Paris est rayé : les hautes cheminées minces qui se développent à partir de cheminées plates, toutes les petites cheminées qui ont la forme d’un pot de fleurs, les vieux candélabres à gaz excessivement muets, les raies transversales des jalousies,…. les petites chaises que l’on voit en plein air et les petites tables de café dont les jambes sont des traits, les jardins publics avec leurs grilles aux pointes dorées.
FRANZ KAFKA,
Paris est la ville des miroirs. L’asphalte de ses chaussées, lisse comme un miroir, et surtout les terrasses vitrées devant chaque café. Une surabondance de glaces et de miroirs dans les cafés pour les rendre plus clairs à l’intérieur et donner une agréable ampleur à tous les compartiments et les recoins minuscules qui composent les établissements parisiens. Les femmes ici se voient plus qu’ailleurs ; de là vient la beauté particulière des Parisiennes.
Walter Benjamin,
Ville rayée, ville miroir, ville en noir et blanc en tout cas : c’est peut-être de ce côté qu’il faut chercher les raisons du lien entre Paris et la photographie, si intime qu’on les dirait presque de la même famille. Ce n’est pas seulement parce que la photographie commence à Paris, avec La Table de déjeuner de Niepce comme préhistoire près de la Saône. C’est aussi qu’il existe des moments de cette ville dont la photographie, seule ou presque, restitue la réalité avec la précision de la poésie. Ni les romans malgré Calet, ni le cinéma malgré les actualités, ni les chansons malgré Prévert et Kosma ne rendent un compte juste de l’époque qui suivit la Libération. Les dernières lignes d’autobus à bandages pleins désignées par des lettres, le sombre hiver 1946, les queues sous la neige, les tickets de pain, les soldats américains, les enfants pauvres sans souliers, les péniches prises dans la glace sur le canal Saint-Martin, les locomotives à vapeur sur la Petite Ceinture, les Juvaquatre, les zazous, le cuivre des percolateurs, le retour des fêtes foraines, c’est chez Doisneau qu’on en trouve la trace, bien plus exacte que les travaux historiques centrés sur les sinistres clowns du tripartisme.
La première prise de vue d’un être humain dans une ville date de 1838, année où Balzac commence Splendeurs et misères des courtisanes. Pour cette image, Daguerre est monté au sommet de son diorama, boulevard du Temple1. Que cette vue mythique ait été prise de cet édifice, et par un peintre paysagiste et décorateur de théâtre, on peut le voir comme un condensé des relations entre la nouvelle invention, la peinture et la littérature, comme une anticipation de ce que Baudelaire écrira dans le « Salon de 1845 » à la fin du chapitre sur « Le paysage », où il souhaite « être ramené vers les dioramas dont la magie brutale et énorme sait m’imposer une utile illusion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, où je trouve artistement exprimés et tragiquement concentrés mes rêves les plus chers. Ces choses, parce qu’elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; tandis que la plupart de nos paysagistes sont des menteurs, justement parce qu’ils ont négligé de mentir ».
Pour les daguerréotypistes, la prise de vue depuis le haut des immeubles est l’une des façons de faire les plus courantes : les portraits et les vues d’intérieurs sont difficiles pour des raisons d’éclairage, et les boîtes, lourdes et fragiles, se prêtent mal à sortir dans la rue. D’où les images de rues en plongée que la peinture reprendra trente ans plus tard (la série des Boulevard des Capucines de Monet, celle des Place du Théâtre-Français de Pissarro du haut de l’hôtel du Louvre, les perspectives de Caillebotte vers le boulevard Malesherbes depuis son appartement de la rue de Miromesnil). Sur le Pont-Neuf, au dernier étage de la maison d’angle avec le quai de l’Horloge, l’opticien Lerebours, spécialisé dans la fabrication des objectifs et des plaques, a installé un pavillon de verre d’où ses clients peuvent prendre des vues, éventuellement panoramiques, en direction du pont des Arts, de la colonnade du Louvre et de l’Institut.
Il était sans doute inévitable qu’un procédé d’une telle nouveauté fût mal compris, considéré comme un moyen de restituer de façon automatique et exacte le « réel » – opinion soutenue par Daguerre lui-même pour qui « le daguerréotype n’est pas un instrument qui sert à dessiner la nature, mais un procédé chimique et physique qui lui donne la facilité de se reproduire d’elle-même2 ». Mais ainsi considérée, la photographie eut pour conséquence de précipiter la ruine d’une esthétique – déjà bien fatiguée – fondée sur la mimésis comme essence de l’art. L’existence d’un appareil capable de satisfaire mécaniquement aux exigences de la reproduction du réel obligeait à trouver d’autres finalités à l’activité artistique. Cette idée passa dans le domaine public à une vitesse étonnante. On lisait dans Le Charivari du 10 septembre 1839 : « Quand vous aurez, non pas dessiné mais calqué les pavillons des Tuileries, les buttes Montmartre ou la plaine Montfaucon avec une fidélité infinitésimale, croyez-vous bonnement que vous aurez fait de l’art ? Croyez-vous que ce soit ainsi que procèdent les véritables artistes ? Les commissaires-priseurs, c’est possible, mais les artistes non. L’artiste choisit, dispose, arrange, idéalise. Le daguerréotype copie brutalement la matière, ou, pour mieux dire, plagie3. »
D’entrée de jeu la photographie se trouvait donc poussée hors des frontières de l’art, avec interdiction d’entrée sur le territoire. Sur la porte de l’atelier d’Atget, à la fin du siècle, une plaque indiquait Documents pour Artistes. Il ne s’agissait pas seulement d’une marque de modestie (comme l’était sans doute, vers la même époque, la pancarte du Douanier Rousseau, rue Perrel à Plaisance : Dessin, peinture, musique. Cours à domicile, prix modérés). Atget voulait probablement montrer qu’il n’avait pas perdu de vue l’injonction baudelairienne du « Salon de 1859 » – et les nombreux textes reprenant la même idée : « Il faut donc qu’elle (la photographie) rentre dans son véritable devoir, qui est d’être la servante des sciences et des arts, mais la très humble servante, comme l’imprimerie et la sténographie, qui n’ont ni créé ni suppléé la littérature…. qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux…. Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous ! »
Dans les interminables controverses sur le territoire et le rôle respectifs de la peinture et du nouveau médium, la photographie de Paris occupe une place à part, privilégiée car sans véritable concurrence. C’est qu’à l’époque du plein essor de l’invention, dans les années 1840-1870, il n’existe pas vraiment de peinture de Paris. C’est certes un grand moment de la gravure : Granville, Daumier, Meryon, Nanteuil, Potémont, Braquemond prolongent une lignée d’illustrateurs et de graveurs de Paris qui remonte au XVIe siècle. Il ne manque pas non plus de bons artistes, comme Eugène Lami ou Constantin Guys, qui « croquent » avec des techniques tenues pour mineures – l’aquarelle, le lavis, la gouache – des scènes de rue vivantes et colorées. Mais dans les comptes rendus des Salons de cette période où les photographes de Paris créent tant de chefs-d’œuvre, il n’est pas question à ma connaissance d’une seule toile dont le sujet soit un extérieur parisien. Cette absence n’est pas une nouveauté. Chez les grands peintres qui, depuis le XVIIe siècle, ont travaillé à Paris, de Le Sueur à Géricault, de Philippe de Champaigne et Simon Vouet à Ingres et Delacroix, on a trop des doigts d’une main pour compter les tableaux dont Paris est le sujet4. Watteau, quand il peint L’Enseigne pour son marchand et ami Gersaint installé sur le Pont-Neuf, ne représente de la ville que quatre rangées de pavés parallèles au seuil de la boutique, que franchit avec tant d’élégance la dame en rose. Chardin, qui passe presque toute sa vie rue de Seine et ne la quitte que pour traverser le fleuve et s’installer au Louvre, n’a pas fait la moindre esquisse de ces lieux si familiers. Et il faut des circonstances exceptionnelles pour que David, attendant la guillotine après Thermidor, peigne de sa cellule une vue des jardins du Luxembourg aussi belle que les Jardins de la villa Médicis de Vélasquez – lui qui conseillait à ses élèves d’aller dessiner sur le motif dans les panoramas.
Paris, ville jusque-là sans images donc, à la différence d’Amsterdam et de Delft, de Venise ou de Rome. Il existait bien des vedute parisiennes, souvent pleines de charme, mais elles étaient destinées aux touristes et n’étaient pas considérées comme des œuvres d’art5. La « vue de Paris » n’appartenait à aucun des genres répertoriés au Salon : ni histoire, ni paysage, ni « genre », dont les scènes d’extérieur étaient situées dans des cadres de convention. La seule ville dont la représentation était admise dans la catégorie du paysage, c’était Rome justement, parce qu’elle était considérée comme le berceau de la peinture et que les artistes, pensionnaires de la villa Médicis le plus souvent, n’en montraient que des ruines pittoresques, des jardins intemporels et une campagne idéalisée.
