La guerre n’a pas seulement cassé des ordres anciens, suscité des révoltes nécessaires ; elle a fécondé, à travers un prodigieux brassage d’individus, des rencontres décisives. Certes, la genèse du surréalisme n’est pas toute enracinée dans la guerre mondiale ; certes, le mouvement puise son inspiration dans mainte source en amont, mais la guerre a mis en relation de jeunes hommes, qui se sont reconnu mêmes aspirations et mêmes refus.
Suivons celui qui sera le pivot du groupe, André Breton, silhouette élégante, à la beauté altière, au langage soigné. Plus libertaire que pacifiste, il résiste sans peine en 1914 à la « fièvre unanime » (il jugera plus tard Au-dessus de la mêlée un « livre sublime »). En février 1915, il est appelé sous les drapeaux et incorporé au 17e régiment d’infanterie. Ayant fait son année de PCN (propédeutique des études de médecine), il est versé, après ses classes à Pontivy, comme infirmier militaire, dans le service de santé à Nantes. C’est là qu’il fait la rencontre capitale de Jacques Vaché, qui se fait soigner pour une blessure à la jambe.
A ce moment, Breton, jeune poète, nourri d’abord des symbolistes, de Mallarmé, depuis peu de Rimbaud, correspond avec Paul Valéry, auquel il a envoyé ses premiers vers, et avec Apollinaire, « le lyrisme en personne », auquel il rendra visite pour la première fois en mai 1916. Mais, dit-il, « c’est à Jacques Vaché que je dois le plus. Le temps que j’ai passé avec lui à Nantes en 1916 m’apparaît presque enchanté. Je ne le perdrai jamais de vue »…
Brève rencontre : Vaché quitte Nantes en mai 1916, et Breton ne le revoit que cinq ou six fois avant sa mort au début de 1919. Mais une de ces rencontres qui donne un sens ou un autre sens à la vie. Fils d’officier, passé par l’École des beaux-arts, Vaché, avec ses allures de dandy impénétrable, oppose à l’absurdité de la guerre un refus constant d’abandon, de confidence ou de laisser-aller, et pratique ce que Breton appelle « la désertion à l’intérieur de soi-même1 ». Le sens de la dérision de Vaché n’épargne rien, pas même l’art et la poésie. L’exercice de désacralisation tous azimuts auquel il s’applique marque à jamais André Breton, initié par lui au contre-courant.
A la fin de 1916, Breton est affecté au centre neuropsychiatrique de Saint-Dizier. Expérience « décisive », selon lui, sur le déroulement de sa pensée2. Assistant du Dr Raoul Leroy, il s’initie en effet à la psychiatrie et découvre l’œuvre de Freud, qui n’est pas encore traduite en français, à travers le livre du Dr Régis et du Dr Hesnard, La Psychanalyse, paru en 1914. Initiation de taille, puisqu’elle sera à l’origine de l’écriture automatique, dont les premières expériences identifieront le premier groupe surréaliste.
En janvier 1917, Breton est autorisé à suivre au Val-de-Grâce les cours dispensés aux étudiants en médecine. C’est cette même année, en octobre, qu’il fait la connaissance, dans une chambrée du Val-de-Grâce, de Louis Aragon, également étudiant en médecine, également poète, également épris de Rimbaud, et qui va lui faire découvrir Lautréamont choisi par hasard dans le catalogue de prêt de « La Maison des amis des livres » d’Adrienne Monnier, rue de l’Odéon. Les deux amis lisent ensemble à haute voix Les Chants de Maldoror dans l’atmosphère apocalyptique de leurs nuits de garde remplies par le bruit des sirènes et les hurlements des malades.
