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Gide et la séduction communiste


André Breton se défendait de faire du « sentiment » en politique. Il fut quasiment le seul. La plupart des compagnons de route du Parti communiste ont plutôt écouté leur affectivité, et les sergents recruteurs de la cause soviétique ne manquaient pas de faire vibrer cette corde. De ce point de vue, André Gide fut beaucoup plus représentatif que Breton.

Le Journal de Roger Martin du Gard nous donne, à la date du 24 juin 1926, une belle illustration de la sensibilité de son ami Gide. Celui-ci est de retour du Congo, où, pendant près d’un an, au cours d’un voyage éprouvant en compagnie de Marc Allégret, il a été le témoin indigné de l’exploitation des indigènes par les grandes Compagnies concessionnaires. Il entend faire un rapport, alerter les pouvoirs publics, mobiliser l’opinion. Il lit à Martin du Gard un précédent rapport, officiel, datant de 1902, sur une tribu « opprimée par notre colonisation, ruinée par l’impôt, décimée surtout par le portage qu’on exige d’eux ». A un moment de sa lecture, Gide s’arrête, bouleversé, la voix étranglée, refoulant ses sanglots, priant son ami de continuer la lecture, se levant pour aller cacher son émotion dans une pièce voisine : « Je note ce trait, écrit Martin du Gard, pour bien marquer, par la disproportion qu’il y a entre son émotion et les faits navrants de ce rapport (faits, d’ailleurs, qui datent de vingt-quatre ans), à quel point sa sensibilité revient ébranlée de son voyage. Il est vibrant comme un disque de microphone1. »

Martin du Gard n’est pas cynique, mais il pense que l’injustice est inhérente à toute société : qu’est-il besoin d’aller si loin pour la découvrir ? En même temps, la « candeur » de Gide ne laisse pas de le toucher : « Ce qui est sublime, c’est de s’indigner, à cinquante-huit ans, comme tout cœur généreux le fait entre quinze et vingt-cinq. Et nous n’avons pas à être fiers de constater que nous nous sommes plus ou moins acclimatés à ce spectacle écœurant. »

Gide, c’est son honneur, ne s’y résigne pas. Dans la NRF il relate son Voyage au Congo, qui est repris en volume en juin 1927. Sa protestation n’est pas vaine. Léon Blum y consacre deux articles dans Le Populaire les 5 et 7 juillet, lesquels déclenchent à leur tour une longue lettre du directeur de la Compagnie forestière Sangha-Oubangui, essayant de justifier l’injustifiable, accusant Gide d’être victime de son « aventureuse imagination ». Revenant à la charge, Gide publie dans la Revue de Paris du 15 octobre 1927 « La Grande détresse de notre Afrique équatoriale », article accablant sur le régime des Grandes Concessions établi en 1899, qui, loin de mettre en valeur les territoires de l’Afrique équatoriale française, se livrent à « un écrémage systématique du pays », une « exploitation éhontée ». Gide précise qu’il n’attaque pas l’administration, il se contente de rappeler les avertissements de Savorgnan de Brazza, dont on a étouffé la voix. Il s’élève contre le travail forcé, les achats à vil prix faits aux indigènes, à l’inverse la cherté excessive des produits d’importation, l’état lamentable des campements des collecteurs de caoutchouc, la dureté du travail imposé, les punitions iniques et cruelles…

Le 23 novembre 1927, un député du Cantal, Fontanier, fort des informations données par Gide, interpelle à la Chambre le ministre des Colonies, Léon Perrier. Gide avait vu Perrier à son retour d’Afrique pour lui remettre son rapport ; le ministre l’avait bien accueilli. Cette fois, il déclare à la Chambre que le régime des Grandes Concessions expirant en 1929 il s’emploiera à ne pas le renouveler. Commentaire de Gide : « On peut s’étonner que les journaux aient semblé si peu faire état d’un engagement qui ne tend à rien de moins qu’à délivrer 120 000 nègres de l’esclavage2. »

