Le portrait de Germaine Berton qui parraine la photo des surréalistes n’était pas celui d’une échappée de ces asiles de fous dont les médecins-chefs avaient fait les frais dans leur célèbre lettre ouverte. Sa main, le 22 janvier 1923, n’avait pas tiré plusieurs coups de feu au hasard. Anarchiste, voulant venger les morts de Jaurès et d’Almereyda, cet anarchiste – père de Jean Vigo –, mort en prison à Fresnes en 1917, elle s’était rendue aux bureaux de L’Action française, pour tuer Maurras ou Daudet. Ceux-ci étant inabordables, elle avait obtenu un entretien avec Marius Plateau, à la fois secrétaire général de la Ligue et responsable des Camelots du Roi. Elle n’avait pas supprimé un simple comparse. L’attentat appelait la vengeance ; les Camelots, écumants, se ruèrent, avec leurs cannes plombées, jusqu’aux bureaux et à l’imprimerie de L’Œuvre et de L’Ère nouvelle, journaux de gauche, dont ils saccagèrent allègrement les machines et les archives.
L’enterrement de Plateau fut une occasion pour l’« AF » d’étaler son pouvoir de mobilisation, après avoir démontré sa violence. Plus tard, certains pensèrent qu’ils auraient pu alors tenter « le coup de force », prôné par Maurras et toujours remis aux calendes grecques, tant la foule était considérable. Pour l’heure, on interpréta le crime de Germaine Berton comme un acte commandé par les Allemands : Léon Daudet, à la Chambre des députés, Maurras, par ses articles, n’avaient-ils pas été les plus ardents soutiens de l’occupation de la Ruhr décidée par Poincaré, afin d’amener l’Allemagne, qui ne payait pas les Réparations, à résipiscence ? Et quand les ouvriers de la CGT qui imprimaient L’Action française se mirent en grève pour protester contre la destruction des presses de L’Œuvre, le complot ne fit plus de doute : la gauche et l’extrême gauche françaises n’étaient-elles pas hostiles à l’occupation de la Ruhr ? L’Allemagne restait l’obsession de l’AF. Un bon prétexte aussi pour se perpétuer dans sa vocation nationaliste.
La guerre durant, le comportement ultra-patriote de l’AF, dont la germanophobie le disputait à l’espionnite, lui avait conféré une respectabilité que ses académiciens tutélaires – les Jules Lemaître et les Paul Bourget – n’avaient pu lui assurer avant 1914. La cause nationale avait pris le pas sur la cause néo-royaliste, d’où résulta un gain d’audience : le quotidien de Maurras était lu à la périphérie de sa mouvance comme le moniteur de l’Union sacrée. Clemenceau et Poincaré, jadis vitupérés comme « le vieux forban » et « la chiffe », étaient désormais pour les partisans du « nationalisme intégral » des héros empyréens. Lors des élections législatives de 1919, l’AF avait présenté des listes mêlant des candidats républicains aux siens propres pour mieux pénétrer le Bloc national aux frontières floues : elle en avait tiré le plus beau succès parlementaire jamais obtenu, à savoir une trentaine d’élus au Palais-Bourbon, sous la houlette du massif, gastrolâtre et tonitruant Léon Daudet, député de Paris. Dès lors, on pouvait se demander si la cause de la restauration monarchique était encore de saison. Le succès même de l’AF ne risquait-il pas de noyer dans les eaux montantes de l’avenir la doctrine pure et dure de Maurras ? Tout ce profit symbolique pouvait être inhibiteur.