Lors d’une de ses visites à Apollinaire, récemment trépané, Breton fait la connaissance de Philippe Soupault, qui était, dit-il, « comme sa poésie, extrêmement fin, un rien distant, aimable et aéré ». Aragon, Soupault, Breton (qui parle aux autres de Vaché), Fraenkel (un ami d’adolescence de Breton), tel est le premier noyau où s’échangent les ferveurs personnelles, qui deviennent des ferveurs communes : Jarry, Apollinaire – qui leur fait lire Sade –, Rimbaud surtout, Lautréamont en 1918… Il est remarquable qu’au rang de ces enthousiasmes figure en bonne place André Gide, dont on adore « l’admirable » Paludes, Le Prométhée mal enchaîné, et surtout Les Caves du Vatican, qui en 1918 suggère à Breton son poème « Pour Lafcadio » et à Aragon sa nouvelle La Demoiselle aux principes.
La dernière année de guerre est occupée par la recherche de « l’idée moderne de la vie ». Avec Paul Valéry, Jean Paulhan, Pierre Reverdy, André Breton entretient une correspondance sur les problèmes poétiques ; il fabrique aussi ses premiers collages pour ses amis. Surtout, avec Aragon et Soupault, il discute d’un projet de revue, qui voit finalement le jour en mars 1919. Elle s’appelle Littérature. Un titre, dira Breton, en forme d’antiphrase, « dans un esprit de dérision », « une étiquette de fantaisie ».
Le Manifeste de Tristan Tzara, publié en décembre 1918 par Dada 3, y a sa part sans doute. Le mouvement Dada, créé à Zurich en 1916, n’avait pas touché jusque-là Breton. Cette fois, il est conquis : « Le manifeste Dada vient d’éclater comme une bombe », écrit-il à Fraenkel. Et de préciser : « Il proclame la rupture de l’art, explique Breton, avec la logique, la nécessité d’“un grand travail négatif à accomplir”, il porte aux nues la spontanéité3. » Il s’ensuit une première lettre de Breton à Tzara, datée du 22 janvier 1919, seize jours après la mort de Vaché. Plus tard, en avril, il lui écrit : « Si j’ai en vous une confiance folle, c’est que vous me rappelez un ami, mon meilleur ami, Jacques Vaché, mort il y a quelques mois. »
Tzara, encore à Zurich, « où il mène grand tapage », n’arrivera à Paris qu’en janvier 1920. En attendant, le groupe de Breton s’enrichit de l’arrivée de Paul Éluard. Breton, qui en a entendu parler par Jean Paulhan et a lu Le Devoir et l’Inquiétude, lui écrit, ce mois même où paraît le premier numéro de Littérature, pour lui demander sa collaboration. Les deux hommes se rencontrent quelques jours plus tard, à l’hôtel des Grands Hommes, place du Panthéon, où Breton a pris une chambre, afin de rester à proximité du Val-de-Grâce où il est toujours à la fin de 1918. Une semaine plus tard, Aragon, en permission, leur lit chez lui le début d’Anicet.
Ce premier numéro de Littérature en quête du moderne, à la recherche de « l’esprit nouveau », était encore sage. Un numéro de transition, en somme. André Gide, qui est au sommaire, écrivait : « Je pressens un temps où l’on ne comprendra plus qu’à peine ce qui nous paraît vital aujourd’hui. » Le deuxième numéro, contenant un poème-programme de Tzara, amorce déjà un changement de ligne. Mais c’est en 1920 que Littérature l’accomplit, notamment en publiant dans le numéro 13 Vingt-trois Manifestes dada.
