III

— Salut Ange !

Ange P. que le commissaire Landowski venait d’appeler au téléphone, était un collègue et ami de longue date. La prise de contact était toujours directe.

— Ah c’est toi Lando ! Je me disais aussi…

— Quoi par exemple ?

— Que tu restais bien silencieux pour un actif comme toi. À moins que tu ne sois en train de ronger ton frein du côté de Port-Manech ou autres lieux balnéaires !

— Actif ? T’as de ces mots. Je passe mon temps entre bavasser devant des stagiaires aux quatre coins de l’hexagone et pantoufler à Trévignon en terrasse entre deux escapades. J’aurais mieux à faire, c’est certain.

— Pendant ce temps-là, nous, on fait des heures. On dort peu et on mange froid. T’es jamais content !

— Pour la mer, je ne dis pas. C’est agréable. Le matin à marée basse, tu sens bien les effluves un peu forts du goémon qui rentrent loin dans les terres. Y en a qui préfèrent l’odeur du napalm. Chacun son truc !1 En ce qui concerne le rôle de prof, je me force un peu.

— Même si je connais déjà la réponse je te demande ce que tu voudrais faire à la place !

Ange ne pouvait le voir mais Landowski trépigna comme un gamin.

— Mais faire comme il y a quelques mois ! Mener l’enquête ! Courir après les vilains ! Les mettre au trou ! La vie d’un flic normal quoi !

— Sauf que tu as progressé dans la hiérarchie et que bientôt, tu ne sauras plus tirer le premier. En pantoufles, on risque toujours de glisser ! Ah, ah !

— Taratata ! L’affaire qu’on a menée ensemble s’est bien terminée.2 Y’a eu un peu de casse mais c’est toujours comme ça. Toi et Jim,3 vous avez été super bons sur ce coup-là !

— On a fait le job, c’est tout !

— Qu’est-ce qu’il maquille le Jim en ce moment ?

— Oh là là ! Il a fait ses cartons du 36 pour aller crécher aux Batignolles au nouveau siège de la PJ. Tu te rends compte Lando ! Aux Batignolles. Y’a plus d’respect !

— Qu’est-ce que tu t’énerves ? T’es même pas concerné !

— Je répétais juste ce que dit Jim ! Tu sais, c’est un titi parisien. Un vrai de vrai ! Au-delà du périph, c’est l’Amazonie pour lui.

— Mais il y reste à Paris ! Il change juste de quartier ! Même pas de numéro !

— Ouais mais il y a le “Quai” et le reste du monde, tu le sais bien !

— En même temps c’était un peu vétuste Quai des Orfèvres. Rappelle-toi les bureaux dans les combles ! Et l’escalier !

— Cent quarante-huit marches recouvertes d’un vieux lino caressé par les semelles des grandes pointures du crime. Mythique !

— Nostalg’ ! Avec la PJ new-look ça va changer !

— Attends qu’elle soit vraiment installée au 36 rue du Bastion. Encore un clin d’œil tiens !

— J’ai su qu’il y avait eu des problèmes d’intendance dans la nouvelle crèche…

— L’opération, c’est quand même déménager un mammouth ! Même la poussière pèse des tonnes ! Au début, c’était la cantoche qui ramait un peu. Normal, en même temps. Mais Jim a quelques bons plans dans le quartier. Il a toujours l’adresse d’un p’tit bouchon où on te sert encore un pot-au-feu sur une nappe à carreaux !

— C’est toujours mieux qu’au self !

— Question d’ambiance, Lando ! Et puis on peut parler de nos petites affaires sans déranger le voisin.

— Et sinon c’est comment le début du nouveau vaisseau de guerre contre le crime ?

— La BRI reste au Quai. C’est plus central. Sinon les Stups et la Crime prennent leurs nouveaux quartiers. Ensuite viendra les hautes sphères qui vont s’installer au huitième. Sinon les transfèrements des suspects du et vers le Palais de Justice vont donner du boulot aux escortes. Pour ça, ils ont mis en place une USA, unité de surveillance et d’assistance. On verra bien. Après, le Palais sera dans le même secteur, comme tu sais. Il reste des choses à mettre en place, c’est normal. C’est comme tout.

— Tu as visité ?

— Pas longtemps. Tu connais la vitesse de déplacement de Jim. Il cavale dans les coursives comme un coolie à Saïgon ! Il m’a montré le stand de tir au sous-sol et les cellules de garde à vue au quatrième et au cinquième. Ils ont instauré un sens de circulation pour que les clients ne croisent ni les victimes ni les témoins. Puis ça m’a gavé un peu les couloirs vides et ces bureaux empilés comme des boîtes vides.

