jean Blanzat à Paris, Gaston Duthuron en Gironde, Émile Roche en Seine-et-Oise (son voisin de campagne à Vémars) lui offrent un gîte provisoire. Jean Paulhan, lui aussi, est menacé. Prévenu par le lieutenant Heller d’une visite matinale de la part des Allemands, il réussit à s’enfuir de son appartement de la rue des Arènes par les toits, pour aller se réfugier auprès d’un ami, près de la porte Maillot.
Paul Claudel, frère de François Mauriac en religion, et septuagénaire confirmé, avait eu, comme celui-ci et comme tant d’autres, sa saison « maréchaliste » en 1940. Le 10 juillet, jour de l’effondrement de la République, il s’était réjoui dans son Journal de la fin de « la domination des francs-maçons et des instituteurs ». La rencontre Pétain-Hitler à Montoire, en octobre, avait commencé à l’alerter : « On cède tout. La France se remet comme une fille à son vainqueur. » En novembre, il s’élève contre un « article monstrueux du cardinal Baudrillart dans La Croix nous invitant à collaborer “avec la grande et puissante Allemagne” ». Dès lors, Claudel égrène sa fureur contre les « catholiques de l’espèce “bien-pensants” [qui] sont décidément écœurants de bêtise et de lâcheté ». A plusieurs reprises, il parle de la « honteuse », de la « monstrueuse » condamnation de Jean Zay, ancien ministre du Front populaire. Attitude néanmoins ambivalente, puisque c’est un peu plus tard, le 25 décembre 1940, qu’il compose son « Ode au maréchal Pétain14 ». Dans les mois qui suivent, Claudel se détache de plus en plus nettement de Vichy : il « a compris ». En mai 1942, apprenant coup sur coup la mort du cardinal Baudrillart et l’exécution des otages raflés à la suite des attentats de Nantes sur des officiers allemands, il écrit au cardinal Gerlier, qu’il a déjà houspillé :
« Brangues, le 26 mai 1942,
« J’ai lu avec grand intérêt le récit des splendides funérailles, officielles et religieuses, faites à Son Éminence le cardinal Baudrillart. Sur le cercueil du défunt figurait une couronne offerte par les autorités d’Occupation. Un tel hommage était bien dû à ce fervent collaborateur.
« Le même jour j’écoutais le récit de l’exécution des vingt-sept otages de Nantes. Quand les collaborateurs les eurent mis sur des camions, ces Français se mirent à chanter La Marseillaise. […]
« On les fusilla par groupes de neuf dans une sablonnière. L’un d’eux, Gaston Mouquet, un garçon de dix-sept ans, s’était évanoui. On le fusilla tout de même.
« Il était très grand et son corps ne put entrer dans le cercueil préparé. Alors un soldat allemand s’arma d’une barre de fer et lui cassa les jambes.
« “Communiste !” fit-il remarquer avec un bon sourire. “Pas Français !”[…]
« Pour l’émule de Cauchon, l’église de France n’a pas eu assez d’encens. Pour les Français immolés, pas une prière, pas un geste de charité ou d’indignation. »
En septembre 1942, Claudel s’émeut des « horribles persécutions contre les Juifs » et salue la « protestation courageuse de l’admirable archevêque de Toulouse, Mgr Saliège, à demi paralysé, de l’évêque de Montauban et enfin ! du cardinal Gerlier. » Puis, avec une émotion un peu grandiloquente : « La guerre du Christ est déclarée contre les gens de Vichy. De la part de Laval tout cela est naturel, mais que penser du Maréchal ! Un degré de plus dans la honte ! Le même infâme qui écrit à Hitler pour le féliciter d’avoir libéré la France de l’agression anglaise et d’avoir nettoyé le territoire des agresseurs. Y aura-t-il jamais assez de crachats pour cette gueule de traître ! »
Commentant la bataille de Stalingrad, il a encore ce mot : « Pendant ce temps notre ineffable Maréchal expédie à son maître Hitler des chargements entiers de Juifs réfugiés empilés dans des wagons plombés. » Et, au bout du compte horrible de l’Occupation, cette nouvelle qu’il reçoit par la radio le 23 août 1944 : Paris est libéré… « J’écoute ces nouvelles en sanglotant. »15
