— Elle était pas motiv’, ta nouvelle ?
La voiture était garée à quelques mètres du bord du canal de Caen à la mer. Le chemin de halage filait devant eux et se perdait au loin dans le gris du matin. Ange se passa la main sur le visage comme s’il avait eu besoin de se défroisser les traits après une nuit agitée.
— Ma belle, précisa Jim, elle rêve de cocotiers, de bateaux colorés dans une anse tranquille et d’une trentaine de degrés l’après-midi au moins ! Une légère brise serait éventuellement tolérée ! Pas une plage immense avec du vent frisquet où il faut faire des kilomètres à pied avant de tremper les pieds dans la mer !
Jim grimaça.
— Elle est du ch’Nord pourtant non ? demanda Ange.
— Dunkerque ! Bray-Dunes plus exactement.
— Devrait être habituée !
— Mais justement ! Elle connaît. C’est beau aussi.
— Pas pareil ! Je préfère la Méditerranée.
— Forcément, t’es natif !
— J’aime bien la Bretagne !
— T’irais pas souvent vers l’Ouest si Lando n’y était pas !
— T’as raison. Lui dit pas hein, il va se gonfler et faire la roue ! Il est assez cossard parfois !
Il inspira fort. La nuit avait quand même été un peu difficile.
— Et donc ta copine, elle regrette pas la Mer du Nord.
— Elle a donné quand elle était jeune ! Aujourd’hui, elle aspire à autre chose. D’ailleurs elle ne veut pas y retourner ! Quand on compte quelques dizaines, on cherche du chaud, du douillet !
— Je vois ! Avec un oreiller qui respire !
— Les amoureux, c’est comme ça !
— J’aurais bien besoin d’une piqûre de rappel !
— Te prive donc pas, Ange !
— Et donc elle attend que son amant magnifique l’emmène se faire dorer toutes les faces sur un sable blond que la mer bleu turquoise lèche doucement !
— T’as d’viné ! Du coup, quand je lui ai parlé de la proposition de Lando, elle m’a regardé avec des yeux ronds comme des billes, comme si j’étais un ovni.
— Ou un naze !
— Aussi oui ! Moi qui suis de la ville, bouffeur de boulevard, de métro et de miasmes dégueulasses !
— Ou alors un radin à la petite bourse craquelée avec juste deux sesterces à l’intérieur !
— J’espère que ce n’est pas l’une de tes petites phrases à double sens que tu me sers là !
— Bien sûr que non !
Ange se mit à rire. De quoi faire protester Jim.
— Mais c’est ça ! Fais du boucan ! Tu dis des conneries et on va se faire repérer !
— Du coup, t’as appelé Ange pour te servir de chaperon. J’suis toujours la voiture-balai !
— Lando, il a souvent des trucs merdiques à nous proposer ! Il pensait que je pouvais m’occuper de Léopold tout seul. Juste une petite visite de courtoisie plus une petite bousculade du mec, histoire de plomber un brin l’ambiance !
— C’est pas beau de secouer le témoin, non, non !
— Surtout qu’on ne sait pas si l’agent d’entretien a quelque chose à se reprocher ou non !
— Le commissaire compte sur nous, tu sais bien !
— Parce qu’il sait qu’on est des pros ! Et puis sinon, il demanderait à qui, hein ? S’il nous snobait, on serait bien capables d’être vexés non ?
— T’as raison !
L’attente commençait à s’éterniser. Ange se redressa sur son siège.
— Mais Lando, qu’est-ce qu’il va foutre dans une affaire comme celle-là ? demanda Jim.
— Il aime bien rendre service ! Surtout si c’est une femme qui le lui demande si gentiment !
— Tu parles ! T’as vu l’entreprise tout à l’heure ? Deux ou trois bâtiments comme on en voit partout. Un parking devant des bureaux. Un truc commun de chez banal. J’aimerais bien savoir comment on apprend qu’il y a des diam’s dans le tiroir d’un bureau et qu’on décide tout à coup d’aller se servir, tu vois !
— Ben justement, Léopold était peut-être au courant.
