La plupart des hommes se promènent à Paris comme ils mangent, comme ils vivent, sans y penser…. Oh ! errer dans Paris ! adorable et délicieuse existence ! Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter ; flâner, c’est vivre.
BALZAC,
« Ici est rassemblé tout ce qui est grand par l’amour ou par la haine, par le sentiment comme par la pensée, par le savoir ou par la puissance, par le bonheur comme par le malheur, par l’avenir ou par le passé…. On crée ici un nouvel art, une nouvelle religion, une nouvelle vie ; c’est ici que s’agitent joyeusement les créateurs d’un nouveau monde. » Dans ses chroniques parisiennes pour la Gazette universelle d’Augsbourg, Heine force les couleurs pour faire ressortir le noir de la réaction austro-prussienne, mais il n’empêche : le Paris de cette époque est bien la première ville du monde occidental, et ce n’est pas par hasard qu’un autre juif allemand immigré en rassemblera un siècle plus tard les traces et intitulera l’exposé central du grand ouvrage qu’il projette Paris, capitale du XIXe siècle1.
Pendant les années parisiennes de Heine, entre Adolphe et Madame Bovary, entre le Cuirassier blessé de Géricault et Le Torero mort de Manet, entre l’achèvement de la Madeleine et celui de la gare du Nord, le système des Lettres qui avait cours en France depuis deux siècles, déjà bien fissuré, finit par tomber en morceaux. Je tenterai ici de tracer les étapes, sur moins d’un siècle, de ce rejet général des genres, des frontières et des hiérarchies, rejet pour lequel Paris représente bien plus qu’un cadre, qu’un milieu favorable. Paradigme de la ville « moderne » où les obélisques de l’industrie vomissent contre le firmament leurs coalitions de fumées, où la population ne cesse de croître, où l’éclairage au gaz remplace les quinquets à huile, où l’on détruit sans pitié les vieilles rues, Paris joue alors un rôle de détonateur. La ville, lorsque l’action d’un livre s’y trouvait située, était jusque-là un décor abstrait ou stylisé : on chercherait en vain des précisions sur des lieux parisiens dans La Princesse de Clèves, Manon Lescaut ou la Vie de Marianne. Désormais, dans des rues dénommées et décrites – ce qui constitue une rupture décisive dans le statut littéraire de la métropole – peuvent se croiser une mendiante rousse et une comtesse adultère, un grand chirurgien, un porteur d’eau auvergnat, un chiffonnier, un futur ministre, un policier – Vidocq, Javert, Peyrade – ou un notaire en faillite. La hiérarchie des genres, selon laquelle certaines formes étaient naturellement offertes à des couches sociales précises, n’y résiste pas. Par les feuilletons des journaux qu’on crie dans les rues, le roman envahit les salons à la mode, les cabinets de lecture et les arrière-salles des marchands de vin. Tout a vocation à devenir sujet, de drame, de sonnet, de chanson, de nouvelle, et tous les sujets sont égaux entre eux, si bien qu’il n’y a plus de relation obligée entre forme et contenu. Des zones de flou viennent troubler les frontières entre l’art et ce qui traditionnellement n’en fait pas partie. En 1857, Hippolyte Babou peut écrire sans blasphémer que, « quand Balzac découvre les toits ou perce les murs pour donner un champ libre à l’observation, vous parlez insidieusement au portier, vous vous glissez le long des clôtures, vous pratiquez de petits trous dans les cloisons, vous écoutez aux portes, vous braquez votre lunette d’approche, la nuit, sur les ombres chinoises qui dansent au loin derrière les vitres éclairées ; vous faites, en un mot, ce que nos voisins les Anglais appellent dans leur pruderie le police detective2 ». C’est d’ailleurs « dans un obscur cabinet de lecture de la rue Montmartre » que le narrateur de Double Assassinat dans la rue Morgue rencontre un certain Dupin, le premier détective amateur de la littérature : non pas à Londres ni à New York, mais à Paris où Poe n’a jamais mis les pieds.
Ceux qui vont constituer la métropole en objet théorique, en instrument de rupture avec les formes du passé, ce sont des flâneurs. Les prodromes de ce phénomène initiateur de la modernité – la grande ville comme matériau, l’errance comme support de la création – s’égrènent tout au long du XVIIIe siècle finissant3. C’est le vieux Rousseau qui chaque jour quitte la rue Plâtrière [Jean-Jacques-Rousseau] et traverse Paris à pied pour aller herboriser. « Je n’ai jamais pu rien faire, écrit-il dans les Confessions, la plume à la main vis-à-vis d’une table et de mon papier », et dans ses Notes écrites sur des cartes à jouer : « Ma vie entière n’a été qu’une longue rêverie divisée en chapitres par mes promenades de chaque jour. » Dans son Essai sur Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre le montre, impeccablement vêtu, lorsque « à soixante-dix ans il allait après midi au Pré-Saint-Gervais, ou il faisait le tour du bois de Boulogne, sans qu’à la fin de cette promenade il parût fatigué…. Le cuir de ses souliers était découpé de deux étoiles à cause des cors qui l’incommodaient…. Il dînait à midi et demi. À une heure et demie il allait prendre du café assez souvent au café des Champs-Élysées où nous nous donnions rendez-vous. Ensuite il allait herboriser dans les campagnes, le chapeau sous le bras en plein soleil, même dans la canicule ». Rousseau sait trouver la campagne à l’intérieur même de Paris : « …. le temps étant assez beau quoique froid, j’allai faire une course jusqu’à l’École militaire, comptant d’y trouver des mousses en pleine fleur. » Un autre jour, « m’étant allé promener du côté de la Nouvelle-France, je poussai plus loin, puis tirant à gauche et voulant tourner autour de Montmartre, je traversai le village de Clignancourt » (vient ensuite, dans cette « Neuvième promenade », le célèbre passage du « petit enfant de cinq ou six ans qui serrait mes genoux de toute sa force en me regardant d’un air si familier et si caressant que mes entrailles s’émurent »). Ou encore : « Un dimanche nous étions allés, ma femme et moi, dîner à la porte Maillot. Après le dîner nous traversâmes le bois de Boulogne jusqu’à la Muette ; là nous nous assîmes sur l’herbe à l’ombre en attendant que le soleil fût baissé pour nous en retourner ensuite tout doucement par Passy » (et c’est alors l’épisode des oublies offertes aux petites filles, « et cette après-midi fut une de celles de ma vie dont je me rappelle le souvenir avec le plus de satisfaction »).
