La ville n’est homogène qu’en apparence. Son nom même prend un accent différent selon les endroits où l’on se trouve. Nulle part – si ce n’est dans les rêves – il n’est possible d’avoir une expérience du phénomène de la limite aussi originaire que dans les villes. Connaître celles-ci, c’est savoir où passent les lignes qui servent de démarcation, le long des viaducs, au travers des immeubles, au cœur du parc, sur la berge du fleuve ; c’est connaître ces limites comme aussi les enclaves des différents domaines. La limite traverse les rues ; c’est un seuil ; on entre dans un nouveau fief en faisant un pas dans le vide, comme si on avait franchi une marche qu’on ne voyait pas.
WALTER BENJAMIN, .
Celui qui traverse le boulevard Beaumarchais et descend vers la rue Amelot sait qu’il quitte le Marais pour le quartier de la Bastille. Celui qui dépasse la statue de Danton et longe le grand mur arrière de l’École de médecine sait qu’il quitte Saint-Germain-des-Prés pour entrer au quartier Latin. Souvent les frontières entre les quartiers de Paris sont tracées avec cette précision chirurgicale. Les repères sont tantôt des monuments – la rotonde de la Villette, le lion de Denfert-Rochereau, la porte Saint-Denis –, tantôt des accidents de terrain – la cassure de la colline de Chaillot sur la plaine d’Auteuil, la trouée des routes d’Allemagne et de Flandre entre la Goutte-d’Or et les Buttes-Chaumont –, tantôt encore de grandes artères dont les boulevards de Rochechouart et de Clichy sont un exemple extrême, formant entre Montmartre et la Nouvelle-Athènes une démarcation si tranchée que de part et d’autre ce ne sont pas deux quartiers qui s’observent mais deux mondes.
Les frontières dans Paris ne sont pas toutes des lignes sans épaisseur. Pour passer d’un quartier à un autre, il faut parfois traverser des zones franches, des micro-quartiers de transition. Il n’est pas rare qu’ils aient la forme de coins enfoncés dans la ville : le triangle de l’Arsenal entre le boulevard Henri-IV et le boulevard Bourdon – là où commence, sur un banc, par une chaleur de trente-trois degrés, Bouvard et Pécuchet – dont la pointe effilée est à la Bastille et qui sépare le quartier Saint-Paul des abords de la gare de Lyon ; les Épinettes, dans l’écartement des avenues de Saint-Ouen et de Clichy, qui assurent le passage en douceur des Batignolles à Montmartre ; ou encore, encastré entre le Sentier et le Marais, le triangle rectangle des Arts-et-Métiers, dont l’angle droit est à la porte Saint-Martin et l’hypoténuse rue de Turbigo, avec pour signal, vers le centre de la ville, le clocher de Saint-Nicolas-des-Champs.
Les transitions peuvent être de limites plus floues, comme cette région de missions et de couvents centrée sur la rue de Sèvres, qu’il faut franchir pour passer du faubourg Saint-Germain à Montparnasse et que les vieux chauffeurs de taxi appellent le Vatican. Ou les rues qui, au-delà du Luxembourg, comblent l’espace entre le quartier Latin et Montparnasse, entre le Val-de-Grâce et la Grande-Chaumière, entre l’allégorie de la Quinine, rue de l’Abbé-de-l’Épée, et l’héroïque effigie du maréchal Ney devant la Closerie des Lilas. Déjà, à la fin de Ferragus, quand l’ancien chef des Dévorants passe là ses journées, regardant en silence les joueurs de boules et leur prêtant parfois sa canne pour mesurer les coups, Balzac note que « l’espace enfermé entre la grille sud du Luxembourg et la grille nord de l’Observatoire (est un) espace sans genre, espace neutre dans Paris. En effet, là, Paris n’est plus ; et là, Paris est encore. Ce lieu tient à la fois de la place, de la rue, du boulevard, de la fortification, du jardin, de l’avenue, de la route, de la province, de la capitale ; certes il y a de tout cela ; mais ce n’est rien de tout cela : c’est un désert2 ».
