Au moment même où le schisme de Tito et les procès dans les démocraties populaires éloignent un certain nombre d’intellectuels du Parti communiste, celui-ci doit, de surcroît, faire front aux révélations qui se multiplient sur le système pénitentiaire en URSS, et dont le procès Kravchenko est le premier écho judiciaire.
Le 24 janvier 1949 s’ouvre à Paris, devant le tribunal correctionnel de la Seine, le procès intenté par Victor Andréïevitch Kravchenko aux Lettres françaises pour diffamation1. Le plaignant qui a demandé l’asile politique aux États-Unis, au début de 1944, lors du voyage de la Mission d’achats soviétique à Washington, a, depuis, écrit un livre publié aux États-Unis en 1946, et traduit l’année suivante en France : J’ai choisi la liberté, qui décrit les réalités du monde soviétique et apporte un témoignage autobiographique sur le système totalitaire. A plusieurs reprises Les Lettres françaises fulminent contre l’ouvrage et son auteur : « Kravchenko est un pantin dont les grosses ficelles sont made in USA […], écrit André Wurmser, le 15 avril 1948. Oui, Kravchenko n’est qu’un pion de jeu démodé. Jadis ces pisseurs de copies nous venaient d’Allemagne. Elles sont importées d’Amérique aujourd’hui. Mais qu’Hitler ou Truman les inspirent, tant qu’il y aura des Kravchenko, il y aura des hommes libres pour leur répondre… »
Kravchenko est venu spécialement d’Amérique pour s’expliquer – en russe – devant la 17e chambre, au palais de justice, dont la salle est comble. Il est représenté par Georges Izard, assisté de Georges Heiszmann. Joë Nordmann défend l’hebdomadaire communiste, en compagnie de Léo Matarasso, Michel Bruguier et André Blumel. Kravchenko déclare d’emblée : « Dans mon livre, j’ai dit la vérité sur la vie du peuple soviétique et sur les activités du Gouvernement soviétique. Je sais que l’on m’a accusé d’exagérer. Mais souvenez-vous des renseignements qui nous parvenaient sur les camps de concentration allemands et est-ce qu’on ne jugeait pas à l’époque que ces renseignements étaient exagérés ? L’on ne s’est convaincu de la vérité que lorsqu’on a pu voir les faits tels qu’ils étaient. Vous entendrez des témoins. Vous verrez mes données, mes documents et, après cela, vous jugerez et vous pourrez alors établir qui de nous a raison et qui est le coupable : de moi, de mon livre, ou de ceux qui m’accusent actuellement, Les Lettres françaises, les agents du Kremlin et les dirigeants du Kremlin eux-mêmes2. »
Pendant deux mois s’affrontent les deux parties par témoins, avocats et interprètes interposés, dans une salle d’audience bondée, tendue, toujours prête à manifester son émotion. Claude Morgan, le 24 janvier 1949, répond à l’accusation de Kravchenko par l’histoire des Lettres françaises : Jacques Decour, la Résistance, la liste des collaborateurs réguliers, « appartenant à toutes les nuances de l’opinion démocratique », la qualité de déporté de l’actuel rédacteur en chef Pierre Daix… Et d’ajouter : « Hebdomadaire littéraire, Les Lettres françaises défendent la propreté littéraire. Elles combattent cette littérature de veulerie, de désespoir, de dégradation humaine qui démoralise le public français. Elles défendent la pensée française contre l’invasion massive de ces publications américaines qui, comme le Reader’s Digest, Confidences, la plupart des journaux d’enfants et presque tous les magazines de cinéma pratiquent chez nous un “dumping” éhonté, ruinent les revues françaises et répandent par millions d’exemplaires, au moyen d’une publicité colossale, une propagande beaucoup plus habile que ne l’était la grossière propagande d’Hitler dont elle n’est pas sans reprendre bien des thèmes. »
L’assimilation, plus ou moins appuyée, entre l’impérialisme américain et le nazisme devient un des ressorts de la propagande communiste. André Stil s’applique à la populariser dans ses romans, en reprenant le vocabulaire idoine : « résistants », « collabos », « occupation »… On suggère, on dénonce une continuité entre l’Allemagne hitlérienne et les États-Unis de Truman : les deux puissances ne luttent-elles pas contre le même ennemi, le communisme soviétique ? Les « hommes de la Résistance », comme dit Morgan, doivent continuer le combat, eux, pour « l’indépendance française ».