En cette affaire, Gide est le continuateur de Voltaire. Convaincu d’une immense iniquité, qui cette fois n’était pas faite à un seul homme, comme dans l’affaire Calas, mais à tout un peuple, il use de sa notoriété pour alerter l’opinion et les pouvoirs publics. Certes, en bon écrivain tout occupé de son œuvre et de ses plaisirs, donne-t-il le plus souvent une impression d’égotisme. Mais on sent poindre dans son Journal un sentiment de justice et de solidarité avec les petits. Et pas seulement dans les colonies. Le voici par exemple dans une réunion de copropriétaires en février 1928. On y discute de la retraite à attribuer à la concierge après quarante ans de « bons services ». La majorité se montrant pingre, il essaie de l’amener à un chiffre raisonnable, qui compense la perte du logement, de l’éclairage, des menus pourboires… Il s’en veut de ne pouvoir convaincre les autres : « Je ne vaux rien dans les assemblées : je perds tout calme ; mon cœur bat ; un tremblement me saisit et j’obtiendrais de moi plutôt des cris et des sanglots qu’un discours, ou simplement quelques paroles sensées. » Morale de l’histoire : « En face de certains riches, comment ne pas se sentir une âme de communiste ? » En Normandie, l’état de tel village où il achète ses cigarettes l’assombrit : pas d’hygiène, nul confort, tout est « laid, mesquin, figé » : « Il est peu de pays, conclut-il, où l’on se sente moins heureux de vivre, malgré sa relative prospérité. »

Il y a aussi chez Gide une disposition d’esprit qui lui interdit d’être jamais installé. Si bourgeois soit-il (ses rentes suffiraient à le qualifier de tel), il se dit toujours « assis de guingois, comme sur un bras de fauteuil ; prêt à me lever, à partir3 ». Ce n’est pas seulement fringale de voyages, d’exotisme, de curiosité inassouvie. Sa marginalité sexuelle, doublée de son exigence de sincérité, l’éloigne de tout conformisme. En août 1928, il quitte la Villa Montmorency à Auteuil, pour emménager dans un appartement rive gauche, rue Vaneau, contigu à celui de Mme Théo, « la Petite Dame », Maria Van Rysselberghe, et à l’atelier de Marc Allégret. La circulation d’un appartement à l’autre est incessante, on se prête la bonne, on prend des repas ensemble, à moins que Gide n’entre chez la Petite Dame une casserole à la main, « l’air à la fois penaud et amusé ». Pendant ce temps, sa femme Madeleine ne bouge pas de sa résidence de Cuverville, où il se rend régulièrement. Celui qui avait lancé son anathème contre les familles était en train d’en fonder une, passablement originale4. Elle s’agrandit bientôt du nouvel amant de Gide, Pierre Herbart, opiomane de « tendances nettement communistes » qu’il a rencontré par l’intermédiaire de Jean Cocteau. Or Élisabeth Van Rysselberghe, mère de la petite Catherine Gide, annonce à sa mère en août 1931 qu’elle attend un enfant de Herbart et qu’elle va se marier avec lui. Il avait vingt-sept ans, elle la quarantaine. Plus tard, Herbart occupera avec Élisabeth l’atelier laissé par Marc Allégret. La jeune Catherine eut ainsi deux papas homosexuels : une situation pionnière pour les années trente !

La marginalité des mœurs ne conduit pas nécessairement à l’extrême gauche politique. Dans le cas d’un écrivain bourgeois, elle peut faciliter le passage. Gide n’a pas à soigner sa « réputation », déjà faite, d’auteur pervers et maudit. Il fournit lui-même des armes aux bien-pensants ; son Journal abonde aussi en ragots qui courent sur lui. Devenir communiste lui donnerait presque une respectabilité.

Que Pierre Herbart fût communiste ne compte certainement pas pour rien dans la conversion politique de Gide. Ce ne fut pas la seule influence. Bernard Groethuysen, qui travaillait chez Gallimard, et apportait beaucoup de soin aux traductions allemandes des ouvrages de Gide, était marxiste, et son intelligence en imposait à Gide. Tout comme celle de Malraux, en passe de devenir à l’aube des années trente l’un des plus célèbres compagnons de route. Victor Serge insiste, dans ses Carnets, sur cette séduction : « Malraux réalise une mixture de révolutionnarisme marxiste – fort peu marxiste –, d’esthétique et d’aventurisme, qui convient tout à fait à des jeunes pour lesquels la révolution est une attirante aventure parce qu’ils se sentent bloqués dans une société sénile5. » Gide est donc au nombre de ces « jeunes ». Gageons que la part prise par Herbart et Groethuysen a été plus importante. Quoi qu’il en soit, au cours de l’année 1931, Gide devient ce qu’on appelle un sympathisant communiste.