Comme le fond neutre de certains photomontages dadaïstes où s’entrechoquent des morceaux photographiques de villes, les transitions les plus banales sont celles qui ménagent parfois les chocs les plus surprenants. Quittant la grisaille de la gare de l’Est le long de l’ancien couvent des Récollets, quoi de plus inattendu que de tomber soudain sur le plan d’eau scintillant du canal Saint-Martin, sur l’écluse de la Grange-aux-Belles, le pont tournant, la passerelle enfouie dans les marronniers avec au fond l’ardoise des toits pointus de l’hôpital Saint-Louis ? Et à l’autre extrémité de Paris, quel contraste entre le vacarme de l’avenue d’Italie et, à peine contournée la manufacture des Gobelins, le square ombreux au fond duquel coule la Bièvre et où commence le quartier de la Glacière.
Certains quartiers, même s’ils comptent parmi les plus anciens et les mieux définis, peuvent garder une part indécise dans leurs limites. Pour bien des Parisiens, le quartier Latin s’arrête au sommet de la montagne Sainte-Geneviève comme au temps d’Abélard. Balzac situe la pension Vauquer rue Neuve-Sainte-Geneviève [Tournefort] « entre le Quartier Latin et le faubourg Saint-Marceau…. dans ces rues serrées entre le dôme du Val-de-Grâce et le dôme du Panthéon, deux monuments qui changent les conditions de l’atmosphère en y jetant des tons jaunes, en y assombrissant tout par les teintes sévères que projettent leurs coupoles3 ». Mais aujourd’hui, sur le versant sud de la Montagne, l’École normale supérieure, les instituts de recherche et les foyers d’étudiants, les laboratoires historiques de Pasteur et des Curie, l’université Censier, justifient peut-être que l’on étende le quartier Latin jusqu’aux Gobelins.
Les divergences sur les limites peuvent être beaucoup plus graves, jusqu’à remettre en question l’identité même du quartier considéré. Quand on s’éloigne du centre en marchant vers le nord, où commence Montmartre ? L’histoire – les limites du village avant son annexion à Paris – concorde avec le sentiment commun pour répondre qu’on entre à Montmartre en franchissant le tracé de la ligne de métro n° 2, dont les stations Barbès-Rochechouart, Anvers, Pigalle, Blanche, Clichy, balisent exactement la courbe de l’ancien mur des Fermiers généraux. Mais Louis Chevalier, dans Montmartre du plaisir et du crime, ce chef-d’œuvre4, fixe à Montmartre une limite beaucoup plus basse, sur les Grands Boulevards, si bien qu’il inclut dans le propos du livre la Chaussée-d’Antin, le quartier Saint-Georges, le Casino de Paris et le faubourg Poissonnière. En dehors même du plaisir et du crime, la géographie physique est en faveur d’un tel tracé, car les pentes de Montmartre commencent bien au-dessous des boulevards de Rochechouart et de Clichy. Le terrain s’élève dès l’ancien bras mort de la Seine, quelques dizaines de mètres après les Grands Boulevards. Walter Benjamin, incomparable piéton de Paris, l’avait remarqué : « Il (le flâneur) est devant Notre-Dame-de-Lorette et les semelles de ses chaussures lui rappellent que c’est ici l’endroit où, jadis, l’on attelait le “cheval de renfort” à l’omnibus qui remontait la rue des Martyrs en direction de Montmartre5. »
On pourrait objecter que Montmartre est un cas à part, qu’il ne s’agit pas d’un quartier comme les autres, que c’est à la fois une région sur un plan de Paris et un mythe historico-culturel, avec pour chacune de ces acceptions une frontière différente. Mais cette ambiguïté n’est-elle pas la marque des quartiers à forte identité ? Et sans forte identité peut-on vraiment parler de quartier ? De telles questions amènent, on le voit, à une interrogation plus générale : qu’est-ce, au fond, qu’un quartier parisien ?
