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1956, la grande fracture


L’année 1956 fut un des millésimes politiques les plus corsés du siècle. Le début de l’année commença en France par des élections législatives, le 2 janvier. La gauche l’emporta nettement, à ceci près qu’il n’y avait pas de gauche. Certes, bien des voix s’élevaient – celle d’un Claude Bourdet ou celle d’un Jacques Madaule – pour appeler un nouveau Front populaire. Mais les socialistes, parti dominant du Front républicain, et les communistes, parti de loin le plus puissant, n’étaient pas prêts à chanter à l’unisson. Guy Mollet, secrétaire général de la SFIO, fut appelé par le président René Coty à former un gouvernement, dont l’investiture, le 1er février, fut néanmoins soutenue par le Parti communiste, désireux de sortir de son isolement au moment où l’URSS de Nikita Khrouchtchev prônait la « coexistence pacifique ».

L’arrivée au pouvoir du leader socialiste est diversement appréciée par ceux de la gauche intellectuelle qui ont milité en faveur de Mendès France, si populaire depuis son passage au pouvoir, du 18 juin 1954 au 6 février 1955. Surtout, Guy Mollet désole nombre de ses partisans lorsque, au cours d’un voyage à Alger, où les pieds-noirs l’accueillent le 6 février par des cris de haine et des jets de légumes, il accepte la démission du général Catroux, destiné au poste de ministre résident en Algérie, et le remplace par son camarade de parti Robert Lacoste : « Hélas ! écrit François Mauriac dans son Bloc-Notes, M. Guy Mollet n’a pas pris sa foudre. Il a pris des tomates pourries, mais sur le nez. Et si ce n’était que sur le sien, nous nous serions fait une raison. Mais c’est l’État qui a reçu cet outrage1. »

La suite de l’année déçoit tous ceux qui attendent de la victoire du Front républicain, la fin d’une guerre en Algérie qui ne dit pas encore son nom mais dure depuis déjà plus d’un an. Guy Mollet appelle au « cessez-le-feu », en assurant que celui-ci sera suivi d’élections, puis de négociations. En même temps, il refuse d’envisager l’éventualité d’une indépendance algérienne. On voit mal comment les nationalistes algériens pourraient accepter cette offre. Au mois de mars, le Parti communiste, encore soucieux de parvenir à un front uni avec les socialistes, vote à l’Assemblée les pouvoirs spéciaux que le président du Conseil réclame pour l’Algérie. Des étudiants de l’UEC protestent, distribuent des tracts à la Sorbonne. Une gauche intellectuelle, dont nombre de communistes, commence à critiquer ouvertement un PCF plus décidé à l’alliance politique qu’à la lutte anticolonialiste. Des organisations propres, des structures d’information, des réseaux de militants se mettent progressivement en place, indépendamment du Parti communiste, parfois explicitement contre lui, pour favoriser l’indépendance algérienne. Dans les mois suivants, le divorce s’aggrave entre la gauche intellectuelle, les étudiants de gauche et le gouvernement Mollet, quand celui-ci décide le rappel des « disponibles » en Algérie. Le 22 mai, Mendès France démissionne de son poste de ministre d’État, en raison de son désaccord sur la politique algérienne menée par Mollet et Lacoste.