Quand Jean Guéhenno écrit pour Europe de novembre 1930 un article, « Ame, ma belle âme », dans lequel il se moque d’André Gide et de Charles Du Bos, ces belles âmes qui « demandent avec d’immenses délices si elles sont ou non, pécheresses […] loin du tumulte et à l’écart du monde », Gide lui répond : « Lorsque j’ai dénoncé les abus des Compagnies concessionnaires du Congo, ma voix n’aurait pas eu tant de mal à se faire entendre, sans cette réputation de mandarin insoucieux des autres que les amis de Caliban m’ont faite, et à laquelle je m’attriste un peu de vous voir, vous aussi, contribuer. Persuadez-vous, mon cher Guéhenno, que je suis plus près de vous que votre article ne le laisse croire6. »

En 1931, la sympathie pour la révolution communiste appert dans son Journal, le 13 mai : « J’aimerais vivre assez pour voir le plan de la Russie réussir, et les États d’Europe contraints de s’incliner devant ce qu’ils s’obstinaient à méconnaître. Comment une réorganisation si nouvelle eût-elle pu être obtenue sans, d’abord, une période de désorganisation profonde ? Jamais je ne me suis penché sur l’avenir avec une curiosité plus passionnée. »

Toujours épris de sincérité, Gide n’en rajoute pas dans l’amour du peuple. Le 1er juin, il passe une heure au cirque Médrano. Le voilà démoralisé par « les trépignements de joie du public » devant de médiocres clowns. Comment, la question est posée, faire partie d’une « élite » et pouvoir « communier avec l’immense majorité de l’humanité » ?

Les événements de la scène internationale requièrent de plus en plus son attention : l’instauration de la République espagnole, la montée du chômage en Allemagne, et « pardessus tout » la construction du socialisme en URSS. Le 24 juillet 1931, il vient de lire l’ouvrage de Knickerbocker sur le plan quinquennal, il l’a dévoré, il en est saisi. Il tombe persuadé qu’il y a un bonheur russe, dont témoigne l’enthousiasme au travail de la jeunesse. « Je voudrais, note-t-il, le 27 juillet, crier très haut ma sympathie pour la Russie ; et que mon cri soit entendu, ait de l’importance. Je voudrais vivre assez pour voir la réussite de cet énorme effort ; son succès que je souhaite de toute mon âme, auquel je voudrais travailler. Voir ce que peut donner un État sans religion, une société sans famille. La religion et la famille sont les deux pires ennemis du progrès. »

L’illusion de Gide est totale. Il croit poursuivre son combat contre les « faux dieux », mais il reste dans la plus parfaite méconnaissance de ce que sont la « religion » d’État et la « famille » que représente le Parti en URSS. Comme dit encore Victor Serge, qui a été l’un des premiers combattants aux côtés de Lénine et qui se trouve alors au Goulag : « Pour des raisons de sentiment, on ne veut pas voir que la révolution russe a changé de visage, on la prend comme si elle était strictement fidèle à elle-même. La propagande du PC entretient ces illusions commodes et leur donne une consistance matérielle : argent, éditions, invitations à Moscou, congrès… »

Le cheminement de Gide est encore tout intérieur. Son honnêteté intellectuelle le porte toujours à se formuler des objections : « Je puis souhaiter le communisme, mais tout en réprouvant les affreux moyens que vous nous proposez pour l’obtenir » (8 novembre). Il se console néanmoins, démontrant son ignorance parfaite des événements qui se déroulent en URSS : « Je suis heureux qu’en Russie du moins cette triste besogne soit faite. » Il veut dire : accomplie, achevée, et que l’on soit passé à la phase positive, constructive de l’avenir radieux. Gide fait écho aux discours de Staline, si rassurants. La faiblesse théorique de l’engagement gidien se révèle tout au long des années 1932 et 1933. Ainsi, il dévore « avec le plus grand profit » (et il en relit même des pages à sa femme à Cuverville) le livre de Henri De Man, Au-delà du marxisme, morceau de littérature « révisionniste » dénoncé par les communistes. Il a beau s’efforcer de déchiffrer quelques chapitres les moins abstrus du Capital, il passe à l’aveu, comme d’habitude en toute sincérité, avec une parfaite candeur :