Sans concurrence donc, la photographie de Paris débute pourtant sur le mode documentaire. La nature même du daguerréotype y est sans doute pour quelque chose : son extrême définition et son manque de profondeur le rapprochent de la gravure. C’est peut-être cette finesse – au double sens du mot, précision du détail et sensation de couche mince – qui explique la crainte superstitieuse de Balzac, rapportée par Nadar : convaincu que « chaque corps dans la nature se trouve composé de séries de spectres, en couches superposées à l’infini », il pensait que « chaque opération daguerrienne venait surprendre, détachait et retenait en se l’appliquant une des couches du corps objecté »6. Les sujets les plus fréquents s’apparentent eux aussi au genre documentaire – le Louvre, les Tuileries, la Madeleine, l’Hôtel de Ville, les Invalides, Notre-Dame sous toutes ses faces, le Panthéon : les daguerréotypistes travaillent autour de monuments dont la situation dégagée permet un bon éclairage, plutôt que dans les venelles. Peut-être aussi ces pionniers, qui sont pour la plupart d’anciens peintres formés dans les grands ateliers, éprouvent-ils le désir plus ou moins conscient de reconstituer une hiérarchie des genres, le monument étant un sujet plus noble que les ruelles boueuses du sombre Paris.
Dans les années 1845-1850, l’image photographique change totalement de nature avec le système négatif-positif. La prise de vue sur un négatif de papier est suivie d’un tirage, lui aussi sur papier et qui délivre l’image positive. Non seulement la vue peut être tirée en plusieurs exemplaires (alors que la plaque de cuivre du daguerréotype est forcément unique) mais le résultat est très différent7. La résolution est moins fine, l’image est souvent même un peu floue, le grain du papier est visible et surtout, en jouant sur le contraste au moment du tirage, le photographe peut accentuer l’opposition des masses sombres et des zones claires, caractéristique des rues étroites où la lumière tombe par plages géométriquement localisées. Parallèlement, le temps de pose se raccourcit et la figure humaine en mouvement apparaît dans la ville. En 1851, Charles Nègre – sorti de l’atelier de Delaroche comme son ami Le Gray, et Le Secq qui l’a présenté à Meryon8 – habite l’île Saint-Louis. Depuis sa cour du 21, quai de Bourbon qui lui sert d’atelier extérieur, il prend une photographie intitulée Ramoneurs en marche, frise de trois personnages marchant vers l’est au soleil levant. Le seul élément net de la photo est la pierre gris sombre du parapet de l’île. Au loin, de l’autre côté du fleuve, le quai des Célestins, la ligne irrégulière des toits, le rythme serré des fenêtres noires dans le halo clair des maisons. Au premier plan, le trottoir, presque blanc, un peu brûlé par le tirage. Celui des trois personnages qui marche devant dépasse à peine le haut du parapet : c’est un enfant (il fallait un enfant dans les équipes de ramoneurs, pour monter dans les cheminées). Il est coiffé d’un bonnet et regarde vers le fleuve, si bien qu’on ne voit pas ses traits. Derrière, les deux autres figures sont des hommes, ils portent un sac sur l’épaule, leur visage noirci par la suie est encore obscurci par la visière de la casquette. Techniquement parlant, les personnages sont trop sombres, pas très nets, et le tirage est trop contrasté. Mais ce sont justement le flou et la violence des oppositions de valeurs qui donnent à cette image une nouveauté mystérieuse. On n’avait jamais rien vu de comparable, ni en gravure, ni en peinture où le sfumato le plus subtil n’est jamais aussi troublant que la vibration de la photographie dans cette brève et merveilleuse période de son innocence.
Malgré leurs réticences de principe, les écrivains et les artistes de l’époque sont fascinés. Le grand Nadar – le seul à avoir photographié, en une trentaine d’années, les quatre membres de l’équipe de relais du génie, Delacroix-Baudelaire-Manet-Mallarmé – raconte qu’on faisait la tournée des ateliers des photographes, comme aujourd’hui celle des galeries d’art contemporain. Ils étaient groupés sur les boulevards entre la rue de la Paix et la Madeleine : Nadar au 35, boulevard des Capucines (façade de verre et métal, si chargée d’histoire, détruite au début des années 1990 par le Crédit foncier pour y installer un magasin de chaussures), les frères Bisson et Le Gray un peu plus loin vers la Madeleine. « La boutique des Bisson fit fureur. Ce n’était pas seulement le luxe extraordinaire et le bon goût de l’installation ni la nouveauté et la perfection des produits qui arrêtaient le passant : il trouvait un intérêt non moins vif à contempler à travers le cristal des devantures les illustres visiteurs qui se succédaient sur le velours oreille d’ours du grand divan circulaire, se passant de main en main les épreuves du jour. C’était en vérité comme un rendez-vous de l’élite du Paris intellectuel : Gautier, Cormenin Louis, Saint-Victor, Janin, Gozlan, Méry, Préault, Delacroix, Chassériau, Nanteuil, Baudelaire, Penguilly, les Leleux – tous ! J’y vis, par deux fois, un autre amateur assez essentiel en son genre, M. Rothschild – le baron James, comme on l’appelait –, fort affable d’ailleurs et qui achevait déjà de ne plus se faire jeune. Et tout ce haut personnel d’état-major, au sortir de chez les Bisson, complétait sa tournée en montant chez le portraitiste Le Gray9. »
Bien qu’une place soit lentement accordée à la nouvelle invention parmi les pratiques artistiques – à partir de 1859 les photographes exposent dans le même bâtiment que celui du Salon –, l’œuvre majeure de la photographie de Paris au XIXe siècle est le résultat d’une commande technique et documentaire. En 1865, l’administration municipale décide de faire photographier les anciennes voies sur le point d’être détruites et confie le travail à Charles Marville. Connu comme illustrateur (il a participé avec Huet et Meissonier à une célèbre édition romantique de Paul et Virginie), ses débuts dans la photographie datent des années 1850, avec en particulier des études de nuages à la tombée du jour dans le ciel parisien – et c’est sans doute consciemment que cet homme cultivé cherchait à rivaliser sur ce thème, par les nuances de ses gris, avec les couleurs de Constable et de Delacroix. La tâche qui lui est proposée est sans précédent : décrire ce que l’on se propose de détruire, avec pour but de prouver que ce qui va disparaître ne valait pas la peine d’être conservé. Mais Marville va montrer le charme silencieux de ce qu’on voulait faire voir trouble et malsain. Sans aucune recherche de pittoresque, sans recourir le moins du monde à l’esthétique de la misère, il ne fait qu’utiliser les ressources de la photographie d’une façon qu’on qualifiera bien plus tard d’objective (Marville est aux rues du vieux Paris ce que Sander sera aux gens de Cologne dans les années 1930). Il place son appareil très bas, presque au ras du sol, si bien que dans ses images les pavés occupent une grande surface, avec un effet perspectif évoquant les tracés théoriques de la Renaissance italienne10. Souvent luisants de pluie, ils reflètent la lumière du petit matin ou du soir, quand les belles ombres accentuent les reliefs et les contrastes. Et bien qu’il n’y ait pas de personnages dans ses clichés, il utilise la lettre, omniprésente dans le Paris de l’époque – enseignes et réclames peintes sur les murs – pour faire sentir le cocasse ou la mélancolie. Rue de la Monnaie, où le seul signe de présence humaine est une charrette bâchée comme une tête de Magritte, c’est une Librería española à l’enseigne du Siège de Sébastopol ; rue de la Tonnellerie, au-dessus des antiques piliers des Halles, on conseille de traiter les Glaçures aux seins (et autres) par le Cosmétique Liébert (Ô Birotteau !) et sur l’autre face de la même maison d’angle opère un Cardeur de voitures à cheval et à bras. Bains russes place Saint-André-des-Arts, Dépôt d’huîtres de Dunkerque rue Mondétour, Matériaux de démolition à vendre passage des Deux-Sœurs, Henriat, Tolier-poëllier cour du Dragon, toutes ces activités, Marville les recense à la veille de leur disparition, sans aucun attendrissement décelable, et l’effet n’en est que plus saisissant.