En juin, Le Monde publie en feuilleton le Rapport secret de Khrouchtchev au XXCongrès du Parti communiste de l’Union soviétique, qui s’est tenu au mois de février précédent. Cette dénonciation des crimes de Staline, jusqu’alors officieusement connus, qu’on a brusquement sous les yeux, laisse abasourdis les militants communistes : Staline a occupé une telle place dans leur vie, la propagande en a fait un tel génie. A croire que l’histoire universelle n’a jamais vu un guide des peuples de cette envergure. Et comment échapper à un mythe de cette ampleur : Staline a organisé de son vivant son propre culte, un culte religieux desservi par tous les pontifes et tous les clergeons de l’église communiste internationale, les révolutionnaires les plus authentiques étant devenus eux-mêmes, aux côtés des bureaucrates de sacristie, des thuriféraires balançant la myrrhe et l’encens dans les nefs. En décembre 1949, pour le soixante-dixième anniversaire de l’Hercule géorgien, des camions du Parti ont sillonné la France pour collecter les cadeaux des fidèles, objets coûteux ou souvenirs de famille, le tout sous les caméras des permanents qui filment des scènes de don et de communion ; en comparaison, les pèlerinages catholiques ressemblent à des réunions de l’Union rationaliste. A l’occasion, la presse communiste se surpasse ; des effluves de pieuse adoration montent des pages imprimées. Les sévères Cahiers du communisme multiplient, dans un numéro spécial, des éloges dithyrambiques : « La plus grande réalisation de Staline : Comment ils ont conquis le bonheur », et Maurice Thorez s’applique à un éditorial, « Vive Staline », de la plus flagorneuse platitude. En 1953, la mort de Staline fait pleurer dans les cellules, et les journaux communistes en rajoutent dans le Requiem adulateur. Et voici que, tout à trac, ces larmes, ces offrandes, ces génuflexions, « Nikita » les fait passer par pertes et profits. C’est pour beaucoup insoutenable. Arrive le temps du doute, qui ne va que s’accroître et tout saper à la fin d’octobre, lorsque les chars soviétiques sont lancés sur Budapest contre l’insurrection hongroise.

Cette fin d’octobre et le début de novembre vibrent d’une immense émotion politique ; son origine est double. Deux noms de ville, Suez et Budapest, résonnent comme des cymbales lancées avec violence l’une contre l’autre. Le 26 juillet, le colonel Nasser a décidé la nationalisation du canal de Suez par l’Égypte, soit onze ans avant la fin de la concession accordée jadis à la Compagnie du Canal de Suez. Nasser en a pris la décision une semaine après que les Américains ont décidé de ne pas financer le barrage d’Assouan. La réaction du Raïs atteint les intérêts des Anglais et des Français plus que ceux des Américains. La presse occidentale, Le Monde compris, exprime son indignation devant le coup de force de l’« apprenti dictateur », contre lequel la riposte s’impose. Maurice Duverger, dans le grand quotidien du soir, l’explique ainsi, le 1er août : « L’exemple des années 1933-1939 est clair : en face de la mégalomanie d’un dictateur, il ne faut pas répondre par des procédures juridiques inefficaces qui ridiculisent le droit, mais par la force. » L’inévitable raréfaction de l’approvisionnement de l’Europe occidentale en pétrole provoque la panique. Après plusieurs semaines de négociations et de tergiversations, le socialiste Guy Mollet sait convaincre le Premier ministre britannique, le conservateur Anthony Eden, d’intervenir ensemble manu militari sur le canal pour réduire Nasser à quia. L’habileté de la manœuvre consiste à mettre dans le coup l’État d’Israël, dirigé par Ben Gourion, trop content de régler ses comptes avec l’Égypte, qui entrave l’accès du port d’Eilat dans le golfe d’Akaba. Le 28 octobre, le gouvernement israélien décrète la mobilisation et fait pénétrer ses troupes le lendemain dans le Sinaï. Le 30, Français et Britanniques lancent un ultimatum, dont la ficelle est grosse : l’Égypte et… Israël sont priés de se retirer de part et d’autre à dix milles du canal. Sans réponse de l’Égypte, les alliés franco-britanniques bombardent les positions égyptiennes et lancent des parachutages le 5 novembre, tandis que les Israéliens déclarent le cessez-le-feu après s’être emparés de Gaza. Les Égyptiens, eux, s’appliquent à saboter le canal en y faisant couler des bateaux. Sur l’injonction de l’ONU entraînée par les Américains et sur l’ultimatum des Soviétiques, les Français et les Anglais doivent mettre fin à leur expédition. Leurs troupes évacuent Port-Saïd au début de décembre. Le fiasco est total. Guy Mollet s’est impliqué à fond dans cette politique expéditionnaire en raison de l’Algérie : selon lui, la rébellion algérienne tente de se nourrir d’un nationalisme inexistant, nécessairement inspirée et soutenue par les pays arabes indépendants, et au premier chef l’Égypte de l’ambitieux colonel Nasser, dont on fait une sorte de Hitler arabe. L’analogie est d’autant plus intéressante qu’elle contribue à justifier l’entrée en guerre d’Israël. « Les hommes libres, dit Guy Mollet à l’Assemblée, le 7 novembre, ceux d’Angleterre et de France, les rescapés de la Gestapo qui ont construit Israël se sont heurtés à Suez aux mêmes fusils et aux mêmes chars que les hommes libres de Budapest. »