Le découpage de l’administration – quatre-vingts quartiers, quatre par arrondissement – apporte un début de réponse a contrario : une telle liste d’unités non hiérarchisées, un quadrillage aussi abstrait, n’ont de sens que pour le fisc et la police. Mais il n’est pas sûr que des démarches plus subtiles puissent définir une unité urbaine de base à Paris, où le terme de quartier, malgré son ancienneté dans la langue et sa simplicité apparente, est loin de recouvrir de l’homogène et du comparable. Par exemple, Saint-Germain-des-Prés, la plaine Monceau et l’Évangile sont tous trois des quartiers parisiens : chacun a son histoire, ses limites, son plan, son architecture, sa population, ses activités. Le premier, organisé au fil des siècles sur le territoire de la grande abbaye, groupant des rues très anciennes autour de la croix « moderne » du boulevard Saint-Germain et de la rue de Rennes, n’a rien conservé des années de l’après-guerre qui ont fait sa gloire mondiale, et il a subi depuis une muséification complète. Le deuxième, loti au milieu du XIXe siècle par les frères Pereire, « quartier de luxe en train de pousser au milieu des terrains vagues de l’ancienne plaine Monceau », est celui de Nana, dans son hôtel « de style Renaissance, avec un air de palais ». Marqué du souvenir des artistes pompiers qui furent parmi ses premiers habitants – Meissonier, Rochegrosse, Boldini, Carrier-Belleuse –, c’est le quartier résidentiel type, et les successeurs de la bourgeoisie d’affaires du Second Empire occupent aujourd’hui encore ses hôtels particuliers néogothiques et néopalladiens. L’Évangile, au bout du monde, entre les voies de chemin de fer du Nord et celles de l’Est, est bâti sur un coin de l’ancien village de La Chapelle, où les entrepreneurs chargés de l’enlèvement des boues de Paris venaient vider leurs récoltes (« Des tombereaux enlèvent les boues et les immondices ; on les verse dans les campagnes voisines : malheur à qui se trouve voisin de ces dépôts infects », écrit Sébastien Mercier6). On n’y voit plus les grands gazomètres, ces monstres alignés rue de l’Évangile, mais le calvaire photographié par Atget est toujours debout et le marché couvert de la Chapelle est l’un des plus bariolés de Paris.
Pour rendre compte de cette diversité, les oppositions habituelles – est/ouest, rive droite/rive gauche, centre/périphérie – sont simplistes et parfois périmées. C’est ailleurs qu’il faut chercher, et en particulier dans le mode de croissance de la ville. Dans tout l’Occident, aucune grande capitale ne s’est développée comme Paris, de façon aussi discontinue, sur un rythme aussi irrégulier. Et ce qui a impulsé ce rythme, c’est la succession centrifuge des enceintes de la ville. Les cités sans murailles – mis à part celles qu’une grille orthogonale organise strictement, comme la Lisbonne du marquis de Pombal, Turin ou Manhattan – grandissent n’importe comment, comme un poulpe pousse ses tentacules, comme une souche bactérienne se multiplie sur son milieu. À Londres, à Berlin, à Los Angeles, les limites urbaines, les formes des quartiers sont floues et variables. « La prolifération rampante de l’immense mégalopole de Tokyo fait penser à un ver à soie mangeant une feuille de mûrier…. La forme d’une telle ville est instable, sa frontière est une zone ambiguë en perpétuel mouvement…. C’est un espace incohérent qui se répand sans ordre et sans bornes, avec des limites mal définies7. »
Paris au contraire, tant de fois menacé, assiégé, envahi, est soumis depuis la nuit des temps à la contrainte de ses enceintes. De ce fait, il a toujours eu une forme régulière apparentée au cercle et n’a pu s’étendre que par strates successives, denses et concentriques. De la muraille de Philippe Auguste au boulevard périphérique, six enceintes se sont succédé en huit siècles – sans compter les retouches, les renforcements, les rectifications partielles de tracé. Le scénario est toujours le même. Une nouvelle enceinte vient d’être construite, elle est taillée large, elle réserve de l’espace libre autour du bâti existant. Mais rapidement cet espace se couvre de constructions. Le terrain disponible à l’intérieur des murs se fait de plus en plus rare, les habitations se serrent, se surélèvent, les parcelles se comblent, la densité croissante rend la vie difficile. Pendant ce temps, à l’extérieur du mur, malgré l’interdiction – constante quels que soient le siècle et le régime politique et jamais respectée (c’est la zone non aedificandi, que les Parisiens peu familiers du latin ont vite appelée la zone tout court, mot dont la fortune dure encore8) –, il se construit des maisons avec des jardins et du bon air, dans les faubourgs. Lorsque la concentration intra-muros devient