Avec moins de trémolos, plus d’ironie, André Wurmser taxe I Choose Freedom de « feuilleton mélodramatique », qui ne nous apprend rien de nouveau, puisque le genre romanesque antisoviétique a commencé dès 1917 : « Je me souviens, Messieurs, d’un cheval de course dont parla Le Matin. Les bolcheviks, dans leur rage égalitaire, avaient arrêté à Kiev un cheval de course coupable – je cite textuellement – “d’avoir gagné plusieurs courses et l’avaient passé par les armes”. » Décidé à amuser la galerie, il ajoute : « Maintenant, l’un des thèmes les plus fréquemment employés par l’antisoviétisme, c’est celui de la liberté, c’est-à-dire que tout citoyen soviétique est prisonnier de son voisin sur l’air de : “Je te tiens, tu me tiens par la barbichette”. » Et Wurmser conclut sa péroraison, que Me Izard qualifie de « montmartroise », par une maxime qui ne l’était guère : « Quiconque dit antisoviétique dit par là même antifrançais. »
L’audition des premiers témoins de la défense vise à démontrer deux faits : que Kravchenko est un traître à la cause patriotique et antifasciste et qu’il n’est pas l’auteur du livre qu’il a signé. Sur ce dernier thème, ils marquent des points. Kravchenko, pour écrire son livre, s’était adjoint l’aide d’Eugene Lyons, bon connaisseur de l’URSS et directeur de la revue American Mercury, lequel confirmera plus tard avoir rédigé I Choose Freedom en anglais, mais dans le respect des faits relatés par l’auteur officiel3. Voulant à ce moment cacher cette collaboration qui aurait accrédité le caractère « fabriqué » de son témoignage, Kravchenko est soumis à rude épreuve par ses détracteurs qui entendent démontrer une imposture. On assiste ainsi à une scène assez comique, où Wurmser s’acharne à faire raconter par Kravchenko la fin de Maison de poupée, que le plaignant cite dans son ouvrage. Kravchenko n’y comprend rien. Izard signale que le titre de la traduction russe du drame d’Ibsen n’est pas le même qu’en français. L’auteur, soit qu’il ne se souvînt pas du passage en question dû à Lyons, soit qu’il récuse sincèrement ce genre d’inquisition sur des points de détail, s’emporte, se drape dans sa dignité, soliloque bruyamment dans sa langue maternelle. Qu’un écrivain ait tenu sa plume n’enlève rien à l’authenticité de son témoignage, mais la défense ne veut pas ouvrir la moindre brèche dans son système.
L’audition des témoins continue : Louis Martin-Chauffier, président du CNE en exercice et collaborateur des Lettres françaises, dit tout le bien qu’il pense de Claude Morgan et d’André Wurmser et tout le mal qu’il faut penser du plaignant : en quittant sa patrie et en donnant une interview à un journal américain en avril 1944, Kravchenko a trahi « non seulement son pays, mais tous les alliés ensemble » (bien que pour Pierre Debray, journaliste catholique à Témoignage chrétien, on ne puisse attaquer l’Union soviétique « avec des ragots »). Pierre Courtade estime qu’une partie du livre est de Kravchenko, mais que le gros de l’ouvrage est du roman à la sauce américaine – « human touch » et « human interest ». Vercors revient sur la conduite de Kravchenko en 1944 : elle eût été alors jugée comme celle de tous les agents soviétiques de la Ligue antibolchevique, antimaçonnique et antisémite du « traître Paul Chack, qui a été fusillé, si je ne me trompe, pour ces raisons mêmes ». Jean Baby, qui en « qualité d’historien » entreprend de démontrer que le livre de Kravchenko n’est pas d’un Russe, qu’il s’agit d’« une littérature d’un genre spécial » forgée par les Américains, de « goût américain », croit devoir ajouter « qu’il n’y a jamais eu de persécutions » en URSS : « Ce livre, ce n’est pas seulement une mauvaise plaisanterie, un livre de mauvais goût, un livre antisoviétique ordinaire : c’est un livre qui a un but politique précis et, ce but, c’est de préparer la guerre. » Emmanuel d’Astier de La Vigerie, directeur de Libération, député progressiste, explique que si M. Kravchenko avait été à Alger, au moment où lui, d’Astier, était commissaire à l’Intérieur au Gouvernement provisoire du général de Gaulle, et qu’il eût donné sur place, en avril 1944, l’interview qu’il a donnée alors au New York Times, il l’eût fait arrêter « pour propagande à l’avantage de l’ennemi ». D’Astier, lui aussi, pense que ce livre est « un appel à la guerre contre les Soviets ».
