Les années qui suivent la création du Kominform (1947) sont celles de l’exaspération des luttes sur la scène internationale, chacun des deux blocs avançant ses pions sur l’échiquier planétaire, tout en évitant le choc frontal qui déclencherait une troisième guerre mondiale. Une perspective qui épouvante toutes les consciences. En Europe, Staline achève de construire son empire en faisant basculer la Tchécoslovaquie sous régime communiste. En Asie, Mao s’apprête à prendre le pouvoir en Chine, tandis que les communistes du Vietminh dirigent la guerre nationale en Indochine contre le colonialisme français. L’Union soviétique mobilise toutes ses forces alliées, à commencer par les communistes occidentaux, contre le plan Marshall et l’« impérialisme américain », accusé de fourbir les armes de la prochaine agression contre elle. Aux États-Unis, le sénateur McCarthy entreprend sa chasse aux sorcières, traquant jusqu’aux milieux libéraux soupçonnés de complicité avec le communisme. En France, les socialistes assument la direction d’une Troisième Force, entre le gaullisme du RPF et un Parti communiste décidé à intensifier la lutte des classes, le PCF recourant comme le PCI aux grèves longues et violentes – précieuse tactique de diversion qui laisse à Staline les mains libres sur son glacis des démocraties populaires.
Dans ce climat de lutte sans ménagement, les communistes peuvent s’appuyer sur les « compagnons de route ». Sans adhérer au Parti, ces alliés de l’intelligentsia défendent la cause communiste et surtout lui apportent une caution d’honorabilité. Quelques-uns d’entre eux explicitent leur position en 1947 dans un ouvrage signé par Claude Aveline, Jean Cassou, André Chamson, Georges Friedmann, Louis Martin-Chauffier et Vercors. Anciens résistants, ils ont en commun, malgré leurs divergences, l’attachement au socialisme, « reconstruction rationnelle des institutions, fondée sur la justice sociale et la dignité humaine » – mais aussi la même réserve à l’égard de l’URSS, qui, à leurs yeux, ne saurait être le modèle nécessaire du socialisme en Occident1. Ce sont ces mêmes hommes qui, en 1948, sont bouleversés par la crise yougoslave et ses suites.
Staline, qui ne tolère pas les manifestations d’indépendance de Tito et qui entend, contre ce gêneur et rival, mettre les démocraties populaires au pas, provoque une rupture, que l’opinion internationale apprend à la fin du mois de juin 1948 – la Ligue des communistes yougoslaves étant alors exclue du Kominform. Les raisons de Staline sont à la fois stratégiques et personnelles. Soucieux d’imposer une pensée unique à l’ensemble des partis communistes et aux jeunes démocraties populaires, il ne peut accepter le quant-à-soi du prestigieux Tito, qui a acquis ses titres de gloire dans la Résistance. Staline ne supporte pas davantage la suffisance des Yougoslaves prétendant s’être libérés eux-mêmes de l’occupation nazie, en faisant bon marché de l’aide décisive apportée par l’Armée rouge. Tito le cabochard qui soutient les partisans de Markos dans la guerre civile grecque, alors que Staline entend faire respecter l’accord passé avec Churchill peu avant la Conférence de Yalta, laissant la Grèce sous influence occidentale. Tito qui brandit son idée de Fédération balkanique, visant à mettre sous sa coupe l’Albanie, la Bulgarie et la Roumanie ! Le conflit stratégique – l’hégémonie dans les Balkans – et le conflit personnel entre ces deux personnalités écrasantes se colorent d’une divergence idéologique, Tito étant accusé de faire fi des principes léninistes de l’organisation au profit d’une conception plus large, « frontiste », du pouvoir.
Pour trancher le différend ou, pour dire mieux, afin d’amener Tito à résipiscence, les dirigeants soviétiques convoquent les Yougoslaves à une réunion du Kominform à Bucarest, où son siège (naguère à Belgrade) a été transféré. Tito refuse de se prêter à l’embuscade. Le Kominform à l’unanimité le condamne : il devient un « traître », un « espion » à la solde des services britanniques, un nouveau Trotski – injure suprême. Le mouvement communiste international est sommé de dénoncer la trahison titiste, tandis qu’en Yougoslavie Staline tente, en vain, de faire abattre le félon.
