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Contre la littérature engagée


La gauche intellectuelle n’exerce pas sur la France de l’après-guerre un pouvoir sans partage, bien que pendant un certain temps les écrivains et les grands journalistes de droite soient frappés d’ignominie, quand ils ne purgent pas leur peine en prison. Certains ont été exécutés comme Brasillach ou Suarez. La droite maurrassienne, si puissante entre les deux guerres et sous Vichy, se survit péniblement. Un de ses surgeons les plus doués, Pierre Boutang, trente ans en 1946, ancien normalien et agrégé de philosophie, auquel Maurras avait confié la revue de presse de L’Action française à la veille de la guerre, paraît en mesure de prendre la relève du vieux maître achevant ses jours en prison. Au Maroc, où il enseignait pendant la guerre, il s’est rallié à Giraud. Après la Libération, il est de la petite troupe qui s’emploie à ranimer la flamme du « nationalisme intégral » en diverses feuilles, parfois clandestines, en attendant qu’en 1947 l’ancien quotidien monarchiste reparaisse sous le titre Aspects de la France. La même année, Boutang écrit en collaboration avec Bernard Pingaud Sartre est-il un possédé ?. Titre qui en dit long sur l’identité de l’ennemi à combattre.

Ainsi les anciens collaborateurs, collaborationnistes et autres pétainistes, victimes de l’épuration, de l’ostracisme résistantialiste, des listes noires du CNE, sortent du mutisme et de la clandestinité. En janvier 1947 paraissent Les Écrits de Paris, revue mensuelle, dirigée par René Malliavin (journaliste plus connu par son pseudonyme Michel Dacier), qui relaie des feuilles confidentielles où les vaincus de la Libération continuaient à donner leur mesure, soit sous leur propre nom, soit, très souvent, sous pseudonyme : Jacques Chastenet, ancien directeur du Temps, Henry Bordeaux, Claude Farrère, l’ancien ministre socialiste Paul Faure, Emmanuel Beau de Loménie, André Thérive, Bertrand de Jouvenel, Alfred Fabre-Luce, Paul Morand, Hubert Lagardelle, etc. La revue connaît peu à peu un certain succès qui l’autorise à lancer, en 1951, l’hebdomadaire Rivarol, où Lucien Rebatet, entre autres, reprend du service. La division de la gauche opérée par les débuts de la Guerre froide profite aux proscrits de la droite, sous l’effet du regroupement des forces anticommunistes.

La destinée d’un Georges Albertini illustre les temps nouveaux. Naguère camarade de Léon Blum, membre du Comité de vigilance des intellectuels antifascistes, il avait suivi Marcel Déat dans le collaborationnisme et le RNP (Rassemblement national populaire), fasciné par le nazisme. Condamné à cinq ans de travaux forcés après guerre, il voit sa peine réduite par le président Vincent Auriol. Libéré de prison, il devient conseiller politique à la banque Worms, et lance en 1949 un bulletin d’information sur le communisme, bientôt rebaptisé Est-Ouest, une des publications les mieux informées sur l’URSS et les pays de l’Est. Renouant avec ses anciens camarades socialistes, proche de Guy Mollet et de Robert Lacoste, Albertini devient un homme de l’ombre, qui fondera avec Boris Souvarine l’Institut d’histoire sociale, l’incomparable centre de documentation sur le communisme, où puiseront de nombreux chercheurs, journalistes et hommes politiques. La Guerre froide permet ainsi une redistribution des cartes profitable à ceux qui s’étaient compromis pendant l’Occupation. L’amnistie de 1951 devait faire sortir de prison la plupart d’entre eux.

L’Académie française, si peu représentée dans la Résistance, reste un pôle de la droite intellectuelle, qu’un Maurras, de sa prison, continue toujours d’influencer. Lorsqu’un de ses anciens disciples, Pierre Gaxotte, publie en 1951 son Histoire des Français, Maurras écrit à Xavier Vallat : « C’est un grand service public dont l’auteur mérite d’être récompensé. Il faudrait le pousser à l’Académie par nos amis Bordeaux, Bérard, Benoit, La Gorce, Madelin1. » Maurras est décédé depuis un an quand son souhait se réalise : Pierre Gaxotte est élu à l’Académie en 1953, contre le résistant André Chamson, tandis que le duc de Lévis-Mirepoix, lui succède à lui, Maurras, mort en 1952 – déchu par décision politique à la Libération, l’animateur de l’Action française avait eu la satisfaction de voir son fauteuil non pourvu, comme ceux d’Abel Bonnard, d’Abel Hermant et de Pétain. Le maréchal Weygand, autre figure de la droite académique, recevra Gaxotte sous la Coupole, après que Lévis-Mirepoix, élu au fauteuil de Maurras, n’a pas hésité à faire l’éloge appuyé de l’idéologue de l’Action française. La droite, arrimée au quai Conti, tient ferme sur cette rive gauche de la Seine, à deux pas de l’église Saint-Germain-des-Prés et du café de Flore, chanté jadis par Maurras et investi par les sartriens.