La Suisse, pendant ces années noires, constitue pour bien des écrivains français de la Résistance un espace de liberté. Pierre Jean Jouve publie ses nouveaux recueils de vers, et notamment La Vierge de Paris, à Fribourg. Aragon donne aux éditions Ides et Calendes, à Neuchâtel, Les Yeux d’Elsa en même temps qu’un recueil de Pierre Emmanuel, ce qui amena Drieu, dans la NRF d’octobre 1942, à traiter celui-ci de « Suisse furieux », Juif et communiste de surcroît. Albert Béguin, surtout, l’auteur de L’Ame romantique et le Rêve, professeur de littérature française à l’université de Bâle, crée Les Cahiers du Rhône, avec la collaboration de son ancien élève Bernard Anthonioz. Il s’agissait d’une série de livres qui furent publiés en Suisse à partir de 1941. Béguin, converti au catholicisme, entendait prendre la relève des publications françaises interdites : Esprit de Mounier, Temps nouveaux du démocrate-chrétien Stanislas Fumet : « Il n’y avait plus rien en France qui représentât la pensée chrétienne libre et nous avons entrepris de publier en Suisse tout ce qui ne pouvait pas être imprimé en France, mais qui pouvait plus aisément passer la frontière, grâce à certaines complicités à la censure de frontière, qui était plus souple, et nous avons publié une série de volumes où il y avait aussi bien les poèmes d’Aragon – Les Yeux d’Elsa ont paru là – que les livres de Maritain de l’époque, que tous les résistants de la résistance intellectuelle que nous avons pu publier et répandre16. » On y trouve Poésie et Vérité 1942 de Paul Éluard, Brocéliande de Louis Aragon, Poèmes de la France malheureuse de Jules Supervieille, Sort de l’Homme de Jacques Maritain, Poèmes d’ici de Loys Masson, Prière d’Abraham de Pierre Emmanuel, Miroir de la Rédemption de Jean Cayrol… C’est également en Suisse que trouve refuge l’une des plus originales entreprises de la « littérature de contrebande », cet « art de faire naître des sentiments interdits par des paroles autorisées » (Aragon). Si le poète Jean Lescure réussit à faire paraître à Paris le premier numéro de Messages, Cahiers de la poésie française (mars 1942), la deuxième livraison, Exercice de silence (décembre 1942), doit être imprimée en Belgique ; la troisième, Domaine français, l’est à Genève, aux éditions des Trois Collines17 (août 1943). Rassemblant des textes inédits d’auteurs tels que Claudel, Valéry, Queneau, mais aussi Bataille, Ponge, Leiris ou Gide, Domaine français est un peu la Pléiade de la littérature en guerre. C’est aussi une opération de recrutement pour la clandestinité : de nombreuses signatures de Domaine français se retrouveront, sous pseudonyme, dans la première anthologie poétique clandestine, L’Honneur des poètes (Éd. de Minuit, 1943).
La France libre voit la naissance d’un nouvel écrivain, Romain Gary, qui a rejoint l’Angleterre dès juillet 1940. Navigateur-bombardier du groupe Lorraine, héros de la guerre, futur Compagnon de la Libération, Gary écrivit pendant les années de tourmente son premier roman, Éducation européenne, propre à exalter « le courage des hommes dans leur lutte contre l’injustice et l’oppression ». A Londres, il fait la connaissance de Joseph Kessel, comme lui d’origine russe et juive, et de Raymond Aron. Gary donne son roman aux éditions Cresset Press en 1944. Le 26 janvier de cette année-là, il accomplit un exploit : l’avion où il se trouvait comme navigateur est attaqué : grièvement blessé au ventre, Gary parvient à guider de sa voix le pilote, lui-même atteint aux yeux, qui réussit à atterrir.
De l’autre côté de l’Atlantique, des écrivains aidèrent la résistance intellectuelle et spirituelle de la France. La plus grande voix est moins celle d’André Breton, à New York, peu porté au « nationalisme » (Benjamin Péret, à Mexico, fustigera en février 1945, dans Le Déshonneur des poètes, Aragon, Éluard, Pierre Emmanuel, pour y être tombé) que celles de Jacques Maritain, de Jules Supervielle, ou d’Antoine de Saint-Exupéry. L’auteur de Terre des hommes publie Pilote de guerre, en 1942, Lettre à un otage, en 1943 – textes empreints d’un humanisme exigeant qui défie le nazisme. « Saint-Ex » mourra en mission de guerre, le 11 juillet 1944. Voix aussi de Georges Bernanos qui, établi au Brésil, multiplia les articles (une partie constituera le recueil Le Chemin de la Croix des âmes) et lança un de ses plus remarquables « écrits de combat », sa Lettre aux Anglais, entreprise dès décembre 1940 : « Il est vrai que la nuit s’est faite sur mon pays, et peut-être n’en verrai-je pas la fin, mais je n’ai pas peur de la nuit, je sais bien qu’en allant jusqu’au bout on retrouve une autre aurore18. » Dans cette philippique explosive, où il ne doute pas de la victoire des Alliés sur Hitler, Bernanos se demande s’ils sauront gagner la paix. Ce livre était aussi le procès de la bourgeoisie française, tous partis confondus, y compris l’Église embourgeoisée, cette bourgeoisie « qui aimait infiniment moins la France qu’elle ne redoutait la Révolution ». En appelant à la Justice de l’Évangile, il proclame : « Nous attendons de l’Église ce que Dieu lui-même en attend : qu’elle forme des hommes vraiment libres, une espèce d’hommes libres particulièrement efficace, parce que la liberté n’est pas seulement pour eux un droit, mais une charge, un devoir, dont ils rendront compte à Dieu. »