— Et il en parlé à des copains…
— Qui sont montés au casse !
— Et c’est pour ça qu’on végète dans cette bagnole comme deux pêcheurs qui ont oublié leur canne à pêche !
— Et qui n’osent pas rentrer de peur que bobonne se foute de leur gueule !
Ils rirent tous les deux.
— Chut, ça bouge ! dit Jim en montrant un homme qui arrivait à vélo par le chemin de halage, un cabas accroché au guidon.
Léopold rentrait du marché ! Le cycliste fit quelques mètres encore à petite vitesse puis il tourna à gauche.
— Il y a quoi par-là ? demanda Ange.
— Plusieurs rues parallèles qui débouchent au bord du canal. Léopold crèche dans l’une d’elle.
— Celle qu’il vient de prendre ?
— Non. Une plus loin.
— Et derrière nous ?
— Tu arrives au restaurant “L’Espérance”. Avec vue sur le canal. Lando connaît.
Ange s’étonna :
— Comment ça, il connaît ?
— Le père de Lorraine a été en poste à Caen. Elle a voulu revenir une fois. C’est dans ce restaurant qu’ils ont déjeuné si je me souviens bien de ce qu’il m’a dit.
— Ben alors, il aurait pu venir lui-même au lieu de nous coller la mission.
— À la base, c’est à moi qu’il a demandé. Pas à toi !
— Seulement, t’es bien content d’avoir un porte-flingue pour assurer tes arrières !
— T’es toujours armé comme un croiseur lourd. Ça aide !
— C’est quand même plus sûr qu’une dulcinée qui fait la tronche dans la bagnole en attendant que tu prennes du plomb !
— Tout de suite les grandes envolées !
— On fait quoi ?
— On va juste poser des questions ! Pas serrer l’ennemi numéro un !
— Justement ! On va procéder comment ?
Jim plissa les yeux. Il entrait dans le match.
— Léopold vit seul depuis que sa femme est partie avec un camionneur, expliqua-t-il.
— Pas d’enfants ?
— Une fille qui vit à Londres. Elle est dans la finance. Une tronche à ce qu’il paraît.
— Il vit avec quelqu’un ?
— Lando m’a dit qu’il a une copine mais qu’il ne l’invite jamais dans la maison où il a vécu avec sa femme.
— Vitrine aux souvenirs…
Lui-même, en avait aussi quelques-uns.
— J’suis censé venir le voir, reprit Jim. J’vais me pointer à la porte d’entrée qui donne sur la rue. Je vais sonner. Il vient m’ouvrir. Je présente ma carte et je le jauge en même temps.
— Toujours l’éclair dans l’œil hein ?
— Allumé ou éteint, ça prédit l’avenir immédiat.
— Et puis ?
— Je m’annonce normalement sur le seuil et je lui dis que je veux m’entretenir avec lui de l’affaire dans laquelle il est cité comme témoin.
— Normalement, là tu vois tout de suite si ça va le faire !
— Pendant ce temps, toi tu joues aux Indiens en longeant le canal. Tu vérifies qu’il n’y a pas de lézard, que tout se passe comme il faut. Une fois entré chez lui, je devrais pouvoir l’approcher non loin d’une baie vitrée. Toutes les maisons ici, essaient de profiter de la vue sur le canal. Tu pourras observer la scène. Quand tu peux, tu pénètres.
— Et j’assure, comme d’hab’ !
— C’est parfait comme ça. Si Léopold commence à faire du vilain, on se le prend à quatre mains et on lui explique les gravures. Ensuite, s’il a quelque chose à nous dire ou pas, on avisera à ce moment-là.
— Vu qu’on n’a pas de mandat, c’est un peu effraction et séquestration ça, non ?
— Tu verrais ça comment toi ?
Ange soupira.
— Il y a deux éventualités. Ou l’agent de sécurité est blanc comme neige et on sent qu’il s’est juste trouvé là au mauvais moment et…
— …on le laisse tranquille !
— Laisse-moi finir ! Ou il est pas clean…
— …et on le branche sur le secteur !