Dans un deuxième temps du procès, l’accusation fait appel à des témoins russes et ukrainiens, que les aléas de la guerre ont amenés en Occident, via l’Allemagne. Des paysans, des ouvriers, des ingénieurs, des employés, une bibliothécaire racontent la « dékoulakisation » des années trente, la terreur stalinienne, les purges, les camps… Les deux interprètes, celui de l’accusation et celui de la défense, se chamaillent sur des mots. Me Izard se bat comme un diable contre Me Nordmann et Me Matarasso. Officiellement, c’est un procès Kravchenko contre Les Lettres françaises. En réalité, c’est le régime soviétique et la terreur stalinienne qui sont au banc des accusés. Nordmann s’en plaint : « La propagande nazie continue4. » Il faut donc aux communistes non plus se contenter de confondre Kravchenko, mais démontrer l’excellence du communisme soviétique. On appelle à la barre quelques-uns de ses valeureux représentants : le général Rudenko, médaillé de Stalingrad, et le député Vassilienko, mais surtout des Français. Le 15 février, arrive Jean Bruhat, professeur d’histoire dans la khâgne du lycée Lakanal, ancien normalien, auteur du « Que sais-je ? » sur l’Histoire de l’URSS, qui sera maintes fois réédité ; on le présente comme un expert, quoiqu’il ne connaisse pas la langue russe et qu’il ne soit encore jamais allé en Union soviétique. Le livre de Kravchenko ? « Invraisemblances », « contradictions », « contre-vérités »… Abordant le drame sanglant de la collectivisation des campagnes, Bruhat cite l’historien Aulard à propos des Origines de la France contemporaine de Taine : « Il a dit de Taine qu’il s’était amusé à compter tous les carreaux cassés sous la Révolution et qu’en comptant les carreaux cassés on ne fait pas l’histoire d’une révolution. » Subterfuge bien érudit pour passer par pertes et profits les quelques millions de victimes de la collectivisation des campagnes en URSS.