Rousseau insiste sur la dureté de la métropole et dans les Rêveries on entend en bruit de fond la terrible misère du Paris prérévolutionnaire. Le petit garçon rencontré près de la barrière d’Enfer au début de la « Sixième promenade », « fort gentil mais boiteux, qui, clopinant avec ses béquilles, s’en va d’assez bonne grâce demander l’aumône aux passants » fait partie de ce peuple d’enfants abandonnés ou perdus qui hante les rapports de police. Le mardi 19 octobre 1773, un certain commissaire Mouricaud note : « Est comparu Jean Louis Paillard dit Larose gagne-deniers demeurant port Saint-Paul chez la dame Blin marchande de vin, a déclaré que vendredi dernier Savary meneur de nourrices lui a remis en sortant du coche de Sens vers les quatre heures de l’après-midi deux enfants revenant de nourrice pour les porter à leurs pères et mères, que l’un était de sexe masculin dont les parents étaient demeurants à la Courtille et l’autre de sexe féminin que suivant l’adresse à lui donnée par Savary devait être porté chez le sieur Le Roi porte Saint-Martin ainsi que lui ont dit différentes personnes à qui le comparant ne sachant pas lire a fait lire l’adresse ; que n’ayant pu trouver le père de l’enfant tant à la porte Saint-Martin qu’au marché, il a emporté cet enfant avec l’autre à la Courtille, et après avoir remis le garçon à son père a remporté la fille chez lui où elle a soupé et couché4. »
Le double ténébreux et débraillé de Rousseau, celui que les contemporains avaient surnommé le Jean-Jacques des Halles, Restif le pervers, le fétichiste, était un indicateur de la police de Sartine et de Lenoir et c’étaient ses relations en haut lieu et l’habit bleu sous son manteau qui lui permettaient d’explorer les lieux les plus dangereux5. « Hibou ! s’écrie-t-il au début de la première des trois cent quatre-vingt-huit Nuits de Paris sous-titrées Le Spectateur nocturne, combien de fois tes cris funèbres ne m’ont-ils pas fait tressaillir dans l’ombre de la nuit ! Triste et solitaire, comme toi, j’errais seul, au milieu des ténèbres, dans cette capitale immense : la lueur des réverbères, tranchant avec les ombres, ne les détruit pas, elle les rend plus saillantes : c’est le clair-obscur des grands peintres ! » Il loge dans le quartier misérable entre la place Maubert et la Seine, rue de la Harpe, rue de Bièvre, rue des Bernardins, rue de la Bûcherie enfin. Là, il aménage chez lui une petite imprimerie qui lui permet de reprendre le métier de sa jeunesse et de s’autopublier : « Il ne composait que ses propres ouvrages, et telle était sa fécondité qu’il ne se donnait plus la peine de les écrire : debout devant sa casse, le feu de l’enthousiasme dans les yeux, il assemblait lettre à lettre dans son composteur ces pages inspirées et criblées de fautes, dont tout le monde a remarqué la bizarre orthographe et les excentricités calculées6. »
Son terrain d’action, c’est avant tout le Marais et l’île Saint-Louis. Des liens sentimentaux l’attirent rue de Saintonge et rue Payenne (« Le soir, fort tard – car j’avais écrit jusqu’à onze heures et quart, après mon travail manuel –, je me rendis à la rue Payenne ; j’avais pris le chemin le plus long : il était minuit et demi. La Marquise était à sa fenêtre….»). Mais il hante aussi les Halles et les Boulevards (« Le soir, à l’heure de quitter mon travail, je vaguai dans les environs du quartier de la Marquise, mais il n’était pas l’heure de la voir. J’avançai jusqu’à la rue de la Haute-Borne…. Je revins sur mes pas et j’entrai dans un misérable cabaret à bière de la rue Basse-du-Rempart, derrière l’Ambigu-Comique et les Danseurs de corde ; je me fis donner une lumière, un pot et six échaudés7 ; je tirai mon papier et mon écritoire et j’écrivis L’Homme de nuit »). Toujours prêt à secourir les jeunes femmes en péril surtout si elles sont jolies, il est sans doute le premier à avoir décrit le plaisir de l’errance nocturne dans ce Paris peuplé de mendiants, de filles et de bandits, l’ivresse qui s’empare de celui qui a marché longtemps tout seul, sans but, au hasard des rues.
Celui qui allait pousser jusqu’à son terme l’exploration de Paris la nuit, Gérard de Nerval, avait une très haute opinion de Restif. « L’exemple de Rousseau, écrit-il, n’eut pas d’imitateur plus hardi que Restif…. Jamais écrivain ne posséda peut-être à un aussi haut degré les qualités précieuses de l’imagination. Diderot lui-même plus correct, Beaumarchais plus habile, ont-ils chacun la moitié de cette verve emportée et frémissante, qui ne produit pas toujours des chefs-d’œuvre, mais sans laquelle les chefs-d’œuvre n’existent pas ?8 » Les Nuits d’octobre de Nerval, version sublimée des Nuits de Restif, commencent par une profession de foi réaliste. Le chapitre sur « La Halle » est la première description précise de l’atmosphère de ce quartier, qui restera inchangée jusqu’aux années 1970 : l’arrivée des denrées au début de la nuit (« Le petit carreau des halles commençait à s’animer. Les charrettes des maraîchers, des mareyeurs, des beurriers, des verduriers se croisaient sans interruption. Les charretiers arrivés au port se rafraîchissaient dans les cafés et les cabarets, ouverts sur cette place pour toute la nuit ») ; les mandataires (« Ces hommes en blouse sont plus riches que nous, dit mon compagnon. Ce sont de faux paysans. Sous leur roulière ou leur bourgeron, ils sont parfaitement vêtus et laisseront demain leur blouse chez le marchand de vin pour retourner chez eux en tilbury ») ; les marchandes (« L’une crie : “Mes petits choux, fleurissez vos dames !” Et, comme on ne vend à cette heure-là qu’en gros, il faudrait avoir beaucoup de dames à fleurir pour acheter de telles bottes de bouquets. Une autre chante la chanson de son état : “Pommes de reinette et pommes d’api ! – Calville, calville, calville rouge ! – Calville rouge et calville gris !”»). Nerval et son compagnon entrent dans un restaurant élégant (« L’usage est d’y demander des huîtres d’Ostende avec un petit ragoût d’échalotes découpées dans du vinaigre et poivrées…. Ensuite, c’est la soupe à l’oignon, qui s’exécute admirablement à la Halle, et dans laquelle les raffinés sèment du parmesan râpé ») puis dans un caboulot misérable (« Un comptoir immense partage en deux la salle, et sept ou huit chiffonnières, habituées de l’endroit, font tapisserie sur un banc opposé au comptoir. Le fond est occupé par une foule assez mêlée, où les disputes ne sont pas rares »). Mais Nerval ne tient pas longtemps la barre du « réalisme ». Déjà, quand ses pas le conduisent vers Montmartre, son autre région d’élection, ce sont les carrières qu’il évoque, lieux par excellence du fantastique. Et à la fin il parcourt en rêve « des corridors. – des corridors sans fin ! », cauchemar qui préfigure l’errance hallucinée de la fin d’Aurélia : « Les étoiles brillaient dans le firmament. Tout à coup il me sembla qu’elles venaient de s’éteindre à la fois comme les bougies que j’avais vues à l’église. Je crus que les temps étaient accomplis, et que nous touchions à la fin du monde annoncée dans l’Apocalypse de saint Jean. Je croyais voir un soleil noir dans le ciel désert et un globe rouge de sang au-dessus des Tuileries. Je me dis : “La nuit éternelle commence, et elle va être terrible. Que va-t-il arriver quand les hommes s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ?” »
Ces premiers explorateurs solitaires de la ville nocturne ont toute une descendance : Villiers, Huysmans, Apollinaire, Breton, qui préférait Restif à Rousseau et qui plaçait Nerval parmi ceux qui ont entendu la voix surréaliste9. Mais à côté de ce Paris sombre, silencieux et encore tout imprégné du sentiment de la nature, une autre ville émerge dans les années 1830, une ville où « trois mille boutiques scintillent, et le grand poème de l’étalage chante ses strophes de couleur depuis la Madeleine jusqu’à la porte Saint-Denis10 ». Cette ville brillamment éclairée, où le flâneur nage dans la foule, où le vice, la mode et l’argent s’étalent avec la marchandise sur les Boulevards, c’est celle de Balzac. Il faut prendre ce génitif au sens fort : entre La Comédie humaine et le Paris de la monarchie de Juillet, la relation n’est pas seulement celle d’une œuvre avec son modèle. Le retentissement de celle-là était tel qu’elle ne pouvait manquer d’influer sur la physionomie de celui-ci, mettant en jeu à l’échelle d’une ville ce qui poussait, dit-on, certains aristocrates russes à se distribuer les rôles des Scènes balzaciennes et à modeler leur vie sur celle du personnage qu’ils s’étaient choisi. Dans son Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Pierre Larousse, voltairien et républicain, qui déteste Balzac défenseur du trône et de l’autel, juge que « son influence sur la littérature de son temps n’a pas été moindre que son influence sur les mœurs dans une certaine classe de la société, et sous beaucoup de rapports, elle n’a pas été moins déplorable ».
