XIV

— Bonjour Lorraine, ça va ?

Lando venait de saisir le téléphone posé sur la table du salon où il s’était réfugié depuis un petit quart d’heure à cause de l’averse qui grossissait.

— Ben oui ça va. Et toi ?

— J’attends des nouvelles pour remplir mon planning. Les jours vont raccourcir, la température baisser et le temps se couvrir. En fait, il pleut.

— Pourtant on m’a dit que tu étais bien occupé en ce moment…

— Occupé ? Comment ça ?

— Tu as reçu de la visite dernièrement, non ?

— Euh…

— On m’a dit qu’elle était plutôt jolie.

— Ah, tu veux parler de Marina ?

— Ben tu vois…

— C’est qui qui ?

— De ton côté, tu as Ange et Jim qui font le boulot de terrain pour te rendre service…

— Avec la bénédiction de leur hiérarchie !

— Forcément puisque les directeurs sont aussi des potes à toi !

— Les infos circulent de ton côté…

— Chacun son réseau, mon p’tit père !

— À consommer avec modération !

— Alors c’est quoi ?

— Elle est simplement venue me demander de l’aider.

— Et le Lando au grand cœur s’est précipité !

— Son mari a été arrêté par des collègues au petit matin et elle ne sait toujours pas pourquoi.

— Et donc tu t’es proposé pour trouver l’explication et la lui porter sur un plateau. Ben voyons…

Landowski ignora les allusions.

— Je suis en train pas à pas de remonter le fil de son affaire.

— Et au bout, il y a elle !

— Dis Lorraine, ne te lance pas sur des idées à la con, hein ! Je fais mon boulot. Rien d’autre.

— Sauf que tu n’es pas chargé de l’affaire, il me semble !

— Ni plus ni moins que dans l’histoire de ton peintre-photographe, il y a quelques mois.1

— Ce n’était pas « mon » !

— Une vieille connaissance tout de même…

— J’étais jeune et étudiante. L’époque était bien différente…

Lando tenta d’en rester là.

— Le problème de Marina est intéressant à décortiquer.

— Je pense bien !

— Arrête !

— OK c’est bon ! Je viens la semaine prochaine. Ce sera samedi matin. Ne te dérange pas, je prendrai un taxi. D’ici là, tu auras peut-être résolu ton petit problème du moment. Ce serait bien. J’ai envie d’aller aux îles !

— Faudra en profiter parce que je vais avoir deux conférences la semaine suivante plus un rendez-vous à Levallois.

— Tu en as été informé ?

— Pour les conférences, c’est inscrit au planning des écoles. Je vais recevoir l’ordre de mission l’avant-veille comme d’hab.

— Et ton rendez-vous au siège ?

— Il est envisagé. Ange me l’a dit. Mais ça peut encore changer. Et pour toi, c’est quoi le programme ?

— Tu sais que le Président m’a chargée d’organiser le transfert et l’installation des juridictions à Clichy dans le nouveau Palais de Justice. Je fais des propositions. On voit si ça marche concrètement parce que c’est un paquebot de verre, le nouvel immeuble. Pas question de bouffer les journées à se balader dans les couloirs. Donc ça se réfléchit et ça se décide !

— Je préfère que ce soit toi que moi.

— Il y a eu une visite du chantier lundi après-midi. Au ministère, on a pensé que c’était intéressant de montrer tout ça aux magistrats. Ils sont quelques-uns à être un peu frileux de venir bosser à Paris. Pour l’avancement, on attend un peu plus qu’en province. Il y a trop de prétendants. Enfin, c’est ce qui se dit. Ou bien, c’est trop grand, trop haut, trop loin. Les réticences habituelles et totalement inutiles parce qu’au final, la décision se prend ailleurs !

— C’est chiant non ?

— Pas le choix pour moi non plus ! J’en suis à chaque fois de ces visites guidées et j’ai le droit de faire mon petit speech avant d’inviter ces dames et ces messieurs de la magistrature à prendre un café accompagné de viennoiseries assez grasses pour te beurrer les doigts pour la matinée.

— Et alors ?

— Eh bien le juge chargé de l’affaire de ta protégée était là !

— Malbecques ?

— En personne ! Il a tiré des bords et puis il a fini par se planter devant moi. Chemise blanche trop grande mais joli costume !

— Tu le connais ?

— On s’est croisés une fois ou deux.

— Et qu’est-ce qu’il voulait ?

— Tu sais, il est un peu particulier, comme mec. Il se tord les mains quand il te parle, il regarde ailleurs, il a des silences pesants. Bref, il a fini par me dire que ce serait vraiment gênant si tu continuais à piétiner ses plates-bandes.

— Ben alors, tu étais au courant !

— Oui mais pas par toi !

— Pas eu l’temps !

— J’ai fait comme si j’étais vaguement au courant. De toute façon Malbecques suit sa rhétorique et veille jalousement sur son pré carré. Ce qui l’a chagriné tu vois, c’est l’intervention musclée de tes deux copains sur les bords du canal !