La plus tenace résistance au « résistantialisme » est conduite par Jean Paulhan, fondateur des Lettres françaises, membre du CNE (le « Céné », comme il l’appelle), intrépide anticonformiste, éditeur influent, découvreur de talents, audacieux démonteur de ronéos clandestines, qui ne se console pas de la disparition de La Nouvelle Revue française, dont il a été le directeur au moment de son apothéose. La Libération venue, il supporte de moins en moins les oukases lancés par les écrivains de la Résistance contre leurs confrères qui se sont fourvoyés. A ses yeux, les écrivains doivent assumer leurs responsabilités, il le répète, mais ils ont à répondre de leurs actes devant la seule justice officielle. Les hommes de lettres ne sont pas des magistrats : à chacun son rôle, à chacun sa place. Cette attitude le place d’emblée au rang des suspects, malgré son courage pendant la guerre : « Monsieur Jean Paulhan, trahissant Les Lettres françaises qu’il avait servies durant l’occupation nazie, se met au service de la pensée fascisante2. » Paulhan, en proie aux attaques communistes en raison de son hostilité à l’épuration littéraire, en vient à exprimer ses doutes sur le patriotisme de ses adversaires, qui se drapent dans le drapeau tricolore. Les communistes nous la baillent belle, dit-il en substance, avec leurs héros : Romain Rolland, qu’ils vantent tant, était pacifiste pendant la Grande Guerre et écrivait Au-dessus de la mêlée. Quant à Rimbaud, dont Aragon veut faire un communard résistant à l’invasion allemande, Paulhan se fait un plaisir de rappeler que, lors de l’inauguration du monument érigé en l’honneur du poète local à Charleville en 1927, Aragon, Breton et les autres avaient adressé à la municipalité un manifeste soulignant son violent antipatriotisme. Les Lettres françaises y trouvent une occasion d’attaquer leur fondateur récalcitrant : « Paulhan […] tend à laver les Versaillais de Thiers en accusant Rimbaud. » Entre Aragon et Paulhan, c’est peu de dire que le torchon brûle. En janvier 1948, Jean Paulhan expie son crime : son nom est ôté de la manchette de l’hebdomadaire littéraire tombé aux mains des communistes, où il figurait à côté de celui de Jacques Decour.

Paulhan ne doit pas seulement affronter les communistes purs et durs, il se heurte aussi aux attaques des compagnons de route, rompant des lances avec Vercors, Martin-Chauffier, Benda. Celui-ci réédite en 1946 La Trahison des clercs, augmentée d’une préface où il fustige la « trahison » des uns, « l’imposture des autres », et s’en prend nommément à Paulhan qui défend le « droit à l’erreur ». Dans plusieurs articles de L’Ordre, en 1946 et 1947, Benda récuse la position de Paulhan selon laquelle le talent littéraire doit être apprécié en dehors de toute considération morale et politique : « Que le talent littéraire – ou ce qu’on croit tel – donne droit à l’imposture intellectuelle, c’est ce que toute une classe de mes concitoyens admettent depuis longtemps, écrit Benda, aujourd’hui ils font mieux : le talent littéraire donne droit à la trahison3. » Mais nul argument ne fait rendre gorge à Paulhan, qui n’en démord pas : ce n’est pas aux écrivains à se faire juges.