Ange se mit à rire.

— Il m’a montré son nouveau bureau ! C’est encore en vrac mais y a truc auquel il a pensé tout de suite ! Il a posé un sous-verre avec une photo de nous trois !

— Je m’attends au pire ! C’est quoi comme cliché ?

— La première fois qu’on s’est vus ! La toute première fois même ! C’était à Oran ! Ombre et soleil ! On est assis sur un banc dans un patio. “Les Moustiques” ça s’appelait. J’ai cru entendre l’eau couler dans la vasque. Tu te souviens ?

— Très bien ! On a des tronches pas possibles sur cette photo. Genre expatriés soixante-huitards. Fringues vintage, cheveux hirsutes et barbes idem.

— Je me suis marré en nous voyant comme ça. Jim pareil ! On a fait un peu de bruit, surtout que ça résonne quand il n’y a pas les meubles.

— Je l’ai aussi, cette photo.

— Tu l’as montrée à Lorraine ?

— Pour me choper une vieille décote ? Pas question !

— C’est un bon souvenir. Ce jour-là, on ne savait pas qu’on ne se quitterait plus !

— On a bien fait !

— Ensuite on est allés tous les deux boire un verre en évoquant la belle endormie. Pas celle de Port-Manech, celle de la rue de l’Aqueduc, à Oran.

— Je m’en souviens aussi…

Un ange passa. Ou un démon.

— J’ai bien aimé qu’on retravaille ensemble sur ce coup, reprit Landowski.

— Mais c’est quand tu veux, Lando ! Au 36 comme à la DGSI, tout le monde est habitué à te voir nous débaucher l’un et l’autre pour aller jouer aux cow-boys et aux Indiens ! La hiérarchie a laissé tomber depuis longtemps.

— Les résultats sont là aussi. Disons que ça arrange tout le monde.

— On se voit quand alors ?

— Justement, j’ai peut-être un truc pour toi !

— Yes ! La vente continue pendant les travaux ! Et c’est quoi cette fois ?

— Il y a deux jours, j’ai eu la visite d’une jeune femme…

— Jolie ?

— Oui mais pas que ! Elle venait me raconter que les archers ont débarqué chez elle dès potron-minet pour serrer son mari.

— Ils ont fait du vilain ?

— Pas vraiment. Disons qu’ils se sont fait avoir par le mec, un joggeur encore très chaud de la course matinale qu’il venait juste de terminer. Il s’est barré en leur claquant la porte au nez !

— C’est arrivé où cette fois ?

— Rosporden. Une commune plus dans les terres. La rivière qui va à Pont-Aven y passe. Il y a trois étangs qui communiquent, des cygnes… Bref ! Un endroit calme juste dérangé par le TGV ! Les mecs, ils ont eu du mal à l’avoir. Il connaît bien le coin. Ils ont fini par le coincer quand même. Ils ont procédé aux sommations d’usage puis tiré une cartouche pour l’intimider. De quoi faire jaser en ville. Ça fait western ! Finalement ils ont pu le coller dans le fourgon et dégager sous le regard de sa femme.

— Pour l’instant, c’est du classique ton truc. Y’a que le décor qui change ! Sauf que…

— Que quoi ?

— Généralement, quand il y a ce genre d’intervention, les gens qui n’ont rien à se reprocher en restent babas et ne se mettent pas à fuir comme des lapins. Un groupe d’intervention, ça fait de l’effet sur le quidam !

— Et alors ?

— D’après ce que j’entends, il ne s’est pas contenté de se barrer mais il leur a donné du fil à retordre avant de se rendre.

— Donc pour toi, ça en fait un coupable !

— Suspect au moins ! Il a réagi à la surprise comme un de ceux qu’on met régulièrement au placard. Il aurait pu partir sur un coup de tête et se rendre une fois dehors. Pas lui ! Il a essayé de les semer et il a fallu une semonce pour le faire plier.

— Bien vu Poirot !

— Sa femme dit qu’il est innocent ?

— Ben oui !

— Moi j’dis qu’il faudra qu’il le prouve ! Je vois bien le juge lui demander pourquoi il s’est carapaté s’il n’avait vraiment rien à se reprocher.

— L’instinct de survie !

— Faudra qu’il ait un motif en béton, le mec ! Et il fait quoi à part courir et détaler ?