Selon les règles non écrites de la Guerre froide, Staline ne veut pas risquer de déclencher un conflit généralisé en Europe par une intervention armée en Yougoslavie, où ses troupes, il le sait, trouveraient à qui parler. La situation géographique de la Yougoslavie facilite l’indépendance de Tito, qui, malgré le boycottage économique de l’URSS et de ses satellites, va maintenir une politique de non-alignement, tout en s’ouvrant aux échanges commerciaux nécessaires avec l’Ouest. Fixée sur un point d’équilibre entre les deux blocs, la Yougoslavie va s’efforcer de construire un socialisme original, fédératif et « autogestionnaire », qui deviendra dans les années suivantes un modèle pour la gauche « neutraliste », dont L’Observateur sera un des champions2.
En 1948, l’exclusion de la Yougoslavie du Kominform provoque la stupeur des intellectuels communistes et des compagnons de route, tant est grand le prestige de Tito. L’esprit de parti (Staline a ses raisons, Staline a toujours raison) en apaise beaucoup. Pas tous néanmoins. D’autant que le schisme yougoslave est le signal d’une nouvelle vague de purges, de procès, d’épuration comme on en avait subi avant la guerre, et qui vise cette fois les démocraties populaires. Le « titisme » constitue un acte d’accusation suprême qui permet à Staline et à ses séides de renforcer le monolithisme du bloc soviétique. Cette dernière « glaciation » assigne à tous les communistes une obéissance dont la Compagnie de Jésus avait jadis inventé la formule : perinde ac cadaver. Il y a deux camps ennemis : qui n’est pas du camp socialiste – à savoir qui n’accepte pas les oukases de la direction stalinienne – est du camp ennemi. La foi de chaque militant est exigée sans discussion, dût-il ne plus rien comprendre aux actes et aux paroles du génial « petit père des peuples ». L’adhésion au Parti tourne à la religion ; l’esprit critique du marxisme laisse place à la soumission dogmatique : « Nous étions des croyants, écrit Edgar Morin, qui tremblent devant le Dieu d’Amour3. » Les intellectuels du Parti, sous la houlette de Laurent Casanova, sont tenus, quant à eux, de nourrir la lutte « sur le front idéologique », et notamment sur les principes du jdanovisme. Les arts, la littérature, la science, toutes les productions de l’esprit doivent concourir au triomphe du stalinisme. Kanapa, pourfendeur de Gide, bientôt rédacteur en chef de La Nouvelle Critique, et Garaudy, l’éreinteur de Sartre, confirment alors leur vocation de lieutenants de police intellectuelle. Légèrement en retrait, Pierre Daix est chargé d’assurer l’orthodoxie aux Lettres françaises.
La logique de guerre qui s’impose aux partis communistes interdit la moindre nuance, la moindre concession à l’ennemi : il faut partout traquer l’« anticommunisme », concept clé, selon l’expression de Morin, prétexte à toutes les accusations. Ceux qui, à l’instar de Robert Antelme, Dionys Mascolo, Edgar Morin, Marguerite Duras, ont résisté jusque-là aux canons du jdanovisme et continuent de préserver un minimum d’autonomie aux créations culturelles sont sommés de s’aligner ou de passer à l’ennemi. Pour s’en tirer, certains intellectuels communistes adoptent une double personnalité, tel l’écrivain-journaliste Pierre Courtade : stalinien en public, sceptique en privé. Les couleuvres à avaler (Tito l’espion, la « science prolétarienne » chantée par Lyssenko, les procès des « traîtres », le génie de Staline « savant d’un type nouveau »…), c’est le prix à payer pour les plus lucides s’ils veulent continuer à bénéficier des avantages que leur offre la famille : un public, des traductions, des honneurs, des hommages d’Aragon ou de Casanova. Ils se sont engagés pour une grande cause ; ils restent en place pour les faveurs, souvent exagérées, qui récompensent leur docilité4. L’exclusion du Parti les renverrait à la solitude et, pour beaucoup, à leur médiocrité. L’intellectuel communiste doit se mentir à lui-même. Du moins peut-il se consoler par cette ultima ratio : il est du côté de la « classe ouvrière ». Le « mythe du prolétariat », tel que Raymond Aron l’analysera en 1955 dans L’Opium des intellectuels, permet aux cœurs généreux de s’abuser sans trop se meurtrir.