Le 22 février, c’est le tour de Roger Garaudy. Il résume : « Il apparaît que sur la trame d’une biographie d’un personnage en vérité assez falot, on a essayé de tirer une sorte d’encyclopédie illustrée de l’anticommunisme et de l’antisoviétisme. » Tout cela afin de préparer la « croisade » contre l’Union soviétique. Sans craindre l’enflure, le philosophe du Parti, enfileur habituel de grands mots, s’écrie pour conclure : « Nous pouvons dire à M. Kravchenko : qu’il aille dire à ses maîtres que le peuple français a fait son choix. Il a choisi la tradition jacobine de Valmy contre les émigrés de Coblentz, il a choisi, contre les Versaillais, le patriotisme de la Commune, il a choisi contre les Vichyssois la voie de la Libération qui était celle de la Résistance, avec les pures disciplines qu’elle imposait à chacun, et il n’appartient pas à d’aussi petits hommes de renverser ce cours de l’histoire. Le peuple français a fait son choix, et si vous voulez essayer de trouver quelques adeptes, ce n’est pas ici, c’est peut-être dans l’arrière-garde du nazisme, dans la Phalange de Franco, que vous trouverez de nouveaux adeptes, et où on vous y invite… »
On passe de cette déclamation de réunion électorale à un témoignage exceptionnel le lendemain. Le président, qui avait laissé Garaudy donner de la voix à son aise sans apporter le moindre élément nouveau au débat, n’eut certainement pas conscience – ou pas tout de suite – de la valeur humaine et de l’importance historique de la déposition que vint faire Margarete Buber-Neumann. A plusieurs reprises, sans doute parce qu’elle dépose en allemand et qu’il faut en passer par un interprète, il se montre pressé d’en finir : « Qu’elle abrège ! » Margarete Buber-Neumann, âgée alors de quarante-sept ans, est venue de Stockholm pour témoigner. Belle-fille du philosophe allemand Martin Buber, épouse et probablement veuve de Heinz Neumann, ancien membre du Politburo du Parti communiste allemand, disparu en URSS, elle raconte comment, après l’arrestation de son mari par les sbires de Staline, alors qu’ils vivaient tous deux en Union soviétique depuis l’avènement de Hitler, elle fut elle-même arrêtée, envoyée en Sibérie, puis, au lendemain du pacte germano-soviétique, livrée à Hitler, expédiée par la Gestapo au camp de concentration de Ravensbrück, d’où elle put s’échapper juste avant l’arrivée de l’Armée rouge.
Elle décrit ce qu’était un camp de concentration soviétique, le travail épuisant, le bloc de représailles pour les récalcitrants, la faim en permanence, les conditions dégradantes d’hygiène et de logement, la surveillance sans relâche, la prostitution nécessaire (« les femmes se cherchaient non pas un homme, mais deux ou trois hommes dans le camp »)… La description, précise, pathétique, soulève les objections des avocats des Lettres françaises. Me Blumel veut démontrer à toute force que le témoin n’était pas dans un « camp de concentration », puisqu’il n’y avait ni murailles ni clôture. Margarete Buber-Neumann a beau lui expliquer que dans la steppe nul n’a besoin d’enceinte et que, si l’on dépasse cinq cents mètres, on est fusillé… Non. « Cela s’appelle en France, dit l’avocat, une résidence forcée. » Il parle aussi de « zone », de « zone pénitentiaire, non pas en camp fermé », croyant tenir dans cette distinction la preuve que le témoin est mal venue de se plaindre. Me Nordmann, lui, n’entre pas dans ces détails. Faussement ingénu, il lui demande qui l’avait libérée de Ravensbrück, quelle armée. Les Russes, non ? Pas de chance, elle s’est enfuie avant leur arrivée. Il entend alors démolir la mémoire de Heinz Neumann, dont il fait un des responsables de l’avènement du régime hitlérien. Tout est bon pour discréditer le formidable témoignage de cette femme intelligente, calme, d’une parfaite dignité, connaissant mieux que ses adversaires le monde communiste et l’horreur de sa condition de victime passée d’un bourreau à l’autre. Tout est bon, mais rien ne peut affaiblir son récit. Ni celui de Kravchenko : Claude Morgan, André Wurmser sont condamnés pour diffamation et injure publique à la peine de 5 000 francs d’amende et à 50 000 francs de dommages-intérêts à verser à Kravchenko.