intolérable, on démolit l’enceinte, on en construit une nouvelle plus loin, les faubourgs sont absorbés dans la ville et le cycle recommence. « Philippe Auguste…. emprisonne Paris dans une chaîne circulaire de grosses tours, hautes et solides. Pendant plus d’un siècle, les maisons se pressent, s’accumulent et haussent leur niveau dans ce bassin comme l’eau dans un réservoir. Elles commencent à devenir profondes, elles mettent étages sur étages, elles montent les unes sur les autres, elles jaillissent en hauteur comme toute sève comprimée, et c’est à qui passera la tête par-dessus ses voisines pour avoir un peu d’air. La rue de plus en plus se creuse et se rétrécit ; toute place se comble et disparaît. Les maisons enfin sautent par-dessus le mur de Philippe Auguste, et s’éparpillent joyeusement dans la plaine sans ordre et tout de travers, comme des échappées. Là, elles se carrent, se taillent des jardins dans les champs, prennent leurs aises. Dès 1367, la ville se répand tellement dans le faubourg qu’il faut une nouvelle clôture, surtout sur la rive droite. Charles V la bâtit. Mais une ville comme Paris est dans une crue perpétuelle…. L’enceinte de Charles V a donc le sort de l’enceinte de Philippe Auguste. Dès la fin du quinzième siècle, elle est enjambée, dépassée, et le faubourg court plus loin9. »
Comme les années sur la souche d’un arbre, les quartiers entre deux enceintes sont contemporains, même si le remplissage ne se fait pas à la même vitesse sur toute la circonférence – toujours en retard à l’ouest et sur la rive gauche. Même époque et donc même conception de la ville, et c’est pourquoi il y a bien des points communs entre Belleville et Passy, inclus dans la même strate, tardivement annexés à Paris et qui ont tous deux gardé des traits de villages de l’Île-de-France – la grande rue commerçante, l’église et le cimetière, le théâtre qu’on dirait aujourd’hui municipal, la place centrale animée où l’on achète les gâteaux du dimanche. De telles analogies, on pourrait en trouver dans les faubourgs comme dans le noyau le plus central de la ville, mais comme les déplacements dans Paris se font plus souvent selon des rayons que selon des arcs de cercle, ils font mieux voir la diversité diachronique que la parenté entre quartiers contemporains.
Des deux enceintes médiévales de Paris10, la plus ancienne, construite sous Philippe Auguste autour de 1200, a laissé ses traces les plus nettes sur la rive gauche où, sur la pente nord de la montagne Sainte-Geneviève, elle circonscrivait « l’Université » (traces ne renvoie pas ici aux vieilles pierres, aux vestiges archéologiques – d’ailleurs répartis sur les deux rives –, mais aux conséquences urbaines encore manifestes, lisibles sur un plan ou sensibles en marchant). Cette muraille partait de la Seine à la tour de Nesle, sur l’emplacement actuel de l’Institut. Son chemin de contrescarpe suivait le tracé de l’actuelle rue Mazarine (anciennement « des Fossés-Saint-Germain ») jusqu’à la porte de Buci par laquelle Paris s’ouvrait vers l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés. L’enceinte longeait ensuite la rue Monsieur-le-Prince (anciennement « des Fossés-Monsieur-le-Prince ») qui marque toujours, nullement par hasard, la limite entre quartier Latin et quartier de l’Odéon. Elle gagnait ensuite le sommet de la montagne Sainte-Geneviève où les noms des rues et des places perpétuent eux aussi le souvenir de la muraille : Fossés-Saint-Jacques, Estrapade, Contrescarpe. De là-haut, la descente vers la Seine suivait en ligne droite les rues des Fossés-Saint-Victor [du Cardinal-Lemoine] et des Fossés-Saint-Bernard jusqu’à la tour de la Tournelle sur le fleuve11.
Malgré les percées et les destructions, huit siècles plus tard le fantôme de la muraille sert toujours à définir le quartier Latin. C’est dans cette demi-ellipse – au voisinage du réfectoire des Cordeliers, du charnier de Saint-Séverin, du robinier de Saint-Julien-le-Pauvre, autour de la rue de la Harpe, de la place Maubert et derrière le Collège de France – que subsiste sur la rive gauche une disposition médiévale : parcelles étroites, tissu très dense sans respirations, rues tourbillonnant en tous sens. Pour s’en convaincre, il suffit de sortir de l’ancienne Université, de passer de l’autre côté de l’enceinte, de monter la rue Saint-Jacques vers la rue des Ursulines, la rue des Feuillantines chère à Victor Hugo, la rue Lhomond, la rue de l’Abbé-de-l’Épée. Là, les grands murs, les arbres, les jardins entraperçus à travers les grilles, le quadrillage calme et régulier du plan, montrent que l’on est extra-muros, dans un espace détendu, sur les terrains des anciens couvents, le long des routes qui menaient vers Orléans et vers l’Italie.