Au même moment, en effet, la crise hongroise soulève la colère des hommes libres, tout en justifiant à leurs propres yeux les hommes de Suez. Quand Guy Mollet, après son discours, regagne le banc du gouvernement, il est hué par les communistes, dont certains lui montrent le poing. Communistes et socialistes, qui mêlaient leurs votes au début de l’année, s’affrontent à nouveau, se jetant mutuellement à la figure ces deux noms de ville : « Suez ! », « Budapest ! » comme des pierres. La dramatisation de la scène politique va bon train.

Depuis la mort de Staline, des mouvements divers d’émancipation ont déjà agité les démocraties populaires. En 1953, une grève suivie de manifestations a été sévèrement réprimée à Berlin-Est. Dans les années suivantes, la politique extérieure de Monsieur « K », favorable à la « détente », paraît devoir desserrer la main de fer qui empoignait les pays du bloc soviétique : la Hongrie réussit à se débarrasser du stalinien Rakosi ; elle réhabilite Rajk et affirme sa propre voie vers le socialisme, à grand renfort de pacifiques démonstrations de rues. En Pologne, Gomulka, communiste réputé indépendant à l’endroit de Moscou, parvient à prendre les rênes du pouvoir tout en évitant l’intervention soviétique. L’envoyé spécial du Monde, Philippe Ben, explique qu’il n’est pas du tout question en Pologne de « liquider le socialisme » : « A part de vieilles personnes incapables de comprendre ce qui se passe autour d’elles, nul ne le pense. Et surtout pas les jeunes. Mais la jeunesse, qu’elle soit socialiste ou catholique, veut un socialisme différent de celui qu’elle a connu jusqu’ici. Et avant tout un socialisme qui renonce à beaucoup des inspirations puisées en Union soviétique2. » Ce qui a été évité en Pologne ne l’est pas en Hongrie où de formidables manifestations tournant au soulèvement conduisent le gouvernement Gerö à appeler les Soviétiques.

Profitant de la tension internationale suscitée par l’expédition franco-britannique sur le canal de Suez, qui avait occasionné la convocation de l’Assemblée générale de l’ONU et le vote de la motion américaine exigeant le cessez-le-feu en Égypte, les Soviétiques se décident à régler définitivement par la force l’insurrection des Hongrois, dirigée par des comités révolutionnaires et des conseils ouvriers. Une première intervention des blindés soviétiques a eu lieu le 23 octobre. Du 25 au 28, la bataille fait rage entre les insurgés et les forces de la sécurité aidées des Soviétiques. Le 30 octobre, après la réintégration de Nagy dans le gouvernement, un accord est signé avec les Russes pour l’évacuation de leurs troupes. Le 1er novembre, Nagy déclare la neutralité de la Hongrie. C’en est trop pour les Soviétiques, qui reviennent en force et écrasent l’insurrection, destituent Nagy et placent Kadar au pouvoir. Le 21 novembre, les conseils ouvriers sont dissous – les Soviétiques ne pouvant, de longue date, supporter les soviets. Imre Nagy est enlevé par la police (ainsi qu’une cinquantaine d’autres communistes réformateurs) et expédié en URSS, où il sera plus tard exécuté. Le 9 décembre, à la suite d’une grève générale de 48 heures, la loi martiale est décrétée. La Hongrie se trouve de nouveau sous l’éteignoir.

Après le choc du XXCongrès et du Rapport Khrouchtchev, la répression de l’insurrection hongroise achève de démoraliser une bonne partie de l’intelligentsia communiste et fait des ravages dans les rangs des compagnons de route. Pour beaucoup, cette année-là, le chemin n’ira pas plus loin.

