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Le conflit israélo-arabe


Une image choc de l’année 1967 est celle de chars calcinés, abandonnés dans le désert du Sinaï après la guerre des Six Jours, cet affrontement armé qui, du 5 au 10 juin, oppose Israël à ses voisins arabes, l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. Jean-Paul Sartre exprime le dilemme de beaucoup : « La gauche est divisée ? Comment pourrais-je l’en blâmer, moi qui – comme tant d’autres – ressens le conflit judéo-arabe comme un drame personnel1… » Si l’intervention américaine au Vietnam provoque une réponse simple selon une ligne de clivage gauche/droite : défense du tiers-monde contre « impérialisme américain », à l’évidence le conflit au Proche-Orient n’est pas une guerre comme une autre. Les intellectuels qui, tel Sartre, ont milité pour l’indépendance algérienne, se sentent solidaires des pays arabes, victimes du colonialisme et de l’impérialisme de l’Occident, mais aussi tenus de défendre l’existence d’un État dont la naissance a été entérinée par l’ONU, et qui est la terre de refuge des rescapés des camps de la mort et de leurs descendants. Dans la guerre des Six Jours se combattent deux causes chères aux intellectuels de gauche, le tiers-mondisme et le soutien aux anciennes victimes de Hitler. Qui est la victime ? Qui est le bourreau ?

Les origines du conflit israélo-arabe remontent à la création même de l’État hébreu, à la suite du vote de l’Assemblée générale de l’ONU, où Américains et Soviétiques mêlent leurs voix. Les États arabes n’ont jamais ratifié cette décision : à leurs yeux, l’établissement de l’État israélien en terre arabe est illégitime. Une première guerre a éclaté en 1948 ; elle provoque l’exode de nombreux Palestiniens dans les pays arabes limitrophes, notamment en Jordanie. La deuxième guerre, celle de 1956, intriquée dans l’expédition franco-britannique sur le canal de Suez, ne résout rien. Israël et ses voisins arabes connaissent un état de tension permanent : incidents de frontières, raids aériens, actions de commando, fusillades… La guerre, entamée en 1948, continue, endémique, intermittente, perpétuelle menace pesant sur un État, non seulement contesté par ceux de la région mais encore voué par eux à l’anéantissement.

Deux faits nouveaux sont à l’origine de cette troisième guerre et troisième acte de la tragédie : d’une part, le secrétaire général de l’ONU U Thant accède, le 19 mai 1967, à la demande du colonel Nasser, de retirer les Casques bleus, stationnés en Égypte et à Gaza depuis la crise de 1956 ; d’autre part, le même Nasser, le 22 mai, décide la fermeture des détroits de Tiran (Akaba) « aux navires israéliens et aux matériaux stratégiques à destination d’Israël », ce qui risque d’asphyxier Israël : « Le drapeau israélien, déclare Nasser, ne passera pas devant nos forces installées désormais devant Charm el-Cheik » (à l’extrême sud du Sinaï). Dans les jours qui suivent, l’escalade verbale continue : « Notre objectif essentiel, déclare Nasser le 28 mai, sera la destruction d’Israël. » Ce delenda est Carthago semble d’autant plus menaçant que la République arabe unie du Raïs signe un pacte de défense mutuelle avec Hussein de Jordanie. Israël est pris en tenailles par ses voisins, tandis que la plupart des États arabes manifestent bruyamment leur soutien à Nasser, du Maghreb à l’Irak. Dans le même temps, l’Union soviétique assure les États arabes de son appui, tandis que les États-Unis se posent en protecteurs historiques d’Israël, en déclarant illégale la fermeture du détroit de Tiran. Un conflit éventuel au Proche-Orient risque de déclencher la troisième guerre mondiale. Le 24 mai, de Gaulle propose une réunion des quatre Grands, pour préserver la paix. Son initiative n’étant pas suivie d’effet, le Général déclare, le 2 juin, que « l’État qui le premier emploierait les armes n’aurait pas l’approbation de la France ». L’embargo sur les armes serait alors décidé. En fait, sous cette apparence de neutralité, de Gaulle, qui ne s’attarde pas à condamner le blocus du golfe d’Akaba, se manifeste en faveur des Arabes. Mais si Israël, pour sortir de son encerclement et éviter l’asphyxie, décide une guerre préventive, pourra-t-on, en bonne justice, lui imputer l’agression ?