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Depuis l’été 1789 où la Bastille fut détruite et ses pierres transformées en souvenirs – comme on vendra les fragments de béton du mur de Berlin, deux siècles plus tard exactement –, il ne reste plus rien de la muraille de Charles V, de sa courtine, ses chemins de ronde, ses portes-forteresses, ses bastions où l’on se promenait le soir, ses fossés où l’on pêchait à la ligne. Rien de physique s’entend12. Mais elle a inscrit le long de l’ancien bras mort de la Seine l’un des tracés fondamentaux de Paris, complétant par un grand arc de cercle le plan en croix hérité des Romains. Entre la Bastille et la porte Saint-Denis, la noble courbe des boulevards qui portent aujourd’hui les noms de Beaumarchais, des Filles-du-Calvaire, du Temple et de Saint-Martin, correspond exactement à l’ancienne muraille. Le dessin des Grands Boulevards était ainsi préfiguré13.
Cette muraille allait servir longtemps. Renforcée par de gros bastions sous Henri II, doublée çà et là pour faire face à la menace de l’artillerie espagnole, c’est elle qui défendra le Paris de la Ligue contre les troupes d’Henri III puis d’Henri IV. Un demi-siècle plus tard elle défiera une dernière fois le pouvoir royal, et l’on se souvient de ce magnifique épisode de la Fronde, la Grande Mademoiselle faisant tirer le canon de la Bastille sur l’armée de Turenne pour couvrir la retraite des troupes de Condé par la porte Saint-Antoine.
Louis XIV enfant avait été obligé de fuir le Paris frondeur. Dans les années 1670, il ordonne de raser l’ancienne muraille et d’aménager sur son emplacement un cours planté d’arbres, une promenade de plus de trente mètres de large tout autour de la ville. Les responsables de ce projet sans précédent, François Blondel et Pierre Bullet, dessinent un tracé qui reprend la vieille enceinte depuis l’Arsenal et la Bastille jusqu’à la porte Saint-Denis, puis se prolonge suivant une ligne qui est celle des Grands Boulevards actuels jusque vers l’emplacement de la Madeleine. Le cours rejoint ensuite la Seine par la rue des Fossés-des-Tuileries, tangente à l’extrémité du jardin comme l’actuelle rue Royale14. C’est « un cours planté d’arbres en trois allées, dont celle du milieu a seize toises de large…., revêtu de murs de pierre de taille, par les soins de messieurs les Prévôts des marchands, qui ont aussi le soin de la conduite de tous ces remparts et cours, qui servent de promenade au public. Il a été ordonné qu’il sera laissé des fossés de douze toises de large, dans lesquels passera l’égout de la ville…. et en dedans le rempart sera laissée une rue pavée de trois à quatre toises de large15 ».
Implanté sur d’anciennes fortifications, le cours de Louis XIV reçoit le nom militaire de boulevard qui aura bien du succès et sera utilisé pour diverses enceintes de Paris, avec des glissements qui peuvent aujourd’hui prêter à confusion. Au XIXe siècle, le boulevard qui prend la place du mur des Fermiers généraux est appelé extérieur (Journal des Goncourt, juste après la destruction du mur : « Je me promène sur les boulevards extérieurs élargis par la suppression du chemin de ronde. L’aspect est tout changé. Les guinguettes s’en vont »). Extérieur est pris ici par opposition au boulevard intérieur, celui de Louis XIV, qui, dans son segment compris entre le Château-d’Eau et la Madeleine, s’appellera pour toujours Grands Boulevards ou Boulevards tout court (« On peut comparer les Boulevards à deux hémisphères. Les antipodes sont la Madeleine et la Bastille. L’équateur, c’est le boulevard Montmartre où s’épanouissent la chaleur et la vie16 »). Puis, dans les années 1920, quand les fortifications de Thiers sont détruites, le qualificatif d’extérieur glisse et vient s’appliquer au boulevard construit sur leur emplacement (Francis Carco : « Dans les bars écartés des boulevards extérieurs et des rues en pente qui viennent y déboucher, il entrait et avait l’air d’attendre on ne savait qui17 »). Du coup, le boulevard des Fermiers généraux perd son qualificatif et il n’a toujours pas retrouvé de dénomination dans le vocabulaire parisien. Dans les années 1960, après la construction du périphérique – sans doute pour éviter la confusion entre « boulevard extérieur » et ce « périphérique extérieur » cher aux dames qui renseignent à la radio sur les embouteillages parisiens – une nouvelle expression apparaît, celle de « boulevards des maréchaux », pour désigner ceux qui ont pris la place des « fortifs ».