Dans ces polémiques, Paulhan exprime des convictions : il enrage de voir les communistes et leurs alliés fatiguer leurs confrères de leçons de patriotisme, alors qu’en d’autres circonstances ils ont été des champions de l’antipatriotisme ; il voue un tel culte à la littérature qu’il se refuse à condamner les grands talents qui ont failli. Il exprime aussi son amitié à certains, tout particulièrement à Marcel Jouhandeau, inquiété pour avoir participé au fameux voyage de Weimar à l’invitation des Allemands. Bientôt, il dépasse le cadre purement littéraire pour en arriver à défendre le principe de l’amnistie politique, dont il n’hésite pas à formuler la demande dans Paroles françaises, hebdomadaire du député Alfred Mutter, très prisé des anciens pétainistes : « L’amnistie politique est absolument nécessaire. Nous avons besoin aujourd’hui de gens qui ne penchent trop ni du côté russe ni du côté américain : enfin les hommes de la “France seule”. Eh bien ! ceux-là sont tous en prison ; ce n’est pas seulement injuste, c’est absurde, c’est dangereux. Pour ces raisons-là, et pour bien d’autres : amnistie politique aussi large que possible, excepté, évidemment, pour les délateurs et la poignée de véritables traîtres4. »

Paulhan ne se contente pas de ferrailler pour les épurés et de démissionner du CNE ; à défaut de pouvoir publier la NRF, il entreprend de lancer une nouvelle revue ouverte à tous les vrais écrivains, quelle que soit leur couleur politique. Il fonde ainsi, chez Gallimard, en 1946, Les Cahiers de la Pléiade, qui compteront treize numéros jusqu’en 1952 : « Les Cahiers de la Pléiade ne se croient pas tenus de prendre position dans les grands conflits sociaux ou nationaux. S’ils se trouvent travailler à la création d’une nouvelle conscience du monde, ce sera bien sûr sans l’avoir voulu5. » C’était aller à contre-pied de la théorie de l’engagement. Paulhan avait pourtant participé au démarrage des Temps modernes, y avait donné plusieurs textes, tout en contestant la doctrine sartrienne sur la littérature. Les Cahiers de la Pléiade semblent comme une résurrection de l’ancienne NRF, où réapparaissent à côté de Julien Benda, d’André Gide, d’André Malraux, les moutons noirs que sont Jouhandeau, Giono, Arland et quelques autres. Pour L’Humanité, Paulhan s’est démasqué, ses Cahiers devraient s’appeler les « Cahiers du fascisme » ; pour Pierre Lœwel, de L’Ordre, « M. Jean Paulhan a pris une fois pour toutes le parti des traîtres6. » Paulhan regimbe : « Obtenir qu’une revue de lettres, comme les Cahiers, choisisse ses collaborateurs et, le cas échéant, les juge sur leur seule qualité littéraire, c’est très simple et il faut croire que c’est très difficile puisqu’on me cherche tant de chicanes. Obtenir de publier Céline qui est un grand auteur, et ne pas publier Rolland qui est certes un brave homme, mais un esprit fumeux et un médiocre écrivain. Ainsi de suite. Des chicanes… mais enfin je crois que, lorsque nous serons revenus à un climat littéraire sain (où le souci politique ne viendra plus gauchir le jugement le plus délicat, le plus susceptible qui soit) eh bien ! tout le monde me donnera raison7. » Pour lui, les Cahiers sont ouverts à tous les vrais talents, et il ne manque pas de solliciter les communistes, Aragon en tête.

La mort d’André Gide en 1951 permet à Paulhan de pousser plus loin son offensive, en faisant paraître un numéro spécial de la NRF sur le prix Nobel disparu, en novembre 1951, après avoir obtenu le concours de nombreux écrivains : « Il faut faire revivre la NRF, l’espace au moins d’un numéro. » C’était l’aveu d’un désir et d’un plan. Auparavant, Paulhan, l’esprit rebattu par les critiques, les insinuations, les accusations, des communistes et de leurs alliés, entend régler ses comptes. Il publie sa Lettre aux directeurs de la Résistance8. Non pas chez Gallimard, où il occupe un poste prestigieux – Gaston ne veut pas d’histoires ! –, mais, ô paradoxe, aux éditions de Minuit, nées elles-mêmes de la Résistance. Paulhan en appelle à la paix des consciences, à la paix civique, et cela même au nom des idéaux qui furent ceux de la Résistance, dont il a été « dès le mois de juin quarante ».