Dans cette situation brûlante, l’opinion occidentale prend fait et cause pour Israël qui, sur les cartes du Proche-Orient, paraît un nain à côté des géants arabes. Le sentiment général est que leur coalition risque de rayer de la carte l’État hébreu. L’émotion est intense. A la fin du mois de mai, l’opinion, impressionnée par les rodomontades de Nasser et des autres leaders arabes, redoute le pire. Le 30, un « Appel d’intellectuels français en faveur de la paix » réunit les noms de Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Clara Malraux, Pierre Emmanuel, Étiemble, Vladimir Jankélévitch, Edgar Morin, Claude Roy, Jean-Paul Sartre, Laurent Schwartz, Pierre Vidal-Naquet… Leur texte traduit le malaise. Après avoir rappelé leur amitié pour les peuples arabes et leur hostilité à l’« impérialisme américain », ils affirment vouloir défendre « la sécurité et la souveraineté d’Israël, y compris évidemment la libre navigation dans les eaux internationales ». Pour y parvenir, les négociations s’imposent.

Le 1er juin, près de 30 000 personnes manifestent devant l’ambassade israélienne à Paris : « La France avec nous ! », « Israël vivra ! » A côté de nombreux artistes et comédiens, on reconnaît Laurent Schwartz et Vladimir Jankélévitch. Le 2 juin, la guerre paraît imminente. David Rousset, dans l’hebdomadaire gaulliste Notre République, livre ses prédictions : « La guerre du Moyen-Orient sera à la fois courte et d’une extrême violence. Si elle éclate, elle ne peut pas ne pas avoir d’immenses conséquences partout dans le monde. La question juive est une question mondiale. La réunion d’urgence des quatre grandes puissances, comme l’a proposé la France, est la dernière chance. Si cette chance n’est pas saisie, il est évident que le monde entier se trouvera plus près qu’il ne l’a jamais été d’une troisième guerre mondiale. » Au cours de cette veillée d’armes, Pierre Vidal-Naquet rappelle l’impératif moral et politique que la majorité des Français partagent : « Le seul problème immédiat est celui du droit absolu, incontestable, d’Israël à vivre2. » Jean Daniel, qui déplore la fin d’un « grand rêve » – celui d’une fédération palestinienne judéo-arabe –, pose la question de la survie d’Israël dans les mêmes termes d’urgence : « Israël est-il menacé de mort ? Oui, indubitablement. Peut-on l’accepter ? Non, à aucun prix3. » Dix jours plus tard, la guerre terminée, Vidal-Naquet évoquera ces journées de tension où s’était formée, malgré de Gaulle et certains gaullistes, une sorte de nouvelle union sacrée : « L’historien que je suis a enfin compris, non plus intellectuellement mais physiquement, ce qu’ont été les journées de juillet-août 1914 à Paris et à Berlin4. »