Au premier abord, Balzac n’est pas moins sévère que Rousseau sur Paris. Dans l’exorde de Ferragus, les mots monstre et monstrueux reviennent à plusieurs reprises, et il est noté que « chaque homme, chaque fraction de maison est un lobe du tissu cellulaire de cette grande courtisane », métaphore bien naturelle chez un admirateur de Broussais et de Geoffroy Saint-Hilaire. Au début de La Fille aux yeux d’or le leitmotiv l’or et le plaisir est pris « comme une lumière (pour parcourir) cette grande cage de plâtre, cette ruche à ruisseaux noirs », et le lecteur est prévenu : « …. ce n’est pas seulement par plaisanterie que Paris a été nommé un enfer…. Là, tout fume, tout brûle, tout brille, tout bouillonne, tout flambe, s’évapore, s’éteint, se rallume, étincelle, pétille et se consume. » Mais au beau milieu de ses considérations moralisantes, Balzac laisse échapper comme un aveu son amour de la grande ville. Dans ce même début de Ferragus, il s’écrie soudain : « Mais, ô Paris ! qui n’a pas admiré tes sombres paysages, tes échappées de lumière, tes culs-de-sac profonds et silencieux ; qui n’a pas entendu tes murmures, entre minuit et deux heures du matin, ne connaît encore rien de ta vraie poésie, ni de tes bizarres et larges contrastes. » Et après la longue ouverture de La Fille aux yeux d’or où la population de la ville, grisâtre et blême, est « comme le plâtre des maisons qui a reçu toute espèce de poussière et de fumée », soudain résonnent des accents élégiaques : « par une de ces belles matinées de printemps, où les feuilles ne sont pas vertes encore, quoique dépliées ; où le soleil commence à faire flamber les toits et où le ciel est bleu ; où la population parisienne sort de ses alvéoles, vient bourdonner sur les boulevards, coule comme un serpent à mille couleurs, par la rue de la Paix vers les Tuileries, en saluant les pompes de l’hyménée que recommence la campagne ; dans une de ces joyeuses journées donc….» C’est alors, dans la grande allée, qu’Henri de Marsay rencontre les yeux d’une inconnue, « dont les rayons semblaient avoir la nature de ceux que lance le soleil et dont l’ardeur résumait celle de ce corps parfait où tout était volupté ».
On a souvent décrit comment, à partir de l’Histoire des Treize et du Père Goriot, les récits qui composent La Comédie humaine s’ouvrent les uns dans les autres, les personnages principaux et secondaires réapparaissant d’œuvre en œuvre pour donner à l’ensemble son unité. Mais cette trame, cette concaténation ne réunissent pas seulement les humains, elles portent aussi sur les lieux. Walter Benjamin l’a noté : « Balzac est parvenu à donner un caractère mythique à son univers grâce à certains contours topographiques. Paris est l’assise de sa mythologie – Paris avec ses deux ou trois grands banquiers (Nucingen, Du Tillet), avec son entrepreneur César Birotteau, avec ses quatre ou cinq grandes cocottes, avec son usurier Gobseck… Mais ce sont surtout les mêmes rues et les mêmes recoins, les mêmes lieux et les mêmes angles qui forment l’arrière-fond devant lequel les figures de cet univers apparaissent. Qu’est-ce à dire, sinon que la topographie donne le plan de cet espace mythique de la tradition, comme des autres, et peut même en devenir la clef ?11 » Et d’ailleurs, ce qui forme le tissu conjonctif de La Comédie humaine, plus encore que le retour des personnages principaux dans leurs sites privilégiés, c’est la richesse des liens secondaires, de « ces indications de parenté, de voisinage, d’amitié, références d’affaires et de clientèles, notations d’adresses qui semblent empruntées à ces registres d’état civil ou à ces répertoires commerciaux, dans la sécheresse et le dénuement desquels l’histoire recherche ses plus intenses et ses plus sûres évocations12 ».
Quand il est question de la relation personnelle, physique, de Balzac avec Paris, on cite toujours le début de Facino Cane, où le narrateur suit un couple d’ouvriers qui revient de l’Ambigu-Comique : « En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rêve d’un homme éveillé. » Je ne pense pas que Balzac ait jamais utilisé un tel procédé. Qu’il cite dans ce passage la rue Lesdiguières où il a habité, qu’il emploie la première personne du singulier ne suffit pas à en faire une indication autobiographique. C’est un prélude comme un autre chez Balzac, qui ne commençait jamais sans quelques accords. Il ne savait pas, ou ne voulait pas attaquer brusquement, comme Stendhal avec le début de Lucien Leuwen cité au chapitre précédent, ou le coup de cymbales de la première phrase de la Chartreuse.
Balzac dormant le jour et travaillant la nuit, la robe de chambre, les plumes d’oie taillées, la cafetière, cette légende comporte sûrement une part de vérité. Mais Balzac n’est pas un reclus comme le Proust des dernières années. Il passe beaucoup de temps dans Paris, pour chercher une demeure digne d’accueillir l’Étrangère, pour acheter les cafés de son mélange, le bourbon rue de la Chaussée-d’Antin, le martinique rue des Haudriettes et le moka rue de l’Université. Théophile Gautier qui l’a souvent accompagné se souvient : « Comme il aimait et connaissait ce Paris moderne dont en ce temps-là les amateurs de couleur locale et de pittoresque appréciaient si peu la beauté ! Il le parcourait en tous sens, de nuit et de jour…. Il savait tout de sa ville chérie ; c’était pour lui un monstre énorme, hybride, formidable, un polype aux cent mille bras qu’il écoutait et regardait vivre, et qui formait à ses yeux comme une immense individualité. Chacun a pu le rencontrer, surtout le matin, lorsqu’il courait aux imprimeries porter la copie et chercher les épreuves. L’on se rappelle la veste de chasse verte, le pantalon à pied quadrillé noir et gris…. (il marchait) enfoncé dans de gros souliers à oreilles, le foulard rouge tortillé en corde autour du col…. Malgré le désordre et la pauvreté de cet accoutrement, personne n’eût jamais tenté de prendre pour un inconnu vulgaire ce gros homme qui passait, emporté par son rêve comme par un tourbillon13. » Avec Gozlan, Balzac arpente le centre de Paris en tous sens pour pêcher sur une enseigne un nom pour le héros de sa dernière nouvelle. Ils marchent depuis des heures, Gozlan est fatigué. « Donnez-moi, demande Balzac, jusqu’à Saint-Eustache. Ce n’était qu’un prétexte pour me faire toiser, dans toute leur longueur, les rues du Mail, de Cléry, du Cadran, du faubourg Montmartre et la place des Victoires, criblée de magnifiques noms alsaciens qui font venir le Rhin à la bouche. Jusqu’à ce que, rue du Bouloi – je ne l’oublierai de ma vie –, après avoir élevé le regard au-dessus d’une porte mal indiquée dans le mur, une porte oblongue, étroite, efflanquée, ouvrant sur une allée humide et sombre, changeant subitement de couleur, un tressaillement qui passa de son bras dans le mien, il poussa un cri et me dit : Là ! là ! là ! Lisez, lisez, lisez ! L’émotion brisait sa voix. Et je lus MARCAS.
– Marcas ! Eh bien, qu’en dites-vous ? Marcas ! quel nom ! Marcas !
– Je ne vois pas…
– Taisez-vous ! Marcas !
– Mais…
– Taisez-vous, vous dis-je. C’est le nom des noms ! n’en cherchons plus d’autre. Dans Marcas il y a le philosophe, l’écrivain, le grand politique, le poète méconnu, il y a tout. Marcas, que j’appellerai Z. Marcas, pour ajouter à son nom une flamme, une aigrette, une étoile14. »
Le quartier de Paris où habitent les personnages de La Comédie humaine est choisi avec le même soin que leur nom et il en dit autant que leur vêtement ou leur intérieur. La rive gauche, faubourg Saint-Germain mis à part, est le pays des déclassés, des marginaux, des victimes de la vie – ou de ceux dont le métier est de vivre parmi eux, comme le bon juge Popinot de L’Interdiction (sa maison est rue du Fouarre, « toujours humide et dont le ruisseau roule vers la Seine les eaux noires de quelques teintureries ») ou bien les inquiétants policiers, Peyrade qui loge avec sa fille rue des Marais-Saint-Germain [Visconti] où Balzac avait eu son imprimerie, et Corentin qui habite rue Cassette, où Carlos Herrera s’installera avec Lucien de Rubempré. Dans L’Interdiction encore, le pauvre marquis d’Espard, dépouillé par sa femme qui le fait passer pour gâteux, vit avec ses deux fils rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, « dans un appartement dont le dénuement est indigne de son nom et de sa qualité ». Au début de La Rabouilleuse, Mme Bridau, vieille veuve sans le sou, vient se loger dans « un des plus horribles coins de Paris…. la portion de la rue Mazarine, à partir de la rue Guénégaud jusqu’à l’endroit où elle se réunit à la rue de Seine, derrière le palais de l’Institut ». Rue des Quatre-Vents (« une des plus horribles rues de Paris », est-il indiqué dans La Messe de l’athée), à l’ombre de Saint-Sulpice, se succèdent – dans une de ces maisons « dont la porte bâtarde donne sur une allée au bout de laquelle est un tortueux escalier éclairé par des jours justement nommés jours de souffrance » – deux jeunes gens encore pauvres et inconnus : d’Arthez, le grand écrivain du Cénacle, l’un des « doubles » de Balzac, et Desplein qui finira chirurgien-chef de l’Hôtel-Dieu comme son modèle, le grand Dupuytren.