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Pour qu’on s’y retrouve, j’appellerai Ancien Paris la partie comprise à l’intérieur du boulevard de Louis XIV et Nouveau Paris, ce qui se trouve à l’extérieur. Ce Nouveau Paris est lui-même divisé en deux anneaux concentriques. Entre le boulevard de Louis XIV et le mur des Fermiers généraux, c’est l’anneau des faubourgs. Entre le mur des Fermiers généraux et les boulevards des maréchaux, c’est l’anneau des villages de la couronne. Il ne faut pas voir là une variante du jeu de l’oie. Quand Paris passe d’une limite à une autre, c’est un moment de mutations techniques, sociales, politiques. Elles n’ont pas pour cause le déplacement des pierres et des fossés : tout se passe comme si l’émergence d’une nouvelle époque entraînait à la fois l’obsolescence de la vieille muraille et des bouleversements dans la vie de la cité.
Prenons l’éclairage public et le maintien de l’ordre, si importants, qu’il s’agisse de se divertir ou de surveiller et punir. Au Moyen Âge, seuls trois lieux étaient éclairés en permanence dans la nuit de Paris : la porte du tribunal du Châtelet, où Philippe le Bel avait fait placer une lanterne à carcasse de bois garnie de vessies de porc pour déjouer les entreprises des malfaiteurs qui se perpétraient jusque sur la place ; la tour de Nesle, où un fanal indiquait l’entrée de la ville aux mariniers remontant la Seine, et la lanterne des morts du cimetière des Innocents. Pour se lancer dans l’obscurité, il était prudent de prévoir une escorte de porte-flambeaux armés, car on ne pouvait guère se fier à la protection du guet, qu’il fût bourgeois ou royal.
En même temps que Louis XIV fait de Paris une ville ouverte en lançant la construction du nouveau cours, il prend deux mesures qui marquent l’entrée dans les temps modernes : il fait installer dans les rues près de trois mille lanternes – cages de verre protégeant des chandelles, accrochées par des cordes à hauteur du premier étage des maisons – et il crée le poste de lieutenant général de police, qui commande à une importante force armée (le premier titulaire de cette charge, La Reynie, videra les cours des Miracles et dirigera le « grand enfermement », conduisant mendiants et déviants dans les nouveaux hôpitaux-prisons de La Salpêtrière et de Bicêtre).
Un siècle plus tard, parallèlement à la construction du mur des Fermiers généraux, les progrès techniques de l’époque des Lumières eurent leur effet sur l’éclairage des rues : les vieilles lanternes et leurs chandelles furent remplacées par des réverbères à huile munis de réflecteurs métalliques qui en augmentaient la portée. Sartine, le lieutenant général de l’époque, estimait que « la très grande quantité de lumière qu’ils donnent ne permet pas de penser que l’on puisse jamais en trouver de mieux ». Sébastien Mercier était d’un avis différent : « Les réverbères sont mal posés…. De loin, cette flamme rougeâtre blesse les yeux, de près, elle donne peu de lumière, et dessous, vous êtes dans l’obscurité. »
C’est dans les années 1840, moment où les fortifications de Thiers enfermaient une nouvelle fois la ville, que se généralisèrent l’éclairage au gaz et les sergents de ville en uniforme. Et l’éclairage électrique prit la place du gaz au lendemain de la guerre de 1914, quand les « fortifs » furent démolies. Dans les années 1960, la construction du boulevard périphérique, la dernière en date mais non la moins redoutable des enceintes parisiennes, s’accompagna du remplacement des lampes à incandescence par l’éclairage au néon, de la disparition des agents cyclistes en pèlerine qu’on appelait les hirondelles, de la prolifération des patrouilles motorisées, en attendant les bienfaits de la police de proximité.
On pourrait ainsi écrire une histoire de Paris politique et architecturale, artistique et technique, littéraire et sociale, dont les chapitres ne seraient pas les siècles – découpage particulièrement inadapté en l’occurrence – ni les règnes ni les républiques, mais les enceintes, qui scandent un temps discontinu et souterrain. Dans la seizième des Thèses sur le concept d’histoire, Walter Benjamin note que « les calendriers ne comptent point du tout le temps à la façon des horloges18 ». Le temps des enceintes ressemble au temps des calendriers.