Les 425 clichés qu’il réalise de 1865 à 1868 sont le seul grand souvenir visuel qui nous reste d’un Paris qui a complètement disparu. Elles sont là avec tous leurs détails, ces rues de la Cité qui existaient déjà au temps des deux François, Rabelais et Villon. Ce sont elles que Victor Hugo arpentait à l’époque de Notre-Dame de Paris, celles de Charles Nodier, d’Aloysius Bertrand, de Gérard de Nerval. Rue de Perpignan, rue des Trois-Canettes, rue Cocatrix, rue des Deux-Ermites, rue des Marmousets, rue Saint-Landry, rue du Haut-Moulin, rue Saint-Christophe où, sur la boutique face à l’hospice des Enfants-Trouvés, un panonceau indique qu’« au 15 octobre prochain, l’atelier de taillanderie sera transféré 20 rue Zacarie ». Les démolitions vont commencer : les hautes bornes de pierre, les échoppes, le pavage d’une irrégularité façonnée par les siècles, les estaminets, les pans coupés en gueule de four, les lampadaires, les enseignes, les cours, tout cet univers va disparaître pour faire place à la Préfecture de police et à l’Hôtel-Dieu, le plus sinistre des hôpitaux de Paris, ce qui n’est pas peu dire.
On utilise parfois les images de Marville pour illustrer le Paris de Baudelaire. C’est concevable à condition d’interpréter le génitif comme au temps de sans plus. Baudelaire ne s’est jamais étendu sur le charme des vieilles pierres et si l’on cherche des images baudelairiennes de Paris – ce qui est bien légitime pour lui qui a dit : glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion) – ce n’est pas à Marville qu’il faut s’adresser, c’est à Manet. Mais en France l’histoire officielle de l’art du XIXe siècle est si compartimentée, si soucieuse de ne pas se compromettre avec l’histoire sociale et politique, que les relations entre Baudelaire et Manet sont le plus souvent décrites de manière curieuse11. On lit souvent que Baudelaire n’a pas compris Manet, qu’il lui a préféré Constantin Guys. Dans cet empressement à prendre Baudelaire en défaut, je soupçonne un réflexe des conservateurs de musées contre celui dont ils sentent bien qu’il n’aurait pas été de leur bord. Ils oublient ou font semblant d’oublier que lorsque Baudelaire écrit à Manet la lettre tant de fois citée, lorsque au peintre qui se plaint de ne pas être compris12 il répond : « C’est vraiment bête ce que vous exigez. On se moque de vous ; les plaisanteries vous agacent ; on ne sait pas vous rendre justice, etc. Croyez-vous que vous soyez le premier homme dans ce cas ? Avez-vous plus de génie que Chateaubriand ou que Wagner ? On s’est bien moqué d’eux cependant, ils n’en sont pas morts. Et pour ne pas vous inspirer trop d’orgueil, je vous dirai que ces hommes sont des modèles, chacun dans son genre, et dans un monde très riche, et que vous, vous n’êtes que le premier dans la décrépitude de votre art », lorsqu’il envoie ces lignes meurtrières, il n’a pas vu l’Olympia. Il a vu Lola de Valence et il a écrit sur un coin de nappe le célèbre quatrain sur le bijou rose et noir, il a vu Le Déjeuner sur l’herbe l’année même du Peintre de la vie moderne, et aussi La Musique aux Tuileries, cette première image d’un Paris montré comme un théâtre pour les flâneurs13. Mais l’Olympia, il n’a pas pu la voir parce que depuis un an il s’est exilé à Bruxelles, et sa question dans la même lettre – « c’est vraiment un chat ? » – est un hoquet d’étonnement que figure dans le tableau un motif aussi ouvertement baudelairien. Baudelaire n’a pas pu « comprendre » Manet parce que le temps lui a manqué, parce qu’il n’a pu voir aucun des chefs-d’œuvre de la maturité. Quand on le ramène à Paris, son cerveau est détruit. À la maison de santé du docteur Duval, Manet vient le voir tous les jours, et les seuls moments où le malade montre des signes de contentement, c’est lorsque Mme Manet lui joue au piano des extraits de Tannhäuser.
L’Olympia est un Tableau parisien. Le seul à l’avoir dit sur le moment est un certain Ravenel, dans L’Époque, journal de l’opposition républicaine : « Peinture de l’école de Baudelaire, exécutée largement par un élève de Goya ; l’étrangeté de la petite faubourienne, fille des nuits de Paul Niquet, des mystères de Paris et des cauchemars d’Edgar Poe. Son regard a l’âcreté d’un être prématuré, son visage le parfum inquiétant d’une fleur du mal. » C’est bien là ce qui explique la pluie d’insultes la plus violente peut-être qu’ait jamais provoquée une peinture. Corps rappelant l’horreur de la morgue, squelette habillé par un maillot collant de plâtre, courtisane aux mains sales, aux pieds rugueux, le tout dessiné avec du charbon tout autour et de la pommade au milieu, et cette main posée sur le sexe, qui ressemble à un crapaud. Ces métaphores du sale, du malade, les références répétées au plâtre, à la suie, au charbon révèlent la peur, la haine des pauvres, surtout des pauvres qui ne restent pas à leur place, qui osent avoir du défi dans le regard, et à qui on offre des fleurs. Il faut se rappeler ce qu’était le nu normal. T. J. Clark publie deux photographies montrant les toiles achetées par l’État après le Salon de 1865, accrochées côte à côte. Europe enlevée par Jupiter par Schutzenberger, Le Sommeil de Vénus par Girard, élève de Gleyre, L’Enlèvement d’Anymoné par Giacomotti, prix de Rome 1854, La Perle et la vague par Baudry : fesses blanches et molles, poses extatiques, draperies volant aux vents marins14. Au beau milieu de ces tristes obscénités qui marquent la décadence finale d’un genre, on imagine l’effet produit par Victorine Meurent, son ruban de velours, sa négresse et son chat, et on comprend la fureur de ceux auxquels s’adresse Thoré dans son « Salon de 1865 » : « Qui encourage l’art mythologique et l’art mystique, les Œdipe et les Vénus, ou les madones et les saints en extase ? ceux qui ont intérêt à ce que l’art ne signifie rien et ne touche pas aux aspirations modernes. Qui encourage les nymphes et les galantes scènes Pompadour ? le Jockey-Club et le boulevard des Italiens. À qui vend-on ces tableaux ? aux courtisans et aux enrichis de la Bourse15. »
Théophile Gautier, tout dédicataire des Fleurs du mal qu’il est, se range parmi les critiques les plus virulents : « Olympia ne s’explique d’aucun point de vue, même en la prenant pour ce qu’elle est, un chétif modèle étendu sur un drap. Le ton des chairs est sale, le modelé nul. Les ombres s’indiquent par des rais de cirage plus ou moins larges. Que dire de la négresse qui apporte un bouquet dans un papier, et du chat noir qui laisse l’empreinte de ses pattes crottées sur le lit ? » Gautier est un proche des Goncourt, qui commencent Manette Salomon – roman sur l’influence dévastatrice d’un modèle juif sur le peintre Coriolis – au moment du scandale de l’Olympia. Le Bain turc de Coriolis, inspiré de Boucher, cette servante noire, cette « nudité (qui) dans l’atelier avait mis tout à coup le rayonnement d’un chef-d’œuvre », c’est sans doute une critique indirecte de l’Olympia de Manet, que les Goncourt tenaient pour un agent provocateur œuvrant, comme Baudelaire, pour le désastre de l’art16.
Manet, après les événements de 1870-1871 – le siège, où il sert avec Degas dans l’artillerie de la garde nationale, et la Commune –, sent qu’il ne peut plus peindre comme avant. Les massacres de la Semaine sanglante l’ont tellement choqué qu’il a même songé à tout arrêter. (Parenthèse : il n’est jamais question des opinions politiques de Manet, tout au plus de vagues allusions à des « sympathies républicaines » quand on en vient à La Rue Mosnier aux drapeaux. Il serait évidemment absurde de faire de Manet un révolutionnaire, mais on peut remarquer que : 1°) il n’est pas politiquement neutre de peindre en 1868 L’Exécution de Maximilien, exécution qui date de moins d’un an et qui, marquant la fin honteuse de l’expédition du Mexique, a secoué l’Empire. La gravure que Manet réalise pour la diffusion de l’œuvre est interdite d’impression par la censure. 2°) Pendant les années 1860, Manet a son atelier rue Guyot [Médéric] à la limite du quartier misérable de la Petite-Pologne que Haussmann commence à démolir pour percer le boulevard Malesherbes17. Dans ces parages, Manet côtoie le gitan Jean Lagrène qui vit dans un campement provisoire, harcelé par la police, et qui gagne sa vie en jouant de l’orgue de Barbarie. Il le prend pour modèle du Vieux Musicien. Derrière lui, assis sur le remblai, c’est le chiffonnier Collardet – le chiffonnier, personnage baudelairien entre tous – qui a servi de modèle pour Le Buveur d’absinthe, refusé au Salon de 1859. « Manet, écrit Meyer Shapiro, n’a choisi que des thèmes qui convenaient à sa nature (congenial) – pas simplement parce qu’ils étaient là, disponibles, ou parce qu’ils offraient des possibilités particulières en termes de lumière ou de couleur, mais parce qu’ils correspondaient à son univers, au sens premier ou de façon symbolique, et qu’ils étaient intimement liés à sa vision du monde », et il montre « son intérêt pour les réfractaires, les indépendants, les déclassés, et pour tout ce que la vie comporte en elle-même d’artistique (and the artistic in life itself) »18.