Tzara est donc arrivé à Paris en janvier, et Breton a donné son adhésion au mouvement Dada. Dans la mouvance de celui-ci, les œuvres de Picabia, Ernst, Arp, les tableaux iconoclastes de Duchamp substituent leur influence à celle d’autres collaborateurs de la revue, tels Paul Valéry, Max Jacob, Blaise Cendrars, Paul Morand, André Gide, qui s’éloignent. Celui-ci doit pourtant être flatté par l’hommage explicite des Lettres de guerre de Jacques Vaché (« J’accorde un peu d’UMOUR À LAFCADIO – car il ne lit pas et ne produit qu’en expériences amusantes – comme l’assassinat – et cela sans lyrisme satanique – mon vieux Baudelaire pourri ! ! ! Il fallait notre art sec un peu ; machinerie – rotatives à huile puante – vrombis – vrombis – vrombis… siffle ! – Reverdy – amusant le pohète, et ennuie en proses. Max Jacob, mon vieux fumiste – PANTINS – PANTINS – PANTINS – voulez-vous des beaux pantins de bois colorié ? Deux yeux – flamme-morte et la rondelle de cristal d’un monocle – avec une pieuvre machine-à-écrire – j’aime mieux. »). Bref, l’agitation Dada défraie la chronique de janvier à l’été 1920 : défis répétés, sketches, provocations, lectures publiques de manifestes, parfois sous les lancers d’œufs et de tomates…
André Breton a renoncé à ses études de médecine, à la grande fureur de sa mère, personne autoritaire et conformiste, pour qui cette annonce est pire que celle de la guerre. Paul Valéry lui trouve de quoi subsister en le recommandant à Gaston Gallimard, lequel lui offre un poste administratif à La Nouvelle Revue française. Mais la révolte pouvait-elle faire bon ménage avec la littérature bourgeoise ? Breton, qui en est conscient, quitte Gallimard au début de l’été 1920. Sa situation ne se stabilise qu’en fin d’année : après divers travaux qui lui ont permis de louer de nouveau une chambre d’hôtel, cette fois rue Delambre, il est présenté au couturier et collectionneur Jacques Doucet, qui l’engage l’année suivante comme conseiller artistique et bibliothécaire.
Le mouvement Dada connaît un second souffle en janvier 1921, et jusqu’à l’été ; le procès Barrès le 13 mai 1921 au cours duquel Benjamin Péret est apparu en Soldat allemand inconnu, d’où le déchaînement de la presse, n’y est pas étranger. Mais Breton et Aragon mettent de plus en plus en doute ces éclats renouvelés, qui ne débouchent sur rien. Breton, surtout, est déçu par Tzara, il n’accepte pas son pessimisme absolu et se lasse des « niaiseries » du mouvement.
En septembre, Breton épouse Simone Kahn ; Valéry est son témoin. A la fin de 1921, le groupe surréaliste est composé, qui va prendre ses distances avec Dada. Un premier noyau qui entoure Breton (Louis Aragon, Paul Éluard, Max Ernst, Benjamin Péret) fusionne avec un autre groupe (Jacques Baron, René Crevel, Robert Desnos, Max Morise et Roger Vitrac). Breton dira dans ses Entretiens qu’ils formèrent un ensemble dont la solidité et la cohésion n’avaient pas eu de précédent depuis les saint-simoniens.
Le surréalisme n’a pas succédé au dadaïsme ; sous celui-ci, celui-là avait percé dès le début : « La vérité, écrit Breton, est que, dans Littérature aussi bien que dans les revues Dada proprement dites, textes surréalistes et textes dada offriront une continuelle alternance. » Dès l’automne 1919, la revue de Breton publiait les trois premiers chapitres des Champs magnétiques, écrits par lui et Soupault, qui était le premier résultat des applications de l’écriture automatique. Cette cohabitation entre les surréalistes et Dada se termine en 1922, à la suite d’un projet de Congrès avancé par Breton (« Congrès international pour la détermination des directives et de la défense de l’esprit moderne »), qui visait à entraver le très fort courant de retour à l’ordre, à la tradition, au métier. En désaccord, Breton et Tzara polémiquent l’un contre l’autre dans Comœdia ; la querelle qui devient collective s’envenime4. Breton publie un PPC, « Après Dada » : « Dada, bien qu’il eût eu, comme on dit, son heure de célébrité, laissa peu de regrets : à la longue, son omnipotence et sa tyrannie l’avaient rendu insupportable5. »
Les surréalistes deviennent alors un mouvement pleinement autonome. Une nouvelle série de Littérature est lancée en mars 1922, bientôt aidée financièrement par Jacques Doucet, tandis que Gaston Gallimard accepte de se charger de sa diffusion. Nous n’entrerons pas dans la chronique du groupe, qui vit les années suivantes dans une alternance d’enthousiasme et de fatigue, qui connaît des tensions, des mises en cause, des départs, des arrivées (la rencontre d’André Breton et d’André Masson, l’apparition d’Antonin Artaud), des petits scandales, des polémiques, mais aussi une activité souvent éprouvante dans l’écriture automatique, le sommeil hypnotique, les investigations ludiques… Le groupe surréaliste est définitivement identifié en 1924 par le lancement d’une autre revue, La Révolution surréaliste, que préface le Manifeste du surréalisme rédigé par André Breton.