Le Livre des passages, trad. fr. Jean Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989.
Victor Hugo s’est peut-être souvenu de ce passage lorsque, dans Les Misérables, il décrit les alentours de la Salpêtrière : « Ce n’était pas la solitude, il y avait des passants ; ce n’était pas la campagne, il y avait des maisons et des rues ; ce n’était pas une ville, les rues avaient des ornières comme les grandes routes et l’herbe y poussait ; ce n’était pas un village, les maisons étaient trop hautes. Qu’était-ce donc ? C’était un lieu habité où il n’y avait personne, c’était un lieu désert où il y avait quelqu’un ; c’était un boulevard de la grande ville, une rue de Paris, plus farouche la nuit qu’une forêt, plus morne le jour qu’un cimetière. »
Le Père Goriot, 1835.
Louis Chevalier, Montmartre du plaisir et du crime, Paris, Robert Laffont, 1980.
Le Livre des passages, op. cit. Toutes les citations de Benjamin qui suivent sont, sauf mention contraire, extraites de cet ouvrage.
Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, 1781.
Yoshinobu Ashihara, L’Ordre caché. Tokyo, la ville du XXIe siècle ?, Paris, Hazan, 1994.
Par exemple une ordonnance de 1548 (citée in Pierre Lavedan, Histoire de l’urbanisme à Paris, Paris, Association pour la publication d’une histoire de Paris, 1975) prescrit : « Dorénavant il ne sera plus édifié ni bâti de neuf ès faubourgs, par aucune personne de quelque qualité ou condition que ce soit, sous peine de confiscation du fonds et du bâtiment, qui sera incontinent démoli. » À la fin du XVIIIe siècle, Mercier écrit : « La circonférence de Paris est de dix mille toises. On a tenté plusieurs fois de borner son enceinte ; les édifices ont franchi les limites ; les marais ont disparu et les campagnes reculent de jour en jour devant le marteau et l’équerre. »
Victor Hugo, Notre-Dame de Paris, « Paris à vol d’oiseau », 1832. Pour les coupes dans les citations, plutôt que le traditionnel et lourd (…), j’ai utilisé le signe…. (quatre points).
Il a existé des enceintes avant le XIIIe siècle, mais elles se perdent dans la nuit des temps.
Sur la rive droite, l’enceinte de Philippe Auguste partait du Louvre (son donjon en faisait partie) et suivait un tracé correspondant aux rues Jean-Jacques-Rousseau, Montmartre, Réaumur. Puis elle s’infléchissait vers le sud-est jusqu’à la rue de Sévigné et parvenait à la Seine au milieu du quai des Célestins vers la rue de l’Ave-Maria.
Sauf ce qui a été découvert lors des travaux du Grand Louvre et qui se trouve englobé dans le décor du centre commercial souterrain, et un petit tas de pierres de la Bastille qui orne le square à l’angle du boulevard Henri-IV et du quai des Célestins.
Après la porte Saint-Denis, l’enceinte de Charles V piquait droit vers le Louvre, suivant une ligne passant par la rue d’Aboukir et la place des Victoires. Elle aboutissait à la Seine vers l’actuel pont du Carrousel. Sur la rive gauche, qui ne s’était guère développée dans l’intervalle, l’enceinte de Charles V reprenait le tracé de Philippe Auguste.
Sur la rive gauche, le tracé correspond à peu près aux boulevards des Invalides, Montparnasse, Port-Royal, Saint-Marcel et de l’Hôpital, mais de ce côté, qu’on appelait les « boulevards du Midi », la réalisation ne viendra que bien plus tard, et sur les plans de la fin du XVIIIe siècle on voit encore le boulevard cheminer en pleins champs, bien au-delà des premières constructions de la ville.
Henri Sauval (1620-1670), Histoire et recherches des antiquités de la ville de Paris, Paris, 1724 (édition posthume).
Émile de La Bédollière in Paris Guide, par les principaux écrivains et artistes de la France, 1867. Ce guide, rédigé à l’intention des visiteurs de l’Exposition universelle, était préfacé par Victor Hugo.
Francis Carco, L’Équipe, roman des fortifs, Paris, Albin Michel, 1925.
Écrits français, Paris, Gallimard, 1991.