« Mais, il faut bien que je le dise, ce qui m’amène au communisme, ce n’est pas Marx, c’est l’Évangile. C’est l’Évangile qui m’a formé. Ce sont les préceptes de l’Évangile, selon le pli qu’ils ont fait prendre à ma pensée, au comportement de tout mon être, qui m’ont inculqué le doute de ma valeur propre, le respect d’autrui, de sa pensée, de sa valeur, et qui ont, en moi, fortifié ce dédain, cette répugnance (qui déjà sans doute était native) à toute possession particulière, à tout accaparement7. »

Le communisme comme substitut à la Grande Trappe. L’explication était sans doute incomplète. Son ami Ramon Fernandez essaie de pousser l’analyse dans le numéro de juillet 1933 de la NRF. A ses yeux, Gide est porté au communisme à la fois par son christianisme résiduel (« Aux yeux d’un chrétien sans foi dogmatique et pénétré des idées du dernier siècle, le socialisme n’est que le christianisme pris au mot ») et par « ses aspirations païennes » : le goût de vivre selon ses penchants naturels, « un certain prométhéisme », un « défi à Dieu »… En somme, le communisme réconciliait chez lui des « penchants qu’il était las de tenir pour contradictoires8 ».

En 1932, la sympathie que témoigne Gide à l’URSS et au communisme est devenue publique. D’abord, par ses « Pages de Journal », parues dans la NRF. Ensuite, par son adhésion à l’Appel lancé le 4 juin par Romain Rolland et Henri Barbusse, un mouvement contre la guerre mieux connu sous le nom de Comité Amsterdam-Pleyel, en référence aux deux premiers Congrès, à Amsterdam du 27 au 29 août 1932, à Paris salle Pleyel en juin 1933. Il refuse en revanche d’adhérer à l’AEAR9, animée par Paul Vaillant-Couturier, malgré l’insistance personnelle de Barbusse (« Nous attachons, mon cher André Gide, une grande importance à votre adhésion qui nous aidera à créer le grand mouvement qui s’impose »). Répugnant d’écrire désormais selon les « principes » d’une « charte », il n’en accepte pas moins de figurer au Comité directeur de Commune, revue de ladite association (en compagnie de Maxime Gorki, Romain Rolland, Paul Vaillant-Couturier ; Louis Aragon en étant le secrétaire de rédaction), et de participer à certaines réunions publiques de l’AEAR, auprès d’André Malraux, d’Eugène Dabit, de Jean Guéhenno et autres compagnons de route.

C’est d’autant moins de gaieté de cœur que Gide se sait mauvais orateur, mais il a l’art de se faire piéger. La Petite Dame nous raconte comment, après qu’on l’eut bombardé à son corps défendant président d’une réunion de l’AEAR rue Cadet, le 21 mars 1933, Gide prépare un « petit topo d’excuses cordiales à insérer dans L’Humanité ». Il le lit au téléphone à Vaillant-Couturier. Vous n’y pensez pas ! rétorque l’autre. On ne vous demande qu’un mot pour ouvrir la séance ! Vous n’aurez rien à faire qu’à être là ! « Gide se débat comme il peut, mais on le sent vaincu d’avance. » Et le voici, à propos de l’arrivée de Hitler au pouvoir, qui fait l’éloge de l’URSS et de sa jeunesse : « Nous sommes quelques-uns, nous sommes beaucoup, même en France, qui tournons vers vous, jeunes gens de l’URSS, des regards d’admiration et d’envie… »

Honni par la presse de droite, Gide trouve en compensation un nouveau public. On l’encense en URSS, où Aragon négocie une adaptation cinématographique des Caves du Vatican, dont le texte est repris en feuilleton dans L’Humanité du 12 juin au 30 juillet 1933. En octobre, plusieurs journaux publient sa déclaration, pour la commémoration de la révolution bolchevique, sous le titre : « Un Appel d’André Gide » : « Le grand cri poussé par l’URSS a réveillé tous les espoirs… » En janvier 1934, à la suite du procès de Leipzig, consécutif à l’incendie du Reichstag, procès qui s’était terminé par un acquittement, mais sans libération, de l’internationaliste Dimitrov et de deux autres communistes bulgares, Gide est convaincu par deux émissaires allemands de se rendre avec Malraux à Berlin pour obtenir la libération des détenus. Contrairement à leur espoir, les deux écrivains accompagnés de l’avocat communiste Marcel Willard ne sont pas reçus par Goebbels, ministre de la Propagande, et les deux missionnaires, qui président le Comité Dimitrov, doivent déposer leur demande par lettre. A leur retour en France, Gide et Malraux sont appelés à présider un meeting, salle Wagram à Paris, le 31 janvier. Loin de Paris, en route pour l’Italie, Gide envoie un message de Marseille. Depuis des mois, les deux écrivains n’avaient cessé d’être sollicités et de se dépenser en faveur des accusés communistes, de réunion publique en réunion publique. L’auteur de Corydon était devenu la figure la plus éminente des compagnons de route10.