— Tu te souviens ! On était bien tous les deux ce jour-là…

Lorraine comprit que Lando faisait allusion à un certain déjeuner.

Il n’avait pas oublié. Elle laissa passer quelques secondes.

— Oui, on était bien ! dit-elle enfin sur un autre ton.

Ô temps, suspends ton vol…

— Donc Malbecques n’a pas apprécié que Jim et Ange partent à la pêche, c’est ça ? reprit le commissaire.

— Qu’ils laissent deux cadavres derrière eux surtout !

— Le premier a été trucidé par le deuxième, lui-même fumé par un inconnu. Vérification balistique à l’appui. Je ne vois pas…

— Sauf qu’ils ont déclenché…

Landowski s’anima.

— …mais rien du tout ! L’agent de sécurité était déjà sous la torture quand les collègues se sont pointés. C’était fini pour lui de toute façon. Le bourreau avait dépassé les bornes. Il ne pouvait pas le laisser tranquille pour qu’il bave sur lui juste après. Il devait être monté aux ordres avant de venir. Même si le milieu a changé, il y a des classiques dans la bibli !

— Malbecques se défausse un peu, tu vois !

— Et comment ! Léopold c’était le témoin principal du casse. Le juge aurait dû le placer sous protection policière. Au moins sous surveillance. Comme ça, ils auraient pu coincer le deuxième homme à son arrivée et en faire du grain à moudre.

— Et toi, tu t’intéressais à ce Léopold ?

— Il savait mieux que personne ce qui s’était réellement passé. À l’audience, il pouvait sauver la mise du cadre de la SAIL, la société où le casse a eu lieu.

— Il n’est pas près de sortir, celui-là ! Faudra qu’il crache le morceau avant toute chose !

— C’est le juge qui te l’a dit ?

— Il a même secoué la tête comme pour compter les années qu’il allait prendre. Des bijoux ont été volés, c’est ça ?

— Des diamants parait-il.

— Malbecques se demande s’il n’y avait pas un trafic que le vol aurait dérangé.

— Une filière tu veux dire ?

— Oui et il est persuadé que le gars qui se morfond en détention en sait davantage mais qu’il a reçu ordre de la fermer. Contre quoi ? Il ne voit pas trop pour l’instant.

— Il le soupçonne ?

— Il va déjà plus loin. Il pense même qu’il en est le principal acteur.

—…

— Tu ne dis plus rien ?

— Je ne voyais pas ça comme ça !

— C’est la différence entre le policier et le juge. Vous, vous enfoncez des portes ouvertes sur le terrain. Nous, on réfléchit. On échafaude. On suppute ! Les jambes et la tête !

— C’est quand même l’enquêteur qui met les éléments au dossier.

— L’intime conviction est réservée au magistrat.

Landowski soupira.

— Je ne dis rien de plus, Lorraine. On ne va pas être d’accord, je le sens !

— Et qu’est-ce que tu vas faire alors ?

— Il est urgent d’attendre. En province quand on approche de l’hiver, c’est plutôt blanquette et pot-au-feu. Pour l’instant, ça mijote. Si les brillants sont dans le coin, on finira bien par le savoir. On séparera le bon grain de l’ivraie !

— Est-ce que tu sais que ta protégée avait pris deux jours de congé au moment du casse ?

Landowski accusa le coup mais n’en laissa rien paraître.

— Je n’ai pas accès au dossier.

— Ange aurait pu trouver ça pour toi.

— C’était quand exactement ?

— La veille et le jour du casse. C’est la sœur qui s’est occupée du petit garçon. Il a même dormi chez elle.

— C’est Malbecques qui t’a dit tout ça ?

— Il se l’est dit à lui-même mais je l’ai écouté !

— Et conclusion ?

— Pour lui, ils y étaient tous les deux sur le casse. Mari et femme ! Joli couple non, tu ne trouves pas ?

Lorraine taclait gentiment.

— Ils ont trouvé trace de deux locataires dans la chambre d’hôtel ? demanda Landowski.

— Trop tard pour le drap de dessous, les gobelets ou je ne sais quoi d’autre. Sinon seul, le mari était déclaré sur la réservation. Il est arrivé et parti seul selon les réceptionnistes, celle du soir et celle du matin, mais ça ne veut rien dire. Dans ces immeubles à dormir, y a du mouvement et on ne fait pas forcément attention aux gens que l’on rencontre.

— Donc Malbecques n’a que des suppositions à avancer.

— Ce qui fait, qu’il met la pression sur le mari pour que l’épouse finisse par craquer. Que tu la soutiennes policièrement et moralement ne le satisfait pas du tout.

— En fait, il t’a dit de me passer le message !

— Il est plus subtil. Il a juste pensé à haute voix et…

— Quoi d’autre ?

— Il se demande s’il ne va pas demander des comptes à Jim et Ange au sujet de l’épisode du canal. Officiellement.

— Là c’est sur moi qu’il veut mettre la pression.

— Et qu’est-ce que tu en penses alors ?

— Qu’il ne devrait pas, Lorraine. Non, non !


1 Voir La belle endormie de Port-Manech, même auteur, même éditions.