Il y a néanmoins des voix dissonantes. L’Humanité dénonce « les éléments les plus réactionnaires [qui] poursuivent une campagne de haine contre les peuples arabes et d’excitation à la guerre » (5 juin). Jacques Debû-Bridel s’alarme que tant d’« antisémites notoires » fassent chorus avec les sionistes : « Leur amour des Israéliens n’est-il pas essentiellement leur haine des Arabes ? […] – haine provoquée par leur nostalgie du colonialisme défunt5 ? » L’immense majorité des Français soutient cependant les Israéliens : « Le cœur de la France est instruit de la simplicité du cas d’Israël », écrit Maurice Clavel, qui se remémore les jours de la capitulation à Munich : « J’ai comme dix-sept ans, en 1938. Je sens, j’entends, je respire, dans l’air qui m’est proche, tous les mots, les accents, les airs compatissants et les parfaites nuances de tous les bons apôtres d’alors. Ma mémoire est pleine, éclate presque. […] J’ajoute que ces apôtres, à l’époque, m’ont convaincu. C’est ainsi qu’à dix-sept ans je suis devenu un lâche. Ce fut très dur à remonter. Ils ne m’auront plus6. » A la veille de l’offensive, une autre pétition circule, un « Appel du Comité de solidarité française avec Israël » qui exprime sa sympathie au peuple israélien et qui est signé, entre autres, de Raymond Aron, Marcel Aymé, Jean Cau, Roland Dorgelès, Jean Dutourd, Jean Fourastié, Jean Guéhenno, Eugène Ionesco, Thierry Maulnier, François Mauriac, le prix Nobel André Lwoff, Jules Romains, Nathalie Sarraute…, tandis que des cortèges se forment sur les Champs-Élysées et à Saint-Germain-des-Prés, mêlant des drapeaux israéliens aux drapeaux tricolores. Le cœur de la France est à Tel-Aviv.

Une partie de l’opinion, émue à l’idée qu’Israël pourrait disparaître, bascule quand l’armée juive lance son attaque à l’aube du 5 juin et remporte des succès immédiats, atteignant d’un côté Charm el-Cheik et, de l’autre, le canal de Suez, après avoir anéanti l’aviation égyptienne au sol. Très vite, la Jordanie, puis la RAU et la Syrie acceptent le cessez-le-feu – ce qui n’empêche pas les troupes israéliennes de conquérir le plateau du Golan. Le 8 juin, Nasser, jugé comme un traître dans les États arabes, offre sa démission, puis revient sur sa décision le lendemain à la demande de ses fidèles. Le 10, l’URSS annonce la rupture de ses relations diplomatiques avec Israël. A cette date, on assiste à l’arrêt général des combats : des milliers d’Égyptiens errent en déroute dans le Sinaï.

Face au succès militaire écrasant des Israéliens, un certain nombre d’intellectuels réagissent. Une nouvelle pétition circule, dénonçant les « visées annexionnistes » de l’État d’Israël, qui « participe objectivement à l’offensive générale de l’impérialisme américain ». Elle recueille les signatures de Maxime Rodinson, Jean-Pierre Vigier, Gérard Chaliand, Charles Bettelheim, Pierre Naville, Jean Dresch, Robert Merle, François Châtelet… C’est de bonne guerre. En revanche, l’antisémitisme qui se fait jour est de moins bon aloi. En mai, un article de Bernard Cabanes, dans Carrefour, intitulé « Quand des Israélites font le malheur d’Israël », a donné le ton : « Si Israël survit, il faut le constater en toute objectivité, ce ne sera vraiment pas la faute d’une grande partie de la Diaspora. » Et de citer les responsables du mal, qui avaient noms Marx, Trotski, les communistes juifs comme Wurmser, Mendès France : « Pourquoi tant de Juifs travaillent-ils au malheur de leurs frères7 ? »