Il est impossible désormais de douter, de bonne foi, de l’existence des camps. Depuis longtemps, il ne s’agit plus d’une simple rumeur. Qui souhaite s’informer peut lire La Vraie Russie des Soviets, de David J. Dallin, publiée chez Plon en mars 1948, dont un chapitre est consacré au travail forcé, au réseau et à la localisation des camps. Paraissent encore en 1949 Terre inhumaine de Joseph Czapski, Déportée en Sibérie de Margarete Buber-Neumann, au Seuil. En décembre 1949 sort la traduction de La Condition inhumaine, chez Calmann-Lévy, dont l’auteur, Jules Margoline, juif polonais réfugié en URSS, a été interné, sur ordre du NKVD, dans huit camps de travail successifs de la République carélo-finnoise et de la province d’Arkhangelsk, de 1940 à 1945. Son livre, bien avant L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne, décrit en détail la vie des zeks, les nouveaux esclaves d’État. Il résume ainsi son témoignage : « Dans ces camps, des innocents meurent, la conscience y est violée, des hommes apprennent à mentir et à obéir comme des automates ; des êtres humains sont réduits à la condition des bêtes de somme. Ce crime est perpétré loin des regards du monde, dans l’isolement le plus absolu. Cinq années durant, j’ai subi cette “rééducation”. Je n’étais pas un ennemi du stalinisme tant que je ne l’avais pas vu de mes propres yeux. Aujourd’hui je suis convaincu que seuls des ignorants ou des scélérats peuvent défendre et vouloir justifier un pareil système5. »
A la suite de tous ces récits, David Rousset, lance, le 12 novembre 1949, dans Le Figaro littéraire, un appel à tous les anciens déportés des camps nazis et à leurs organisations, aux fins de constituer une commission d’enquête qui demanderait au gouvernement soviétique d’étudier librement ses « camps de travail collectif ». Aussitôt, Rémy Roure – journaliste au Monde, ancien résistant déporté à Buchenwald, et dont la femme était morte au camp de Ravensbrück – donne son accord dans un article du Monde et préside une conférence de presse le 15 novembre. Dans Le Figaro littéraire du 19, des anciens déportés font savoir leur adhésion à l’initiative de Rousset, parmi lesquels Louis Martin-Chauffier et Jean Cayrol, ainsi que la Fédération nationale des déportés et internés de la Résistance et la Fédération espagnole des déportés et internés politiques.
Les communistes contre-attaquent. Francis Cohen, dans L’Humanité du 12 novembre, intitule sa réplique : « Les travaux forcés de l’antisoviétisme. » Le 17, Les Lettres françaises publient un article de Pierre Daix sous le titre : « Pierre Daix matricule 59 807 à Mauthausen répond à David Rousset. » Daix accuse notamment Rousset d’avoir commis un faux (selon lequel on pouvait expédier quelqu’un dans un camp par simple décision administrative), d’où découleraient d’autres faux : les récits personnels qui ne sont que des témoignages fabriqués à partir des récits sur les camps nazis. Rousset demande alors à ses avocats, Me Gérard Rosenthal et Me Théo Bernard, d’assigner Claude Morgan, directeur des Lettres françaises, et Pierre Daix, auteur de l’article, en diffamation. Les prévenus n’ayant pu faire la preuve de leurs affirmations, le procès David Rousset contre Les Lettres françaises s’ouvre un an plus tard, le 25 novembre 1950 devant le tribunal de la Seine.
Cette fois, les communistes et leurs avocats veulent éviter le débat et, surtout, endiguer le défilé des témoins à charge, dont la presse française et internationale répercute les paroles. Ils se livrent donc pendant trois jours à une bataille de procédure, visant à prouver l’incompétence du tribunal. Bataille perdue ; le procès commence. Les prévenus et leurs avocats jouent l’obstruction. Ils réussissent ainsi à interrompre définitivement Joseph Czapski, ancien membre de l’armée du général Anders, qui affirme, à l’indignation de la défense, que le massacre de Katyn a été perpétré par les Soviétiques. Le 15 décembre, le tribunal prononce l’expulsion de Claude Morgan, intenable lors de l’audience du « Campesino » qui, à vrai dire, porte un coup redoutable aux prévenus : El Campesino a été des leurs, un des trois généraux communistes des Brigades internationales, ayant quitté l’Espagne parmi les derniers pour se réfugier en URSS après la victoire de Franco. Staline l’a expédié dans un camp sans tarder. « Le contact avec la Russie soviétique, dit-il, devait