Aux lendemains de la guerre, en effet, l’AF apparaît aux yeux de beaucoup comme l’aile droite du grand parti conservateur et nationaliste qui soutient la politique de Poincaré, lorsque celui-ci est de nouveau président du Conseil. A l’exemple de l’ancien président de la République, l’AF s’opiniâtre dans une politique intransigeante face à l’Allemagne vaincue, cette République de Weimar contrainte de verser d’exorbitantes et bien improbables Réparations dont le montant avait été fixé par les vainqueurs à Versailles à l’heure des illusions de la Victoire. Voire ! Maurras et les siens pensent que le traité de Versailles a été encore trop favorable à l’Allemagne. Tandis que l’économiste anglais Keynes démontre dans Les Conséquences économiques de la Paix à quel point le traité est inapplicable, l’historien de l’Action française, Jacques Bainville, lui répond par Les Conséquences politiques de la Paix. Il y répète sa formule favorite : « Une paix trop douce pour ce qu’elle a de dur », en expliquant que « le traité enlève tout à l’Allemagne, sauf le principal, sauf la puissance politique, génératrice de toutes les autres1. » A défaut de l’avoir démembrée, il fallait donc tenir l’Allemagne en respect, pratiquer une politique sans faiblesse, lui faire respecter de gré ou de force les articles du traité. Face aux retards des livraisons allemandes prévues au chapitre des Réparations, deux politiques s’offraient alors aux Français, celle d’Aristide Briand, conciliant, et celle de Poincaré, intransigeant. Maurras, Bainville et les autres avaient évidemment choisi celle du Lorrain. Ils l’avaient soutenu quand, malgré l’opposition britannique, il avait décidé l’occupation par l’armée française du bassin de la Ruhr, en janvier 1923. Les Allemands répliquèrent par une « résistance passive » : grève générale dans la Ruhr, sabotages, effondrement du mark, inflation vertigineuse…, crise que seules les négociations de l’été 1924 permettront de dénouer.
La gauche et l’extrême gauche en France avaient été très hostiles à cette politique du gros bâton ; les communistes avaient organisé des meetings de solidarité avec les travailleurs allemands. C’est dans ce contexte que le geste de Germaine Berton avait été interprété par les gens de l’Action française comme le fruit d’une conjuration.
En cette même année 1923, Charles Maurras présentait sa candidature à la succession de Paul Deschanel à l’Académie française. Le respect dans lequel Maurras tenait cette institution d’origine monarchique était d’autant moins contradictoire avec ses idées subversives qu’il avait toujours pu compter sur des amitiés, voire des admirations académiques. Du reste, les qualités de l’écrivain étaient avérées, même si sa poésie relevait, selon Claudel, du « genre mirliton2 ». Maurras avait surtout donné une force de logique et un sens rare de la formule à un idéal contre-révolutionnaire, émancipé de la théologie théocratique et modernisé par l’inspiration positiviste. L’Action française offrait aux jeunes gens en quête d’ordre intellectuel et moral un cadre d’action qui n’eut d’autre exemple en France que l’organisation communiste, aux antipodes. De plus, elle exerçait dans les rangs catholiques ce que Jacques Maritain appelle un « principat d’opinion », qui s’élargissait aux rangs des ecclésiastiques, heureux de trouver dans l’Action française un bras séculier contre les laïques, les francs-maçons, tous les ennemis de l’Église.
Les certitudes et l’orthodoxie de l’Action française restent, de surcroît, ancrées dans une tradition littéraire revendiquant le classicisme comme un article de doctrine. Maurras avait donc de bonnes chances d’être élu au ciel des Immortels, d’autant que son adversaire, le pâle Célestin Jonnart, ancien ministre des Affaires étrangères en 1913, n’était guère consistant. La candidature de Maurras n’en était pas moins considérée comme une candidature politique, ce qui entraîna Anatole France, pourtant si aimable pour Maurras, à lui refuser son patronage : « C’est, déclara-t-il, le défi délibéré d’un partisan qui veut planter son drapeau sur la Coupole. Je ne donnerai pas ma voix à la réaction3. » Il est notable que Maurras ne lui en tint pas rigueur, qui fit l’éloge de France aussi bien pour son jubilé en avril 1924, que lors de sa mort au mois d’octobre suivant. Maurras comptait du reste assez de soutiens quai Conti pour se passer de l’appui du dreyfusard octogénaire. Malheureusement, ses amis déployèrent un tel zèle en sa faveur, son journal fit un tel sort à Jonnart et à ceux qui le défendaient, Léon Daudet, une fois de plus, se montra si excessif que le goût de la discrétion si cher aux hommes en habit vert en fut offensé, et que Jonnart y trouva son salut. Daudet qui, avant le scrutin, avait prétendu que Jonnart, symbolisé au Quartier latin par un âne recouvert de palmes vertes, avait eu « un succès de fou rire4… », Daudet organisa après la défaite la réplique, n’hésitant pas à publier les noms de ceux qui avaient récusé Maurras, violant le secret du vote grâce à une trahison complaisante.