Le Monde du 31 octobre a publié en « Libres opinions » les bonnes feuilles des réponses que Claude Roy a adressées aux Lettres nouvelles de Maurice Nadeau, à la suite des révélations de Khrouchtchev sur Staline. L’écrivain communiste se demandait s’il n’avait pas « sous-estimé les ombres intérieures de l’univers socialiste ». Il condamnait clairement « l’absence de la démocratie » et « le mépris de la morale », partout où ils se produisaient. Le même Claude Roy, à la nouvelle des événements de Hongrie, signe une protestation avec trois autres écrivains du Parti, Roger Vailland, Jacques-Francis Rolland et Claude Morgan. Aussitôt, L’Humanité affirme que « leur acte d’indiscipline, contraire non seulement aux principes du Parti, mais aux intérêts de la classe ouvrière et de la nation, sera jugé sévèrement par tous les travailleurs ». Le Parti n’en démord pas : l’insurrection hongroise reste le fait des fascistes, soutenus par l’impérialisme américain.

Dans les jours qui suivent la répression de l’insurrection fusent des explosions de protestations dans l’intelligentsia progressiste. Certains de ses membres, tel Emmanuel d’Astier de La Vigerie, perçoivent les dangers de la montée en puissance de l’anticommunisme (les bureaux de L’Humanité font l’objet d’un siège en règle de la part de tous les militants mobilisables de la droite et de l’extrême droite). Ils assortissent donc leur protestation contre l’intervention soviétique de mises en garde contre « les manifestations anticommunistes ». Pour nombre de militants et d’intellectuels, désormais conscients des réalités communistes, il faut rester dans le Parti assailli. Mais, même s’ils différèrent de quelques mois ou de quelques années leur départ, le big-bang du XXCongrès et de la répression en Hongrie a sapé définitivement leur foi.

Pierre Emmanuel, faisant retour sur lui-même, écrit en décembre 1956 : « Le progressiste est un homme qui a peur de faire front aux communistes, et se donne à bon marché la double illusion d’être un révolutionnaire et un esprit libre3. » Ce confort intellectuel est rompu. Le compagnon de route ne peut plus tenir pour juste la politique du Parti, qui lance les chars contre les insurgés de Hongrie, le prolétariat de Budapest, et soutient aveuglément la répression décidée par Khrouchtchev. Jean-Paul Sartre, le modèle du compagnon de route depuis 1952, récuse bruyamment cette espèce de contrat tacite qui le liait au Parti communiste. En février, s’en prenant à Hervé, auteur de La Révolution et les Fétiches, il affirmait encore : « Porté par l’histoire, le Parti communiste manifeste une extraordinaire intelligence objective : il est rare qu’il se trompe ; il fait ce qu’il faut… » Il ajoutait : « mais cette intelligence – qui se confond avec la praxis – ne s’incarne pas souvent dans ses intellectuels. » Le Parti agissait bien, mais sans penser sa praxis. Il était lui-même le prolétariat, se confondait avec lui, il transformait la sous-humanité des ouvriers en classe ouvrière. Mais comment, après Budapest, en rester à cette analyse : le prolétariat pouvait-il tirer sur le prolétariat ?

Les événements de Pologne puis, surtout, ceux de Hongrie, font exploser les bonnes raisons de cette gauche soumise. Les amis d’Esprit se réunissent justement en congrès au moment de l’intervention soviétique. La consternation, la révolte se donnent libre cours. Jean-Marie Domenach, directeur politique de la revue, si souvent proche des communistes – notamment tout au long de l’affaire Henri Martin –, signe une protestation au côté de Claude Bourdet, Gilles Martinet, Roger Stéphane, de France-Observateur, Jean Rous (Franc-Tireur), Robert Barrat, Georges Suffert, Georges Montaron (Témoignage chrétien), contre « l’immixtion brutale de l’armée soviétique dans les affaires intérieures hongroises ». Le numéro de décembre d’Esprit est consacré aux « Flammes de Budapest », titre d’un éditorial d’Albert Béguin en faveur de l’« authentique révolution hongroise ». Dans la même livraison, Pierre Emmanuel se livre à une autocritique collective, déjà citée, où il écrit : « Par quel aveuglement avons-nous fait comme si le communisme n’était pas une névrose, comme s’il en était même le contraire – la science de l’homme à venir ? Nous avons étudié la pathologie de l’hitlérisme pour lequel la Race était la fin de l’Histoire : mais la pathologie d’une doctrine pour laquelle cette fin est un homme qui n’existe pas ? Jamais nous n’avons émis le moindre doute, les uns sur l’infaillible logique du communisme, les autres sur son inexorable accélération : béats d’extase ou d’angoisse, nous attendions qu’il vînt, et pas un Français jusqu’à la mort de Staline qui n’ait été entamé dans ses forces vives par cette espérance ou cette terreur, ou pire encore ! par leur répugnant mélange. » L’équipe d’Esprit semble cette fois vaccinée contre l’illusion lyrique.