Le mot surréalisme avait été créé par Apollinaire ; l’acception qu’il en donnait, selon Breton, était la création verbale spontanée. Aragon désigne Les Champs magnétiques dans un article des Écrits nouveaux, le 8 septembre 1921, comme « un texte surréaliste6 ». En novembre 1922, Breton élargit la définition, dans Entrée des médiums (Littérature no 6) : le surréalisme n’est pas seulement un procédé d’écriture, mais une activité psychique « qui correspond assez bien à l’état de rêve, état qu’il est aujourd’hui fort difficile de délimiter ». Après une controverse estivale sur le mot, revendiqué par d’autres, ou pris dans une acception inédite par Picabia, le Manifeste du surréalisme était achevé d’imprimer le 15 octobre 1924. C’est trois jours après la mort d’Anatole France. Le 18 octobre, les surréalistes lui consacrent, on l’a vu, une oraison funèbre au vitriol : Un cadavre (« Que ce soit fête le jour où l’on enterre la ruse, le traditionalisme, le patriotisme, l’opportunisme, le scepticisme, le réalisme et le manque de cœur ! »). Le 1er décembre paraît le premier numéro de La Révolution surréaliste. Un triple bulletin de naissance que la presse ne peut ignorer. Maurice Martin du Gard, directeur des Nouvelles littéraires, consacre à André Breton et au Manifeste une chronique. Picabia, alors en bisbille avec Breton, soupçonne celui-ci d’en être l’auteur, à des fins publicitaires7.
Le Manifeste est l’acte officiel de naissance du surréalisme. Il récuse le réalisme, inspiré « du positivisme, de saint Thomas à Anatole France », fait de « médiocrité, de haine et de suffisance », et donnant lieu à ce genre facile qu’est le roman. Et Breton de citer Valéry, qui confiait qu’en ce qui le concernait il se refuserait toujours à écrire : Madame la marquise est sortie à cinq heures. Nous vivions sous le règne de la logique, tournant en cage : « L’imagination est peut-être sur le point de reprendre ses droits. » Il faut faire sa part au rêve, au merveilleux, aux désirs, bref aux sources de l’imagination poétique. Après avoir expliqué l’écriture automatique, en se référant à Freud, Breton en arrive à une définition, « une fois pour toutes », du surréalisme :
« SURRÉALISME, n. m. Automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale.
« ENCYCL. Philos. Le surréalisme repose sur la croyance à la réalité supérieure de certaines formes d’associations négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, au jeu désintéressé de la pensée. Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques et à se substituer à eux dans la résolution des principaux problèmes de la vie. Ont fait acte de SURRÉALISME ABSOLU MM. Aragon, Baron, Boiffard, Breton, Carrive, Crevel, Delteil, Desnos, Éluard, Gérard, Limbour, Malkine, Morise, Naville, Noll, Péret, Picon, Soupault, Vitrac. »
Le numéro 1 du 1er décembre 1924 de La Révolution surréaliste porte en couverture ce frontispice : « Il faut aboutir à une nouvelle Déclaration des droits de l’homme. » Il faut en finir avec ce monde « soi-disant cartésien » et en vérité insoutenable, mystifiant, l’humanité de l’homme étant réduite à sa raison. Ce premier numéro offre un vaste recueil de textes automatiques, de récits de rêves, de cas de suicide rapportés par les journaux, sans commentaire. Entourée des photos de tous les surréalistes ainsi que d’hommes clés : Freud, Chirico, Picasso…, il reproduit la photo de Germaine Berton qui avait accompli un assassinat politique sur la personne de Marius Plateau, dirigeant des Camelots du Roi, et qui avait fasciné le groupe lors de son procès.