L’année 1923 connaît des actions moins « littéraires » de la part des néo-royalistes. Le 31 mai, peu de temps après avoir fêté Jeanne d’Arc avec la volonté d’en découdre, les trublions de l’AF font un mauvais parti aux orateurs d’un meeting républicain organisé contre la politique extérieure de Poincaré. Marc Sangnier et Maurice Violette sont les principales victimes de leurs méthodes violentes imitées du fascisme italien. Le lendemain, l’agression fait l’objet de plusieurs interpellations à la Chambre : « De plus en plus, dans le pays – je ne dis pas à la Chambre – on se figure que le Gouvernement tient à ne pas mécontenter l’Action française », déclare Marc Sangnier, le démocrate-chrétien. Le chef du Parti radical, Édouard Herriot, dénonce, lui aussi, les voies de fait de l’Action française et les complaisances du gouvernement Poincaré à son égard. Une aubaine pour la gauche, qui peut dénoncer le « complot » royaliste. Quelques mois plus tard, les élections législatives de 1924 sont remportées par le Cartel des Gauches, et Léon Daudet n’est pas réélu. La stratégie de conquête par l’intérieur, défendue un moment par celui-ci, se révélait impossible.
Il est vrai que la victoire de la gauche n’était pas sans bénéfices. Ainsi, la panthéonisation de Jean Jaurès le 23 novembre 1924 avec son déploiement impressionnant de drapeaux rouges, sous l’œil officiel du président du Conseil Édouard Herriot, produisit un début de peur sociale dont l’AF fut fort aise. Face à une tentative d’insurrection communiste, ne serait-elle pas l’ultime rempart ? La politique laïque du Cartel, désireux d’imposer aux départements d’Alsace-Lorraine la loi de Séparation, profita également au recrutement de la ligue maurrassienne, qui se targuait de défendre les droits de l’Église. Au Quartier latin, ses étudiants menaient grand tapage contre le professeur Georges Scelle, chef de cabinet du ministre du Travail radical-socialiste, qui venait d’être élu à la faculté de droit de Paris, laquelle fut contrainte de fermer ses portes. Pour la traditionnelle fête de Jeanne d’Arc, alors que l’AF mobilisait ses troupes, le gouvernement interdit la manifestation, tout comme il avait interdit celle du 1er Mai ouvrier. Ce fut l’occasion pour Maurras d’y aller d’un de ces défis qu’il affectionnait : « Ce serait sans haine et sans crainte que je donnerais l’ordre de répandre votre sang de chien si vous abusiez du pouvoir public pour ouvrir les vannes du sang français répandu sous les balles et les couteaux des bandits de Moscou que vous aimez. »
On faisait flèche de tout bois. A la fin de l’année, Léon Daudet perdait son fils Philippe, âgé de quatorze ans et demi, qui s’était tiré une balle dans la tête dans un taxi et avait expiré à l’hôpital Lariboisière. Le jeune homme fut enterré dans l’intimité. Or, le 2 décembre, L’Action française titre sans retenue : « Une atroce vengeance : Philippe Daudet a été assassiné. » Daudet s’est persuadé que son fils a été victime d’une sombre machination qui le visait, lui. Un incident le renforce dans cette certitude : lors du procès de Germaine Berton, ce même mois de décembre 1923, et dont elle allait sortir acquittée, la jeune anarchiste lance : « Je regrette beaucoup, M. Daudet, d’avoir tué Plateau à votre place. » La cause pour lui est entendue : il s’agit du même complot ; l’Allemagne est là derrière. Dans sa volonté de politiser l’affaire, il accable celui qui lui paraît le maillon faible de la « conjuration », le chauffeur de taxi Bajot. Celui-ci porte plainte pour diffamation. Devant les assises de la Seine le 14 novembre 1925, la démonstration de Daudet, loin de convaincre le jury, lui vaut cinq mois d’emprisonnement et une amende de 1 500 