Sartre est déchiré. Jusque-là, très absorbé par son rôle de président du tribunal Russell, reconstitué en novembre 1966 pour juger les crimes de guerre de l’armée américaine au Vietnam, il s’est consacré aux conférences de presse, meetings, comités entre Paris et Stockholm. La guerre des Six Jours le place devant un choix douloureux, lui l’ami des Juifs et des Arabes. Il en résulte, au début de l’été, un énorme dossier de près de mille pages, publié dans un numéro bis des Temps modernes, composé à part égale d’articles d’origine juive et d’articles d’origine arabe. Pas un dialogue. Une coexistence de deux séries de points de vue inconciliables. Le directeur de la revue explique la cruauté du choix pour lui et ses collaborateurs : « Si, comme j’ai fait, on risque le voyage et qu’on voit, aux alentours de Gaza, la mort lente de réfugiés palestiniens, les enfants blêmes, dénourris, nés de parents dénourris, avec leurs yeux sombres et vieux ; si, de l’autre côté, dans les kibboutzim frontaliers, on voit les hommes aux champs, travaillant sous la menace perpétuelle, et les abris creusés partout entre les maisons, si l’on parle à leurs enfants, bien nourris, mais qui ont, au fond des yeux, je ne sais quelle angoisse, on ne peut plus rester neutre ; c’est qu’on vit passionnément le conflit et qu’on ne peut pas le vivre sans se tourmenter sans cesse, l’examiner sous tous ses aspects et lui chercher une solution tout en sachant fort bien que ces recherches sont vaines et qu’il en sera – pour le meilleur et pour le pire – comme les Israéliens et les Arabes décideront. » Sartre refuse de se dire neutre : « Absents, voilà ce que nous sommes8. »

Le 10 juin, Israël a gagné, Israël vit, mais le conflit entre Israël et les Arabes reste latent. Que faire ? Jean Daniel souhaite qu’un quatrième conflit armé soit évité. Il préconise l’acceptation par l’État hébreu d’un État palestinien9. Vidal-Naquet redoute à la fois le chauvinisme israélien, que la présence au sein du gouvernement de l’« ancien chef terroriste Menahem Begin » risque de renforcer, et, parallèlement, l’humiliation ressentie par les Arabes, grosse de tous les dangers. Il suggère un « règlement d’ensemble impliquant à la fois la reconnaissance d’Israël par les États arabes et une satisfaction aux aspirations nationales des Arabes de Palestine10 ». Même son de cloche à la revue Esprit : « La seule négociation capable d’empêcher que la guerre ne recommence est celle qui liera la reconnaissance d’Israël à une solution juste des problèmes posés par son installation en Palestine, en particulier celui des réfugiés11. » Raymond Aron, soulagé de voir Israël sauvé de la destruction, n’est pas pour autant optimiste : « La victoire militaire a sauvé Israël, mais la seule victoire authentique serait la paix. “Du sang, de la sueur et des larmes”, est-ce que sortira, cette fois, autre chose que la haine, encore avivée par l’humiliation ? Espérons-le contre toute espérance12. » Jacques Berque, sympathisant avec la cause arabe, parle d’un « outrage [qui] constitue, pour ceux qui le subissent, un titre de plus à d’inéluctables retours13 ». Bref, les augures s’accordent à annoncer une nouvelle guerre de cent ans.