— Arrête de déconner ! N’oublie pas que dans un cas comme celui-ci, on n’est jamais à l’abri. On le connaît pas ! C’est dans un contrôle de routine que tu t’en prends une dans le buffet. Généralement la dernière !
Jim protesta.
— Mais on dirait un pépé, le mec ! Tu l’as vu sur sa bécane, non ? Manquait plus que le paquet de poireaux dépassant du cabas !
C’est le jardinier d’Argenteuil, ptêt’ ?1
Jim sembla se rallier aux arguments de son collègue et ami. Ange détailla son plan :
— On le laisse déballer ses achats, mettre les trucs dans le frigo, sortir la poêle et le beurre pour le poiscaille ou le steak. Pendant ce temps-là, je verrais bien une entrée discrète par le jardin pour chouffer2 à l’intérieur sans être vu. Je vérifie que la voie est libre et, alors, tu fais le tour et tu te présentes normalement tandis que moi, je me colle à la fenêtre. Si besoin, j’interviens illico.
— Tu me rejoins ensuite ?
— J’te laisse un peu le mettre en confiance. Faut penser à ce qu’il va raconter plus tard aux collègues chargés de l’enquête. On n’a pas de mandat, je te le rappelle. On n’est pas en poste en Normandie non plus. Tu es à la PJ moi à la DGSI. Et c’est à Paris notre base ! On s’ennuie. Alors on part en virée sur la côte. On débarque chez un mec qu’on ne connaît même pas et on se met à le cuisiner !
Jim ouvrit de grands yeux.
— T’as raison, ça va faire tache !
— Tu la joues façon salon où l’on cause. T’y vas sur la pointe. Quand tu sens qu’il traîne des pieds, tu me siffles et…
— …il a peur et il déballe tout en te voyant !
— Ou pas ! Présomption d’innocence !
— Si tu veux.
Les deux compères quittèrent le véhicule puis longèrent une haie retenue par un grillage avant d’arriver au petit croisement entre le chemin de halage et la venelle où habitait Léopold. Devant la maison du gardien, un jardin en friche descendait vers le canal. Le lieu de vie était placé en hauteur sur un rez-de-chaussée servant probablement à entreposer une barque ou des objets servant au canotage, à la pêche ou autres activités nautiques.
À l’étage, on apercevait une porte-fenêtre à petits carreaux. Le rideau de droite était tiré mais à gauche la vision était dégagée comme si c’était l’endroit habituel pour regarder le canal puis l’autre rive. Devant la large fenêtre, il y avait une avancée en ciment, plutôt un balcon qu’une terrasse, ceinturé de fer forgé à la facture désuète. La dalle était percée d’un escalier en colimaçon permettant de rejoindre directement la cave et le jardin.
Dans le coin gauche, il y avait de grosses jumelles montées sur un trépied. Pas très neuf le binoculaire et du genre militaire avec une sorte de capote de protection !
Ange donna un coup de coude à Jim et approcha sa bouche de son oreille droite.
— Pour reluquer discrètement les naïades ! dit-il en chuchotant.
— Courageuses !
Le visage de Jim s’éclaira. Il voyait bien le voyeur lubrique, planté derrière les lentilles et occupé à détailler les anatomies féminines. Mais peut-être qu’il observait tout autre chose. Des trafics par exemple, les cours d’eau avec un accès à la mer étant toujours propices aux transactions les plus discrètes au petit jour.
— J’entre dans le jardin, dit Ange. Je monte sur le balcon par l’escalier et j’examine l’intérieur. Quand je te fais signe, tu fais mouvement vers la porte d’entrée.
— OK !
Ange passa un petit portillon enchâssé dans la haie en évitant bien de faire grincer la ferraille puis il avança aussitôt vers la maison pour se mettre à l’abri du balcon. Ainsi l’occupant des lieux, s’il lui prenait l’envie de sortir sur son belvédère, ne remarquerait pas l’intrus. Valait mieux. Ange venait de s’apercevoir qu’il ne disposait pas vraiment de zone de repli et qu’il pouvait se faire arroser de plomb sans avoir beaucoup de chances de préserver sa peau. Les lieux étaient ainsi configurés. Il fallait faire avec. D’ailleurs, ce n’était pas la première fois.