Edgar Morin, entré au Parti au moment de la Résistance, est du petit nombre à être « désarçonné » par la condamnation de Tito. Avec ses amis Robert Antelme et Dionys Mascolo, il utilise la ruse mentale pour se convaincre : « Tito est un petit Staline qui a pu tenir tête à Staline parce que sa police est aussi perfectionnée que celle de Staline. Pourquoi choisirions-nous le petit Staline plutôt que le grand5 ? » Malgré tout, le doute s’incruste dans son groupe de la « rue Saint-Benoît », dont les amis Jean Duvignaud, Jean Cassou et Clara Malraux se rallient à la cause yougoslave.
Au mois d’août 1948, les Soviétiques organisent un « Congrès mondial des intellectuels pour la paix et la libre circulation des inventions et des découvertes », à Wroclaw, en Pologne. De cette rencontre devait naître le futur Mouvement de la Paix, destiné à rassembler autour du Parti communiste de chaque pays toutes les bonnes volontés décidées à maintenir la paix dans le monde – nouvelle manière, à l’instar du Comité Amsterdam-Pleyel de jadis, de défendre l’URSS et le bloc soviétique, cette fois contre l’impérialisme américain et ses alliés. De nombreuses personnalités progressistes et libérales d’Occident répondent à l’appel – notamment, pour la délégation française, Irène Joliot-Curie, Vercors, l’abbé Jean Boulier, le professeur André Mandouze, aux côtés de Picasso, d’Éluard, de Léger, de Césaire… Quelle n’est pas la stupeur des Français et des autres Occidentaux d’entendre la diatribe que le romancier soviétique Fadeiev, protégé de Jdanov, formule, dans son discours contre la « décadence occidentale », à l’adresse de Sartre, « cette hyène dactylographe, ce chacal muni d’un stylo »… Certains congressistes, tel Picasso, en arrachent leurs écouteurs d’indignation ; on charge Dominique Desanti, reporter de Démocratie nouvelle, de convaincre Irène Joliot-Curie de ne pas reprendre illico l’avion de Paris6. Un peu plus tard, une annonce saisit à froid le Congrès : Jdanov vient de mourir, d’une crise cardiaque. Ce n’est pas pour autant la mort du jdanovisme, théorie culturelle du stalinisme. On le constate en France quelques mois plus tard quand la longue grève des mineurs, lancée par la CGT communiste, consacre André Fougeron comme le grand peintre du mouvement ouvrier7.
En attendant, Sartre devient le parangon d’un pseudo-progressisme à abattre. Ce n’est pas d’hier, on le sait. Avant même les débuts de la Guerre froide, Garaudy et Kanapa l’ont pris pour cible. Sartre s’emporte alors contre le « scientisme naïf et buté de M. Garaudy ». L’affaire Nizan restait une autre cause de friction. Les communistes ne se lassaient pas de salir la mémoire de l’auteur d’Antoine Bloyé. Henri Lefebvre lui-même s’acharnait à décrypter la « trahison » dans son œuvre. En mai 1947, Sartre fait paraître une pétition dont les signataires proclament l’innocence de Nizan, ce qui leur vaut les foudres de L’Humanité.
Ce que Sartre et Les Temps modernes défendent alors, c’est, à l’instar de la revue Esprit, mais sur d’autres bases philosophiques, une « troisième voie » en politique : ni capitalisme ni communisme. Les débuts de la Guerre froide les confirment dans leur choix d’une Europe socialiste à construire. C’est sur cette base que Sartre accepte la proposition de Georges Altmann, de Franc-Tireur, et de David Rousset, un ancien déporté, auteur de L’Univers concentrationnaire, de collaborer à la formation d’un nouveau parti politique, le Rassemblement démocratique révolutionnaire (RDR). Celui-ci, qui regroupe nombre d’intellectuels, trotskistes, chrétiens de gauche, socialistes de gauche, anciens communistes, unis par une volonté révolutionnaire émancipée de la domination communiste, tient son premier meeting en février 1948. A côté de Sartre, qui représente Les Temps modernes, on y voit Paul Fraisse, pour Esprit, tandis que Combat et Franc-Tireur en sont les soutiens dans la presse quotidienne. Le RDR prend un bel essor, élargissant ses rangs tout au long de l’année 1948. Les communistes, toujours subtils, le dénoncent comme un parti « américain ». Le RDR ne résistera pourtant pas à la brouille entre Sartre et Rousset, lorsque le premier apprendra que le second a reçu des subsides des syndicats américains, AFL et CIO, pour renflouer la caisse vide du parti.