Cet intérêt pour les marginaux, pour la bohème de la rue, Antonin Proust (pour qui, « chez Manet, l’œil jouait un si grand rôle que Paris n’a jamais connu de flâneur semblable à lui et de flâneur flânant plus utilement ») en raconte un épisode dans ses Souvenirs : « Nous montions un jour ensemble ce qui a été depuis le boulevard Malesherbes, au milieu des démolitions coupées par les ouvertures béantes des terrains déjà nivelés…. Une femme sortit d’un cabaret louche, relevant sa robe, retenant sa guitare. Il alla droit à elle et lui demanda de venir poser chez lui. Elle se prit à rire. “Je la repincerai, dit-il, et puis si elle ne veut pas, j’ai Victorine”19. » 3°) Pendant la Commune, Manet part mettre sa famille à l’abri en province. Son nom figure pourtant sur la liste de la Commission des artistes, inscrit d’office en son absence, ce qui montre qu’on le considérait comme favorable au mouvement. Il est en très bons termes avec Courbet, qui préside la Commission et dont on retrouve à plusieurs reprises le nom dans les insultes au moment d’Olympia. Sur la Semaine sanglante, Manet fait deux lithographies, datées toutes deux de 1871 : La Barricade où, au milieu d’un carrefour parisien rapidement esquissé, un peloton de soldats versaillais – même groupement et mêmes attitudes que dans L’Exécution de Maximilien – fusille à bout portant un insurgé dont seul le visage horrifié se détache dans la fumée au-dessus des pavés ; et La Guerre civile, en aplats noirs et traits épais, deux cadavres d’insurgés au pied d’une barricade démantelée, un civil et un garde national dont on n’aperçoit que le bas du pantalon rayé.
Quand il se remet au travail, la peinture de Manet a complètement changé et sa nouvelle manière éclate par un tableau-manifeste. Pour la première fois, une image de Paris est exposée au Salon : on l’appelle tantôt Le Chemin de fer et tantôt La Gare Saint-Lazare, ce qui est sans grande importance car on n’y voit ni l’un ni l’autre20. L’œuvre déclenche un nouveau tollé. Cham intitule un dessin – qui fait la couverture du numéro spécial du Charivari sur le Salon de 1874 – La Dame au phoque, avec pour légende : « Ces malheureuses se voyant peintes de la sorte ont voulu fuir ! mais lui, prévoyant, a placé une grille qui leur a coupé toute retraite. » Un autre : « Deux folles, atteintes de Monomanétie incurable, regardent passer les wagons à travers les barreaux de leur cabanon. » Burty, Duret, les soutiens habituels de Manet, sont décontenancés. Zola ne trouve à louer que « la gamme charmante », répétant sans guère de conviction que Manet est « l’un des rares artistes originaux dont notre école puisse se glorifier »21.
C’est que l’on n’avait encore rien vu qui ressemblât à ce tableau. La scène est située dans le quartier de l’Europe où Manet vient de s’installer (son nouvel atelier est au 4, rue de Saint-Pétersbourg22). Mais ce n’est pas seulement la nouveauté du cadre et du sujet – le train, aussi symbolique de la vie moderne que la place de l’Europe l’est du Paris moderne – qui rend ce tableau scandaleux. Sa technique elle-même suscite un sentiment d’étrangeté, elle transgresse les règles, elle est sous une influence extérieure, et c’est celle de la photographie. Non que Manet ait travaillé sur ou d’après un cliché – comme le fait son voisin Caillebotte, l’ingénieur, dont on a gardé les calques pour les impeccables perspectives de Temps de pluie à Paris, au carrefour des rues de Turin et de Moscou ou du Pont de l’Europe23. Le premier plan de La Gare Saint-Lazare est à la fois très proche et très net : de face, Victorine Meurent, portant autour du cou le ruban de velours qui dans l’Olympia était son seul vêtement, et de dos la petite Suzanne, regardant vers les voies, en profil perdu. Mais au-delà des grilles, l’arrière-plan n’est pas net, comme dans une photographie à faible profondeur de champ. Ce n’est pas seulement un effet de la fumée qui s’élève au-dessus des voies invisibles : délibérément Manet a choisi de placer un premier plan très peu profond devant un fond flou, procédé contraire à toutes les règles qui, depuis Léonard au moins, régissaient la perspective aérienne, mais qui est courant en photographie. Dans d’autres vues de Paris réalisées peu de temps auparavant par des peintres proches de Manet – celles de Monet, peintes du haut du deuxième étage du Louvre en 1867, Saint-Germain-l’Auxerrois, Le Jardin de l’Infante, Le Quai du Louvre ; ou encore l’Homme nu-tête vu de dos à la fenêtre de Caillebotte peint depuis son appartement de la rue de Miromesnil, ou Le Pont-Neuf de Renoir –, malgré la vibration « impressionniste » de la touche, les lointains sont aussi nets que chez Van Eyck. De plus, La Gare Saint-Lazare est peinte avec une seule couleur ou presque : bleue avec des rehauts de blanc, la robe de Victorine ; blanche avec un gros nœud et des broderies bleues, celle de la petite Suzanne ; bleu-noir la grille ; blanc bleuté le nuage de fumée qui est à la fois un signe de l’absence et comme un troisième personnage du tableau. Et surtout le personnage de Victorine, qui lève les yeux du livre où elle était plongée – ses doigts sont placés entre les pages comme des signets, ce qui indique qu’elle compare des passages ou qu’elle consulte les notes –, ce personnage qui n’exprime rien d’autre qu’une surprise vague est au plus haut point photographique par le rendu du soudain, du fortuit. C’est un instantané, il n’y a aucune anecdote (Duret est bien ennuyé : « En fait, il n’y a pas de sujet du tout »), aucune psychologie non plus au sens des portraits de Rembrandt ou même de Goya. Si Manet a choisi tant de fois Victorine Meurent comme modèle depuis La Chanteuse de rues jusqu’à La Gare Saint-Lazare, c’est qu’elle a ce regard insondable qui, sans rien exprimer de dicible, crée une attente, une inquiétude. Ce regard noir, frontal et mystérieux, qui était déjà celui de Victorine tournant la tête vers le regardeur avec une adorable gaucherie dans Mlle V… en costume d’espada, Manet l’a donné aux inoubliables femmes de son Paris, à Berthe Morisot dans Le Balcon, à Henriette Hauser dans Nana, jusqu’à la dernière, la blonde Suzon d’Un bar aux Folies-Bergère. Et quand les regards de ses modèles sont clairs et obliques – bourgeoise élégante de La Serre ou pauvre fille seule de La Prune – alors seulement s’y glisse peut-être quelque chose comme une légère mélancolie.
Manet a bien réussi à donner le change. À force d’être beau et généreux, de refuser les signes picturaux habituels de l’affect, de ne pas composer ses tableaux au sens habituel du terme – alors que dans la série des Gare Saint-Lazare de Monet, toute novatrice qu’elle est, chaque toile est structurée comme un paysage de Poussin –, il est tenu pour un artiste incomplet, un peintre sans idées, sans culture, surtout maintenant qu’il a si bien intériorisé l’héritage de Hals, de Goya et de Vélasquez qu’on ne le distingue plus. Désormais Zola n’y comprend rien. Mais pour Mallarmé, qui passe chaque soir à l’atelier en revenant du lycée Fontane [Condorcet, rue du Havre devant la gare Saint-Lazare], Manet « est le peintre, entendez celui auquel nul autre ne se peut comparer24 », et il le montre « en atelier, la furie qui le ruait sur la toile vide, comme si jamais il n’avait peint25 ». Mallarmé était, il est vrai, mieux placé que Zola pour comprendre le Manet des dernières années, le Manet qui a sa place dans la lignée des peintres énigmatiques, difficiles comme on dit, dont les tableaux peuvent se dater, se décrire, se radiographier, se suivre de collection en collection, mais dont les intentions restent voilées et chez qui l’obscurité fait en quelque sorte partie du sens. Qui peut être sûr d’avoir vraiment compris La Flagellation d’Urbino, même depuis que Carlo Ginzburg a éclairci l’identité des trois personnages placés là par Piero della Francesca, au premier plan, dans un conciliabule éternellement mystérieux ?