— Il est cadre sup’ dans une entreprise du coin. Je ne sais pas trop quoi au juste. Il se déplace de temps en temps en France et en Navarre pour son boulot. Des achats, des ventes, ce genre de trucs.

— Qu’est-ce qu’on lui reproche ?

— Ils ont parlé d’une affaire criminelle. L’épouse n’en sait pas plus.

— Elle a pu le voir ?

— Ben non !

— Elle peut lui écrire.

— Contrôle du courrier à l’arrivée. Rien ne se perd. Tout se transforme.

— Il est à l’Hermitage à Brest ?

— Pas eu le temps ! Ils l’ont transféré le soir même dans un autre département.

— C’est ça qui te fait tiquer ?

— Ça et la manière d’opérer ! Une équipe d’intervention au saut du lit, un quartier bouclé, silence radio, transfèrement dans la foulée…

— Peut-être que c’est du lourd ce qu’on lui reproche à ton zig !

— C’est pas Mesrine quand même !

— Des fois…

— Maintenant qu’elle m’a parlé de son aventure, j’aimerais bien en savoir plus.

— Et c’est pour ça que tu appelles ton pote Ange !

— Ben oui ! À la DGSI, on sait tout et sur tout le monde ! Tu vas sur le logiciel journal des encours et tu auras le condensé de l’affaire.

— Le résumé risque d’être succinct, tu le sais bien.

— S’il en est, il y aura un mandat d’amener, un juge nommé. Des trucs comme ça. De quoi creuser un peu, j’te fais pas un dessin quand même !

— Je vois très bien que tu me colles du boulot supplémentaire !

— Quand tu feras ça, tu ne seras pas occupé à autre chose. C’est pas toi qui disais que tu n’avais pas quatre bras ?

— Peut-être mais j’ai encore un patron et, jusqu’à ce jour, ce n’est pas toi ! Faudra donc que je ruse…

— D’ici, je ne peux rien faire moi ! À part une enquête de terrain que je vais mener bien sûr. Pour le reste, je compte sur toi, tu le sais bien !

— La femme, elle t’a contacté comment ?

— Elle s’est pointée à la maison.

Étonnement non dissimulé du copain Ange.

— À quand même ! Lorraine va adorer !

— Y’a pas de lézard. Marina veut me parler. Je l’écoute. Je me dois quand même de répondre à sa demande…

— Tu l’appelles déjà par son prénom…

— Ne me cherche pas d’embrouille, tu veux !

— Elle t’a fait le coup du sauveur unique et magnifique, et toi tu fonces ! Tu ne sais même pas ce qu’il y a derrière tout ça !

— Je ne suis pas dupe, Ange. S’il y a anguille sous roche, je vais le savoir assez vite !

— Gaffe quand même. Tu ne sais pas ce qu’elle veut vraiment.

— Elle m’a paru clean. Sauf que…

Il hésita un temps avant d’aller plus loin puis il ajouta :

— Elle m’a menti.

— Déjà ? Ben tu vois.

— Raison de plus pour creuser. Y’a peut-être un trip intéressant au bout du compte.

— Tu vas te faire rouler dans la farine.

— Et elle ferait ça pour quelle raison ?

— Elle peut avoir des comptes à régler. Un plan. Voire un désir ! Et te faire porter le chapeau !

— Tu ne fais pas forcément confiance aux femmes, hein ?

— J’en ai eu une régulière. Je la regrette encore !

— T’inquiète. Je veille au grain ! Je te mets nom adresse téléphone en sms.

— Tu veux tout, tout de suite, je suppose ?

— Le plus vite sera le mieux, tu penses bien. D’ici qu’il faudrait que je reparte assez vite porter la bonne parole dans la France profonde !

— Dès que je peux, je m’occupe de ton affaire. J’te dis pas dans l’heure. On a des trucs sur le feu à la boîte. Un nouveau ministre et ça flambe !

— Si tu vois Jim, tu lui fais mes amitiés.

— De Levallois aux Batignolles, c’est pas très loin mais je ne vais pas le croiser tout de suite. En plus de son boulot, il est un peu occupé en ce moment.

— Œuvres sociales de la police ?

— Quelque chose comme ça si tu veux ! Il s’est dégoté une bergère !

— Une autre encore ?

— C’est Jim, Lando. Catégorie flic amoureux. On ne le changera pas !


1 Allusion à la phrase culte de Robert Duval dans Apocalypse Now.

2 Lire La belle endormie de Port-Manech, même auteur, même collection.

3 Jim Sablon, autre collègue et ami du commissaire Landowski.