être pour moi la plus grande désillusion, la plus grande tromperie, le plus grand échec de mon existence6. » Tous ces témoignages sur l’univers concentrationnaire soviétique sont si accablants que les avocats de David Rousset renoncent, après la déposition de Margarete Buber-Neumann, une nouvelle fois citée, à l’audition des autres témoins : n’en savait-on pas assez ? En revanche, la défense appelle une douzaine de communistes et de compagnons de route, dont le dessinateur Jean Effel, Louis Héron de Villefosse, le député communiste Marie-Claude Vaillant-Couturier ; péremptoire, elle clame à l’audience du 22 décembre 1950 : « Je sais qu’il n’existe pas de camp de concentration en Union soviétique » ; et d’ajouter qu’elle considère « le système pénitentiaire soviétique comme indiscutablement le plus souhaitable dans le monde entier ». Déjà, en avril 1949, Daix avait répliqué au R. P. Riquet, ancien déporté, qui n’avait pas hésité à faire allusion aux « camps » dans son prêche de carême à Notre-Dame de Paris : « Je voudrais dire tranquillement qu’il existe, en effet, en URSS, des camps de rééducation. Que l’URSS ne les a jamais cachés. Qu’elle considère à juste raison qu’ils constituent, par leur réussite dans le relèvement des criminels, un des plus beaux titres de gloire du régime soviétique7. » Quand Rousset demande à M.-C. Vaillant-Couturier si elle a lu certains des témoignages publiés, comme le livre de cette femme, Elinor Lipper, Onze Ans dans les bagnes soviétiques, paru en 1950 chez Nagel, le témoin répond d’un air pincé : « Cela ne vous regarde pas. » Ancienne déportée elle-même, elle ne voit dans ce procès, dans toute cette campagne, qu’une « excitation à la guerre ».
Comme dans le procès Kravchenko, Les Lettres françaises sont condamnées pour diffamation, à travers les personnes de Claude Lecomte, dit Claude Morgan, à 20 000 francs d’amende, et Pierre Daix, à 15 000 francs. Les deux doivent payer de surcroît, conjointement et solidairement, la somme de 100 000 francs à David Rousset à titre de dommages-intérêts.
L’appel de David Rousset ne reste pas sans lendemain : le 24 janvier 1950 s’est constituée la Commission d’enquête française contre le régime concentrationnaire, qui a bientôt son local, rue Daunou à Paris, son bulletin d’information, puis sa revue trimestrielle, Saturne, de 1956 à 1959. Une Commission internationale se constitue à Bruxelles, à laquelle participe du côté français Germaine Tillion, ancienne déportée à Ravensbrück. Bien que l’URSS leur refuse, comme on peut s’en douter, tout droit de visite, ces organismes entreprennent un travail d’enquête, non seulement sur les camps soviétiques, mais aussi sur l’Espagne, la Grèce, la Yougoslavie, la Tunisie, et enfin l’Algérie, ces deux derniers pays étant sous administration française. Louis Martin-Chauffier, témoin au procès Kravchenko du côté des Lettres françaises, n’en participe pas moins activement au travail de ces commissions, qui publient plusieurs Livres blancs8. Dès lors, on peut se demander pourquoi L’Archipel du Goulag, sorti en France en 1974, fit l’effet d’une bombe ? Le mot « Goulag » lui-même avait été prononcé par David Rousset un quart de siècle auparavant. Mais, vers 1950, le déchaînement de la représentation au mépris de la réalité et l’ordre imaginaire de la société conçu par l’intelligentsia conduisaient celle-ci à minimiser, à relativiser, sinon à nier les révélations sur les camps soviétiques.
A Esprit, la gêne est évidente : on écrit peu sur ces procès de 1949-1950, ni davantage sur les camps soviétiques. Une correspondance entre Victor Serge et Emmanuel Mounier atteste, non seulement le dissentiment croissant entre les deux amis, mais encore la cécité volontaire de Mounier, décidé à endiguer l’anticommunisme. Serge, bien placé pour le faire, communique à Mounier des renseignements précis, en 1945 et 1946, sur le système concentrationnaire soviétique9. Et de chapitrer Mounier sur sa « bienveillante compréhension vis-à-vis de l’URSS actuelle », d’autant plus décevante qu’il tient les idées de Mounier comme les moins compatibles avec le camouflage de la réalité : « Je ne puis m’empêcher de penser, lui écrit-il en mars 1946, que vous cédez à une ambiance étouffante. » Malentendu : selon Mounier et ses amis, c’est Victor Serge qui est victime de l’éloignement, et peut-être de l’intoxication américaine10.