Il en avait régulièrement réchappé mais il aimait de moins en moins ces lieux sordides et trop calmes ou le silence s’apparentait trop à la mort.
Il jeta un œil par la petite fenêtre de la cave. Il y avait bien des embarcations la coque en l’air qui ne semblaient pas avoir servi depuis bien longtemps. À côté, un bric-à-brac sans nom comme il en existe dans beaucoup de maisons, l’humain ayant une propension à entasser des objets pouvant servir à quelque chose plus tard alors qu’ils resteront là jusqu’au changement de propriétaire. Ange posa la main sur la rambarde de l’escalier métallique pour en tester la solidité et surtout la discrétion. Il ressentit une sorte d’oscillation. Le métal sollicité manifestait sa résistance mais sans l’accompagner du moindre son.
Ange commença à gravir l’escalier marche par marche avec le toucher du pied digne d’une gazelle. Si un individu téméraire s’était risqué à évoquer la moindre ressemblance entre les deux, il y avait fort à parier que le climat aurait tourné à l’orage et à la grêle !
Quand il parvint à placer les yeux à hauteur du bas de la porte-fenêtre, il s’arrêta. D’abord celle-ci n’était que repoussée. Ensuite il voyait un grand salon meublé comme chez grand-maman avec canapé à fleurs ternies, table basse à pieds massifs et canevas encadrés accrochés aux murs. Manquait plus que l’alpiniste moustachu gravissant l’escalier enneigé dans son cadre de bois marron.
Au milieu de la cloison d’en face, s’ouvrait un étroit couloir très lumineux se terminant au fond par la porte d’entrée percée d’un oculus en verre dépoli. Sur la gauche, une porte ouverte. On n’aurait pas pu la refermer d’ailleurs, vu que les deux pieds d’une personne allongée auraient empêché la manœuvre.
Ange fronça les sourcils. Y’avait un blême, un coucou dans le potager, un os dans le pâté. Pour le moins. Il scruta les lieux en approchant ses yeux du bas de la vitre. Il voyait parfaitement à l’intérieur. Journée ensoleillée et plafonnier du couloir allumé supprimaient les gris et les noirs.
L’homme allongé semblait immobile. Pourtant Ange apercevait dans l’espace des mouvements légers comme quelqu’un debout qui aurait bougé un peu par moments. Il entendait aussi quelqu’un parler mais sans comprendre la conversation.
Le bas de pantalon ressemblait bien au vêtement porté par Léopold sur son vélo. Il était donc à terre, probablement en mauvaise posture, voire inanimé vu le tableau. Apparemment, il n’était pas seul non plus et cette deuxième personne ne manifestait pas le moindre empressement à relever l’agent de sécurité et d’entretien. On était donc un peu loin de la rencontre amicale.
Ange redescendit l’escalier et rejoignit Jim qui attendait toujours le signal.
— Ben alors qu’est-ce que tu fous ! On va pas rester là jusqu’au déjeuner ! C’est quand même simple. On y va point barre !
— Sauf qu’il y a quelqu’un avec lui, mon p’tit père !
— On s’en tape ! On montre notre carte et on le vire !
— P’têt pas, non !
— C’est quoi l’embrouille ?
— Léopold n’est pas seul ! En plus il est allongé par terre et il ne bouge plus !
— Oh m… !
— Comme tu dis !
— T’es sûr ?
— J’en viens !
— Quand je te disais que Lando avait toujours des plans merdiques…
— Sauf qu’on va pas le laisser comme ça, l’ami Léo !
— Ben non. Tu proposes quoi ?
— Je vais entrer dans le salon en passant par le balcon vu que la porte-fenêtre n’est pas complètement refermée et…
— …on leur tombe dessus ensemble !
— Non, répondit Ange.
— Pourquoi non ?