Paulhan attaque de plein fouet les communistes, « qui imposaient leurs vues aux cours de justice », et quelques écrivains notables : « Aragon, Éluard ont laissé le panégyrique de l’avortement, du crime et du défaitisme : ils chantent d’une seule voix l’espoir, la joie de vivre, et les familles nombreuses. Sartre met au point, non sans loyaux efforts, une Éthique. Entre-temps il a fondé une revue, qui pourchasse au loin l’injustice. On sait qu’il a déjà trouvé sept cents petites pailles dans l’œil de Staline, et douze mille dans l’œil de Truman. Pour Franco, ça ne compte plus. Il est temps, il est grand temps qu’ils s’occupent de leur poutre. » Les répliques s’ensuivent, hargneuses, graves, attristées, violentes, un déluge d’épigrammes. Louis Martin-Chauffier, dans Le Figaro littéraire (2 février 1952) : « Vous avez accompli une mauvaise action » ; Roger Stéphane, dans L’Observateur (7 février 1952) : « Les prémisses sont fausses, le raisonnement n’est qu’un sophisme de mauvaise foi » ; Elsa Triolet, dans Les Lettres françaises (7 février 1952) : « Jean Paulhan successeur de Drieu La Rochelle »… Paulhan est loué par les journaux de droite (comme Aspects de la France), mais pas seulement. Il a la satisfaction d’être félicité par Roger Martin du Gard : « Merci cher ami pour cette Lettre aux Directeurs de la Résistance, qui ne peut se lire sans émoi. C’est du meilleur Paulhan, personnel, courageux9… »

Paulhan poursuit son effort : sarcler la littérature, extirper le chiendent politique qui a poussé sur elle. Son but est bien de restaurer La Nouvelle Revue française, qui fut avant la guerre le carrefour des créateurs, publiant aussi bien Malraux que Drieu, Gide que Fernandez… Les Cahiers de la Pléiade, qui ont repris cette tradition, s’interrompent au printemps 1952 : La Nouvelle Nouvelle Revue française est prévue pour janvier 1953. Pour cette renaissance, Jean Paulhan s’appuie sur Marcel Arland, qui a été de l’équipe de Jacques Rivière, et avec lequel il entretient une solide amitié. Paris-Match salue l’événement, le 17 janvier 1953 : « C’est la NRF, la vraie, qui reparaît sous son titre bizarre destiné à tourner la loi. » Au sommaire : Jean Schlumberger, André Malraux, Jules Supervielle, Léon-Paul Fargue, Henry de Montherlant, Maurice Blanchot, Saint-John Perse, Jacques Audiberti, André Pieyre de Mandiargues et, bien sûr, le cher Marcel Jouhandeau.

Cette résurrection ne fait pas plaisir à tout le monde. André Wurmser en assène la preuve dans Les Lettres françaises : « La NRF c’est Jean Paulhan qui, à présent, y dit la messe. Je ne sais rien de lui, pas même s’il écrivit quelque livre. Il s’intéresse à la poésie malgache, dit-on. Mais eût-il aussi peu écrit qu’un duc académicien, il n’en aurait pas moins sa place dans une Chambre des Corporations, où il représenterait la littérature de qualité, comme la Marquise de Sévigné le chocolat de luxe10. »

L’entreprise gêne sur un autre plan, celui de la concurrence littéraire. A cette époque, François Mauriac, écrivain-phare de La Table ronde, qui a l’ambition « d’occuper la place laissée libre par la NRF », mène la contre-offensive dès l’annonce du lancement de la NNRF, en décembre 1952 : « Ce sera une sorte de petite guerre entre les deux revues. Je le dis comme il faut le prendre, sans arrière-pensée et sans forfanterie. Il s’agit de nous défendre pied à pied et si nous sommes battus, ce sera après avoir épuisé toutes les possibilités. On nous croit pris entre deux feux : d’un côté la machine de guerre Gallimard ; de l’autre, le bataillon juvénile des amis de Jacques Laurent. Je passe donc à l’attaque. Je vais inaugurer une nouvelle rubrique ; une sorte de Cahier où je consignerai mes réflexions sur l’actualité, sur les hommes et les événements11… » Il s’agit encore de lutter contre l’hégémonie de Gallimard, à laquelle faisait aussi allusion Wurmser dans son article : « Un temps viendra où ils imprimeront, éditeront, distribueront directement ou par maisons interposées, tous ceux qui reçoivent les prix, mais aussi tous ceux qui les décernent12. » La petite guerre littéraire tourne à la guerre politique : il est trop tentant pour Mauriac de dénoncer la nouvelle revue comme la continuation de la NRF de Drieu : « J’aime encore la NRF, écrit-il. Je nourris un reste de tendresse pour cette chère vieille dame tondue dont les cheveux ont mis huit ans à repousser. »