Au moment du procès Kravchenko, Esprit reçoit Margarete Buber-Neumann, dont Déportée en Sibérie va être publié au Seuil. Albert Béguin, rapportant le procès, lui rend hommage, mais son article est très restrictif : en dehors de sa déposition, le lecteur a l’impression que tout le reste est une farce. Kravchenko lui-même est dépeint sous les traits d’un affreux ex-fonctionnaire soviétique, dont le procès constitue « une bonne affaire » pour lui. Béguin, pourtant, dans la postface qu’il donne au livre de Margarete Buber-Neumann, accrédite son témoignage. Il semble que ce soit trop : Bertrand d’Astorg, critique littéraire, rendant compte du livre dans Esprit, en septembre 1949, dénonce la mise en parallèle des deux systèmes d’instruction judiciaire nazi et soviétique ; les staliniens se trouvent même en partie déchargés du poids de leur faute, n’ayant « fait que continuer une tradition tsariste ».
Les Temps modernes sont moins timorés qu’Esprit pour évoquer les camps de travail en URSS (malgré David Rousset, on n’a pas encore pris l’habitude de parler de « Goulag »). La revue publie un texte signé de Sartre et de Merleau-Ponty, « Les jours de notre vie », en janvier 1950 où les auteurs reconnaissent le fait concentrationnaire en Union soviétique, mais ne veulent pas choisir entre les victimes : il y a aussi des camps en Grèce, des massacres dans les colonies françaises. Les Temps modernes se refusent à suivre David Rousset (avec lequel, on le sait, ils sont déjà en délicatesse) qui dénonce trop exclusivement les camps soviétiques au détriment des autres actes d’oppression dans le monde : « Quelle que soit la nature de la présente Société soviétique, l’URSS se trouve grosso modo située, dans l’équilibre des forces, du côté de celles qui luttent contre les formes d’exploitation de nous connues. La décadence du communisme russe ne fait pas que la lutte des classes soit un mythe, que la “libre entreprise” soit possible ou souhaitable, ni en général que la critique marxiste soit caduque. D’où ne concluons pas qu’il faut montrer de l’indulgence au communisme, mais qu’on ne peut en aucun cas pactiser avec ses adversaires. La seule politique saine est donc celle qui vise, dans l’URSS et en dehors de l’URSS, l’exploitation et l’oppression, et toute politique qui se définit contre la Russie et localise sur elle la critique est une absolution donnée au monde capitaliste. »
La vision anticapitaliste, antiaméricaine, socialiste, de l’intelligentsia de gauche place alors celle-ci dans l’incapacité de voir le mal radical qui ronge le régime soviétique, qui fait corps avec le système. L’antianticommunisme d’un Mounier, d’un Sartre, d’un Merleau-Ponty, aboutit ainsi à une casuistique révolutionnaire : certes, il y a des camps en Union soviétique, on ne doit pas le nier, on doit même au besoin les dénoncer, il faut cependant replacer cette réalité dans un contexte global. Des deux blocs qui s’affrontent, il s’agit de désigner l’ennemi, celui qui entretient par nature l’exploitation de l’homme par l’homme, et qui prépare une troisième guerre mondiale : l’impérialisme américain. Le bloc soviétique n’est pas sans tache, mais il a le mérite d’avoir fait une révolution socialiste, d’avoir comme objectif la construction d’une société véritablement humaine, sans classes, sans victimes ni bourreaux. Les raisons historiques, l’héritage de l’autocratie et de la guerre, toutes les difficultés inhérentes à la construction du socialisme dans un monde hostile expliquent les notoires imperfections du régime : nul ne saurait être dupe de l’imagerie communiste, de sa propagande inepte, telles ces manifestations enregistrées en décembre 1949 pour le soixante-dixième anniversaire du génial Staline. N’empêche : l’URSS reste l’espoir des écrasés, des déshérités, des opprimés. Accabler le régime soviétique de critiques, c’est faire le jeu de l’anticommunisme, c’est offrir une trop belle revanche aux « collabos », c’est soutenir le régime d’inégalité et d’inéquité sous lequel on vit. Mounier a cette phrase : « L’anticommunisme est mortel11. » Outre que le communisme est, qu’on le veuille ou non, l’espoir du prolétariat, des raisons plus conjoncturelles invitent au respect : la vigilance contre le « fascisme » renaissant (en France, le RPF), la lutte pour la paix et la protestation contre l’exploitation et la guerre coloniales (l’Indochine, Madagascar, l’Afrique du Nord).