L’attrait exercé par le communisme sur les écrivains devait se renforcer encore après la journée d’émeute à Paris du 6 février 1934, comme nous le verrons. Comme Gide, la plupart n’étaient guère férus de marxisme théorique. Leur sentimentalité compensait leur manque de formation. Dans leurs motivations, le pacifisme fut un ressort efficace. La propapande de l’Internationale communiste visa soigneusement le thème de la défense de la paix, autre formulation de la défense de l’URSS. Le cas de Romain Rolland en est la plus brillante illustration.

Rolland, on s’en souvient, s’était démarqué de Barbusse au début des années 1920. Or les voici, en 1932, au coude à coude, pour lancer ce qui va devenir le Comité Amsterdam-Pleyel, auquel adhèrent bientôt André Gide, André Malraux, Paul Langevin, Paul Signac, Félicien Challaye, Victor Margueritte, etc. En 1928, Rolland était toujours fidèle à la pensée de Gandhi, tout en considérant que la Russie révolutionnaire représentait « en face du bloc énorme de la Réaction européo-américaine » ce qu’il appelait « un contrepoids nécessaire ». Cette année-là, Rolland se marie avec Maria Pavlova Koudacheva, une Soviétique ; elle le rejoint en 1931, à Villeneuve, en Suisse. En cheville avec Willi Münzenberg et ses services de propagande kominterniens, elle exerça une influence permanente sur les décisions de son nouveau mari.

Il serait naïf de croire que tous ces écrivains, ralliés au communisme, compagnons de route, furent simplement manœuvrés, manipulés, devenus de pauvres pantins entre les mains d’habiles marionnettistes de la IIIInternationale. Certes, comme dans le cas de Gide, les kominterniens surent exploiter les tendances particulières des uns et des autres. Mais, en fait, avec plus de talent en général que les simples militants, les compagnons de route, notamment quand ils étaient célèbres, acceptaient de jouer les faire-valoir. Eux, du moins, étaient censés garder leur liberté de jugement ; ils pouvaient même se risquer à quelques critiques secondaires du régime soviétique. Depuis des années, Münzenberg, chef de l’Agit. Prop. pour l’Europe de l’Ouest et l’Allemagne, ne cessait d’inventer des thèmes et des structures de rassemblement, de regroupement, d’action commune (il avait été à l’origine de la campagne en faveur des anarchistes italo-américains Sacco et Vanzetti condamnés à mort), pour séduire les écrivains, les artistes, les scientifiques. Arthur Koestler dit de celui qui fut son ami :

« Il organisait des comités, des congrès et des mouvements internationaux comme un prestidigitateur tire des lapins de son chapeau : Comité pour l’Aide aux Victimes du fascisme, Comités de Vigilance, Congrès de la jeunesse, que sais-je encore ? Chacune de ces organisations s’abritait derrière un paravent de personnalités hautement respectables, depuis des duchesses anglaises jusqu’à des éditorialistes américains et des savants français, qui n’avaient jamais entendu prononcer le nom de Münzenberg et croyaient que le Komintern était une invention de Goebbels11. »

En 1931, Romain Rolland, toujours à la recherche de « l’unité spirituelle du monde », s’éloigne définitivement de la pensée non-violente de Gandhi, prenant rang parmi les défenseurs de l’Union soviétique. En mars 1932, il est élu membre de l’Académie des sciences de Leningrad, avant de lancer avec Barbusse, en août, le Congrès d’Amsterdam, téléguidé par Münzenberg. Après la prise du pouvoir par Hitler, en janvier 1933, Rolland multiplie ses appels contre le fascisme. Il se multiplie dans les comités, les meetings, les revues, ne séparant plus la lutte contre le fascisme et la guerre de la cause soviétique. La revue Europe des années de Guerre froide le dépeint ainsi :