La Révolution, telle que les surréalistes l’entendent alors, reste un idéalisme, créditant la pensée d’une « toute-puissance » de manière naïve. Plutôt que révolution, c’est révolte : contre l’ordre et la littérature établis, contre tout ce qui entrave la liberté humaine, patrie, famille, religion, morale, asiles d’aliénés, impérialisme de la logique… Cependant, comme les saint-simoniens, auxquels se réfère Breton, les surréalistes entendent vivre autrement. Ils réfutent les idées de talent, de vocation, et bien entendu de carrière. Ils s’interdisent aussi le travail (« Guerre au Travail », proclame la couverture du no 4) – et Breton de quitter le poste qu’il avait auprès de Jacques Doucet.
Depuis le début de 1922, lui et Simone se sont installés dans un atelier de Montmartre, près de la place Blanche. Les réunions du groupe se tiennent désormais non loin de là, au Cyrano. Quartier marginal des prostituées et des souteneurs, faune interlope, touristes en goguette, gens de cirque… Un « Bureau de recherches surréalistes » est ouvert au 15 de la rue de Grenelle, dont Antonin Artaud assure la permanence. C’est de là que partent des textes d’allure subversive : « Ouvrez les prisons, licenciez l’armée », des adresses au pape, au Dalaï-Lama, aux médecins-chefs des asiles de fous : « Sans insister sur le caractère parfaitement génial des manifestations de certains fous, dans la mesure où nous sommes aptes à les apprécier, nous affirmons la légitimité absolue de leur conception de la réalité, et de tous les actes qui en découlent8… »
En plein envol, le groupe subit, de manière inattendue, une attaque de Paul Claudel, qui déclare, dans une interview rapportée par Comœdia, le 24 juin 1925, et avec la bonne conscience dont il ne se déprend jamais : « Quant aux mouvements actuels, pas un seul ne peut conduire à une véritable rénovation ou création. Ni le dadaïsme, ni le surréalisme qui ont seul sens : pédérastique. Plus d’un s’étonne non que je sois bon catholique, mais écrivain, diplomate, ambassadeur de France et poète. Mais moi, je ne trouve en tout cela rien d’étrange. Pendant la guerre, je suis allé en Amérique du Sud pour acheter du blé, de la viande en conserve, du lard pour les armées, et j’ai fait gagner à mon pays deux cents millions. »
La réplique des surréalistes ne tarde pas ; elle prend l’aspect d’un tract, Lettre ouverte à M. Paul Claudel, Ambassadeur de France au Japon, imprimé sur du papier rouge sang. Au-delà de la personne de Claudel, c’est une profession de foi en forme de cri de révolte :
« Peu nous importe la création. Nous souhaitons, de toutes nos forces, que les révolutions, les guerres et les insurrections coloniales viennent anéantir cette civilisation occidentale dont vous défendez jusqu’en Orient la vermine et nous appelons cette destruction comme l’état de choses le moins inacceptable pour l’esprit. »
Le lendemain, un exemplaire du tract est placé sous chaque couvert du banquet prévu à la Closerie des Lilas en l’honneur de Saint-Pol Roux, « le Magnifique », admiré des surréalistes. Y assiste Rachilde, à l’origine d’un incident qui tourne à l’esclandre. Cofondatrice du Mercure de France avec son mari Alfred Vallette, Rachilde, qui a derrière elle une production romanesque profuse, dont Monsieur Vénus, objet de scandale en 1884, Rachilde donc vient de répondre à l’une de ces enquêtes stupides de Paris-Soir : Un Français peut-il épouser une Allemande ? Rachilde a dit que non, et la voilà décidée, en plein banquet, à persister dans son chauvinisme. André Breton se lève alors, très digne, très froid, et lui fait remarquer que ses propos sont insultants pour Marx Ernst présent. Une autre version de l’incident voudrait que Breton, outré d’une déclaration si peu convenable de Mme Rachilde, lui eût jeté sa serviette au visage en la traitant de « fille à soldats9 ». Quoi qu’il en soit, un cri soudain, « Vive l’Allemagne ! », poussé par on ne sait qui, paraît avoir déclenché le tumulte, puis une bagarre, au cours de laquelle Philippe Soupault, suspendu au lustre, fauchait de ses pieds les assiettes et les bouteilles sur les tables. Michel Leiris, pour donner plus d’extension à ses convictions, ouvrit une fenêtre sur le boulevard et hurla : « A bas la France ! » devant une foule assemblée par le tapage. Leiris fut prié de « descendre » par les badauds, ce qui prolongea l’échauffourée sur le boulevard Montparnasse et valut à Leiris d’être tabassé au commissariat où les policiers l’avaient conduit pourtant pour lui éviter le lynchage.