Plus loin, dans le faubourg Saint-Marceau, la misère est plus profonde encore. Le colonel Chabert, héros de la bataille d’Eylau, qui passe pour mort et n’a plus d’existence légale, loge rue du Petit-Banquier [Watteau] et le bon Derville, l’avoué qui lui rend visite, est forcé d’aller à pied car son cocher refuse de s’engager dans une rue non pavée et dont les ornières sont trop profondes pour les roues d’un cabriolet.
Sur la rive droite, le Marais en pleine décadence abrite des personnages humbles mais dignes. Le cousin Pons, chef d’orchestre dans un petit théâtre des Boulevards et qui donne des leçons de musique dans quelques pensionnats de demoiselles pour ne pas mourir de faim, habite, on l’a vu, rue de Normandie. Dans L’Envers de l’histoire contemporaine, Mme de la Chanterie, lorsqu’elle avait dix-sept ans, « se vit obligée de vivre, elle et la fille qu’elle nourrissait, du travail de ses mains, dans un obscur quartier où elle se retira » : cette noble femme ruinée exerce pendant la Révolution la dure profession de faiseuse de corsets rue de la Corderie-du-Temple.
Bien différents de ces nobles vestiges, les personnages que Balzac loge du côté de la place Vendôme, de la rue Saint-Honoré et des Halles appartiennent au monde du négoce. Quand il est à Paris, l’Illustre Gaudissart, l’un de ces « profonds négociateurs parlant au nom des calicots, du bijou, de la draperie, des vins, et souvent plus habiles que les ambassadeurs, qui, la plupart, n’ont que des formes », habite l’hôtel du Commerce, au bout de la rue des Deux-Écus. La Reine des Roses, la parfumerie où César Birotteau a mis au point la Pâte des Sultanes et l’Eau Carminative, se trouve rue Saint-Honoré, près de l’église Saint-Roch où il avait été blessé le 13 vendémiaire (ce qui lui permit de faire « de solides réflexions sur l’alliance ridicule de la politique et de la parfumerie »). Popinot, son ancien commis devenu son gendre, est installé rue des Cinq-Diamants [Quincampoix]. Le confrère de Gobseck, l’usurier Gigonnet qui joue son rôle dans la déroute de Birotteau (on a souvent souligné à quel point elle est exactement décrite, avec déjà les manœuvres frauduleuses du tribunal de Commerce – et il est vrai qu’en matière de faillite Balzac savait de quoi il parlait), habite rue Greneta, « le troisième étage d’une maison dont toutes les fenêtres étaient à bascule et à petits carreaux sales…. Sur (le) fétide escalier, chaque palier offrait aux yeux les noms du fabricant écrits en or sur une tôle peinte en rouge et vernie, avec des échantillons de ses chefs-d’œuvre ».
Mais le plus balzacien de tous les quartiers, c’est le Nouveau Paris au-delà des boulevards, dans l’arc compris entre le faubourg Saint-Martin et les Champs-Élysées15. Quand Balzac cherche à acheter une maison, c’est cette région-là qu’il explore. Le 4 décembre 1845, il écrit à l’Étrangère : « Demain je vais voir rue des Petits-Hôtels, place Lafayette, tu sais, un petit hôtel à vendre, c’est tout à côté de cette église de Saint-Vincent-de-Paul que nous sommes allés voir…. La rue des Petits-Hôtels donne dans la rue Hauteville qui descend au boulevard à la hauteur du Gymnase, et dans la place Lafayette qui, par la rue Montholon enfile la rue Saint-Lazare et la rue de la Pépinière. On se trouve au cœur de la partie de Paris qu’on appelle la rive droite, et où seront toujours tous les théâtres, les boulevards, etc. : c’est le quartier de la haute banque. »
Et dans La Comédie humaine, la banque Keller est rue Taitbout – où logent le peintre Théodore de Sommervieux16 et, pendant un temps, Rastignac. La banque Claparon est rue de Provence et celle de Mongenod, rue de la Victoire, dans un magnifique hôtel, entre cour et jardin. Des deux filles du père Goriot, Mme de Restaud habite rue du Helder et Delphine de Nucingen rue Saint-Lazare « une de ces maisons légères, à colonnes minces, à portiques mesquins, qui constituent le joli à Paris, une véritable maison de banquier, pleine de recherches coûteuses, des stucs, des paliers d’escalier en mosaïque de marbre ». Son jardin est mitoyen de celui de l’hôtel de Saint-Réal, où la marquise séquestre la Fille aux yeux d’or. Rue de la Chaussée-d’Antin, Camille Maupin achète « pour cent trente mille francs un des plus beaux hôtels de la rue17 ». La rue Saint-Georges est moins élégante : c’est la rue des lorettes, le monde « des Fanny Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, des Florentine, des Jenny Cadine, etc. » C’est là que le baron de Nucingen installe la pauvre Esther et que plus tard Du Tillet – de petit voleur devenu grand banquier et député du centre gauche – logera « l’illustre Carabine, dont l’esprit vif, les manières cavalières, le brillant dévergondage formaient un contrepoids aux travaux de sa vie domestique, politique et financière18 ».
Autre région d’amours vénales, le quartier de l’Europe, alors en construction : « Sans les Aspasies du quartier Notre-Dame-de-Lorette, il ne se bâtirait pas tant de maisons à Paris. Pionniers des plâtres neufs, elles vont remorquées par la Spéculation le long des collines de Montmartre, plantant les piquets de leurs tentes, soit dit sans jeu de mots, dans ces solitudes de moellons sculptés qui meublent les rues européennes d’Amsterdam, de Milan, de Stockholm, de Londres, de Moscou…. La situation de ces dames se détermine par celle qu’elles prennent dans ces quartiers apocryphes ; si leur maison se rapproche de la ligne tracée par la rue de Provence, la femme a des rentes, son budget est prospère ; mais cette femme s’élève-t-elle vers la ligne des boulevards extérieurs, remonte-t-elle vers la ville affreuse des Batignolles, elle est sans ressources. Or, quand M. de Rochefide rencontra Mme Schontz, elle occupait le troisième étage de la seule maison qui existât rue de Berlin, elle campait donc sur la lisière du malheur et sur celle de Paris19. »
Le faubourg Saint-Honoré, les Champs-Élysées sont évidemment le quartier de l’aristocratie – avec le faubourg Saint-Germain, mais on a vu que Balzac, comme plus tard Proust, lui donne des frontières plus symboliques que géographiques. La marquise d’Espard, ancienne femme du colonel Chabert, loge près de l’Élysée et la belle duchesse de Maufrigneuse, une des reines de Paris, habite l’immense hôtel de Cadignan, tout en haut du faubourg. Mais dans ces parages on rencontre aussi des fortunes récentes et pas toujours bien acquises : « Quoique sans famille, quoique parvenu, Dieu sait comment ! du Tillet avait épousé en 1831 la dernière fille du comte de Granville, l’un des plus célèbres noms de la magistrature française…. (ce qui lui permettait d’habiter) dans un des plus beaux hôtels de la rue Neuve-des-Mathurins20. »
Ainsi, les mailles du réseau déployé sur la ville accueillent et relient les épisodes parisiens de La Comédie humaine. L’extraordinaire nouveauté qui consiste à prendre les nœuds de ce réseau pour construire le thème des personnages va devenir l’une des marques du récit français, d’Eugène Sue à Georges Simenon, avec comme étapes illustres Les Misérables et les romans parisiens de Zola. Et si Proust situe le plus souvent hors de Paris les lieux-clés de ses personnages, si Oriane y a importé la Vivonne et ses nymphéas comme Albertine la digue de Balbec, le procédé est le même, et ce n’est pas là le moindre des emprunts de la Recherche du temps perdu à La Comédie humaine.