« Le début des années trente sert de ligne de démarcation, tant dans l’évolution de l’œuvre de R. Rolland dans la période de l’entre-deux-guerres que dans toute l’histoire riche et complexe de sa vie et de son œuvre. Les années de recherches pénibles se terminent par la victoire des idées qu’il a si bien exprimées dans le pathétique Adieu au passé. […]

« Pendant les années trente, R. Rolland se livre à un travail véritablement universel pour rassembler les forces de la démocratie. Il démasque les manœuvres de l’impérialisme qui prépare une nouvelle guerre mondiale, il devient l’un des militants les plus en vue du mouvement antifasciste et un combattant pour la paix. De tous les coins de l’univers, on écoute sa voix12. »

Après la défaite de 1940, il eut ce mot à propos d’Alphonse de Châteaubriant : « Jamais un idéaliste ne devrait se prêter à la politique. Il en est toujours la dupe et la victime. On se sert de lui, comme de réclame pour couvrir la boîte aux ordures, aux friponneries et aux méchancetés13. » Lucidité tardive sur son propre cas.

Après le 6 Février, le danger fasciste renforce le camp des amis de l’URSS. Rien de plus frappant à cet égard que le retournement de Ramon Fernandez, naguère critique de l’évolution de Gide. Son article dans la NRF, le 1er avril 1934, intitulé « Lettre ouverte à André Gide », est une manière d’excuse. Certes, Fernandez ne peut toujours pas admettre le « dogmatisme » du PCF (Gide non plus !), mais il en arrive à poser que « le marxisme, vaille que vaille, est devenu l’unique rempart des opprimés » et que l’intellectuel doit s’allier au prolétariat : « Le mouvement du prolétariat vers sa libération est analogue au mouvement de l’esprit vers la vérité… » : « Je suis de ceux qui ont cru, voici quelques années, à la possibilité d’une idéologie, d’une éthique de droite. Après le 6 Février, cet espoir n’est définitivement plus permis. Il n’y a rien, rien, là-bas, derrière leurs grands mots, que des porte-monnaie qui se dégonflent. Marx avait trop raison, je choisis le camp des porte-monnaie vides. »

Ainsi, avant même que l’Internationale communiste n’opère un changement de ligne, abandonne le mot d’ordre gauchiste « classe contre classe », décide de la formation des fronts populaires, moyennant la réconciliation préalable des communistes avec les socialistes, ex- « social-fascistes », les kominterniens avaient réussi, Münzenberg en tête, à présenter une plate-forme de lutte séduisante aux intellectuels « bourgeois », démocrates, humanistes et pacifistes. La grande cause de la paix, dont l’actualité ne faisait plus de doute depuis l’agression japonaise de 1931 en Mandchourie, passait par la défense de l’Union soviétique. Ce qui était la tâche première des partis communistes du monde entier, leur raison d’être, devenait l’objet de la plus vaste mobilisation intellectuelle encore jamais réalisée par les communistes. Au moment même où Staline entamait la collectivisation des campagnes, qui devait se révéler un des épisodes les plus sanglants de l’histoire de l’URSS, bien des intellectuels d’Occident, à l’instar de Gide, prenaient fait et cause pour une Révolution soviétique imaginaire. Un mythe fut soigneusement entretenu par les propagandistes à la Münzenberg qui provoqua l’éclipse de la raison critique des compagnons de route.

L’affaire Dreyfus avait été la victoire de l’examen critique : les antidreyfusards n’avaient pu aller jusqu’au bout de leur démonstration, leurs preuves étaient des faux, et la cause de la vérité triompha. L’histoire des compagnons de route, qui s’accélère au début des années trente, est toute contraire : l’adhésion des intellectuels est de pure foi. Quand même on leur montrera les preuves de leur automystification, ils seront nombreux à refuser de les regarder. La matérialité des faits dut se soumettre à la vérité transcendantale du communisme.

Celle-ci parut à beaucoup nécessaire pour lutter contre le danger démoniaque du national-socialisme, triomphant en Allemagne en 1933. De fait, l’illusion communiste dans laquelle tombèrent tant d’écrivains, d’artistes et de savants a eu sa première acmé sous la menace que Hitler faisait peser sur le monde. Les années passant, la faiblesse même des démocraties devant les agressions du nazisme joua en faveur du communisme, rempart ultime contre la « Bête immonde ». Les esprits les plus politiques pouvaient concevoir une alliance avec l’URSS sans donner dans la mythologie stalinienne. Une démarche de pur réalisme politique. Mais les têtes politiques sont plus rares que les cœurs sensibles, surtout chez les gens de plume.