Dans l’historiographie officielle, les années 1870 sont présentées comme l’époque où se fonde la démocratie parlementaire moderne, où se bâtit l’école laïque, où se reconstruit matériellement et moralement un pays secoué par la défaite et la guerre civile. On feint d’oublier qu’il s’agit d’une période de réaction comme il en survient après les échecs des révolutions. La nature même du régime n’est acquise qu’en 1875 lorsque, comme on sait, la république est votée presque par raccroc à une voix de majorité. Ces années-là, au 14 Juillet, Monet peint La Rue Montorgueil pavoisée et Manet La Rue Mosnier aux drapeaux, réapparitions du drapeau tricolore quasi absent de la peinture depuis la Liberté de Delacroix et qui a alors un sens très précis, opposé au drapeau blanc du comte de Chambord dont on cherche à faire Henri V. Des dizaines de milliers de communards sont encore exilés, emprisonnés, déportés ou transportés26.
Au cours de ces années apparaissent à la fois l’expression ordre moral et un phénomène que l’on peut tenir pour la révélation de sa face cachée. C’est le début d’une période brève – trente, quarante ans tout au plus – où Paris devient ce qu’il n’avait jamais encore été, le sujet principal de la peinture moderne. Non par les sites célèbres, les vieilles pierres, les jeux du soleil sur les monuments, les élégantes au Bois : ce que choisissent Degas et Manet – car au début, c’est d’eux et d’eux presque seuls qu’il s’agit –, c’est l’univers du plaisir, du divertissement nocturne, celui où se mêlent toutes les strates de la ville, celui où la vie continue sans que la police la plus vigilante parvienne à bien la contrôler. Il s’établit alors entre les deux peintres une sorte de dialogue, sans doute muet : ils s’observent avec plus que de l’intérêt, mais sans affinité ni même communauté de travail comme naguère entre Monet et Renoir à la Grenouillère.
Ils ont pourtant beaucoup en commun. Tous deux, c’est essentiel, sont de vrais Parisiens, les seuls parmi les grands peintres du moment. Degas, né rue Saint-Georges et mort boulevard de Clichy, ne s’est jamais beaucoup éloigné de Pigalle, comme Manet est toujours resté entre les Batignolles, le quartier de l’Europe et la place Clichy. Issus de la même bourgeoisie aisée, ils ont les mêmes goûts pour les vieux maîtres du Louvre, pour l’Italie, la même passion pour la musique. Mais quand Manet expose Un bar aux Folies-Bergère au Salon de 1882, Degas écrit à Henri Rouart : « Manet, bête et fin, carte à jouer sans impression, trompe-l’œil espagnol, peintre… enfin vous verrez. » Les passerelles entre eux, ce sont Berthe Morisot, disciple de Degas autant que de Manet, et Mallarmé, l’un des rares qui en imposait à Degas, lequel s’essayait régulièrement à la poésie. Tous deux ont exprimé un aspect différent de la personnalité de Mallarmé : dans son portrait par Manet – la main tenant le cigare qui fume au-dessus du papier blanc, le regard une fois encore insondable, concentré, perdu au loin –, c’est le génie ; dans la photographie de Degas où Mallarmé est debout, de profil, tourné en souriant légèrement vers Renoir assis, c’est sa si particulière bonté.
Femmes à la terrasse des cafés, clients et serveuses, musiciens dans la fosse du nouvel opéra de Garnier saisis par Degas à contre-jour dans un cadrage inouï, Bal masqué à l’Opéra de Manet – qui est comme une illustration du début de Splendeurs et misères des courtisanes –, chanteuses de beuglant, scènes de bordel, cirque Fernando où Degas peignant Mademoiselle Lala dans son numéro de trapèze volant à cheval prétendait, toujours pince-sans-rire, rivaliser avec les plafonds de Tiepolo : pendant plus de dix ans ce sont des centaines de croquis, de pastels, de toiles. Mais dans cet univers du plaisir il n’y a aucune gaieté. Les recherches de Degas sur les effets de la lumière électrique – qui remplace alors le gaz dans l’éclairage des spectacles –, si subtiles qu’elles sont comme un double urbain et nocturne des effets de soleil de Monet sur la cathédrale de Rouen, accentuent la « laideur » des chanteuses de café-concert. Les grosses serveuses des brasseries de Manet, les filles fatiguées, les clients en habit ou en blouse d’ouvrier, tous regardent ailleurs, ordinaires et lointains. Rien des orgies des Flamands ni de la mélancolie allègre des fêtes galantes. Certes ni Manet ni Degas – le réactionnaire, le misogyne, l’antisémite Degas – n’utilisent consciemment le thème du plaisir à Paris pour dévoiler les tares d’une société, mais ils sont tellement fulgurants dans l’ellipse, tellement forts pour montrer sans décrire, que les attitudes, les regards, les groupements font émerger de l’intérieur la vérité sur l’époque. Sans déchargeurs de charbon ni mendiantes faméliques, ils disent le règne de l’argent (ce chef-d’œuvre, La Bourse de Degas). Ils montrent la solitude dans la ville, solitude à deux dans L’Absinthe de Degas, solitude tout court dans La Prune de Manet. Ils montrent l’exploitation de la femme, maigres gamines du corps de ballet de l’Opéra, vieilles prostituées attendant le client aux terrasses des boulevards, et ces pauvres petites Olympia, ces Nana en herbe dont le désarroi est à peine indiqué en quelques coups de pinceau, dans l’ombre des hauts-de-forme.
C’est par le thème du divertissement nocturne qu’après le sommet d’Un bar aux Folies-Bergère et la mort de Manet, la jonction se fait avec la génération suivante, celle de Seurat, qui consacre au café-concert les plus inquiétants de ses dessins au crayon Conté et qui peint Chahut, tableau grinçant sur une danse scandaleuse ; celle de Lautrec qui passe ses nuits au bordel et au music-hall, à dessiner ; celle de Bonnard dont France-Champagne, première affiche illustrée en lithographie, couvre les murs de Paris. Tous sont des peintres de La Revue blanche et c’est dans les locaux de la revue, rue Laffitte, que Fénéon montera la première rétrospective Seurat quelques mois après la mort du peintre. La série des Place Clichy de Bonnard, celle des Jardins publics de Vuillard sont les derniers grands moments de la peinture de Paris, dont la fin se situe à la même époque que celle de la Revue, dans les années 1900-1905.
Un bouleversement se produit alors, issu du symbolisme qui ne faisait aucune place à l’esthétique ni à la poétique-politique de la grande ville. Au tournant du siècle, Paris, presque soudainement, cesse d’être ce qu’il était depuis La Comédie humaine, Les Misérables et Les Fleurs du mal, depuis les débuts de la photographie, depuis l’Olympia et les Femmes à la terrasse d’un café, le soir : le grand sujet moderne. Le nouveau paradigme qui émerge et prend sa place est construit autour d’inventions qui relèguent la machine à vapeur du côté de l’archéologie et qui ont en commun ce qui va être la marque-frontière sans cesse reculée du nouveau siècle : la vitesse. Aucune autre capitale ne vient occuper la place de Paris car c’est l’imaginaire même de la ville qui change. Dans Zone, placé stratégiquement en tête d’Alcools, la cité qu’évoque Apollinaire (« Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine/Ici même les automobiles ont l’air d’être anciennes ») est proche des projets dessinés par Sant’Elia, El Lissitzky, Le Corbusier, villes fantastiques, aérodromes suspendus au haut de tours immenses, centrales électriques-cathédrales, grandes avenues désertes comme dans le Turin de De Chirico. Verlainien et futuriste à la fois, Apollinaire le flâneur des deux rives est à l’aise pour théoriser dans son grand écart entre deux mondes, et c’est son amie Sonia Delaunay qui marque ce qui est peut-être le point final de la peinture de Paris avec Le Bal Bullier, où elle a si souvent dansé et qu’elle montre comme une pluie de boules multicolores dans la nuit, magnifique tableau entre le Degas des Ambassadeurs et le premier Kandinsky27.