Le Rôdeur de Paris, Le Promeneur solitaire, Lueurs et Fumées, tels sont quelques-uns des titres auxquels Baudelaire avait pensé avant que Banville et Asselineau aient judicieusement choisi Le Spleen de Paris pour l’édition originale posthume des Petits Poèmes en prose. Il fallait la conjonction du malheur d’un poète et d’un grand vacillement de la ville sur elle-même pour que soit élaborée « avec fureur et patience » une œuvre complexe au point de pouvoir être perçue tantôt comme ce « temple enseveli…. (où) il allume hagard un immortel pubis », tantôt comme « l’œuvre qui tend l’arc qui va du taedium vitae des Romains au modern style » ou encore comme la « transfiguration de la marchandise absolue »21. Ses contradictions et ses écarts, si longtemps critiqués, sont précisément ce qui nous le rend si proche, contribuant à créer cette coïncidence brusque où le Paris du XIXe siècle se concentre, se ramasse sur lui-même avant d’éclater une nouvelle fois. Dans les allégories que reprend Baudelaire en transformant radicalement leur caractère grâce au même démon cruel qu’il voit à l’œuvre dans les eaux-fortes de Meryon, il rassemble et déborde les visions de la grande ville de Nerval, de Balzac et de Poe et, le 19 février 1859, il peut écrire à bon droit à Poulet-Malassis : « Nouvelles Fleurs faites. À tout casser, comme une explosion de gaz, chez un vitrier. »
« Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme22. » Rue de l’Estrapade, quai de Béthune, rue Vaneau, hôtel Pimodan quai d’Anjou, hôtel Corneille rue Corneille, hôtel de Dunkerque et Folkestone rue Laffitte, rue de Provence, rue Coquenard [Lamartine], rue de Tournon, rue de Babylone, rue Pigalle, rue des Marais-du-Temple [Yves-Toudic], boulevard de Bonne-Nouvelle, hôtel d’York rue Sainte-Anne [hôtel Baudelaire], hôtel du Maroc rue de Seine, hôtel de Normandie rue des Bons-Enfants, rue d’Angoulême [Jean-Pierre-Timbaud], hôtel Voltaire quai Voltaire, rue Beautreillis, hôtel de Dieppe rue d’Amsterdam, hôtel du Chemin de fer du Nord place du Nord : depuis le lycée Louis-le-Grand jusqu’à la maison d’hydrothérapie du docteur Duval, rue du Dôme, qu’il ne quittera que pour le cimetière Montparnasse, les domiciles de Baudelaire dessinent dans Paris un archipel dont les deux îles principales sont le quartier Latin et le Nouveau Paris entre les Boulevards et les barrières du nord. Sa géographie ne serait sans doute pas très différente si l’on connaissait vraiment tous les endroits où Baudelaire a dormi. Le 5 avril 1855 il écrit à sa mère : « Depuis UN MOIS j’ai été contraint de déménager SIX fois, vivant dans le plâtre, dormant dans les puces – mes lettres (les plus importantes) refusées, ballotté d’hôtel en hôtel ; – j’avais pris un grand parti, je vivais et je travaillais à l’imprimerie23, ne pouvant plus travailler chez moi. » Dans Mon cœur mis à nu, il note : « Étude de la grande Maladie de l’horreur du Domicile. Raisons de la Maladie. Accroissement progressif de la Maladie. »
Baudelaire, écrit Walter Benjamin, « était obligé de revendiquer la dignité du poète dans une société qui n’avait plus aucune sorte de dignité à accorder. D’où la bouffonnerie de son attitude24 ». Baudelaire fait partie de cette lignée d’artistes qui, depuis Byron, ont travaillé leur personnage physique jusqu’à le constituer en partie intégrante de leur œuvre – partie qui deviendra prépondérante plus tard, chez Duchamp, chez Warhol, chez Beuys. Comme souvent, l’idéal qu’il cherche à atteindre, il le décrit chez un autre : « Ses manières, mélange singulier de hauteur avec une douceur exquise, étaient pleines de certitude. Physionomie, démarche, gestes, airs de tête, tout le désignait, surtout dans ses bons jours, comme une créature d’élection25. » Il s’agit d’Edgar Poe, dont il s’était fait une sorte de double parfait. On a sans doute donné trop d’importance aux jugements de Baudelaire sur la photographie et pas assez au nombre et à la qualité des portraits photographiques que l’on a de lui, si poignants que le seul talent de Nadar ou de Carjat ne peut suffire à l’expliquer. Au début, sous des poses très étudiées, c’est un beau jeune homme au regard insolent – comme les premiers autoportraits de Rembrandt. Vingt ans plus tard, la série se clôt avec une photographie prise à Bruxelles, dédicacée à Poulet-Malassis, « le seul être dont le rire ait allégé ma tristesse en Belgique », image où les longs cheveux grisonnants et les yeux las expriment « ces mortelles fatigues qui précèdent la mort », dont parle Proust, à propos de Baudelaire précisément26.
À la pension Levêque et Bailly, rue de l’Estrapade, où il feint de préparer l’École des chartes, son ami Prarond le décrit descendant l’escalier, « mince, le cou dégagé, un gilet très long, des manchettes intactes, une légère canne d’or à la main et d’un pas souple, lent, presque rythmique27 ». Plus tard, Nadar le rencontre près de l’hôtel Pimodan dans l’île Saint-Louis, « un pantalon noir bien tiré sur la botte vernie, une blouse – blouse roulière bleue bien raide en ses plis neufs – pour toute coiffure ses longs cheveux noirs, naturellement bouclés, le linge de toile éclatante et strictement sans empois…. et des gants roses tout frais…. Baudelaire parcourait son quartier et la ville d’un pas saccadé, nerveux et mat à la fois, comme celui du chat, et choisissant chaque pavé comme s’il eût à se garer d’y écraser un œuf28 ». Baudelaire entrant à la rédaction du Corsaire-Satan, « on vit alors apparaître sur le boulevard son fantastique habit noir, dont la coupe imposée au tailleur contredisait insolemment la mode, long et boutonné, évasé par en haut comme un cornet et terminé par deux pans étroits et pointus, en queue de sifflet comme eût dit Petrus Borel29 ». En 1848, « on le rencontrait…. sur les boulevards extérieurs, vêtu tantôt d’une vareuse et tantôt d’une blouse ; mais aussi irréprochable, aussi correct dans cette tenue démocratique que sous l’habit noir des jours prospères30 ». Deux mois après le procès des Fleurs du mal, en octobre 1857, les Goncourt, jamais à court de sentiments bas, dînent au café Riche, rue Le Peletier : « Baudelaire soupe à côté, sans cravate, le col nu, la tête rasée, en vraie toilette de guillotiné. Une seule recherche : de petites mains lavées, écurées, mégissées. La tête d’un fou, la voix nette comme une lame. Une élocution pédantesque ; vise au Saint-Just et l’attrape. – Se défend, assez obstinément et avec une certaine passion rêche, d’avoir outragé les mœurs dans ses vers. »
À plusieurs reprises, Baudelaire se qualifie lui-même de dandy et de flâneur et ces termes, depuis, reviennent sans cesse à son propos. Ce n’est évidemment pas sans raisons, mais leur emploi devrait se faire à travers un double filtre, rendu nécessaire à la fois par le goût de Baudelaire pour la mystification et par la dérive du sens des mots au cours du siècle et demi qui nous sépare des Fleurs du mal. Dandy parisien, Baudelaire l’est assurément par la recherche vestimentaire, l’insolence froide, l’affectation d’impassibilité. Dans Mon cœur mis à nu, il multiplie les provocations : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable. Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du Dandy. » Ou bien : « Le Dandy doit aspirer à être sublime sans interruption ; il doit vivre et dormir devant un miroir. » Ou encore, plus ambigu : « Éternelle supériorité du Dandy. Qu’est-ce que le Dandy ? » Ou enfin, se découvrant presque : « Un Dandy ne fait rien. Vous figurez-vous un Dandy parlant au peuple, excepté pour le bafouer ? » Mais pour saisir le fond de sa pensée, il y a dans le portrait de M. G., Le Peintre de la vie moderne, ce passage où il est impossible que Baudelaire ne pense pas à lui-même : « Je le nommerais volontiers un dandy, et j’aurais pour cela quelques bonnes raisons ; car le mot dandy implique une quintessence de caractère et une intelligence subtile de tout le mécanisme moral de ce monde ; mais, d’un autre côté, le dandy aspire à l’insensibilité, et c’est par là que M. G., qui est dominé, lui, par une passion insatiable, celle de voir et de sentir, se détache violemment du dandysme…. Le dandy est blasé, ou il feint de l’être, par politique et raison de caste. M. G. a horreur des gens blasés. » Et quand Baudelaire écrit à sa mère : « Combien de fois me suis-je dit : “Malgré mes nerfs, malgré le mauvais temps, malgré mes terreurs, malgré les créanciers, malgré l’ennui de la solitude, voyons, courage !”», ou encore : « Je suis attaqué d’une effroyable maladie, qui ne m’a jamais tant ravagé que cette année, je veux dire, la rêverie, le marasme, le découragement et l’indécision », il est à une infinie distance des élégances boulevardières sur le perron de Tortoni.