Paulhan campant sur ses positions contre les canons sartriens de la littérature engagée, la NNRF accueille les talents sans souci des étiquettes politiques ; Les Temps modernes, eux, placent cet avertissement en seconde de couverture : « La Revue n’accepte les manuscrits ni des condamnés à mort pour fait de collaboration, ni des indignes nationaux. » « Quelle bonne idée, ironise Paulhan, d’obliger chaque collaborateur à une revue de montrer d’abord son casier judiciaire ! Son livret scolaire, pourquoi pas13. » Paulhan se demande toujours pourquoi un « indigne national » serait incapable d’écrire un très beau poème ou un bon roman. La prison, du reste, s’y prête assez bien.

La résistance au résistantialisme et à la théorie littéraire sartrienne vient aussi d’une autre génération, celle de Jacques Laurent, auquel François Mauriac faisait allusion. De son vrai nom Jacques Laurent-Cély, il a été des Étudiants de l’Action française, puis de l’Action française elle-même avant la guerre, où il s’est lié d’amitié avec Raoul Girardet, Pierre Boutang, François Léger, Philippe Ariès, donnant des articles à L’Étudiant, puis au Combat de Thierry Maulnier et de Jean de Fabrègues. Sous l’Occupation, il travaille au ministère de l’Information à Vichy et collabore à divers périodiques pétainistes, dont la revue France (où écrit aussi François Mitterrand), ce qui le situe dans le camp des vaincus de la Libération, même s’il s’est engagé dans les FFI au cours de l’été 1944. Si lui-même n’est pas inquiété par l’épuration, tous ceux de sa famille intellectuelle sont touchés. Malaise : pour lui comme pour d’autres de sa génération ou plus jeunes, les pouvoirs qui se mettent en place dans la France libérée sont ceux d’un nouvel ordre moral irrespirable. Contrairement à certains qui alimentent les publications renaissantes de l’extrême droite, Jacques Laurent prend congé de la politique. Comme il faut bien vivre, il publie sous pseudonymes des romans policiers, au Portulan, aux éditions Jean Froissart, qui accueillent les « orphelins littéraires14 » de l’après-guerre. C’est aux éditions Froissart justement qu’il donne en 1947, sous le pseudonyme de Cécil Saint-Laurent, un roman populaire rondement expédié, Caroline chérie, lequel, après un démarrage difficile, devient un des grands best-sellers de l’après-guerre. Parasité par cet auteur à succès, le véritable écrivain Jacques Laurent a du mal à percer : il publie, en 1948, Les Corps tranquilles, un premier roman, ne trouvant pas son public. La même année, il renoue avec le plaisir du chroniqueur de revue, grâce à La Table ronde, revue de la maison d’édition du même nom, les deux étant dirigées par Roland Laudenbach. Il y retrouve Thierry Maulnier, Marcel Jouhandeau, Henry de Montherlant, mais aussi François Mauriac, et même pour un certain temps Jean Paulhan ; la jeune génération est représentée par Robert Kanters, Jean-Louis Curtis, Roger Nimier… Collaborateur régulier, Jacques Laurent y dénonce sur un ton persifleur l’air du temps. Puis, un jour de février 1951, il frappe un grand coup avec un article intitulé « Paul et Jean-Paul ». Ce manifeste littéraire antisartrien, rédigé avec un humour décapant, le désignera comme le chef de file de ceux qu’on appelle bientôt les « hussards ».

La complicité de Mauriac est évidente. L’auteur de Thérèse Desqueyroux n’a toujours pas digéré la rasade vinaigrée que Sartre lui a servie dans la NRF, en février 1939, « Monsieur François Mauriac et la liberté. » Laurent y revient et retourne le compliment à Sartre qui avait écrit : « Dieu n’est pas un artiste ; François Mauriac, non plus. » Cela suffit sans doute pour que Mauriac, cessant de gratter sa plaie, fasse présent à son cadet d’une intronisation en règle dans les honneurs littéraires, par le truchement d’un article du Figaro. Laurent était l’un des meilleurs écrivains de sa génération, Mauriac l’avait dit15.