francs, plus 25 000 francs de dommages et intérêts à Bajot. Il fait appel. Le 1er juin 1927, la Cour de cassation rejette son pourvoi. Le préfet de police Guichard en personne vient l’arrêter dans son bureau, où les militants improvisent un début de « Fort-Chabrol ». Après quelques échanges, Daudet consent à suivre messieurs les policiers à la prison de la Santé, « pour éviter de faire couler le sang ». Il n’y reste qu’une douzaine de jours, car il est bientôt élargi grâce à un coup de téléphone complice. Léon Daudet gagne alors la Belgique où il restera jusqu’en 1929, date à laquelle il bénéficie d’une grâce qui lui permet de reprendre du service à Paris.
Le drame – si médiatisé – de Daudet augurait en fait d’autres malheurs pour l’Action française. Le plus grave survint en décembre 1926 : ce fut sa condamnation par le pape Pie XI. Les milieux catholiques étaient profondément divisés par les thèses de Maurras. Celui-ci, qui pourtant avait perdu la foi, continuait de considérer l’Église comme un pilier nécessaire de l’ordre social. Méfiant, voire hostile, devant les quatre Évangiles, dus à « quatre Juifs obscurs », il avait bâti son système politique sur l’instrumentalisation de la foi catholique, et par là même attiré vers l’Action française nombre de croyants, satisfaits de rencontrer, face au républicanisme, au laïcisme, à l’anticléricalisme, au socialisme athée, le renfort d’une doctrine et d’une organisation propres à redonner à l’Église sa juste place. D’autres catholiques, en revanche, prêtres compris, s’alarmaient d’un système proclamant le « Politique d’abord ! » au risque de subordonner la foi aux visées contre-révolutionnaires.
Sous le pape Pie X, avant la guerre, Rome avait condamné le modernisme, qui voulait introduire l’esprit critique dans l’exégèse biblique ; elle avait condamné le Sillon de Marc Sangnier, accusé de confondre l’idéal démocratique avec celui du catholicisme. Les partisans et les admirateurs de Maurras se jugeaient alors en position de force. C’était souvent chez eux qu’on trouvait les délateurs du « démo-christianisme » en cour de Rome. Le paradoxe voulait ainsi que, bien qu’agnostique, Maurras défendît dans l’Église son aile la plus intégriste, la plus intransigeante, ce qui lui valait en retour bien des indulgences, voire des complicités, au sein de la Curie romaine et dans les facultés catholiques. C’était le cas de Dom Besse, maître des novices à Notre-Dame de Ligugé, qui fut le mentor du jeune Bernanos engagé dès l’année de son baccalauréat, en 1906, dans les Camelots du Roi ; le cas encore du père Clérissac, qui avait dirigé vers l’Action française Jacques et Raïssa Maritain, après leur conversion.
Malgré la bienveillance dont il jouissait dans la hiérarchie catholique, Maurras frôla une condamnation dès 1914. Au mois de janvier de cette année-là, la Congrégation de l’Index avait déclaré sept de ses livres « véritablement mauvais ». Pie X avait accepté de surseoir à la condamnation. Mais le dossier Maurras continue, durant la guerre, à faire l’objet de l’attention de la part du Vatican, sous le pontificat de Benoît XV. L’élargissement de l’audience maurrassienne auprès de la jeunesse catholique, des séminaristes, de nombreux prêtres, de maints intellectuels, alarmaient le Magistère romain. Certes, l’antilibéralisme dominant du catholicisme s’accordait parfaitement en France avec les leçons de cette école politique foncièrement antilibérale, antidémocrate et antilaïque. Mais le catholicisme de l’Action française étant strictement politique, il risquait de détourner les chrétiens de la pure foi, au profit d’une nouvelle religion, toute païenne, celle de la Patrie, et même celle d’un clan dans la patrie.