Cette « troisième voie » est aussi celle de Mounier et d’Esprit, dans leur volonté d’éviter une troisième guerre mondiale, « atomique » et suicidaire. Contrairement à Aron, Mounier refuse de privilégier un camp contre l’autre : « Ni l’Amérique, écrit-il en novembre 1948, malgré l’égoïsme de ses possédants et l’ambition de ses producteurs, ni l’URSS, malgré les excès de sa police et les durcissements de son socialisme, ne représentent un antihumanisme foncier comparable au nazisme. Nous nous trouvons devant une démocratie malade de l’argent et un socialisme malade de l’État. » Ce balancement donne la mesure de l’idée que les intellectuels de gauche les plus honnêtes peuvent se faire du totalitarisme stalinien, réduit à des « excès de police » et à un « durcissement de son socialisme ». L’Amérique du roi Dollar fait tellement horreur qu’on ne peut pas, sans offenser le bon sens progressiste, se réclamer d’un prétendu « monde libre ». Dès lors, la tâche des intellectuels est claire : prévenir la guerre en refusant l’alignement sur l’un ou l’autre bloc ; édifier l’Europe socialiste, qui saura concilier l’économie planifiée au service de l’homme et la liberté démocratique. Le « neutralisme », position avant tout morale, bénéficie d’appuis dans l’opinion comme l’attestent les sondages de l’IFOP8, mais manque d’articulation politique, tant il est vrai que la logique de guerre, fût-elle froide, contraint au dualisme. Les communistes sauront tirer avantage de ce neutralisme – qui, n’ayant droit de cité qu’en Occident, ne risque d’affaiblir que l’Occident : ils s’efforceront de canaliser le désir de paix généralisé en associant à chaque occasion possible ces intellectuels de gauche à leurs propres organisations « pour la paix ». Le schisme yougoslave compromet la manœuvre. C’est dans Esprit, qui a proclamé son non-alignement, que s’expriment à la fin de 1949 les compagnons de route mal remis de l’excommunication de Tito.
Pendant l’été et au début de l’automne 1949, on assiste au déchaînement de la presse communiste contre celui-ci. A partir du 13 août, date à laquelle L’Humanité fait état d’une note officielle de l’URSS à Tito pour lui signifier que « le gouvernement yougoslave se conduit non pas comme un allié mais comme un ennemi de l’Union soviétique », le quotidien communiste lance des attaques en rafale contre le chef du communisme yougoslave : « Tito fait ouvrir le feu sur l’armée démocratique grecque » (17 août) ; « Truman fait cadeau d’une aciérie à Tito » (19 août) ; « Tito et les impérialistes anglo-américains contre l’Albanie » (20 août)… Tous les jours, on apprend les forfaits nouveaux du monstre croate : « Tito était pendant la guerre en contact avec la Gestapo » (29 septembre)… Pierre Courtade fait du traître un portrait au couteau : « Assoiffé de domination, intoxiqué par les conceptions hitlériennes de la “supériorité” raciale, Tito ambitionne de devenir le champion de la vieille politique expansionniste de la “Grande Serbie” et de soumettre à sa dictature tous les peuples des “Balkans” que le Département d’État lui laissera en partage […]. Tito a rejoint la troupe des Trotski, des Doriot et des Mussolini9… » Le numéro d’octobre des Cahiers du communisme s’ouvre par un article de Jacques Duclos : « Provocations et crimes de la clique Tito » – qui s’achève en forme d’appel : « Tous ceux qui veulent la paix et veulent aller dans la voie du socialisme tournent leurs regards vers l’Union soviétique en sachant que la fidélité et l’attachement indéfectible au pays du socialisme, c’est la pierre de touche permettant de juger les hommes qui font de la défense de la paix et de la lutte pour le socialisme la règle de leur action et le but de leur vie. »