— J’ai envie d’entendre ce qu’ils se disent pour comprendre un peu ce qui se passe. S’il y en a un qui a foutu une mandale à l’autre et qu’il le maintient à terre, y a une raison…
— …qui peut avoir un rapport avec notre affaire !
— T’as tout compris ! Donc je pénètre gentiment et je m’approche du couloir. Il est juste en face. Toi tu passes de l’autre côté et tu te places près de la porte. Doit y avoir des marches. Un perron ou quelque chose comme ça. Fais gaffe à ton ombre. La porte est vitrée et le soleil sera dans ton dos.
— OK ! Une fois en place, j’attends ton feu vert.
— Quand je hurle, tu entres !
— Si la porte n’est pas fermée à clé ! Enfin on verra bien. Sinon je descends le vitrage et j’enjambe. On va le faire au feeling et ça va marcher comme d’hab’.
— Comme t’es pas très grand, fais gaffe quand même de ne rien laisser au passage ! Le verre cassé, ça tranche direct !
Jim secoua la tête en soupirant. Même dans les moments graves, Ange faisait de l’humour. Peut-être pour conjurer le sort. Quand on joue la surprise, elle se retourne parfois contre vous. Les armes ne demandent qu’à servir, c’est bien connu !
Ange repassa discrètement dans le jardin et remonta l’escalier sans faire de bruit. Jim avait déjà disparu dans la venelle. Le côté de la porte-fenêtre se laissa manœuvrer sans difficulté.
— Tu vas cracher le morceau !
La phrase venait de fuser d’un coup. Ange écouta.
— Tu sais très bien que je peux te faire plus mal, dit une voix grave, beaucoup plus même. Le coup de crosse, c’est moi. C’était pour la galerie. On aurait dû faire plus tout de suite et t’emmener avec nous. Mais, là maintenant, j’en ai rien à foutre de toi. Tu nous as bien eus sur ce coup-là. On s’est tapé la ferraille à fourrer dans la bagnole pour faire plus vrai alors que toi, tu savais déjà que le bon magot était parti. Bien sûr puisque c’est toi qui l’avais mis à gauche ! Pour te barrer avec hein ?
Il y eut une sorte de borborygme comme unique réponse.
— Je te retire le bâillon si tu es prêt à coopérer. Tout à l’heure, t’as voulu jouer au mariole. Tu t’en souviens hein ? Si tu veux gueuler pour ameuter tout le quartier, c’est sur ton cadavre qu’ils vont buter quand tes voisins ouvriront la porte ! Sera pas forcément beau à voir, t’imagine. Moi, je serai déjà loin, tu penses. Alors tranquille ?
Ange supposa que Léopold avait acquiescé.
— On reprend si tu veux bien. Mais pas longtemps hein ! On va pas y passer la journée, non plus !
— On se connaît. Je vous ai trouvé une affaire. Qu’est-ce que tu vas faire de moi ? demanda Léopold d’une voix cassée. Après…
— T’es venu nous chercher pour ce boulot. C’est bien payé. Heureusement que c’était un contrat. On touche quand même. Toi aussi. Sinon c’était pour notre pomme ! Sauf qu’on a fait chou blanc et le client, ben, il est pas content de ta prestation. C’est donc à toi de voir pour ton avenir. Tu nous expliques la fin du film et tout rentre dans l’ordre. Il est où le sac qui était dans le tiroir ? Je suis là pour que tu rendes ce que tu as piqué ! Après, tout rentre dans l’ordre. Tout le monde la ferme et on n’en cause plus. Y’ avait pour du lourd certainement. Pas cette merde de gravier de jardin public !
Il y eut un silence pesant.
— Tu nous as doublés, c’est ça ? Tu as bossé pour quelqu’un d’autre et nous, on a servi de paravent pour porter le chapeau ? C’est ce qu’on m’a demandé de te faire préciser. Parle fort qu’on t’entende.
Nouveau silence.
— Tu imagines bien qu’on va pas te laisser aller baver sur notre compte en continuant à te faire passer pour une victime. Et moi, je peux pas repartir sans rien. Sinon tu y passes forcément ! J’ai des obligations. Tu comprends ça ?