Dans les mois suivants, l’attention se déplace du Proche-Orient, où Israël a repoussé très loin ses frontières (du canal de Suez au plateau du Golan et de la Méditerranée à la mer Morte), à l’Hexagone, où la guerre des Six Jours a réactivé la « question juive ». De Gaulle y contribue pour beaucoup par les mots inattendus qu’il prononce dans sa conférence de presse du 27 novembre. Une phrase tout particulièrement : « Certains même redoutaient que les Juifs, jusqu’alors dispersés, qui étaient restés ce qu’ils avaient été de tout temps, un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur, n’en viennent, une fois qu’ils seraient rassemblés, à changer en ambition ardente et conquérante les souhaits très émouvants qu’ils formaient depuis dix-neuf siècles : L’an prochain à Jérusalem. » Aussitôt dans le numéro de L’Express, le dessinateur Tim traduit à sa manière l’inconvenance que contenait l’algarade du Général. Son dessin représente un juif en tenue de déporté, campé fièrement, un pied sur un fil barbelé, avec pour légende : « Un peuple d’élite, sûr de lui et dominateur. » De tous ceux qui, naguère ou jadis, ont manifesté de la sympathie au général de Gaulle, un des plus blessés est Raymond Aron. A la fin de 1967, il consacre la première partie de son nouveau livre, De Gaulle, Israël et les Juifs14, à cette fameuse conférence de presse de novembre. Il est choqué d’avoir entendu le président de la République parler d’un « peuple juif », à travers des stéréotypes nationaux dignes des conversations du café du Commerce. Qu’avait-il besoin de qualifier ainsi les juifs pour expliquer sa position ? « Les Juifs de France ou, pour mieux dire, du monde entier, ont immédiatement saisi la portée historique des quelques mots prononcés le 27 novembre 1967 par le président de la République française : les antisémites (et M. Xavier Vallat n’a pas eu un instant d’hésitation) recevaient du chef de l’État l’autorisation solennelle de reprendre la parole et d’user du même langage qu’avant le grand massacre. L’antisémitisme d’État, d’un coup, devenait de nouveau salonfähig, comme disent les Allemands. […] Le général de Gaulle ne pouvait pas ne pas prévoir les réactions passionnelles [qui s’ensuivirent]. Aucun homme d’État occidental n’avait parlé des Juifs dans ce style, ne les avait caractérisés comme “peuple” par deux adjectifs. Ce style, ces deux adjectifs, nous les connaissons tous, ils appartiennent à Drumont, à Maurras, non pas à Hitler et aux siens. » Et Aron, plus accusateur encore, d’affirmer : « Je dirai que le général de Gaulle a, sciemment, volontairement, ouvert une nouvelle période de l’histoire juive et peut-être de l’antisémitisme15. »

Depuis la Libération, la question juive est partout refoulée en France, aussi bien par les antisémites vaincus, ceux qui n’ont pas achevé leur carrière sous les douze balles de l’épuration, que par les philosémites, voire les juifs eux-mêmes. Ceux-ci, réchappés du génocide, entendent ressembler le plus possible à leurs compatriotes : distinguer le juif, l’histoire juive, du Français non juif et de l’histoire nationale de la France, leur semble une autre manière de continuer à porter sur leur poitrine l’étoile jaune. Le retour du refoulé eut lieu en 1967. Il est difficile d’apprécier l’influence de la conférence de presse du Général en la matière. Aron a-t-il raison ? N’exagère-t-il pas ? Le sûr est que la victoire écrasante des Israéliens ne pouvait que contrecarrer la « politique arabe » de De Gaulle, par ailleurs si mécontent de l’enthousiasme des juifs en France. Doit-il pour autant parler du « peuple juif » au lieu de se contenter d’appeler les Israéliens par leur nom ? Toujours est-il que l’antisémitisme s’est redressé à ce moment-là : les vieux antisémites tiennent leur revanche. Certains antisionistes de gauche eurent tendance à confondre antisionisme et antisémitisme, tandis que d’autres, s’efforçant d’établir la distinction, se virent traiter abusivement d’antisémites. Parallèlement, une nouvelle conscience juive émerge en France.

Les juifs de France sont, à l’instar de Raymond Aron lui-même, depuis longtemps assimilés. Sartre, dans ses Réflexions sur la question juive, publiées en 1946, démontrait avec brio comment ces Français d’origine juive devenaient « Juifs » sous le regard de l’antisémite. Eux-mêmes ne formaient aucune sorte de « communauté », à l’exception de la minorité religieuse. En 1962, l’exode des pieds-noirs vers la métropole signifie l’arrivée des juifs dits « sépharades » qui doublent la population juive de France, avant tout « ashkénaze ». Ces nouveaux venus, ayant eu à subir en Afrique du Nord la double hostilité des musulmans et des chrétiens, ont une conscience juive bien plus forte ; ils sont moins intellectuels, mais plus religieux. Alors que les « ashkénazes » se fondent dans la société, les « sépharades », hauts en couleur et en accent, affichent leur identité juive sans complexe. La guerre des Six Jours achève de souder, non pas tous les juifs de France, mais, du moins, une forte partie d’entre eux, qu’on entend particulièrement pendant la crise du Proche-Orient de mai-juin 1967. Solidaires d’Israël, ils le manifestent ouvertement dans la rue. Ils en ressentent le triomphe de juin comme une immense joie après l’angoisse. Comme l’écrit Vidal-Naquet : « Au sein de l’Europe, les Juifs se voyaient enfin vengés sur le dos des Arabes, hélas ! de l’accusation tragique et stupide : s’être laissé conduire à la mort “comme des moutons”16. » Le vieil antisémitisme avait dénié aux juifs deux professions, l’agriculture et le service des armes. La façon dont les Israéliens ont transformé le désert en oasis agricoles a effacé la première humiliation depuis des années. Le Blitzkrieg de 1967 place désormais l’armée juive parmi les meilleures du monde : la stratégie, la rapidité d’exécution, la victoire foudroyante au terme d’une bataille sur plusieurs fronts, ces jours de gloire restituent leur fierté aux juifs de France comme à tous les juifs du monde.