Le 12 septembre 1949, L’Humanité révèle l’affaire Rajk : cet ancien ministre hongrois reconnaît avoir préparé l’assassinat des dirigeants Rakosi, Farkas et Gerö, et voulu prendre le pouvoir pour le compte de Tito. Le 19, Pierre Courtade, envoyé spécial du quotidien communiste, écrit : « Le procès Rajk est une grave défaite du camp impérialiste. » Le procès et la condamnation à mort de Rajk encouragent les rédacteurs de L’Humanité à redoubler de sévérité pour Tito, « digne émule de Trotski », selon Étienne Fajon. Le 2 novembre 1949, les communistes organisent salle Pleyel une réunion sur le procès Rajk. Il s’agit de répondre à ceux qui émettent des doutes sur la responsabilité du condamné, notamment François Mauriac et Claude Bourdet. Là, sous la présidence de Jacques Duclos, Julien Benda – le dreyfusard qui avait jadis dénoncé la « trahison des clercs » au nom de la vérité et de la justice – vient témoigner contre Rajk et en faveur de la justice hongroise. L’Humanité est fort aise de ce ralliement hautement symbolique : « Julien Benda, alerte, mordant, développa un thème qui lui est familier : une démocratie a le droit – le devoir – de se défendre contre ses ennemis, sous peine d’être leur victime. La démocratie hongroise l’a fait. Bravo10 ! » Quant à Duclos, égal à sa réputation, il file la puissante métaphore de la roue de l’Histoire poussée par le prolétariat qui « tournera jusqu’à la victoire du communisme ». Parmi les personnalités présentes, on remarque le général Petit, de l’Union des chrétiens progressistes, sénateur. Les rédacteurs d’Esprit n’en sont pas : la livraison de novembre fait entendre un tout autre son de cloche.
Le numéro est consacré à la « crise des démocraties populaires ». Dans son éditorial, Mounier rappelle que, tout en restant dans le camp anti-impérialiste, ce qui implique la sauvegarde d’une alliance des forces de paix avec le Parti communiste, il se refuse à en ratifier les diktats, à se soumettre à son « orthodoxie policière ». Surtout, cette livraison de novembre contient un article éclatant de François Fejtö sur l’affaire Rajk. Hongrois, installé en France depuis 1938, ayant appartenu jadis brièvement au Parti communiste hongrois, Fejtö connaît bien Rajk. Après la guerre, Fejtö assure la correspondance parisienne du quotidien socialiste hongrois et collabore à la revue théorique du Parti socialiste. Comme Mounier, il croit alors possible une collaboration avec les communistes. Le procès Rajk l’indigne. Il rédige alors un article qu’il apporte à Mounier. Celui-ci ne lui cache pas son embarras – typique des intellectuels de gauche : comment éviter d’apporter de l’eau au moulin de l’anticommunisme ? Les communistes apprennent l’existence de l’article, ils délèguent Pierre Courtade auprès de Mounier : « Fejtö est un ancien fasciste, un ancien membre de la police hongroise ! » Comme l’accusateur ne fournit aucune preuve à l’appui, Mounier décide de publier l’article sur ce procès : les lecteurs y apprennent que Rajk a été accusé des crimes les plus invraisemblables sans protester. Ils se souviennent du roman d’Arthur Koestler, Le Zéro et l’Infini, qui avait été traduit et avait obtenu un grand succès après la guerre, traitant des procès de Moscou et expliquant comment les communistes arrêtés finissent par reconnaître des fautes imaginaires, pour la grandeur de leur parti. Koestler n’avait pas imaginé ce qu’on saura plusieurs années plus tard, à savoir que la meilleure façon d’arracher aux accusés des aveux sans fondement restait la torture séculaire, physique et morale. Fejtö n’écrit pas un roman comme Koestler, mais un témoignage. Il est en effet à même de contester de nombreux éléments de l’autoaccusation de Rajk, pris « en flagrant délit de mensonge ». En réalité, ce dont Rajk et ses coaccusés se sont vraiment rendus coupables – et qu’on ne dit pas –, c’est d’avoir eu pour la Hongrie quelque velléité de « résistance communiste à la politique du Kominform » ; le procès signifie tout bonnement que l’URSS ne tolére plus, ni en Hongrie ni ailleurs, la moindre démarche originale que les démocraties populaires pourraient être tentées d’adopter dans leur construction du socialisme. Le monolithe doit être sans faille11.