Cet article, publié en plaquette par Grasset, n’est pas un simple service rendu par un jeune écrivain à son parrain ; c’est aussi un plaidoyer brillant, sarcastique et argumenté contre la littérature engagée et contre son théoricien patenté. L’astuce du jeune écrivain consiste à avoir associé les deux prénoms de deux écrivains aussi dissemblables que Paul Bourget et Jean-Paul Sartre. Bourget, parangon décrié de la littérature bourgeoise, conformiste, bien-pensante, et Sartre, prophète célébré de la révolte antibourgeoise. Pourtant, écrit Laurent en substance, ces deux messieurs partagent la même conviction que la littérature est utilitaire, qu’elle doit être subordonnée à la morale, à la politique : « Les deux écrivains se serrent les coudes contre la montée des œuvres gratuites et c’est à qui des deux flétrira le plus vivement un dilettantisme littéraire qu’ils tiennent pour une insupportable menace… » Ce qui n’empêchait pas le malin critique de préférer encore Bourget le démodé : « Manquent […] à Sartre le goût sincère de Bourget pour la littérature, sa sensibilité vraie, le mouvement qui ébranle ses chapitres les plus factices et une entente spontanée avec la langue. Sartre romancier reste un professeur revêche qui dicte son cours sans sourciller. »

Jacques Laurent réussit donc son entrée d’écrivain en provoquant le chef de l’église dominante tandis que Cécil Saint-Laurent, son double, lui assure des revenus. Cette division du travail dans une même personne permet à l’écrivain d’utiliser le romancier populaire pour favoriser sa conquête du champ littéraire : en janvier 1953, il fonde sa propre revue, La Parisienne ; en 1954, il rachète l’hebdomadaire Arts, dont il prend la direction. Ainsi se mettent en place, indépendamment des batteries Paulhan chez Gallimard, les éléments d’une résistance à l’hégémonie des intellectuels de gauche et à Sartre, où La Table ronde de Laudenbach, La Parisienne et Arts de Jacques Laurent sont décidés à en découdre.

Presque simultanément, en décembre 1952, le sémillant Bernard Frank publie dans Les Temps modernes un article qui va créer indirectement un des mythes de l’histoire littéraire, en soulignant une parenté entre des écrivains qui réfutent ce rapprochement approximatif mais se retrouvent embrigadés malgré eux sous un nom hautement symbolique : les « hussards »16. Roger Nimier est censé y figurer un chef d’escadron. Il est vrai qu’il s’est engagé à vingt ans, en 1945, dans un régiment de hussards et qu’il a écrit, en 1952, Le Hussard bleu, roman emblématique à souhait. Parmi les « hussards », on trouve, outre Laurent et Nimier, Antoine Blondin, Michel Déon, Félicien Marceau, voire Kléber Haedens, tous se réclamant des écrivains mascottes de la droite littéraire qu’étaient Paul Morand, Marcel Aymé, Jacques Chardonne… ; tous épris d’une littérature capricante, primesautière, gaie, délurée, mousquetaire, rien moins, paraît-il, qu’« engagée ». Le groupe n’existe pas en réalité, ses membres sont rassemblés en géométrie variable sous la plume des uns et des autres, mais dans nul club ou cénacle. Du reste, leur allure buissonnière ne fait pas illusion, tant ils sont clairement les héritiers d’une droite largement issue de l’Action française, à laquelle les malheurs des temps interdisent d’arborer leurs couleurs. Un de leurs proches, historien de métier, Raoul Girardet, en établira nettement l’identité dans un numéro de La Revue de sciences politiques, d’octobre 1957 : « La jeune droite et l’école de frivolité : C’est à un apolitisme d’une nature toute différente, plus exactement à une répudiation violente de toute forme d’engagement politique qu’ont curieusement abouti un certain nombre de jeunes écrivains, soit de formation maurrassienne (comme M. Jacques Laurent, M. Michel Déon, M. Michel Braspart [alias Roland Laudenbach]), soit de sympathie maurrassienne (comme M. Roger Nimier ou M. Antoine Blondin). »