Rien ne montre mieux ce changement de paradigme que la Recherche du temps perdu, livre de grande descendance balzacienne mais qui, sur Paris, raconte au fond peu de chose. Les innombrables passages où le Narrateur parle de peinture traitent de paysages, parfois de portraits, jamais de Paris. Souvent, par le jeu des comparaisons (qu’on appelle souvent, je ne sais pourquoi, ses métaphores), Proust glisse vers d’autres villes, plus propices au déroulement de ses images, plus colorées : « C’est à ses quartiers pauvres (de Venise) que font penser certains quartiers pauvres de Paris, le matin, avec leurs hautes cheminées évasées auxquelles le soleil donne les tons les plus vifs, les rouges les plus clairs ; c’est tout un jardin qui fleurit au-dessus des maisons, et qui fleurit en nuances si variées qu’on dirait, planté sur la ville, le jardin d’un amateur de tulipes de Delft ou de Harlem. » De tempérament, Proust n’est pas un flâneur. Peut-être l’asthme y est-il pour quelque chose, mais en réalité le moteur même de la Recherche rend les rues de la grande ville impropres à nourrir le récit28. C’est à travers la fenêtre de sa chambre qu’il perçoit les bruits de Paris (le début de La Prisonnière où le Narrateur au réveil devine le temps qu’il fait, « selon qu’ils (les premiers sons) me parvenaient amortis et déviés par l’humidité ou vibrants comme des flèches dans l’aire résonnante et vide d’un matin spacieux, glacial et pur »), et qu’il en observe le spectacle (« Si, sortant de mon lit, j’allais écarter un instant le rideau de ma fenêtre…. c’était aussi pour apercevoir quelque blanchisseuse portant son panier à linge, une boulangère à tablier bleu, une laitière en bavette et manches de toile blanche tenant le crochet où sont suspendues les carafes de lait, quelque fière jeune fille blonde suivant son institutrice….»). Il est rare que Proust cite le nom d’une rue parisienne ou y localise avec précision une rencontre ou un événement. Même l’hôtel de Guermantes, domicile du Narrateur et lieu central de l’œuvre, n’est pas situé de manière évidente : on pense souvent qu’il s’agit d’un hôtel du VIIe arrondissement alors qu’il est proche du parc Monceau, si bien que le classement du salon de la duchesse comme « le premier du faubourg Saint-Germain » est d’ordre (réellement cette fois) métaphorique. Dans la Recherche, les trous de temps – en comparaison desquels celui que Proust admire dans L’Éducation sentimentale fait figure de peu profond ruisseau29 – font alterner des plages chronologiquement indéterminées et des moments parfaitement datés et caractérisés : la Recherche est sans égale sur l’affaire Dreyfus vue par l’aristocratie et la haute bourgeoisie parisienne, et sur l’atmosphère de Paris pendant la guerre rien ne vaut le passage du Temps retrouvé qui commence, suprême ironie, par une description de la mode féminine : « Comme par l’ensemencement d’une petite quantité de levure, en apparence de génération spontanée, des jeunes femmes allaient tout le jour coiffées de hauts turbans cylindriques comme aurait pu l’être une contemporaine de Mme Tallien, par civisme, ayant des tuniques égyptiennes droites, sombres, très “guerre”, sur des jupes très courtes…. » Cette subtile manipulation du Temps aurait peut-être été gênée par une localisation trop précise des personnages et des événements dans la ville, et le flou topographique vient redoubler cette brume chronologique où c’est un délice que de s’égarer.
Comme Marville pour Baudelaire, on met souvent Atget à contribution pour illustrer le Paris de Proust. Singulière idée, car les lieux d’Atget et de Proust ne se recoupent pas. Proust habite toute sa vie les quartiers récents de la rive droite, rue de Courcelles, boulevard Malesherbes, rue Hamelin. Il y situe, on l’a vu, l’hôtel de Guermantes, et quand ses personnages ont une adresse précise, c’est le plus souvent dans les quartiers élégants entre l’Opéra et l’Étoile30. Atget n’a presque jamais photographié ces endroits puisqu’il a consacré son temps au Paris d’avant Haussmann, et les petits métiers qu’il montre devant l’église Saint-Médard n’ont sans doute pas grand-chose en commun avec ceux du boulevard Malesherbes, dont le Narrateur entend les cris depuis son lit dans La Prisonnière31.
Une longue carrière, une œuvre immense et dispersée – plus de dix mille clichés dont la numérotation et le classement forment un labyrinthe dans le labyrinthe –, une vie solitaire dont les indices sont rares et discordants, une gloire posthume d’importation américaine, tout concourt à faire d’Atget l’un des artistes de Paris les plus difficiles à bien comprendre32. S’il fallait lui associer une œuvre littéraire, ce serait évidemment La Comédie humaine : Pons rue de la Perle, Rastignac et de Marsay rue Montorgueil au Rocher de Cancale, Birotteau à l’angle des rues Pirouette et Mondétour, Esther au coin de la rue Sainte-Foy et de la rue d’Alexandrie, on pourrait presque trouver une photo par épisode tant il est vrai que le Paris d’Atget, malgré Haussmann, est plus proche de Balzac que de nous. Mais bien que ni Charlus, ni sa cousine Oriane, ni M. de Norpois n’aient été des piliers des cabarets d’Atget – dont le nom et l’adresse à eux seuls tiennent de la magie toponymique parisienne, À l’Homme Armé, rue des Blancs-Manteaux ; À la Biche, rue Geoffroy-Saint-Hilaire ; Au Réveil-Matin, rue Amelot ; Au Soleil d’Or, rue Saint-Sauveur – non plus que des familiers des campements de chiffonniers du boulevard Masséna, il existe entre Atget et Proust une parenté profonde : tous deux sont des promontoires avancés – à tous les sens du terme – du XIXe siècle à l’intérieur du XXe. Peu importe que Proust apparaisse aujourd’hui comme la fin éblouissante d’une littérature née plus de deux siècles auparavant avec les auteurs chéris de la grand-mère du Narrateur, Saint-Simon et Mme de Sévigné, et qu’Atget soit au contraire considéré comme un passeur, un chaînon entre la photographie pictorialiste et le surréalisme – rôle qu’il n’a du reste pas tenu et dont l’invention tient au besoin de fabriquer du linéaire historique, même avec du discontinu et du disparate. L’œuvre d’Atget et celle de Proust sont en France les deux derniers grands efforts pour atteindre à une totalité, non pas au sens d’œuvre d’art totale mais à celui d’exploration totale d’un monde.
Atget a beaucoup travaillé sur commande, ce qui peut sembler contradictoire avec une telle ambition. Mais chez lui, l’un des traits dont on est sûr est l’indépendance d’esprit, le mauvais caractère : il interprétait les commandes à sa façon, si bien que même les travaux les plus répétitifs en apparence – l’ensemble de ses heurtoirs, réalisé pour des décorateurs ornemanistes à la recherche de motifs « grand siècle », ou les détails des contreforts et des toitures de Saint-Séverin – ne forment pas des catalogues mais des séries, comme on le dit des Peupliers au bord de l’Epte de Monet ou des Corridas de Picasso. Il est vain de chercher une différence de qualité entre son travail personnel et les commandes33. Ses Nus, photographiés dans des maisons closes du quartier de la Chapelle, sur des couvre-lits à fleurs devant des papiers peints à fleurs, lisses, sans aucun modelé, pris dans toutes les postures sans qu’on voie jamais les visages, ces corps monumentaux et mystérieux qui renvoient les nus les plus célèbres de Weston ou d’Irving Penn au chapitre de l’anecdote, sont l’aboutissement d’une commande de Dignimont, peintre et décorateur de théâtre assez célèbre dans l’entre-deux-guerres.
Les classements d’Atget lui-même et les travaux qui lui sont consacrés présentent son œuvre en insistant tantôt sur la thématique (par exemple les Albums34) tantôt sur la topographie. Le risque est de méconnaître l’évolution de cette œuvre avec le temps, de la considérer comme homogène alors qu’elle s’étale sur plus de trente ans. Pendant toute cette période, il est vrai, Atget est resté fidèle au matériel de ses débuts, la chambre à soufflet, les châssis chargés des plaques de verre 18 × 24 cm, le pied en bois, la trousse d’objectifs, tout ce lourd bric-à-brac qu’il transportait chaque matin depuis la rue Campagne-Première. Pourtant, il y a un monde entre ses Petits Métiers photographiés entre 1898 et 1900 – mitron, porteuse de pain, raccommodeur de porcelaine, joueur d’orgue, bitumiers, cardeurs, forts des Halles, pris d’assez loin, frontalement, très posés – et les Zoniers de 1912-1913, où il saisit en masse dans le désordre de leurs roulottes, de leurs cabanes de planches, de leurs cités, les chiffonniers, leurs femmes, leurs nuées d’enfants, leurs amoncellements, leurs chiens, leurs charrettes. En quinze ans, Atget est passé de types pittoresques comme on en voyait dans les gravures du XIXe siècle à la représentation de la misère aux portes de la grande ville35.