En France, on n’osait même pas parler des « Juifs », ce mot sonnant comme une injure. On disait : « israélite », de peur d’être pris pour un antisémite. Mais, à vrai dire, peu de pays avaient nourri autant les vieux préjugés antijuifs, alors même que la Révolution avait émancipé les juifs. Des écrivains, et pas des moindres, avaient répandu ce que Poliakov devait appeler en 1955 le « bréviaire de la haine », chacun à sa façon : Barrès, Drumont, Maurras, Céline, Brasillach, Drieu La Rochelle, Jouhandeau… Le régime de Vichy et la Collaboration ayant compromis la mémoire ou les œuvres de ces antisémites renommés, les Français feignirent de ne pas être atteints par un mal à leurs yeux spécifiquement allemand. La guerre d’Algérie avait même réconcilié les antisémites avec les juifs, contre l’ennemi commun, l’Arabe. De ce point de vue, la guerre des Six Jours marque une inflexion notable de la question juive. Tandis que les juifs, réchauffés par une nouvelle fierté via Israël, hésitent de moins en moins à s’affirmer comme juifs, les antisémites, le plus souvent sous couvert d’antisionisme, réentonnent leurs couplets, sous des formes insinuantes pour tourner la loi. Il est frappant aussi – l’exemple d’Aron est assez probant – de voir des Français d’origine juive, non pratiquants ou agnostiques, parfaitement assimilés, qui n’ont jamais confondu leur sort avec les destins d’Israël, brusquement tirés de leur quant-à-soi, solidaires d’une terre d’asile menacée d’anéantissement et de ses habitants voués à une haine inexpiable par la propagande des États arabes.

Aron avait lu les Réflexions sur la question juive de Sartre. Celui-ci était un des rares philosophes ou écrivains français à se colleter avec la question de l’antisémitisme – un tabou que les historiens et les essayistes non juifs ne transgressaient guère à l’époque. Aron expliquera dans ses Mémoires les deux objections qu’il faisait à Sartre. La première, au cœur de son analyse, faisait du juif un juif par le seul regard de l’autre. « Si l’on prend pour modèle un Juif déjudaïsé comme j’étais, non croyant, non pratiquant, de culture française, sans culture juive, il devient vrai de dire que le Juif est tel pour et par les autres et non pour soi. Mais le Juif à papillotes, qui se balance en disant sa prière devant le Mur des Lamentations, appartient à un groupe historique que l’on appellera à juste titre juif, juif en soi et pour soi. » La deuxième objection d’Aron s’attache au portrait que Sartre brossait de l’antisémite, auquel il prêtait une essence. En fait, il y avait bien des façons d’être antisémite, il tenait à ne pas les réduire au modèle sartrien.