Paul Léautaud raconte dans son Journal littéraire comment le lendemain, 3 juillet, on ne parle dans les bureaux du Mercure que du grabuge de la veille. Vallette commente : « Mais pourquoi venir soulever ces questions dans une réunion littéraire ? » Léautaud lui répond : « Mais non, il n’y a pas que la littérature. Vous n’empêcherez pas ceci aujourd’hui : que, malgré soi, dans sa conscience, on ne peut plus avoir une opinion sur un écrivain sans que cette opinion soit influencée par l’attitude que cet écrivain a eue pendant la guerre. » Léautaud visait le directeur de théâtre Lugné-Poe, un « simple mouchard » pendant la guerre, lui aussi chahuté à la Closerie : « La guerre a été, elle est encore un événement considérable. C’est une question de conscience dans un domaine très élevé. Il en est comme il en a été avec l’affaire Dreyfus, quand on changeait du tout au tout d’opinion sur des gens qu’on voyait se mettre d’un certain côté. »
Il est remarquable que Léautaud, généralement imperméable à tout impératif de l’engagement, affirme que, désormais, la pure littérature, le repliement de l’artiste sur lui-même, deviennent impossibles : « Qu’importe ces abominations humaines auxquelles on ne peut rien changer, contre lesquelles on ne peut rien. Du moment qu’on n’en est pas atteint, pourquoi s’en occuper ? Et il n’y a pas moyen. On s’en occupe, on en est touché, on en est blessé, on en est empoisonné, et chaque jour quelque chose vient vous les rappeler10. »
Ce qui va déterminer le plein engagement des surréalistes sur le terrain politique est la guerre du Rif, contre laquelle, en ce même début de juillet, Henri Barbusse lance un appel dans L’Humanité. Une convergence se dessine dans les semaines qui suivent entre les surréalistes et l’équipe de Clarté, elle aussi hostile à cette guerre coloniale au Maroc. Un texte, élaboré en commun, est publié dans le numéro 5 de La Révolution surréaliste du mois d’octobre 1925 : « La révolution d’abord et toujours ! » Texte incendiaire, prônant l’antipatriotisme (« ce qui nous répugne, c’est l’idée de Patrie qui est vraiment le concept le plus bestial, le moins philosophique… »), l’anticolonialisme (« nous croyons à la fatalité d’une délivrance totale »), la révolution sociale… Au passage, le nom de Lénine était exalté pour « le magnifique exemple d’un désarmement immédiat » donné au monde à Brest-Litovsk. Dans le même numéro 5, Breton publiait une note sur le Lénine de Trotski, « premier pas » reconnu par son auteur vers le communisme, alors que, peu de temps auparavant, Aragon avait encore mêlé « le tapir Maurras » et « Moscou la gâteuse » :