Place de la Bastille près du bassin de l’Arsenal, le long d’une grille en fonte qui n’existe plus, une trentaine de personnes groupées autour d’un lampadaire observent le ciel, tous dans la même direction, à travers de petits rectangles qu’ils tiennent à la main. Cette photographie d’Atget illustre la couverture du n° 7 de La Révolution surréaliste. L’image porte comme légende Dernières conversions. Le nom du photographe n’est pas mentionné, soit qu’Atget n’ait pas apprécié le détournement (la vraie légende est : L’Éclipse, avril 1912), soit plutôt qu’il ait refusé de personnaliser ce qu’il tenait toujours pour des documents. En feuilletant la collection de la R.S. on trouve trois autres photos, pas davantage créditées mais qui sont à coup sûr de lui : dans le même n° 7, la vitrine d’un magasin de corsets illustrant un rêve de Marcel Noll, et une prostituée attendant le client pour Le Pont de la mort de René Crevel. Dans le n° 8, une rampe d’escalier Louis XV en fer forgé, photographie sans doute recadrée, est reproduite dans Les Dessous d’une vie ou la pyramide humaine d’Éluard (« D’abord un grand désir m’était venu de solennité et d’apparat….»). Les contacts certains entre Atget et le surréalisme s’arrêtent là. Ils sont dus, on le sait, à une relation de bon voisinage (au 17, rue Campagne-Première qui n’est pas un immeuble mais une allée entre la rue Campagne-Première et la rue Boissonnade, bordée de petites maisons) avec Man Ray qui faisait circuler les travaux d’Atget dans les ateliers de Montparnasse, et avec sa compagne du moment, Berenice Abbott, qui lui achetait de temps en temps un tirage. Elle fera de lui en 1927, l’année de sa mort, un portrait saisissant (un portrait bien qu’il existe deux vues, une face et un profil comme à l’Identité judiciaire, mais les deux ne font qu’un) où se lisent dans les yeux clairs, sans doute bleus, la fatigue de l’âge et l’effet cumulé de tout ce qu’il a regardé avec tant de concentration affectueuse pendant trente ans.
Atget n’a lié aucun contact direct avec le groupe surréaliste : les groupes n’étaient pas son fort et d’ailleurs il n’a jamais fait partie de rien. Parmi les photos que Breton choisit pour illustrer certains de ses livres, aucune n’est d’Atget et nulle part son nom n’est mentionné dans les publications du groupe. Que ses « photos parisiennes annoncent la photographie surréaliste, ce détachement précurseur de la seule importante colonne que le surréalisme ait réussi à mettre en branle », c’est évident36. On voit bien ce qui pouvait frapper les surréalistes dans ces rues vides comme un logis sans locataire, où les rares indices humains sont des silhouettes de garçons de café derrière des vitres ou la trace floue du passage, pendant la pose, d’un être ou d’un fantôme. De Chirico lui aussi habitait 17, rue Campagne-Première. Avec les vitrines qu’Atget photographie pendant ses dernières années – coiffeur boulevard de Strasbourg, naturaliste rue de l’École-de-Médecine, chapelier avenue des Gobelins, postichier au Palais-Royal –, avec ses extraordinaires accumulations, de bottines, de légumes, de casquettes, Atget a écrit Le Paysan de Paris avant Aragon37. Et il traverse le début du siècle à sa façon occulte, têtue, insaisissable, city artist comme Hamish Fulton ou Richard Long seront plus tard land artists, créant en chemin l’installation-inventaire avec des images bouleversantes, Intérieur de M. C., décorateur d’appartements, rue du Montparnasse, ou Petite chambre d’une ouvrière, rue de Belleville.
L’entre-deux-guerres est un nouvel âge d’or pour la photographie de Paris – pour la photographie française en général. Elle échappe à la tendance qui envahit la peinture, la sculpture, la littérature, la musique, l’architecture vers 1925 : le retour, après tant d’excès d’origine étrangère, au métier soigné, aux matériaux nobles, aux formes calmes, à la belle langue, aux valeurs de la terre et de la culture françaises. Ce ne sont pas seulement les disciples de Charles Maurras qui défendent ce néo-néoclassicisme : la ligne Derain-Chardonne-Cocteau-Maillol-De Chirico nouvelle manière-Valéry version Trocadéro 1937 l’emporte à Paris, sur fond de xénophobie et d’antisémitisme. Rien d’étonnant à ce que bon nombre des virtuoses du bronze et de l’imparfait du subjonctif se soient trouvés quelques années plus tard gentiment pétainistes, si ce n’est franchement nazis comme Vlaminck ou Brasillach.
Si la photographie sort indemne de cette passe, c’est grâce à deux interventions. Il y a d’abord le violent antagonisme de Dada puis du surréalisme – consubstantiel à la photographie – envers tout ce que représentait le retour à l’ordre de Cocteau, tenu par Breton pour « l’être le plus haïssable de ce temps38 », et envers cet académisme généralisé où viennent se fondre, comme au Bœuf sur le Toit, diverses avant-gardes converties aux valeurs et aux charmes de la bourgeoisie (« les Valéry, les Derain, les Marinetti, au bout du fossé la culbute39 »). L’autre élément protecteur, c’est l’afflux à Paris de photographes étrangers. C’est Man Ray, apportant de New York l’esprit dada contracté auprès de Marcel Duchamp. Son charme réunit autour de lui à Montparnasse des photographes et des plasticiennes de grand talent et de grande beauté, Berenice Abbott, Lee Miller, Meret Oppenheim, Dora Maar, « ces femmes qui exposent jour et nuit leurs cheveux aux terribles lumières de l’atelier de Man Ray40 ». Il est le plus populaire d’une grande lignée anglaise et américaine de photographes de Paris : depuis Fox Talbot, il y avait eu Alfred Stieglitz, Edward Steichen, Alvin Langdon Coburn, Lewis Hine, et la série se poursuivra après 1945 avec William Klein, Bill Brandt, Irving Penn et surtout Robert Frank (cette ouverture naturelle des photographes anglo-saxons contraste avec le peu d’intérêt des écrits en langue anglaise sur Paris. Sans parler de Jours tranquilles à Clichy de Henry Miller, ni du consternant Paris est une fête de Hemingway, ni de la sympathique mais peu convaincante Vache enragée d’Orwell, Les Ambassadeurs de Henry James, ouvrage subtil d’un auteur subtil, rate son but dans l’évocation de ce qui devait être le moteur du livre, le charme de Paris en été. Même les adresses des personnages, même leurs noms sonnent faux – ces noms dont le choix est si important que Balzac, on l’a vu, passait des jours entiers à les traquer à travers la ville et que Proust, entreprenant la Recherche, abandonnera les symbolismes de Jean Santeuil pour ces patronymes si extraordinairement justes, Swann, Charlus, Verdurin).
Man Ray mis à part, c’est de l’Est qu’arrivent presque tous les photographes qui s’installent à Paris entre les deux guerres, de ce grand Est qui n’a cessé depuis le XVIIIe siècle de fertiliser la vie parisienne. Juifs ou réfugiés politiques (ou les deux, comme Robert Capa ou Gisèle Freund), elles et eux ont quitté l’Allemagne (Ilse Bing, Joseph Breitenbach, Raoul Hausmann, Germaine Krull, Wols), la Pologne (David Seymour dit Chim, qui sera l’un des fondateurs de l’agence Magnum), la Lituanie (Izis, Moï Ver), la Hongrie (Brassaï, André Kertész, François Kollar, Rogi André, Éli Lotar). Ils apportent avec eux la technique de la photographie allemande et soviétique des années 1917-1922. Ils apportent aussi, et ce n’est pas le moindre des contenus de leurs valises, une faculté d’étonnement, une nouveauté de regard sur la métropole. Tzara écrit en 1922 – et ces phrases que cite Walter Benjamin dans la Petite Histoire de la photographie s’appliquent si bien à eux : « Lorsque tout ce qui se nommait art fut devenu paralytique, le photographe alluma son ampoule de mille bougies et peu à peu le papier sensible absorba la noirceur de quelques objets d’usage. Il avait découvert la portée d’un tendre et vierge éclair, plus important que toutes les constellations offertes au plaisir de nos yeux. »
« L’invention de la photographie a porté un coup mortel aux vieux modes d’expression, tant en peinture qu’en poésie où l’écriture automatique apparue à la fin du XIXe siècle est une véritable photographie de la pensée. » Ainsi débute le texte de Breton pour le catalogue de l’exposition Max Ernst de 1921 au Sans-Pareil, l’une des grandes manifestations de Dada à Paris. C’est aussi le début des rapports ambigus entre ce que sera le surréalisme et ce qu’est la photographie qui, même (surtout ?) avec l’appareil le plus automatique, n’aboutit pas aisément à des images dictées par l’automatisme tel que défini par le Premier Manifeste du surréalisme. Les surréalistes ont inventé toutes sortes de procédés pour sortir la photographie de son réalisme, de son illusionnisme en trompe-l’œil : le rayogramme, la solarisation, les expositions multiples du même négatif (qu’on appelle souvent surimpression), parfois le photomontage (technique plutôt dadaïste et allemande), ou encore le brûlage, dont Raoul Ubac, son inventeur, expliquait que « c’était un automatisme de destruction, une dissolution complète de l’image vers l’informel absolu41 ». Dans la photographie surréaliste, il existe un clivage entre image manipulée et image obtenue « naturellement », clivage aussi profond que celui qui sépare l’automatisme de Miró ou Masson de l’illusionnisme magique de Magritte ou Ernst. À de très rares exceptions près (une Place Vendôme solarisée de Tabard, ou le distordu 22 rue d’Astorg de Dora Maar), les images surréalistes de Paris sont des photographies non manipulées. Man Ray, grand inventeur de trucs variés, a très peu photographié Paris, et quand Breton lui demanda de faire les photos pour illustrer Nadja il se déchargea des vues de la ville sur son assistant Jacques Boiffard, se réservant les portraits, d’Éluard, de Péret, de Desnos.