Le terme de flâneur est aujourd’hui inséparable de la notion d’oisiveté : la flânerie est perçue comme une façon improductive de passer le temps. Or, ce que Baudelaire craint le plus, c’est précisément sa tendance à l’oisiveté. Le 4 décembre 1847, il écrit à sa mère : « L’oisiveté absolue de ma vie apparente, contrastant avec l’activité perpétuelle de mes idées, me jette dans des colères inouïes. » Quand il se laisse aller, ce n’est pas dans la rue, c’est chez lui qu’il reste à ne rien faire : « Il m’est arrivé de rester trois jours au lit, tantôt faute de linge, tantôt faute de bois. Franchement, le laudanum et le vin sont de mauvaises ressources contre le chagrin. Ils font passer le temps, mais ne refont pas la vie. »
Pour Baudelaire, la flânerie n’a rien de passif. Il réfléchit à sa fonction dans le travail poétique à propos d’un grand personnage de l’époque – et même si ses sentiments à son égard sont pour le moins ambivalents, on le sent impressionné : « Depuis bien des années déjà Victor Hugo n’est plus parmi nous. Je me souviens d’un temps où sa figure était une des plus rencontrées parmi la foule ; et bien des fois je me suis demandé, en le voyant si souvent apparaître dans la turbulence des fêtes ou dans le silence des lieux solitaires, comment il pouvait concilier les nécessités de son travail assidu avec ce goût sublime, mais dangereux, des promenades et des rêveries. Cette apparente contradiction est évidemment le résultat d’une existence bien réglée et d’une forte constitution spirituelle qui lui permet de travailler en marchant, ou plutôt de ne pouvoir marcher qu’en travaillant31. » Et dans Le Peintre de la vie moderne, Baudelaire concentre et développe sa théorie de la flânerie : « Pour le parfait flâneur, pour l’observateur passionné, c’est une immense jouissance que d’élire domicile dans le nombre, dans l’ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l’infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir…. (L)’amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d’électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. »
Ce ne sont pas seulement des raisons d’ordre poétique qui poussent Baudelaire dans les rues de Paris. Ses déménagements tiennent dans une charrette à bras et jamais il n’a chez lui de quoi travailler. « À l’hôtel Pimodan, raconte Banville, quand j’y allai pour la première fois, il n’y avait pas de lexiques, ni de cabinet de travail, ni de table avec ce qu’il faut pour écrire, pas plus qu’il n’y avait de buffets et de salle à manger, ni rien qui rappelât le décor à compartiments des appartements bourgeois32. » C’est pire quand il habite avec Jeanne qui lui rend la vie impossible. « Je t’écris (à sa mère, 27 mars 1852, 2 heures de l’après-midi) d’un café en face de la grande poste, au milieu du bruit, du trictrac et du billard, afin d’avoir plus de calme et de facilité de réflexion…. Quelquefois, je me sauve de chez moi afin de pouvoir écrire, et je vais à la bibliothèque ou dans un cabinet de lecture ou chez un marchand de vin ou dans un café comme aujourd’hui. Il en résulte en moi un état de colère perpétuel. »
La rue parisienne a pour Baudelaire deux fonctions distinctes. La première s’apparente à une quête. Il ne s’agit pas d’accumuler du matériel documentaire, comme plus tard Zola arpentant avec carnet et crayon la Goutte-d’Or ou la rue de Seine : Baudelaire n’est jamais à court de sarcasmes envers « un certain procédé littéraire appelé réalisme, – injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires ». Il ne place pas non plus très haut ce qu’il appelle l’observation. Quand il évoque « Balzac, ce prodigieux météore qui couvrira notre pays d’un nuage de gloire », il s’étonne « que (sa) grande gloire fût de passer pour un observateur : il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné »33. Ce que Baudelaire cherche dans la foule, c’est le choc de la rencontre, la vision soudaine qui enflamme l’imagination, qui crée ce « mystérieux et complexe enchantement », l’essence de la poésie.
Dans certains textes, il révèle sa manière d’aller au-devant de ce merveilleux qui nous enveloppe et nous abreuve comme l’atmosphère. « Un jour, sur un trottoir, je vois un gros rassemblement ; je parviens à lever les yeux par-dessus les épaules des badauds, et je vois ceci : un homme étendu par terre, sur le dos, les yeux ouverts et fixés sur le ciel, un autre homme, debout devant lui, et lui parlant par gestes seulement, l’homme à terre lui répondant des yeux seulement, tous les deux ayant l’air animé d’une prodigieuse bienveillance. Les gestes de l’homme debout disaient à l’intelligence de l’homme étendu : “Viens, viens encore, le bonheur est là, à deux pas, viens au coin de la rue. Nous n’avons pas complètement perdu de vue la rive du chagrin, nous ne sommes pas encore au plein-mer de la rêverie ; allons, courage, ami, dis à tes jambes de satisfaire ta pensée.” » L’autre, qui « était sans doute arrivé au plein-mer » (d’ailleurs il naviguait dans le ruisseau), ne veut rien entendre, et son ami « toujours plein d’indulgence s’en va seul au cabaret, puis il revient une corde à la main. Sans doute il ne pouvait pas souffrir l’idée de naviguer seul et de courir seul après le bonheur ; c’est pour cela qu’il venait chercher son ami en voiture. La voiture, c’est la corde ; il lui passe la voiture autour des reins. L’ami, étendu, sourit : il a compris sans doute cette pensée maternelle. L’autre fait un nœud ; puis il se met au pas, comme un cheval doux et discret, et il charrie son ami jusqu’au rendez-vous du bonheur »34.
L’autre raison pour laquelle on trouve Baudelaire plus souvent dehors que chez lui, c’est que la lente élaboration de ses poèmes se fait en marchant. « Pour ma part, je le voyais bien arrêtant au vol des vers le long des rues ; je ne le voyais pas assis devant une main de papier », écrit Prarond. Et Asselineau : « Baudelaire travaillait lentement et inégalement, repassant vingt fois sur les mêmes endroits, se querellant lui-même pendant des heures sur un mot, et s’arrêtant au milieu d’une page pour aller cuire sa pensée au four de la flânerie et de la conversation…. En somme, la flânerie (lenteur, inégalité) était pour lui une condition de perfection et une nécessité de nature35. » La première strophe du Soleil sonne à cet égard comme l’exorde d’un Discours de la méthode :
Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés
Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,
Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,
Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,
Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,
Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.
Ces mots-pavés sur lesquels trébuche Baudelaire, on peut se demander si Proust – qui connaissait Les Fleurs du mal par cœur36 – ne s’en est pas souvenu lorsque, à la fin du Temps retrouvé, le Narrateur bute sur un pavé dans la cour de l’hôtel de Guermantes et heurte, non pas un « vers depuis longtemps rêvé », mais une chose qui n’en est pas si loin, la « vision éblouissante et indistincte » de Venise, qu’« un brusque hasard avait impérieusement fait sortir, dans la série des jours oubliés ». Et quelques secondes avant de se trouver plongé dans la fête finale, c’est encore à Baudelaire que pense le Narrateur : « Chez Baudelaire enfin, ces réminiscences, plus nombreuses encore (que chez Nerval) sont évidemment moins fortuites et par conséquent, à mon avis, décisives. C’est le poète lui-même qui, avec plus de choix que de paresse, recherche volontairement, dans l’odeur d’une femme par exemple, de sa chevelure et de son sein, les analogies inspiratrices qui lui évoqueront “l’azur du ciel immense et rond” et “un port rempli de flammes et de mâts”. J’allais chercher à me rappeler les pièces de Baudelaire à la base desquelles se trouve ainsi une sensation transposée, pour achever de me replacer dans une filiation aussi noble, et me donner par là l’assurance que l’œuvre que je n’avais plus aucune hésitation à entreprendre méritait l’effort que j’allais lui consacrer….» Ces simples mots, « avec plus de choix que de paresse », pourraient servir d’épigraphe à toute réflexion sur la flânerie baudelairienne.