— Mais j’ai rien fait, gémit Léopold. J’ai rien pris !
— Comment t’expliques que ça a foiré alors que tout était pile poil ? On te braquait à l’embauche. Tu ouvrais le sésame. On remplissait la bagnole. On filait à l’anglaise. Le client empochait son jackpot et voilà !
Léopold protesta :
— Mais l’alarme spéciale de la pièce s’est déclenchée !
— Tu l’avais pas prévu ça ?
— Ben si forcément. Elle est temporisée. Elle aurait pas dû gueuler si tôt !
— Moi, je vais te dire ce que je crois. L’appât du gain t’a rattrapé. T’as pensé te servir aussi, après tout, c’est humain. Moi j’aurais disparu aussitôt. Faut vite faire des kilomètres et disparaître quand on veut baiser son prochain. T’as vraiment cru qu’on ne comprendrait pas ton petit jeu à la con ? T’as joué à l’entourloupe, Léopold ! Mais t’as merdé !
— Non, non !
— Mais si ! Du coup, on a fait fissa et on a été obligés d’abandonner le butin alors qu’il était notre bonus. On entendait les sirènes et on n’aimait pas. C’était foutu.
Ange entendit cliqueter du métal puis un bruit de pas. Ce dernier son ne semblait pas venir exactement du même endroit. Peut-être Jim dans l’escalier. Il comprit que l’agresseur se déplaçait dans la cuisine. L’accord entre les parties ne semblait pas possible. Léopold risquait de passer un sale quart d’heure. Ange conclut qu’il était temps de mettre un terme à l’entretien.
Tout se passa très vite. Ange hurla le prénom de son collègue tout en entrant brutalement dans le couloir. Léopold cria à son tour tandis que la porte d’entrée s’ouvrait violemment et que la vitre éclatait contre la cloison. L’inconnu voulut aussitôt s’échapper et il se rua dans le couloir. Il croisa Jim qui fit demi-tour pour prendre en chasse le fuyard. Ange lui emboîta le pas.
L’inconnu filait vers le canal en direction du restaurant puis il revint sur ses pas comme s’il retournait chez Léopold par l’autre rue. Les deux policiers le virent passer au fond de la venelle côté canal avant de se retrouver tous les deux sur le chemin de halage à courir.
— Allume-le ! dit Ange dans un souffle. On va le perdre !
Jim stoppa net. En position weaver, il tira. Il y eut deux coups de feu. Là-bas, l’homme fut jeté à terre par l’impact de la balle. Ange s’arrêta.
— C’est bon. Il est fixé. Tu t’occupes de lui. Je retourne voir Léopold.
Ange remonta la venelle au pas de course puis il grimpa l’escalier du perron et entra chez l’agent d’entretien.
Il n’y avait plus de bruit, comme le calme après la tempête. Les pieds de Léopold dépassaient encore dans le couloir. Ange les enjamba. En regardant le propriétaire des lieux, il comprit que l’homme ne déjeunerait pas ce jour-là et il éteignit le gaz qui attendait l’ustensile.
L’agent d’entretien et de sécurité avait les yeux clos et le menton appuyé sur la poitrine. Le visage avait reçu des coups et la chemise était lacérée. Probablement par la lame du long couteau à pain dont le manche ouvragé émergeait de sa poitrine dans la région du cœur.
Ange secoua la tête. Comment en était-on arrivé là ?
Il avait besoin d’air. Il sortit sur le perron. Déjà des badauds venaient aux nouvelles en tirant des bords le long de la route, de peur qu’un tireur ait encore envie de faire un carton.
Il redescendit la venelle en direction du canal pour rejoindre Jim. Son collègue et ami était agenouillé à côté du corps du fuyard.
— Il est mort ? demanda le collègue.
— Oui.
— Tu l’as pas raté, dis donc !
— Non.
Jim se releva et, en regardant Ange, il laissa tomber :
— J’ai visé les jambes.
— Et alors ?
— Ben, c’est quelqu’un d’autre qui l’a tué !
1 Film de 1966 où Jean Gabin, faussaire discret, jouait au père tranquille.
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