Certains juifs, assimilés comme Aron, refusaient toute espèce de solidarité avec les juifs en général et avec Israël en particulier. C’était le cas notamment de Roger Stéphane, avec lequel Aron se brouilla après la conférence de presse du Général. Plus radicalement encore, certains juifs de France, comme Maxime Rodinson, prenaient parti pour les Arabes contre les Israéliens. Aron ne s’en émeut pas : au nom de quoi obligerait-on un juif sans religion à défendre les intérêts d’Israël en toute circonstance ? Quant à lui, il s’aperçut qu’un changement en lui-même s’était produit après la célèbre conférence de presse du Général. Claude Lanzmann, collaborateur de Sartre, le remercia de son De Gaulle, Israël et les Juifs : « Les “grandes voix”, écrivez-vous, se sont tues. Aucune n’eût parlé avec cette rigueur et ce souci du vrai qui permettent de vous suivre en presque tout, et d’estimer toujours totalement17. »

Parmi « les grandes voix », celle de Mauriac n’a pas relevé le propos qui a fait bondir Aron. Il s’explique ainsi : « Je l’ai dit et le redis : je ne ferai pas semblant d’admettre que dans cette guerre de six jours Israël fut l’agresseur ; mais je comprends que de Gaulle s’interdise un seul mot qui puisse porter atteinte à cette constante de la politique française depuis Charlemagne, depuis François Ier, ou, sans remonter au déluge, depuis Évian, et qui est l’entente de la fille aînée de l’Église avec le grand Turc18. »

De Gaulle, Israël et les Juifs est le seul ouvrage qu’Aron consacra au judaïsme et à l’antisémitisme. C’était surtout un recueil d’articles, ouvert par un long texte polémique sur la conférence de presse du 27 novembre. D’un de ses articles, l’auteur dira plus tard, à la télévision : « Le fait est que j’ai écrit alors un article pathétique […]. Pour une fois, c’était un article passionné. Pendant un moment, de manière erronée, d’ailleurs, j’ai eu peur qu’Israël ne fût en danger. Mais Israël n’était pas réellement en danger. Sa supériorité militaire était incontestable. Ce que j’avais écrit auparavant devait m’épargner cette émotion19. » L’intellectuel le moins sensible en apparence n’avait pu résister à l’« explosion d’un sentiment », à l’idée qu’Israël pourrait mourir. La peur arrache aux esprits les plus lucides des cris d’animal traqué et leur raison bat en retraite. Raymond Aron, plus concerné qu’à l’accoutumée, avait connu cet empire de l’émotion et en faisait lui-même l’aveu.


1.

Le Nouvel Observateur, 15 juin 1967.

2.

P. Vidal-Naquet, « Le droit de vivre », Combat, 2 juin 1967.

3.

J. Daniel, « Faut-il détruire Israël ? », Le Nouvel Observateur, 1er juin 1967.

4.

P. Vidal-Naquet, « Après », Le Monde, 13 juin 1967.

5.

J. Debû-Bridel, « La poudrière n’a pas sauté », Notre République, 2 juin 1967.

6.

M. Clavel, « Écraser l’infâme », Le Nouvel Observateur, 7 juin 1967.

7.

Carrefour, 11 mai 1967.

8.

J.-P. Sartre, « Pour la Vérité », Les Temps modernes, no 253 bis, 1967.

9.

Le Nouvel Observateur, 14 juin 1967.

10.

P. Vidal-Naquet, « Après », loc. cit.

11.

Esprit, juill.-août 1967, p. 162.

12.

R. Aron, « Les ironies tragiques de l’Histoire », Le Figaro, 14 juin 1967.

13.

J. Berque, « La troisième étape », Le Monde, 11-12 juin 1967.

14.

R. Aron, De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968.

15.

Ibid., p. 17-18.

16.

P. Vidal-Naquet, « Après », loc. cit.

17.

R. Aron, Mémoires, op. cit., p. 522.

18.

F. Mauriac, Bloc-Notes, 4, op. cit., p. 548.

19.

R. Aron, Le Spectateur engagé, Julliard, 1981, p. 242.