« Vive donc Lénine ! Je salue ici très bas Léon Trotsky, lui qui a pu, sans le secours de bien des illusions qui nous restent et sans peut-être comme nous croire à l’éternité, maintenir pour notre enthousiasme cet inoubliable mot d’ordre : “Et si le tocsin retentit en Occident – et il retentira –, nous pourrons être alors enfoncés jusqu’au cou dans nos calculs, dans nos bilans, dans la NEP, mais nous répondrons à l’appel sans hésitation et sans retard : nous sommes révolutionnaires de la tête aux pieds, nous l’avons été, nous le resterons jusqu’au bout.” »
En ce même mois d’octobre 1925, des réunions se multiplient entre les surréalistes et l’équipe de Clarté. Ils imaginent un moment une revue commune, Guerre civile. L’adhésion du surréalisme aux perspectives du communisme est alors sans ambiguïté : « La révolution, dit une résolution du 23 octobre 1925, ne peut être conçue par nous que sous sa forme économique et sociale où elle se définit : la Révolution est l’ensemble des événements qui déterminent le passage du pouvoir des mains de la bourgeoisie à celles du prolétariat et le maintien de ce pouvoir par la dictature du prolétariat. »
Toutefois, l’adhésion des surréalistes au marxisme-léninisme n’était pas, ou n’était pas encore, une adhésion au Parti communiste. Pour André Breton et ses amis, il s’agit d’en finir une fois pour toutes « avec l’ancien régime de l’esprit », et pas seulement avec l’ancien régime économique. Quand il prend lui-même la direction de La Révolution surréaliste, en juillet 1925, il réaffirme qu’il reste « aux ordres du merveilleux », tout en se déclarant solidaire de « toute action révolutionnaire ».
Dans cette phase, les surréalistes entendent mener une action parallèle à celle du PCF. A leurs yeux, ou aux yeux de la plupart d’entre eux, le Parti communiste est à leur droite11. Publiquement, cependant, ils se montrent entièrement solidaires : « Nous voulons la Révolution, partant nous voulons les moyens révolutionnaires. Or, ces moyens, aujourd’hui de qui sont-ils le fait ? De l’Internationale communiste seule et, pour la France, du PCF… », lit-on, le 8 novembre 1925, dans L’Humanité, qui enregistre « avec satisfaction […] une adhésion aussi catégorique de jeunes intellectuels à la doctrine communiste ».
Cette action parallèle, le refus d’adhésion globale, a pour but de maintenir leur combat propre en faveur d’un art révolutionnaire. Ils se donnent pour tâche de « ruiner » toutes les activités intellectuelles « qui n’ont pas pour but la Révolution », et aussi « les activités révolutionnaires intellectuelles (comme par exemple certaines tentatives anticipées de culture prolétarienne) dans la mesure où elles se réclament d’activités intellectuelles qui relèvent : a) du dilettantisme, b) de l’aristocratie de la pensée, c) du libéralisme intellectuel, d) de l’esprit européen12 ».