Louis de Villefosse, si zélé dans l’affaire Henri Martin, fait acte de contrition dans France-Observateur : « L’agression de Budapest imprime définitivement en moi la certitude que le régime soviétique ne représente pas davantage la démocratie que l’Église n’incarne l’idée chrétienne. » Le communisme ne représente plus à ses yeux qu’une « falsification réactionnaire de la gauche4 ». Villefosse s’oppose violemment à son ancien mentor Aragon au sein du CNE. Celui-ci doit renoncer à sa vente annuelle (les batailles du Livre), au grand dam d’Elsa Triolet. Vercors signe avec Villefosse et quelques autres – dont Sartre et Beauvoir – une protestation auprès du gouvernement soviétique « contre l’emploi des canons et des chars pour briser la révolte du peuple hongrois ». L’année suivante, Vercors publiera Pour prendre congé, qui mettra pour un temps à la mode l’expression de « potiche d’honneur » : « J’ai joué ce rôle pendant plus de douze ans… Mais arrive le jour où, tout ébréchée, toute fêlée, la potiche n’est plus présentable. » Chacun entend aussi dénoncer l’expédition de Suez, non sans soulagement : enfin une cause claire pour ces âmes encore secouées par le scandaleux acte criminel perpétré par le pays, le sanctuaire, la terre d’élection du socialisme contre les ouvriers de Hongrie !

L’événement confirme à ses propres yeux les analyses de la petite équipe de Socialisme ou Barbarie5. Ses animateurs Claude Lefort et Cornélius Castoriadis, qui n’ont cessé de faire la critique du régime bureaucratique, voient dans l’insurrection hongroise un nouvel avatar glorieux du socialisme des conseils réfractaire au communisme d’appareil. Ils vantent l’autogestion ouvrière des usines et admirent que, « pour la première fois, un régime totalitaire moderne [soit] mis en morceaux par le soulèvement des travailleurs : “La révolution hongroise démolit, non pas par des discussions théoriques mais par le feu de l’insurrection armée, la fraude la plus gigantesque de l’histoire : la présentation du régime bureaucratique comme ‘socialiste’ – fraude à laquelle avaient collaboré bourgeois et staliniens, intellectuels ‘de droite’ et ‘de gauche’, parce qu’ils y trouvaient tous finalement leur compte”6 ». Tout ce que l’extrême gauche comptait de révolutionnaires antistaliniens, trotskistes, conseillistes, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires, donne de la voix contre le socialisme trahi, tout en proclamant son espoir d’un autre socialisme, débarrassé de la chape de plomb stalinienne. Ces analyses et leurs protestations sont assourdies par celles de Sartre, brûlant soudain ce qu’il avait adoré quatre années durant. « Il y avait à gauche, au milieu des années 50, écrira plus tard Claude Roy, le PC, le PSFIO, et le Parti Sartre7. »