A l’orée de la Guerre froide, à la fin de 1947, Merleau-Ponty avait donné la justification théorique de l’attitude future des intellectuels de gauche face au problème des camps, dans Humanisme et Terreur12. Il professait alors qu’on ne devait pas critiquer le communisme ou l’URSS sur « des faits isolés », non plus que louer les régimes démocratiques en passant sous silence « leur intervention violente dans le reste du monde ». « En URSS, écrivait-il, la violence et la ruse sont officielles ; dans les démocraties, au contraire, les principes sont humains, la ruse et la violence se trouvent dans la pratique. A partir de là, la propagande a beau jeu. La comparaison n’a de sens qu’entre des ensembles et compte tenu des situations. » Sans se servir de la formule dont Jean Bruhat fera usage au procès Kravchenko, Maurice Merleau-Ponty faisait à sa manière la théorie des « carreaux cassés » de la Révolution : « La condamnation à mort de Socrate et l’affaire Dreyfus laissent intacte la réputation “humaniste” d’Athènes et de la France. Il n’y a pas de raisons d’appliquer à l’URSS d’autres critères. »
A l’aube des années cinquante et à l’issue de deux procès retentissants, l’image de l’URSS est brouillée. Il faudra encore plusieurs années aux intellectuels de gauche les plus éminents pour connaître et dénoncer la nature totalitaire du régime stalinien.
G. Malaurie, en collaboration avec E. Terrée, L’Affaire Kravchenko, Robert Laffont, 1982.
Les citations du procès sont tirées du Procès Kravchenko, compte rendu sténographique, Albin Michel, 1949, 2 vol.
G. Malaurie a recueilli son témoignage, op. cit., p. 40.
« La propagande nazie continue ; elle continue sans que nous puissions savoir qui sont ces témoins que nous interrogeons, qui ils représentent, quel est leur passé », Le Procès Kravchenko, op. cit., II, p. 222.
J. Margoline, « Mon existence concentrationnaire », Le Procès des camps de concentration soviétiques, Dominique Wapler éditeur, 1951.
Le Procès concentrationnaire pour la Vérité sur les camps soviétiques, Extraits des débats. Déclaration de D. Rousset. Plaidoirie de T. Bernard. Plaidoirie de G. Rosenthal, Éd. du Pavois, 1951, p. 173.
P. Daix, « Le P. Riquet ancien déporté à Mauthausen a-t-il choisi la paix des cimetières ? », Les Lettres françaises, 21 avril 1949.
Voir É. Copfermann, David Rousset. Une vie dans le siècle, Plon, 1991, p. 129 sq. Martin-Chauffier écrit à Rousset : « Votre proposition de constituer une commission d’enquête doit, me semble-t-il, être approuvée par tous les anciens déportés. Il me paraît également juste que cette commission commence ses recherches par l’URSS. Le pays où est née la construction socialiste est celui où la dégradation de l’homme serait le plus contraire aux principes mêmes sur lesquels s’est fondé le régime communiste » (cité par É. Copfermann, p. 117).
Bulletin des Amis d’Emmanuel Mounier, no 39, avril 1972.
Voir la notice nécrologique d’E. Mounier, « Victor Serge », Esprit, janvier 1948.
M. Winock, « Esprit ». Des intellectuels dans la Cité, 1930-1950, op. cit., p. 296.
M. Merleau-Ponty, Humanisme et Terreur, Gallimard, 1947.