Hormis le Louvre et le Carrousel dans Le Cygne, Baudelaire ne nomme ni ne décrit aucun lieu, ce qui n’empêche pas chacun de ses poèmes parisiens, en vers ou en prose, d’être situé avec la plus grande précision. Tantôt il évolue dans les quartiers élégants où les femmes ont la légèreté de celles de Constantin Guys, tantôt, dans le vacarme des Boulevards, il rencontre la Passante, la Mendiante rousse, et aussi – « dans l’explosion du nouvel an : chaos de boue et de neige, traversé de mille carrosses » – le Plaisant, cet idiot « qui me parut concentrer en lui tout l’esprit de la France » (Baudelaire parle de la France comme Nietzsche parlera de l’Allemagne, et ce n’est pas là leur seul point commun).
Mais souvent – et c’est là le Paris de sa « fantasque escrime », celui de sa promenade favorite, les bords du canal Saint-Martin – il marche des heures dans les faubourgs. Le mot revient souvent dans Les Fleurs du mal et Le Spleen de Paris, parfois dans son sens strict (« Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures/Les persiennes, abri des secrètes luxures » où le long du évoque une rue comme le Faubourg-du-Temple que Baudelaire arpentait sans doute quand il habitait rue des Marais-du-Temple et rue d’Angoulême) et parfois dans le sens plus général de périphérie urbaine (« Pluviôse, irrité contre la terre entière,/ De son urne à grands flots verse un froid ténébreux/Aux pâles habitants du voisin cimetière/Et la mortalité sur les faubourgs brumeux »). Dans Le Vin des chiffonniers (« Au cœur d’un vieux faubourg, labyrinthe fangeux/Où l’humanité grouille en ferments orageux »), dans Les Sept Vieillards (« Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros/Et discutant avec mon âme déjà lasse,/ Le faubourg secoué par les lourds tombereaux »), dans l’étrange Mademoiselle Bistouri (« Comme j’arrivais à l’extrémité du faubourg, sous les éclairs du gaz, je sentis un bras qui se coulait doucement sous le mien ») ou dans le sublime Projet pour un épilogue de l’édition de 1861 (« Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,/ Tes faubourgs mélancoliques,/ Tes hôtels garnis »), le faubourg parisien est toujours chez Baudelaire un lieu de misère et de mort. Là, ses tonalités n’ont plus rien des rouges et des verts qu’il admire chez Delacroix, ni avec ce qui enchante Proust, les vastes portiques, les soleils marins, l’or et la moire, les cités antiques « et la couleur écarlate qu’elles mettent çà et là dans son œuvre », comme il est écrit dans la lettre à Rivière. Les faubourgs baudelairiens, eux, sont des monochromes gris. Ils sont pluvieux comme il se doit en automne et, malgré l’immense corpus d’images accumulées depuis Hésiode autour de cette période de l’année, les vers de Baudelaire sur « les fins de saisons chargées de splendeurs énervantes » se lisent comme si personne n’en avait parlé avant lui. C’est le début de Brumes et Pluies : « Ô fins d’automne, hivers, printemps trempés de boue,/ Endormeuses saisons !….»; ou celui de Chant d’automne : « Bientôt nous plongerons dans les froides ténèbres ;/ Adieu, vive clarté de nos étés trop courts ! / J’entends déjà tomber avec des chocs funèbres/Le bois retentissant sur le pavé des cours » ; ou les premières lignes du Confiteor de l’artiste : « Que les fins de journées d’automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu’à la douleur ! car il est certaines sensations délicieuses dont le vague n’exclut pas l’intensité ; et il n’est pas de pointe plus acérée que celle de l’Infini. »
Ce faubourg mélancolique est le Paris des pauvres. On y rencontre Les Bons Chiens (« le chien crotté, le chien pauvre, le chien sans domicile, le chien flâneur, le chien saltimbanque ») et leurs maîtres, les Chiffonniers (« Oui, ces gens harcelés de chagrins de ménage,/ Moulus par le travail et tourmentés par l’âge,/ Éreintés et pliant sous un tas de débris,/ Vomissement confus de l’énorme Paris »). Les deux Crépuscules sont peuplés par les pauvres. Le Crépuscule du soir : « C’est l’heure où les douleurs des malades s’aigrissent ! / La sombre Nuit les prend à la gorge ; ils finissent/Leur destinée et vont vers le gouffre commun….» Et Le Crépuscule du matin : « C’était l’heure où parmi le froid et la lésine/S’aggravent les douleurs des femmes en gésine ;/ Comme un sanglot coupé par un sang écumeux/Le chant du coq au loin déchirait l’air brumeux….» Envers ces éclopés, ces malades, ces mourants qui peuplent Les Fleurs du Mal et Le Spleen de Paris, envers les mendiants, les vieillards en haillons, les petites vieilles ratatinées, les chiffonniers, les prostituées errant « à travers les lueurs que tourmente le vent », les affreux aveugles, « les pauvresses, traînant leurs seins maigres et froids », Baudelaire ne manifeste jamais de pitié, ni – pire encore – d’attendrissement charitable, sentiments alors si répandus et qui le mettent en colère (dans Mon cœur mis à nu : « Si je la rencontrais (George Sand) je ne pourrais m’empêcher de lui jeter un bénitier à la tête »). Il en est préservé par son satano-dandysme, mais surtout, envers ces loqueteux, c’est de la fraternité qu’il éprouve. Pour tout dire, il se sent l’un d’eux. À la fin des Petites Vieilles, après s’être montré « L’œil inquiet, fixé sur vos pas incertains,/ Tout comme si j’étais votre père, ô merveille ! », il a ce cri stupéfiant : « Ruines ! ma famille ! ô cerveaux congénères !37 » Un autre jour, plongé dans une fête foraine, il voit Le Vieux Saltimbanque, « voûté, caduc, décrépit, une ruine d’homme, adossé contre un des poteaux de sa cahute…. Il ne riait pas, le misérable ! Il ne pleurait pas, il ne dansait pas, il ne gesticulait pas, il ne criait pas ; il ne chantait aucune chanson, ni gaie, ni lamentable, il n’implorait pas. Il était muet et immobile. Il avait renoncé, il avait abdiqué. Sa destinée était faite…. Et, m’en retournant, obsédé par cette vision, je cherchai à analyser ma soudaine douleur, et je me dis : Je viens de voir l’image du vieil homme de lettres qui a survécu à la génération dont il fut le brillant amuseur ; du vieux poète sans amis, sans famille, sans enfants, dégradé par sa misère et par l’ingratitude publique, et dans la baraque de qui le monde oublieux ne veut plus entrer ! »
C’est cette identification avec les opprimés qui définit tout au long de sa vie la position politique de Baudelaire, et non ses déclarations provocantes et contradictoires, à propos desquelles on ne doit jamais oublier ce qu’il écrivait de son modèle idéal : « Poe fut toujours grand, non seulement dans ses conceptions nobles, mais encore comme farceur38. » Ceux qui ont répandu la légende d’un Baudelaire revenu de ses errements révolutionnaires de février et de juin 1848, bon catholique et sérieusement acquis aux doctrines de Joseph de Maistre, sont les héritiers de ceux qui l’ont méprisé et persécuté toute sa vie. C’est un masque qu’il met, lorsqu’il écrit dans Mon cœur mis à nu : « Je n’ai pas de convictions, comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition. » Ce masque, il le soulève à peine, un peu plus loin : « Cependant, j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps. » Walter Benjamin, dans le parallèle qu’on l’a vu établir entre Blanqui et Baudelaire, montre combien la position de celui-ci après juin 1848 relève du camouflage : « Sous les masques qu’il utilisait, le poète, chez Baudelaire, préservait son incognito. Il était dans son œuvre aussi prudent qu’il pouvait paraître provocant dans les relations personnelles…. Sa prosodie est comparable au plan d’une grande ville où l’on peut circuler discrètement à l’abri des pâtés de maisons, des portes cochères ou des cours. Sur ce plan, les mots ont leurs places exactement définies, comme des conspirateurs avant que n’éclate la révolte…. Ses images sont originales par la bassesse des comparaisons…. Les Fleurs du mal sont le premier livre à avoir utilisé des mots de provenance non seulement prosaïque mais urbaine dans la poésie lyrique…. Elles connaissent quinquet, wagon ou omnibus ; elles ne reculent pas devant bilan, réverbère, voirie. Ainsi se crée le vocabulaire lyrique dans lequel, brusquement, surgit une allégorie que rien ne prépare… Là où la Mort, ou le Souvenir, le Repentir ou le Mal apparaissent, c’est là que sont les centres de la stratégie poétique. L’apparition fulgurante de ces charges reconnaissables à leurs majuscules au beau milieu d’un texte qui ne repousse pas le plus banal des vocabulaires, trahit la main de Baudelaire. Sa technique est la technique du putsch39. »
Walter Benjamin a donné ce titre, on le sait, à deux exposés présentés en 1935 et 1939, ce dernier rédigé en français.