Peu de temps après, et dans des conditions semblables, se tient à Sofia le procès Kostov. Même procédure, mêmes accusations délirantes, même absence de preuves… Cette fois, cependant, un grain de sable s’insère dans la machine ; Kostov se rétracte, dément les aveux faits lors de l’instruction. Incroyable ! « Le petit homme à cheveux noirs, portant des lunettes, continuait de braver le tribunal en niant résolument d’avoir mouchardé pour la police du roi Boris, d’avoir espionné pour l’Intelligence Service et pour le compte de Tito12. »
En décembre 1949, la revue de Mounier récidive. Cette fois, elle publie les articles de deux compagnons de route les plus fameux sous le titre générique : « Il ne faut pas tromper le peuple. » Le premier, « La Révolution et la Vérité », est de Jean Cassou, qui revient de Yougoslavie ; le second, « Réponses », de Vercors. Tous les deux révoquent en doute les accusations du Kominform contre Tito. Le 14 décembre 1949, Courtade attaque Cassou dans L’Humanité ; le 16, dans le même quotidien, Casanova escarmouche Vercors, attaque Cassou et Esprit ; le 17 décembre, l’hebdomadaire communiste France nouvelle consacre une page à flétrir Cassou et récidive le 21 janvier 1950, au prix d’une caricature laborieuse ; le 29, Les Lettres françaises publient les bonnes feuilles d’une brochure d’André Wurmser, Réponse à Jean Cassou, sur le thème : « Tu méprises les hommes… » Le même Wurmser, qui se donne beaucoup de mal pour démasquer les titistes, vient de signer une préface au livre de Dominique Desanti, Masques et Visages de Tito et des siens, où il écrit à propos de Rajk : « Il n’y a pas de mystère de Budapest. Des traîtres pincés ont avoué leurs crimes. Laissez passer la justice du peuple… » Éluard, lui, répond à Breton qui le sollicite : « J’ai trop à faire pour les innocents qui clament leur innocence pour m’occuper des coupables qui clament leur culpabilité. » Quant à Fejtö, il est désormais surnommé le « renégat hongrois » ; Kanapa explique pourquoi, dans un libelle principalement dirigé contre Koestler : Fejtö a besoin d’argent… Enfin, s’attaquant au responsable de la revue, le PCF confie à Garaudy le soin d’expédier directement à Mounier un factum accusateur de dix-sept pages13, où il lui reproche entre autres d’avoir publié Vittorini et Lukacs, c’est-à-dire des communistes qui s’écartent « des positions scientifiques du Parti ». Comminatoire, Roger Garaudy écrit : « On ne peut pas en même temps faire la propagande pour Tito et défendre la paix. Il faut choisir. »
En janvier 1950, Mounier répond aux attaques communistes, à Casanova, à Courtade, à Garaudy, au nom de la vérité et de la justice. L’anticommunisme reste pour lui une sorte de péché politique mortel ; il se refuse d’y tomber : « Qu’on ne compte pas sur nous pour devenir le carrefour des démissionnaires. » Malgré cette bonne volonté, les communistes, notamment Garaudy, persistent avec la même intransigeance : entre leur vérité ou l’imposture capitaliste, il faut choisir. Le 31 janvier 1950, Jean Cassou, membre du directoire des Combattants de la Paix (le futur Mouvement de la Paix), est convoqué dans le bureau d’Yves Farge, avec quelques autres, Agnès Humbert, Vercors, Claude Aveline, Jean-Marie Domenach, tous accusés d’avoir pris la défense de Tito. Une commission de l’organisation a à entendre les explications de Cassou. Charles Tillon, en personne, accuse Jean Cassou d’être un suppôt de l’impérialisme américain et un ennemi de la paix. Domenach s’interpose, pour dire que les notes qu’il a prises lors de la précédente audience de Cassou ne correspondent nullement au résumé de Tillon. Laurent Casanova, qui était également présent, fond alors sur le rédacteur en chef d’Esprit : « Comment osez-vous mettre en doute la parole du chef des Francs-Tireurs et Partisans français ? » Jean-Marie Domenach est exclu comme Cassou des Combattants de la Paix14.