Plutôt que de terminer sur le martyrologe de la résistance intellectuelle19, des historiens Marc Bloch (assassiné par les nazis en juin 1944) et André Déléage aux philosophes Jean Cavaillès et Jean Gosset, du communiste Guy Mocquet au chrétien Gilbert Dru, ou à Maurice Halbwachs morts en déportation, ou à Gabriel Péri, qu’il nous suffise de transcrire les vers de Jean Prévost – alias le capitaine Goderville tué les armes à la main, le 1er août 1944, avec quatre de ses camarades, à Engins, au pied du Vercors :
Pas un regret ne m’importune
Je suis content de ma fortune
J’ai bien vécu
Un homme qui s’est empli l’âme
De trois enfants et d’une femme
Peut mourir nu20
La délégation, outre Jouhandeau, comprenait : Pierre Drieu La Rochelle, Ramon Fernandez, André Fraigneau, Robert Brasillach, Jacques Chardonne et Abel Bonnard. Les congressistes passèrent par Vienne et Berlin où ils furent reçus par Goebbels. Sur le voyage des artistes (peintres et sculpteurs) qui suivit en novembre – Paul Belmondo, Henri Bouchard, André Derain, Charles Despiau, André Dunoyer de Segonzac, Othon Friesz, Paul Landowski, Raymond Legueult, Louis Lejeune, Roland Oudot, Cornelis Van Dongen, Maurice de Vlaminck – voir L. Bertrand Dorléac, L’Art de la défaite, Seuil, 1993, p. 74 sq.
J. Paulhan, op. cit., p. 351-352.
N. Racine-Furlaud, « L’Université libre, novembre 1940-décembre 1941 », in J.-R. Azéma, A. Prost et J.-P. Rioux (dir.), Les Communistes français de Munich à Châteaubriant 1938-1941, PFNSP, 1987, p. 138.
J. Debû-Bridel, La Résistance intellectuelle, Julliard, 1970, p. 36.
É. Thomas, Pages de Journal 1939-1944, présenté par Dorothy Kaufmann, Viviane Hamy, 1995, p. 142.
Lettre à Florence Gould, citée par F. Badré, Paulhan le Juste, Grasset, 1996, p. 216.
J. Debû-Bridel, op. cit., p. 53.
P. Daix, op. cit., p. 388-389.
C. Morgan, « Vingt-trois mois d’action. Comment vécurent Les Lettres françaises », Les Lettres françaises, 9 septembre 1944.
Voir A. Simonin, Les Éditions de Minuit 1942-1955 : le devoir d’insoumission, IMEC Éditions, 1994, p. 85-99.
Nous suivons ici principalement le chapitre 16 du Mauriac de Jean Lacouture, op. cit., p. 357-398.
J. Debû-Bridel, op. cit., p. 97.
F. Mauriac, Nouveaux Mémoires intérieurs, in Œuvres autobiographiques, op. cit., p. 817.
« J’avais de la sympathie pour lui », dira-t-il plus tard, le 3 septembre 1942, à Henri Guillemin. Non sans ajouter : « Quand j’ai écrit mon ode sur lui, le jour de Noël 40, il était question d’une tournée officielle de L’Annonce faite à Marie. Le gouvernement devait donner 50 000 F de subvention à la première. Maintenant, j’ai compris… » (P. Claudel, Journal II, 1933-1955, Gallimard « La Pléiade », 1969, p. 1043, note 3.
Dans la première édition de ce livre, je n’avais pas mentionné l’attitude de Paul Claudel pendant les « années noires » – si ce n’est son « Ode » trop fameuse au maréchal Pétain. C’est Philippe Sollers qui m’a signalé les pages de son Journal que je n’avais pas lues, concernant 1940-1944. Il m’a semblé que, entre autres oublis, celui-là devait être réparé, tant l’image de réactionnaire colle à la mémoire de celui qui avait soutenu Franco et écrit son poème à la gloire de Pétain. Le fait que, de tout temps, Claudel fut détesté par Maurras (et c’était réciproque) aurait dû m’alerter sur ce qui, chez lui, malgré son fanatisme catholique (il se dit lui-même « ultra-catholique »), en faisait un réfractaire à Vichy.
« Entretien avec Albert Béguin », Esprit, décembre 1958, p. 760.
F. Lachenal, Éditions des Trois Collines, IMEC Éditions, 1995, p. 36-42.
G. Bernanos, Essais et Écrits de combat, op. cit., II, p. 15.
Voir La Liberté de l’Esprit, Visages de la Résistance, Lyon, La Manufacture, no 16, novembre 1987.
J. Garcin, Pour Jean Prévost, Gallimard, 1994. La thèse de Prévost, La Création chez Stendhal, avait été publiée en 1942.