Le secret des conduites est particulier à chaque acteur. En généralisant, nous avons privilégié la rencontre d’une subjectivité sensible et d’un appareil de séduction de plus en plus sophistiqué. Il faudrait sonder les reins et les cœurs de chacun, soupeser les influences intimes auxquelles chaque individu pouvait donner prise, évaluer aussi le rôle de la mimesis si fort dans un milieu de rivalités constantes, pour rendre raison d’une réalité massive. Au moment où nous en sommes, le coup de tonnerre du 6 Février, tout en élargissant le cercle des compagnons de route, provoque aussi, chez certains, la question inverse : le fascisme, pourquoi pas ?


1.

R. Martin du Gard, Journal, op. cit., II. p. 514.

2.

A. Gide, Journal, 1939-1949, op. cit., p. 1041.

3.

A. Gide, Journal, 1889-1939, op. cit., p. 997.

4.

Michel Drouin m’écrit à ce propos : « D’aucuns persistent à croire, ou à écrire, que Gide aurait visé sa famille d’origine en lançant son fameux anathème – la citation étant d’ailleurs le plus souvent tronquée. Or il n’en est rien, comme Gide l’a rappelé, tant à Couverville, en 1935 (“Journal”), qu’au “Vaneau”, en 1949 : “Je n’ai eu qu’à me féliciter des miens, qui ont toujours été parfaits pour moi. Je n’ai absolument pas eu, personnellement, à souffrir de ma famille” (à Jean Amrouche). Quant à Madeleine, si souvent dénigrée, voyez son admirable lettre à Claudel, du 27 août 1925, publiée dans la Correspondance Gide-Claudel. Le grand convertisseur avait cru pouvoir profiter de l’absence de Gide, embarqué pour l’Afrique, en écrivant à son épouse. Madeleine lui répond : “Tous ceux qui aiment André Gide, comme mérite d’être aimée cette âme très noble, doivent prier pour lui. Je le fais chaque jour – et vous aussi, n’est-ce pas ? C’est ainsi, je crois, que pour son plus grand bien, nous nous rencontrons le mieux.” A son retour du Congo, Gide remercie Claudel, le 15 juin 1926, d’avoir eu “la gentillesse” d’écrire à sa femme, ajoutant : “Parfois je me dis avec un peu de tristesse qu’il ne faut y voir qu’un persistant espoir de me convertir ; et je mesure mon affection pour vous au chagrin que j’ai de vous décevoir.” Madeleine a vu très tôt en Gide le plus grand écrivain de sa génération, après Barrès. Elle a toujours laissé la “cage ouverte”, raison pour laquelle, sans doute, Gide n’a jamais divorcé, ni quitté sa femme durablement. » (Lettre à l’auteur, 10 juillet 1998.)

5.

V. Serge, Carnets, Julliard, 1952, p. 22.

6.

A. Gide, Littérature engagée, Gallimard, 1950, p. 14.

7.

A. Gide, Journal, 1889-1929, op. cit., p. 1176.

8.

R. Fernandez, « Notes sur l’évolution d’André Gide », NRF, 1er juillet 1933.

9.

Sur les deux organisations et leur imbrication, voir A. Burger-Roussenac, « 1932. L’année incertaine. Deux politiques communistes de rassemblement des intellectuels et de lutte contre la guerre : l’AEAR et le mouvement d’Amsterdam », Communisme, 1993, nos 32-33-34.

10.

Sur les raisons de l’engagement d’André Gide, données par André Gide lui-même, voir en annexe la lettre qu’il adresse à Jean Schlumberger en 1935, p. 791-793.

11.

A. Koestler, Hiéroglyphes I, Calmann-Lévy/ « Pluriel », 1978, p. 331. Voir notamment le « Dossier Willi Münzenberg » dans Communisme, L’Age d’Homme, 1994, nos 38-39, qui offre en notes une bibliographie sur Münzenberg. Ajoutons-y l’article de F. Fejtö, « Willi Münzenberg, un génie de la propagande politique », L’Histoire, no 17, novembre 1979.

12.

I. Anissimov, « Romain Rolland », Europe, janvier-février 1955, numéro spécial 109-110, consacré à Romain Rolland.

13.

Cité par B. Duchâtelet, « Romain Rolland », in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, op. cit., 1991, t. 40, p. 271.