Emmanuel Mounier meurt subitement en mars 1950 d’une crise cardiaque. Près du cercueil du directeur d’Esprit, à Châtenay-Malabry, une délégation des Combattants de la Paix vint encore inciter Domenach à abjurer ses « erreurs15 ». L’Humanité publie, le 23 mars 1950, un bref article nécrologique, qui se conclut ainsi : « Plus récemment [Mounier] publia même la basse attaque anticommuniste de Jean Cassou et s’engagea sur la voie de la division des forces de la paix en chantant les louanges de Tito et en calomniant de façon très traditionnelle les communistes et l’URSS. Il est à souhaiter qu’Esprit sache désormais sortir de cette voie et entendra [sic] l’appel à l’union que lance inlassablement la classe ouvrière. »
En septembre 1950, Claude Aveline, Jean Cassou, Louis Martin-Chauffier et Vercors remettent à Flammarion un ouvrage collectif, La Voie libre, où ils défendent le principe d’une… voix libérée du terrorisme de parti. Les quatre compagnons de route y reviennent sur la question yougoslave. Toujours « associés aux luttes de la classe ouvrière », ils dénoncent néanmoins « les criminelles faiblesses de l’épuration, la scandaleuse corruption des classes dirigeantes », la « voie sanglante » que le gouvernement choisissait pour régler les conflits coloniaux… Les accusations portées contre eux par les communistes leur semblent inquiétantes : Vercors raconte comment, après que Daix lui a demandé un article pour Les Lettres françaises éclairant celui qu’il avait donné à Esprit, il a vu cet article interdit. Aveline insiste sur les calomnies que le Parti a réservées à Édith Thomas (d’où sa démission) et rappelle ses actes de Résistance. Ce petit ouvrage pose en substance le problème des compagnons de route et autres progressistes : soutenir le mouvement communiste signifie-t-il qu’on doit taire toute objection ?
Louis Héron de Villefosse, officier de marine en retraite, chrétien progressiste, figure alors au rang de ceux qui ne se posent pas – encore – de question. Pour lui, toute attaque contre Staline et les procès ne sont que des accusations monstrueuses provenant des « officines anticommunistes » et plus ou moins américaines. C’est donc avec la foi du charbonnier qu’il se rend aux bureaux des Combattants de la Paix, rue des Pyramides, afin d’offrir ses services à Yves Farge. En décembre 1949, il commence à tenir des meetings, à Lille devant des fauteuils vides, à Longjumeau, aux côtés de la résistante Lucie Aubrac, pour alarmer les populations contre les dangers de l’Alliance atlantique… Villefosse, à cette époque, et de son propre aveu, n’aspire qu’à rejoindre les « déshérités ». L’ouvriérisme motive d’autant qu’on est catholique et bourgeois : « En fin de journée, quand nous revenions de Paris, debout dans l’autocar bien souvent, nous nous trouvions serrés contre des ouvriers rentrant de chez Renault, au coude à coude, et il nous arrivait alors de nous sentir plus heureux que lorsque nous allions dîner au Farnese dans notre longue voiture officielle16. » Villefosse devient un compagnon de route « exemplaire » : « J’avais adhéré à une quinzaine d’associations paracommunistes, je répondais à tous les appels des organisations contrôlées par le Parti, je signais toutes les pétitions en me demandant si mon devoir ne serait pas de faire du “porte-à-porte” moi-même dans les immeubles, je ne refusais jamais mon nom à un comité de patronage, je paraissais à toutes les tribunes, et tout mon temps libre se passait à écrire. »
Aragon proposa à Villefosse d’entrer au comité d’Europe, contrôlée par le Parti et dirigée par Pierre Abraham. Cassou, ancien directeur de la revue, déjà exclu des rangs des Combattants de la Paix, a été amené à démissionner du comité à la suite d’un méchant article de Wurmser contre lui dans La Nouvelle Critique, entraînant avec lui René Arcos, André Chamson, Georges Friedmann, Martin-Chauffier et Vercors, solidaires de Cassou. Il y a donc des places à prendre à Europe : Villefosse accepte sans le moindre scrupule, de même que d’Astier et quelques autres. Toujours zélé, Villefosse s’active auprès de quelques grands « noms » pour leur faire signer l’Appel de Stockholm, que, le 19 mars 1950, le Congrès mondial des partisans de la Paix, présidé par Joliot-Curie, lance pour l’interdiction de l’arme atomique. Pierre Hervé lui demande notamment de pressentir Sartre et Beauvoir. Ce fut un échec, mais non un motif de découragement.