La question dépassait les milieux catholiques, à en juger par l’article que Jacques Rivière y consacra dès janvier 1920 dans La Nouvelle Revue française : « Rien de moins catholique, écrivait-il notamment, rien de plus païen, rien de plus sauvage qu’une telle doctrine. Car, que peut bien devenir Dieu dans cette affaire ? Quelle place lui réserve-t-on ? Dans quels combles est-il relégué ? Comme il serait impolitique de le supprimer, sans doute lui réserve-t-on le rôle d’une sorte de président honoraire. Mais on lui mesure sévèrement l’hommage. […] Un chrétien ne peut pas admettre cette comédie et ne peut la ressentir que comme une moquerie de sa foi5. »
Pie XI décida finalement de condamner les écrits déjà épinglés de Maurras et la lecture de L’Action française. Avec un certain sens « florentin », la Rome des papes choisit un évêque plein de sympathie pour l’AF, afin de porter à celle-ci les premiers coups. C’est ainsi que le cardinal Andrieu fut chargé des préliminaires. Soumis au Saint-Siège, l’archevêque de Bordeaux commença en 1925 sa campagne contre Maurras ; son journal L’Aquitaine, le bulletin de son diocèse, publia le 27 août 1926 ses réponses à des questions prétendument posées par de jeunes catholiques. Ce qui était condamnable, dans ledit mouvement, n’était pas ses choix proprement politiques, mais l’enseignement spirituel implicite, métapolitique, insidieux, qui se trouvait dans les doctrines de Maurras : l’athéisme, l’agnosticisme, l’antichristianisme, « l’anti-moralisme individuel et moral », le paganisme… : « Catholiques par calcul non par conviction, les hommes qui mènent l’Action française utilisent l’Église, ou du moins espèrent l’utiliser ; ils ne la servent pas, puisqu’ils rejettent le divin message dont la propagation est la mission de l’Église. »
Dès lors, les catholiques français menèrent une guerre de tranchées entre les partisans et les adversaires de l’Action française. Tandis que le cardinal Andrieu multipliait ses mises en garde, Maurras recevait l’appui de divers évêques. Mais le danger devint si pressant que, dans l’esprit des néo-royalistes, le complot allemand, le complot des germanophiles proches du Saint-Père, s’imposa comme une nouvelle évidence. Finalement, le 29 décembre 1926, Pie XI rendait publique la mise à l’Index des ouvrages cités en 1914 et du quotidien L’Action française. Le 8 mars suivant, un rescrit de la Sacrée Pénitencerie précisait les sanctions contre les catholiques qui persisteraient à se faire les propagandistes des idées de Maurras, ou à lire simplement son journal : c’était un coup mortel porté au nationalisme intégral.
Pour les catholiques d’Action française, ce fut un déchirement. Beaucoup bravèrent la condamnation du pape, quitte à s’éloigner des sacrements. A partir de 1928, les récalcitrants ne furent plus autorisés à se marier ou à être enterrés religieusement. D’autres se soumirent aux fulminations de Rome. Deux cas sont notables, compte tenu du rôle qu’ils vont jouer, l’un et l’autre, dans le débat français, ceux de Georges Bernanos et de Jacques Maritain.