Ainsi, au début des années cinquante, la domination des intellectuels de gauche se heurte à deux types de contestation, celle de Jean Paulhan et son effort de refonder une NRF apolitique comme au temps de Jacques Rivière, et celle des prétendus « hussards », largement issus d’une droite réduite au silence politique mais qui saura en sortir à l’occasion – cette occasion étant la guerre d’Algérie. En un sens, le courant « Table ronde » réussit mieux que la tentative de Jean Paulhan. L’avatar de la prestigieuse NRF ne pourra jamais reprendre l’influence de jadis, malgré de prestigieuses collaborations. L’époque attend du nouveau et, de ce point de vue, les « hussards », la Table ronde, les romans de Nimier, de Blondin, de Laurent s’inscrivent plus fortement dans un paysage dominé par la gauche intellectuelle. Nageant entre deux eaux, François Mauriac y a donné un moment son concours. Authentique résistant, mais fort hostile à l’hégémonie communiste et au magistère sartrien, étranger à la famille NRF bien qu’il y ait publié avant la guerre, le grand romancier catholique fréquente avec amusement les « petits canards » de La Table ronde : « La Table ronde avait eu, au départ, l’ambition de grouper des écrivains de droite et de gauche (Albert Camus collabora au premier numéro). Mais très tôt une monnaie chassa l’autre. J’étais entouré de chevau-légers maurrassiens. Jamais poule n’avait couvé tant de canards. On assurait même que notre équipe comptait plusieurs condamnés à mort : ce qui était, je crois, exagéré. Pour tout dire, à La Table ronde, Thierry Maulnier était, après moi, ce qu’il y avait de plus à gauche ! Je ne m’en effrayais pas, persuadé que je suffisais à faire contrepoids : tous ces maurrassiens dans un plateau, et moi tout seul dans l’autre, avec mon Bloc-Notes, cet équilibre me satisfaisait. » Pourtant, il quitte la revue en 1953, transférant son « Bloc-Notes », appelé à la célébrité, à un nouvel hebdomadaire, L’Express. C’est que La Table ronde, tombant aux mains de la maison Plon et de son directeur, M. Bourdelle, Mauriac ne juge plus possible d’y poursuivre sa collaboration. Les passions brûlantes nées des guerres de décolonisation opèrent un nouveau classement, qui situe Mauriac à gauche. L’apolitisme des « hussards » y laisse ses bottes.


1.

Ch. Maurras, lettre à Xavier Vallat, 15 octobre 1951, citée par S. Argiolas, Pierre Gaxotte : un intellectuel de droite (1945-1962), mémoire de DEA, IEP de Paris, 1996.

2.

A. Sauger, Le Patriote, février 1945, cité par C. Blandin, Genèse de « La Nouvelle Nouvelle Revue française », mémoire de DEA, IEP de Paris, 1996.

3.

J. Benda, L’Ordre, 7 octobre 1947, cité par F. Badré, Paulhan le Juste, op. cit., p. 248.

4.

J. Paulhan, « Il faut libérer Bardèche », Paroles françaises, 18 juin 1948.

5.

J. Paulhan, « Avertissement », Les Cahiers de la Pléiade, no 1.

6.

P. Lœwel, « Heil Hitler », L’Ordre, 25 septembre 1947, cité par C. Blandin, op. cit., p. 83.

7.

J. Paulhan, Paru, novembre 1948.

8.

J. Paulhan, Lettre aux directeurs de la Résistance (1951) suivie des répliques et contre-répliques, Jean-Jacques Pauvert, 1968.

9.

R. Martin du Gard, lettre à Jean Paulhan, 15 janvier 1952, citée par C. Blandin, op. cit., p. 102.

10.

A. Wurmser, « Suite triomphale », Les Lettres françaises, 20 mars 1953.

11.

Interview de F. Mauriac dans Combat, 17 décembre 1952, citée par C. Blandin, op. cit., p. 122.

12.

F. Mauriac, « Bloc-Notes », La Table ronde, 1er février 1953.

13.

Lettre à Étiemble du 8 avril 1953, citée par C. Blandin, op. cit., p. 135.

14.

V. Feltesse, Jacques Laurent dans le débat intellectuel et politique, mémoire de DEA, IEP de Paris, 1992.

15.

Cette complicité est ainsi observée par J. Grenier, Carnets 1944-1971, Seghers, 1991 : « François Mauriac pense encore et ne pense qu’à l’article de Sartre contre lui publié dans la NRF avant la guerre. Il a commandé l’article à Jacques Laurent, il a signalé l’article dans Le Figaro », p. 113.

16.

B. Frank, « Grognards et hussards », Les Temps modernes, décembre 1952.