Malgré – ou à cause – de ces rebuffades, le Parti communiste conserve sa charge de fascination sur les cœurs purs ; il offre un système d’échanges aux malins ; il se présente comme l’avenir de l’humanité devant les croyants. C’était beaucoup. Surtout, il s’est arrogé le monopole de la « classe ouvrière », promue ou confirmée dans son rôle d’agent décisif de l’Histoire. Le poids de la guerre reste massif : les anciens résistants ne veulent pas rompre avec le parti des Fusillés ; les résistants de la onzième heure compensent leur tardive adhésion ; les attentistes aussi bien que la nouvelle génération, trop jeune pour avoir combattu, entrent au Parti ou prennent route avec lui, pour se légitimer à leurs propres yeux. Ils font enfin la guerre. Le radicalisme de la Guerre froide adopté par le Parti communiste ne manque pas lui-même de charme sur les jeunes gens assoiffés de pureté révolutionnaire, en quête d’ennemi à vaincre et de veillées d’armes où s’échauffer dans la fraternité. Le Parti offre aussi un garde-fou aux amateurs de discipline et de morale : ils entrent au PCF en quête d’une règle comme d’autres au couvent ou dans la Légion étrangère. Chacun cultive ses motivations proclamées ou secrètes. La passion, l’émotion, la sensibilité, le mimétisme, toutes les raisons du cœur occultent la raison. Pourtant, beaucoup sont tirés du rêve, les yeux se dessillent au gré des événements et des révélations sur le « socialisme réel ». Le schisme de Tito constitue la première brèche par laquelle certains jettent un regard lucide sur le communisme stalinien. Presque simultanément, la vérité sur les camps soviétiques entame d’autres certitudes17.
L’Heure du choix, Flammarion, 1947.
Cl. Bourdet, éditorialiste de L’Observateur, publie en 1950 Le Schisme yougoslave, aux Éditions de Minuit.
E. Morin, op. cit., p. 100.
J. Verdès-Leroux, Au service du Parti, Fayard/Minuit, 1983.
E. Morin, op. cit., p. 120.
D. Desanti, Les Staliniens. Une expérience politique 1944/1956, Fayard, 1975.
M. Lazar, « Le réalisme socialiste aux couleurs de la France », L’Histoire, no 43, mars 1982.
M. Winock, « Les attitudes des Français face à la présence américaine (1951-1967) », in Centre d’études d’histoire de la Défense, La France et l’OTAN 1949-1996, Bruxelles, Complexe, 1996, p. 323-330. En 1952, à la question « La France devrait être dans le camp de », les réponses sont : l’Ouest, 42 % ; l’Est, 4 % ; aucun des deux camps, 43 %. Ce dernier choix atteint son plus haut niveau en 1955 : 57 %.
P. Courtade, « Un homme du parti de la guerre », L’Humanité, 20 août 1949.
« La vérité sur le procès Rajk », L’Humanité, 3 novembre 1949.
F. Fejtö, « L’affaire Rajk est une affaire Dreyfus internationale », Esprit, novembre 1949. Voir aussi Edgar Morin, op. cit., p. 123 sq. ; M. Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, op. cit., p. 327-330.
F. Fejtö, « De l’affaire Rajk à l’affaire Kostov », Esprit, janvier 1950.
R. Garaudy, Lettre à Emmanuel Mounier homme d’Esprit, Éd. de la Nouvelle Critique, 1949.
J.-M. Domenach, « Notre affaire Tillon », Esprit, juin 1971.
M. Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, op. cit., p. 334.
L. Héron de Villefosse, L’Œuf de Wyasma, Julliard, 1962, p. 85.
Outre L’Opium des intellectuels de R. Aron, chez Calmann-Lévy, 1955, voir aussi les réflexions de F. Furet, Le Passé d’une illusion, Robert Laffont/Calmann-Lévy, 1995.