Pourtant, quand Sartre dit « le Parti », il n’y en a qu’un : « Même si c’était pour le cribler de sarcasmes, le mot était chargé pour lui d’une espèce de magie romanesque » (C. Roy). Il lui faut rompre néanmoins. Il le fait en termes éclatants, le 9 novembre, dans une longue déclaration à L’Express : « Je brise à regret, mais entièrement, mes rapports avec mes amis les écrivains soviétiques, qui ne dénoncent pas (ou ne peuvent dénoncer) le massacre en Hongrie. On ne peut plus avoir d’amitié pour la fraction dirigeante de la bureaucratie soviétique : c’est l’horreur qui domine. » Il en finit aussi avec le PCF. Marcel Servin, chargé de lui répliquer dans L’Humanité, ressert à ses lecteurs « le venin de Sartre ». Évoquant l’attitude de quelques intellectuels communistes protestataires, il écrit encore : « Nous ne tolérerons pas, et la classe ouvrière ne nous permettrait pas de tolérer, l’action des termites qui prétendent ronger le Parti de l’intérieur. »

En janvier 1957, Sartre publie un numéro triple des Temps modernes entièrement consacré à la « révolte de la Hongrie ». Il y donne lui-même un volumineux article de 120 pages, « Le fantôme de Staline », par lequel il tire la conclusion de ses quatre années de compagnonnage. Il se prétend toujours attaché à l’espoir d’un Front populaire, seul capable à ses yeux de faire sortir la France des guerres coloniales et du malthusianisme économique (il y tient !), mais, tout en réaffirmant les trahisons de la SFIO, il met en évidence les responsabilités du Parti communiste et proclame : « Il faut savoir ce qu’on veut : le Front unique ou l’obéissance inconditionnelle à l’URSS ; il est en tout cas impossible de courir les deux lièvres à la fois […]. Le temps est passé des vérités révélées, des paroles d’évangile : un Parti communiste ne peut vivre, en Occident, que s’il acquiert le droit de libre examen. » Et Sartre de retourner à « l’opposition », en attendant un changement radical de la part du PCF : « L’alliance avec le PC tel qu’il est, tel qu’il entend rester, ne peut avoir d’autre effet que de compromettre les dernières chances du Front Unique. » Le programme est précisé : « Nous essaierons d’aider à la déstalinisation du Parti français. »

De tous côtés, en cet automne 1956, les protestations fusent, les proclamations se succèdent, les regrets s’affichent. Albert Camus lance un appel aux écrivains d’Europe. Les démissions se multiplient au CNE. Mauriac envoie la sienne à l’association France-URSS. Maurice Merleau-Ponty en vient, lui, à se demander si le philosophe est bien inspiré de faire de la politique : « N’est-ce pas un incroyable malentendu si tous les philosophes ou presque se sont crus obligés d’avoir une politique, alors qu’elle relève de l’“usage de la vie” et se dérobe à l’entendement ? La politique des philosophes, c’est celle que personne ne fait. Est-ce donc une politique ? N’y a-t-il pas bien des choses dont ils puissent plus sûrement parler8 ? »

Le Parti communiste s’emploie à installer des contre-sapes, mobilisant ses intellectuels. André Stil, envoyé spécial du quotidien communiste en Hongrie, se réjouit le 14 novembre : « Budapest revient à la vie […]. Une foule pressée se rend au travail. » Le 20 : « Budapest recommence à sourire à travers ses blessures. » Florimond Bonte, Yves Moreau, Léo Figuières, Guy Besse, tous font écho à Duclos et à Thorez qui affirme tranquillement : « Nous voulons redire particulièrement notre admiration pour l’armée soviétique, l’armée des libérateurs, sans laquelle l’Europe entière serait encore sous le joug du fascisme9. » Garaudy se fait un devoir de répondre à Sartre dans France nouvelle, par un article où l’art de la langue de bois le dispute au lyrique : « A cette politique zigzagante [celle de Sartre] et à ces palinodies idéologiques, la lutte aux côtés de la classe ouvrière choisie à l’aurore de nos vingt ans nous a enseigné, à nous qui avons la fierté d’être des “permanents à 40 000 francs” [le SMIG était alors à 30 000 francs environ] des démarches plus fermes ; elle nous a enseigné le chemin d’Octobre [il ne s’agissait évidemment pas de l’Octobre hongrois] que nous poursuivrons inflexiblement avec [recours inévitable à la dernière source de légitimité communiste, la Résistance :] Sémard et Péri, avec Le Guennec et Ferrand. »