Bernanos avait déjà trente-huit ans au moment de la condamnation de l’AF. Il avait été initié très tôt à la politique en lisant Drumont, dont le socialisme chrétien s’exprimait par l’antisémitisme le plus violent et le plus fantasmatique. Dès ses dix-sept ans, il avait adhéré aux idées de Maurras et s’enchantait de faire le coup de poing dans les rangs des Camelots du Roi. « J’aimais le bruit », dira-t-il. A vingt-cinq ans, il se vit confier par l’Action française la direction d’un de ses petits journaux, L’Avant-garde de Normandie, à Rouen. C’était l’époque où Alain, qui professait au lycée de garçons de la même ville, écrivait ses Propos dans La Dépêche. Bernanos s’aiguisa les dents contre le penseur du radicalisme6. Réformé en 1914, il s’engagea comme volontaire dans les dragons ; il sortit de la guerre blessé, cité et décoré. Marié en 1917, père d’un premier enfant en 1918, démobilisé en 1919, il s’était installé à Paris, tout occupé du soin de devenir écrivain, en prenant quelque distance avec l’Action française. Gagnant sa vie comme inspecteur d’assurances pour la compagnie La Nationale, il s’était mis à écrire Sous le soleil de Satan sur les tables des bars et des hôtels des départements de l’Est, parcourus de long en large. Le manuscrit du livre terminé, Bernanos l’envoie à Daudet par l’intermédiaire d’Henri Massis, au cours de l’été 1925 ; le roman paraît dans la collection que dirigent Massis et Maritain chez Plon, « Le roseau d’or », en mars 1926. Succès foudroyant – près de 60 000 exemplaires vendus en quatre mois –, dû en grande partie à un article dithyrambique de Léon Daudet dans L’Action française, qui annonce, le 7 avril, « la révélation d’un grand romancier ». Adieu les assurances ! Le voilà prêt à se battre de nouveau, plume à la main, au moment justement où Maurras et ses amis sont en passe d’être condamnés par Rome. Paradoxalement, lui qui s’était éloigné de l’Action française depuis la guerre se porte à son secours quand celle-ci se trouve en état d’excommunication. En décembre 1926, il écrit à la Revue fédéraliste un hommage à Maurras :
« Je n’ai aucun titre à parler au nom de l’Action française, car depuis bien des années, je ne figure plus sur ses contrôles. La passion politique est ici bien dépassée, la haine fait silence, et l’admiration même se tait. Que ceux qui sont trop vils pour regarder une conscience mise à nu baissent les yeux. Je vous demande pardon, Maurras, au nom des catholiques que vous avez associés, au moins de cœur, à votre œuvre immense. Tout ce que le génie peut dispenser de lui-même, vous l’aurez prodigué sans mesure ! Nul ne sait mieux que nous la puissance et la portée de votre effort, lorsqu’une admirable générosité intellectuelle et votre étonnante dialectique vous conduisaient jusqu’aux frontières mêmes de la foi7. »
Dans une autre lettre, de la même période, il confie à l’un de ses amis :
« Si absurde que la condamnation m’apparaisse, et justement parce qu’elle me semble absurde, je voudrais m’y soumettre sans réserve mais il y a la France. Il y a surtout cette tradition, à la fois religieuse et nationale, dernier rempart contre l’anarchie, dont nous avons reçu le dépôt, et je le rendrai intact pour ma part à ceux qui me l’ont donné. J’attends, pour m’y conformer, les ordres de son représentant historique – c’est-à-dire du roi de France – et l’on me dit qu’il va les donner incessamment. Impossible de croire que Jeanne d’Arc eût accepté le programme politique de Pie XI. Impossible de croire que nous devions être des Français diminués, qui n’ont droit qu’à des préférences académiques pour telle ou telle forme de gouvernement. »
Bernanos resta fidèle à Maurras jusqu’en 19328 – date d’une rupture fracassante, sur laquelle nous reviendrons.