Les fiançailles commencent entre surréalisme et communisme, non sans quelque malentendu. Breton et ses amis, sincèrement acquis à l’idée de révolution sociale, s’imaginent être en mesure de donner au Parti communiste ce qui lui fait défaut : une esthétique révolutionnaire. Pour eux, l’insurrection de l’esprit va de pair avec la révolution tout court. Pour les dirigeants du PCF, le rapprochement de ces jeunes écrivains et du prolétariat est sympathique, et symptomatique de la crise de la pensée bourgeoise, mais ils les jugent de façon très paternaliste. Allons ! encore un effort et vous deviendrez de vrais communistes :
« D’extraction bourgeoise pour la plupart, lit-on dans L’Humanité du 21 septembre 1925, ils sont venus d’instinct à la Révolution. Leur pensée mûrira et se précisera. Beaucoup, espérons-le, persévéreront dans leur voie où les engagent un enthousiasme et un désespoir romantiques. D’autres – ne sommes-nous pas payés pour le savoir ? – obéissant aux suggestions de leurs intérêts, retourneront sans doute à leurs origines. La foi révolutionnaire doit être raisonnée, systématique, elle doit s’étayer sur les lois économiques génialement formulées par Marx et par Lénine. »
Dans un premier temps, les surréalistes réussissent un certain « entrisme » dans L’Humanité, où le « clartéiste » Marcel Fourrier s’occupe des rubriques culturelles. Marcel Noll (« Revue des Revues »), Victor Crastre (« Les Livres »), Benjamin Péret (« Chronique cinématographique ») signent des articles réguliers et font le procès du milieu littéraire, des prix – « ces manifestations puériles ». Les écrivains reconnus, parmi lesquels Paul Valéry, que Breton a vénéré, n’échappaient pas à leurs flèches. Or il y avait un danger évident, aux yeux du PCF, de laisser la bride sur le cou de ces exagérés (comme on disait pendant la Révolution française), qui risquaient d’écarter de lui tous les écrivains qui pouvaient peu ou prou servir sa cause. Dans l’affaire Anatole France, le Parti avait défendu l’académicien, si sympathique à ses vues, face à leurs éreinteurs. La direction du Parti, encore une fois, est moins soucieuse d’imposer un avant-gardisme littéraire que de gagner des compagnons de route. Et elle le fait savoir : lorsque Clarté lance son offensive contre Henri Barbusse, sous la plume de Marcel Fourrier, dans son numéro de janvier 1926 – pour « confusionnisme », « bouffissure », « pacifisme bourgeois »… –, le Bureau politique du 26 février 1926 se place résolument du côté de Barbusse – lequel vient d’occuper largement les colonnes de L’Humanité avec sa grande enquête sur les pays balkaniques. Juste avant, Paul Vaillant-Couturier, dans L’Humanité du 21 février, avait confirmé son accord politique avec Barbusse : « La tentative de J. Bernier, qui veut faire d’un noyau de jeunes écrivains anarchisants des révolutionnaires communistes, mérite attention. Mais la politique littéraire du Parti doit être dégagée des questions de boutique. Elle doit être ample et saine. S’il faut détruire, il faut aussi rechercher et soutenir tout ce qui annonce la littérature de demain. Quant aux critiques de Fourrier, Barbusse et moi avons le droit d’en sourire, et je dirai – pour ne pas me montrer trop sévère – un peu tristement. »
Conclusion du journal communiste : « L’incident est clos. » Ce qui restait à démontrer. Les années à venir devaient confirmer, au contraire, qu’il ne s’agissait nullement d’un incident. Les deux conceptions de la Révolution qui s’affrontaient n’étaient guère compatibles.
Nous utilisons notamment pour ce chapitre le travail de M. Bonnet, André Breton, naissance de l’aventure surréaliste, José Corti, 1988, et, de la même, la chronologie détaillée dans A. Breton, Œuvres complètes, Gallimard, « La Pléiade », 1988, t. I. Également : M. Nadeau, Histoire du surréalisme, Seuil, 1947-1948, 2 vol. ; S. Alexandrian, Breton, Seuil, 1971 ; Ph. Audoin, Les Surréalistes, Seuil, 1995 ; C. Reynaud Paligot, Parcours politique des surréalistes 1919-1969, CNRS Éditions, 1995.
A. Breton, Entretiens, op. cit., 1973, p. 36.
Ibid., p. 58.
Voir M. Sanouillet, Dada à Paris, Flammarion, 1993.
Repris dans Les Pas perdus, A. Breton, Œuvres complètes, op. cit., p. 259-261.
Nous suivons ici M. Bonnet, op. cit., p. 323 sq.
Ibid., p. 327.
La Révolution surréaliste, no 3, 15 avril 1925.
Voir M. Nadeau, op. cit., p. 117 sq.
P. Léautaud, op. cit., p. 1618-1621.
Voir M. Leiris, cité par C. Reynaud Paligot, op. cit., p. 54.
Cité par M. Bonnet, Vers l’action politique, Gallimard, 1988, p. 66.