Le double événement de Suez et de Budapest donne un coup de fouet à l’idée d’une « nouvelle gauche ». Doublement critiques à l’endroit du communisme et du socialisme SFIO, refusant d’être de simples compagnons de route ou des sympathisants déçus du socialisme démocratique, des vagues successives d’intellectuels et de militants cherchent à construire une force à l’écart des deux partis dits « ouvriers », comme ce fut le cas du RDR en 1948. L’ambiguïté de ces tentatives tient à leur hésitation stratégique. Selon les cas et les conjonctures, ces « nouvelles gauches » se donnent pour le catalyseur d’un nouveau Front populaire et s’efforcent de rapprocher les points de vue des communistes et des socialistes, ou bien elles affichent nettement leur indépendance et leur vocation autonome à devenir un grand parti, dépassant les contradictions du PCF et de la SFIO. Les événements de l’automne 1956 accréditent le second terme de l’alternative : sur les décombres du socialisme de Suez et du communisme de Budapest, on peut à nouveau espérer faire du neuf. France-Observateur constitue le foyer le plus actif du mouvement : ses principaux animateurs, Bourdet et Martinet, défendent la Nouvelle Gauche, petite formation qui pourrait être l’embryon du nouveau parti. « Tandis que les vieilles bureaucraties s’enfoncent dans leurs tristes routines, que Mollet couvre les sanglantes opérations du colonialisme et que Thorez salue – au lendemain des tueries de Budapest ! – “l’exemple exaltant de l’Union soviétique”, les forces de l’avenir se cherchent et commencent à se trouver10. » Ces forces de l’avenir, elles ne sont pas seulement françaises. Martinet évoque les convergences possibles entre « l’expérience polonaise de Gomulka », la Yougoslavie de Tito, la minorité du Parti communiste italien qui a condamné l’intervention soviétique en Hongrie, les socialistes de Pietro Nenni, les travaillistes de Bevan en Angleterre… N’est-ce pas autant de forces qui tendent vers une Europe socialiste et démocratique ?

L’idée va faire son chemin. La Nouvelle Gauche fusionne l’année suivante avec le MLP (Mouvement de libération populaire), la Jeune République (socialisme chrétien), Tribune communiste (constituée d’anciens communistes comme Jean Poperen et François Furet), pour former l’Union de la Gauche socialiste. Puis, en 1960, l’UGS fusionnera avec le PSA (Parti socialiste autonome, né d’une scission de la SFIO en 1958), pour donner le PSU (Parti socialiste unifié). Ce courant, qui ne parviendra jamais à s’imposer contre les deux « grands » de la gauche, mais qui fournira au futur Parti socialiste quelques-uns de ses cadres, comme Michel Rocard ou Pierre Bérégovoy, est largement porté par le milieu intellectuel.

L’histoire des compagnons de route s’achève pratiquement en 1956 : la tragédie hongroise émancipe nombre d’entre eux de la mouvance communiste, tout en affaiblissant le prestige du PC aux yeux de tous. Les uns vont soutenir cette tentative de Nouvelle Gauche. Ce n’est pas encore la voie d’une conduite politique pleinement autonome. La guerre d’Algérie va en fournir la véritable occasion.


1.

F. Mauriac, Bloc-Notes, 1, 1952-1957, Seuil, « Points », 1993, p. 318.

2.

Le Monde, 27 octobre 1956.

3.

P. Emmanuel, « Les oreilles du roi Midas », Esprit, décembre 1956.

4.

L. Héron de Villefosse, « La collaboration impossible », France-Observateur, 22 novembre 1956.

5.

Voir Ph. Gottraux, « Socialisme ou Barbarie. » Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997.

6.

P. Chaulieu (alias C. Castoriadis), « La révolution prolétarienne contre la bureaucratie », Socialisme ou Barbarie, décembre 1956.

7.

Cl. Roy, Somme toute, Gallimard, 1976, p. 109.

8.

M. Merleau-Ponty, préface de Signes, Gallimard, 1960, p. 10.

9.

L’Humanité, 3 novembre 1956.

10.

G. Martinet, « Nouvelle Gauche et grands partis », France-Observateur, 13 décembre 1956.