Jacques Maritain, lui, ne répond pas comme Bernanos « avec ses tripes ». Si attaché soit-il à l’Action française, ce philosophe thomiste prend l’événement en catholique obéissant, en s’efforçant de comprendre, d’analyser, et finalement d’approuver. Dès 1927, il publiait chez Plon Primauté du Spirituel, titre qui était l’exacte réplique au « Politique d’abord ! » de Charles Maurras. Il s’emploie à réfuter les arguments des partisans de Maurras et des résistants au Vatican, selon lesquels l’Action française, mouvement politique et non religieux, ne tombe pas sous la juridiction du pape :
« On a vivement et âprement réclamé de l’Église qu’elle donnât les raisons de sa sévérité contre l’Action française. Une seule suffisait, et reste à mon avis la plus profonde : l’Action française groupait un grand nombre de catholiques, notamment une partie considérable de la jeunesse, en une communauté politique (je ne dis pas religieuse ou philosophique, je dis politique), placée comme telle sous le principat absolu d’un chef incroyant. »
Dans ces conditions, il était à craindre, ajoute-t-il, que les déficiences dont souffrait le chef « ne se communiquassent au corps de la communauté, de manière à y altérer le sens chrétien, et qu’ainsi une manière non catholique, ou catholique diminuée, de juger les choses de la cité ne se développât dans ce corps politique insensiblement et à son insu. Il s’agit là de quelque chose de beaucoup plus subtil que d’une erreur doctrinale ordinaire, il s’agit d’un esprit9 ». Ce qui était en jeu était la conception même de l’Église que se faisait Maurras, une conception « toute rationnelle », « gardienne de l’ordre humain et de la civilisation latine », et non ce qu’elle est essentiellement : « le Corps mystique du Christ ».
La querelle est de taille. L’Action française est atteinte en profondeur. Par le coup porté dans sa clientèle la plus nombreuse, cette bourgeoisie catholique et ce clergé pénétrés par sa doctrine ; et aussi par la critique proprement intellectuelle de son corpus doctrinal : pouvait-elle continuer à faire de l’Église catholique le pilier le plus solide de son ordre rêvé lorsque celle-ci s’y refusait ? Maurras, Daudet, Pujo et les autres dirigeants de l’AF refusèrent d’obtempérer : « Il ne m’appartient pas de protester, écrit non sans dignité Maurras. Il ne m’appartient pas non plus de cesser. A côté de Rome, il y a la France. Je n’ai pas le droit de cesser la défense de mon pays10. » En 1939, à la veille de la guerre, ils réussiront à faire lever l’interdiction qui les frappait par Pie XII. Entre-temps, la condamnation de 1926 avait eu pour effet de changer le climat du milieu intellectuel catholique. L’hégémonie de l’Action française ne pouvait plus s’exercer sur la nouvelle génération : celle-ci, émancipée, libérée de l’hypothèque maurrassienne, allait penser autrement son rapport à la politique. La Croix, si longtemps favorable à Charles Maurras, consacra par une rupture de ton et une rupture de ligne la profession d’obéissance due au Souverain Pontife. Les démocrates-chrétiens, eux, si longtemps brimés, relevaient la tête. Des temps nouveaux commençaient. Le Ralliement à la République préconisé par le pape Léon XIII aux catholiques français en 1892 avait en partie échoué ; l’Action française en avait été la preuve vivante. Nous en étions au « second Ralliement ».
J. Bainville, Les Conséquences politiques de la Paix, Fayard, 1920, p. 40.
« Une heure avec M. Paul Claudel », Les Nouvelles littéraires, 18 avril 1925.
Paris-Midi, 3 juillet 1922. Cité par E. Weber, op. cit., 1985, p. 165.
L. Daudet, Souvenirs et Polémiques, op. cit., p. 873.
J. Rivière, NRF, 1er janvier 1920.
G. Bernanos, Essais et Écrits de combat, Gallimard, « La Pléiade », 1971, t. 1.
G. Bernanos, Lettres retrouvées, Plon, 1983, p. 151.
Voir notamment S. Albouy, « Bernanos devant la condamnation de l’Action française », La Crise religieuse de l’Action française, Actes du cinquième colloque Maurras, Centre Charles-Maurras, 1986, t. 1, p. 101-119.
J. Maritain, Primauté du Spirituel, Plon, 1927, p. 88-89.
Ch. Maurras, « Rome et la France », L’Action française, 9 janvier 1927.