In La Vérité sur le cas Champfleury, Paris, 1857. Cité par W. Benjamin in Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, trad. fr. Jean Lacoste, Paris, Payot, 1982.
J’emploie modernité au sens baudelairien : « La modernité, c’est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art, dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable » (« Le Peintre de la vie moderne », IV, « La Modernité »). Pour une analyse des errements actuels dans l’emploi du mot, voir Jacques Rancière, Le Partage du sensible, Paris, La Fabrique, 2000. Dans Libération du 18 mai 2000, l’éditorial commence ainsi : « Les premières alarmes suscitées par les téléphones portables sont à peu près contemporaines de l’apparition de cet objet symbolique de la modernité. »
Arlette Farge, Le Cours ordinaire des choses dans la cité du XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, 1994.
Le parallèle Rousseau-Restif est repris par Maurice Blanchot : « Écrire sans soin, sans gêne et sans recherche, ce n’est pas si facile, Rousseau nous le montre par son exemple. Il faudra attendre que, selon la loi du redoublement de l’histoire, au Jean-Jacques tragique succède le Jean-Jacques comique pour que le manque de soin, le sans-gêne et le bavardage prennent enfin place avec Restif dans la littérature, et le résultat ne sera pas très convaincant » (Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959).
Gérard de Nerval, Les Confidences de Nicolas, texte publié dans La Revue des Deux Mondes (15 août-1er et 15 septembre 1850) et repris ensuite dans Les Illuminés. Les excentricités en question auraient enchanté Perec : « Quelquefois il lui plaisait d’essayer un nouveau système d’orthographe ; il en avertissait tout à coup le lecteur au moyen d’une parenthèse, puis il poursuivait son chapitre, soit en supprimant une partie des voyelles, à la manière arabe, soit en jetant le désordre dans les consonnes, remplaçant le c par l’s, l’s par le t, ce dernier par le ç, etc., toujours d’après des règles qu’il développait longuement dans des notes » (ibid.).
Pour la Haute-Borne, voir p. 267, et pour les échaudés, p. 131.
Les Confidences de Nicolas, op. cit.
« À côté de lui (Sade), et présentant d’ailleurs un intérêt littéraire supérieur au sien, il est juste de ranger Restif de la Bretonne, dont Le Paysan et la Paysanne pervertis et Monsieur Nicolas apparaissent aujourd’hui comme des ouvrages plus importants que les Confessions de Rousseau, déjà au catalogue de votre bibliothèque » (« Projet pour la bibliothèque de Jacques Doucet », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », t. I). Et sur Nerval : « …. sans doute aurions-nous pu nous emparer du mot SUPERNATURALISME, employé par Gérard de Nerval dans la dédicace des Filles du Feu. Il semble, en effet, que Nerval posséda à merveille l’esprit dont nous nous réclamons….» Ce terme utilisé par Nerval dans la dédicace de l’œuvre à Alexandre Dumas (« cet état de rêverie super-naturaliste, comme disent les Allemands ») est une référence à son ami Heine, qui à plusieurs reprises se définit comme supernaturalist, comme dans le Salon de 1831 par exemple.
Balzac, Histoire et physiologie des boulevards de Paris, op. cit.
Le Livre des passages, op. cit.
Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses…, op. cit.
Théophile Gautier, Honoré de Balzac, Paris, Poulet-Malassis, 1859.
Léon Gozlan, Balzac en pantoufles, Paris, Michel Lévy, 1862.
Aucun personnage important de La Comédie humaine n’habite l’est de Paris. Si le faubourg Saint-Antoine est souvent cité, c’est de façon métaphorique (Mme Madou déboule chez Birotteau, on l’a vu, « comme une insurrection du faubourg Saint-Antoine »). Le faubourg du Temple apparaît seulement parce que Birotteau « y loua une baraque et des terrains et y fit peindre en gros caractères : Fabrique de César Birotteau ».
La Maison du Chat-qui-pelote, 1829.
Béatrix.
Les Comédiens sans le savoir.
Béatrix. On reste perplexe sur le « jeu de mots » des piquets de tente. Carrément une obscénité ?
Une Fille d’Ève, 1839.
Stéphane Mallarmé, Le Tombeau de Charles Baudelaire, Walter Benjamin, Le Livre des passages, et Giorgio Agamben, Stanze, trad. fr. Paris, Christian Bourgois, 1981.
Le Spleen de Paris, Any where out of the world.
Il travaillait à sa traduction d’Edgar Poe.
Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique…, op. cit.
Edgar Poe, sa vie et ses œuvres. En 1864, dans une lettre à Thoré qui accusait Manet d’imiter la peinture espagnole, Baudelaire écrit : « Eh bien, on m’accuse, moi, d’imiter Edgar Poe. Savez-vous pourquoi je l’ai si patiemment traduit ? parce qu’il me ressemblait. La première fois que j’ai ouvert un livre de lui, j’ai vu, avec épouvante et ravissement, non seulement des sujets rêvés par moi, mais des phrases pensées par moi, et écrites par lui vingt ans auparavant. »
Cette photographie, due à Charles Neyt, est reproduite dans le catalogue Baudelaire Paris, préface d’Yves Bonnefoy, textes de Claude Pichois et Jean-Paul Avice, Paris, Paris-Musées, 1993.xxxpxxxLa citation de Proust est extraite de « À Propos de Baudelaire », Nouvelle Revue française, 1er juin 1921 : « Peut-être faut-il avoir ressenti les mortelles fatigues qui précèdent la mort, pour pouvoir écrire sur elle le vers délicieux que jamais Victor Hugo n’aurait trouvé : Et qui refait le lit des gens pauvres et nus. » Proust est mort le 18 novembre 1922, et ces « mortelles fatigues », il les connaissait depuis longtemps.
Cité in François Porché, Baudelaire, histoire d’une âme, Paris, Flammarion, 1944.
Firmin Maillard, La Cité des intellectuels, Paris, 1905, cité in W. Benjamin, Le Livre des passages, op. cit.
Charles Asselineau, Charles Baudelaire, Paris, Lemerre, 1869 ; rééd. Cognac, Le Temps qu’il fait, 1990.
Ibid.
Réflexions sur quelques-uns de mes contemporains, parues dans la Revue fantaisiste de Catulle Mendès en 1861. Hugo est en exil depuis dix ans.
Théodore de Banville, Mes souvenirs, 1882.
« Madame Bovary par Gustave Flaubert », paru dans L’Artiste, le 18 octobre 1857.
Du vin et du hachisch. Le Vin.
Alphonse Séché, La Vie des Fleurs du mal, Amiens, 1928, cité par Walter Benjamin in Le Livre des passages ; Charles Asselineau, Charles Baudelaire, op. cit.
Dans À propos de Baudelaire, op. cit., où il cite de très nombreux vers, Proust insère une note : « Quand j’écrivis cette lettre à Jacques Rivière, je n’avais pas auprès de mon lit de malade un seul livre. On excusera donc l’inexactitude possible, et facile à rectifier. »
Dans Contre Sainte-Beuve, Proust, s’adressant à sa mère qui n’aime pas Baudelaire, écrit : « Il est certain que dans un poème sublime comme Les Petites Vieilles, il n’y a pas une de leurs souffrances qui lui échappe. Ce n’est pas seulement leurs immenses douleurs, il est dans leurs corps, il frémit avec leurs nerfs, il frissonne avec leur faiblesse. »
Notes nouvelles sur Edgar Poe, 1857.
Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique…, op. cit.