Pour Nadja, Breton obéit à sa propre exhortation (« Et quand donc tous les livres valables cesseront-ils d’être illustrés de dessins pour ne plus paraître qu’avec des photographies ?42 ») avec une idée très précise de ce qu’il veut. En septembre 1927 il écrit à Lise Deharme : « Je vais publier l’histoire que vous connaissez en l’accompagnant d’une cinquantaine de photographies relatives à tous les éléments qu’elle met en jeu : l’hôtel des Grands Hommes, la statue d’Étienne Dolet, et celle de Becque, une enseigne “Bois-Charbons”, un portrait de Paul Éluard, de Desnos endormi, la porte Saint-Denis, une scène des Détraqués, le portrait de Blanche Derval, de Mme Sacco, un coin du marché aux puces, l’objet blanc en écrin, la librairie de L’Humanité, le marchand de vin de la place Dauphine, la fenêtre de la Conciergerie, la réclame de Mazda, le portrait du professeur Claude, la femme du musée Grévin. Il faut aussi que j’aille photographier l’enseigne “Maison Rouge” à Pourville, le manoir d’Ango….43.» Dans un bref Avant-dire de 1962, il écrira que « l’abondante illustration photographique a pour objet d’éliminer toute description ». Ce n’est sans doute pas la seule raison. Le redoublement du texte par l’image produit le même décalage que la double exposition d’un cliché, que les deux paires d’yeux de La Marquise Casati de Man Ray, et cet effet troublant est souligné à dessein par la répétition de la phrase correspondante du texte comme légende de la photo, procédé repris des romans populaires dont se régalaient les surréalistes.
Réussite unique – les illustrations de L’Amour fou et des Vases communicants, trop hétéroclites, n’ont pas le même effet –, les images de Boiffard pour Nadja, souvent jugées banales, assimilées à des cartes postales44, sont parmi les seules photographies surréalistes où se fasse sentir l’influence d’Atget, que Boiffard connaissait directement : assistant de Man Ray, il travaillait et habitait souvent rue Campagne-Première. Les lieux sont presque tous vides, et les cadrages, comme chez le dernier Atget, ne cherchent pas à saisir un ensemble mais à pointer le détail signifiant, la grande flèche à la librairie de L’Humanité (« On signe ici »), l’enseigne du Sphinx Hôtel, la charrette et l’échelle sous l’ampoule immense de « l’affiche lumineuse de Mazda sur les grands boulevards ». Comme Breton, comme Aragon, comme Naville, comme Fraenkel, Boiffard venait de la médecine, et quand Breton affirmait que dans Nadja « le ton adopté pour le récit se calque sur celui de l’observation médicale », il pouvait l’entendre45. S’il est banal dans cette série de photos, c’est de façon clinique : dans l’examen clinique, tout est banal sauf le signe.
Depuis le Cyrano de la place Blanche jusqu’à la Promenade de Vénus de la rue de Viarmes, la vie collective du groupe surréaliste est passée par beaucoup de cafés. Les surréalistes ont été les premiers à faire entrer la photographie dans ces lieux si souvent montrés de l’extérieur par Atget (le matériel et les films font alors de grands progrès : le Leica, premier appareil 24 × 36, est contemporain de Nadja). Chez les plus grands – en matière de cafés, ce sont Brassaï et Kertész, et tant pis pour ceux qui objecteront qu’ils n’avaient pas leur carte du groupe –, on perçoit l’infinie distance qui sépare une image anecdotique d’une image littéraire. Les yeux baissés, une jeune femme lit le journal dans un café. Derrière elle, à travers des vitres, le gris uniforme de la rue vide. Devant elle, occupant toute la moitié droite de la photo, un poêle cylindrique en tôle perforée, et sur une petite table ronde cerclée de zinc, une tasse de café vide. À l’étroit entre l’énorme poêle et les vitres de la terrasse – et dans cette position elle est comme menacée et en tout cas fragile –, la jeune femme porte un manteau noir à col de fourrure et un chapeau cloche d’où s’échappent ses cheveux blonds. Cette photographie d’André Kertész, qui est comme le début d’une nouvelle, est datée de 1928 et porte en légende rêveuse Un matin d’hiver au café du Dôme. Ailleurs – c’est place d’Italie – un homme et une femme se regardent les yeux dans les yeux, à se toucher, dans le coin d’un café. Au-dessus des banquettes, les deux murs formant l’angle portent de grands miroirs qui viennent presque au contact au milieu de la photo, si bien que le visage de la femme se reflète de profil dans le miroir de droite et celui de l’homme de face dans le miroir de gauche. Les deux miroirs se reflètent l’un dans l’autre. On voit l’abîme entre ces deux êtres, la femme, bouche entrouverte, au bord de l’extase, et l’homme qui tourne presque le dos au photographe mais dont on détecte dans le miroir le regard calculateur. C’est une photographie de Brassaï datée de 1932 et intitulée avec une certaine cruauté Couple d’amoureux dans un petit café parisien.
Les photographes surréalistes ont photographié l’amour, tendre (l’Autoportrait avec Élisabeth dans un café à Montparnasse de Kertész, exceptionnelle image de joie amoureuse) ou vénal (les scènes de bordels de Brassaï, dans la tradition de Degas et de Lautrec). Ils ont été les premiers à photographier la nuit – non de nuit, mais la nuit, comme on dit photographier la mer –, la nuit parisienne, milieu de culture du surréalisme, de La Révolution la nuit de Max Ernst à La Nuit du Tournesol de L’Amour fou ou à ce double grinçant de Nadja que sont Les Dernières Nuits de Paris de Philippe Soupault. Avec les peintres et les sculpteurs, ils ont posé les marques d’un autre tropisme du mouvement, celui de l’objet, et singulièrement de l’objet trouvé, donnant une vie éternelle à des objets fétiches comme le masque de métal, « descendant très évolué du heaume », découvert par Breton et Giacometti aux Puces et photographié par Man Ray pour L’Amour fou, ou la machine à sous de l’Éden Casino des Vases communicants, ou le gant de bronze de Nadja. Et ils ont étendu l’idée d’objet trouvé à des fragments de rues parisiennes : les graffitis de Brassaï, les détails de caniveaux, de grilles d’arbres, de pavés et les affiches lacérées photographiées par Wols vingt ans avant que Hains et Villéglé les arrachent des murs pour en faire des tableaux.
Dans les années 1960, la vieille liaison entre Paris et la photographie commence à se défaire. Il y a pour l’expliquer l’essoufflement mondial de la photographie en noir et blanc, la fin d’une génération de photographes formés au moment du Front populaire, de la guerre d’Espagne et des grands films de Jean Renoir. Il y a surtout le vacillement de Paris sous la brutalité des coups encaissés à l’ère de Gaulle-Pompidou : à quoi bon montrer ses plaies béantes, ses ulcères, ses bosses informes ? À la clôture de cette époque, la révolution de Mai 68 donnera lieu aux dernières photographies célèbres de Paris, celles de Gilles Caron, de Dityvon et d’un débutant, Raymond Depardon, qui inventera plus tard un nouveau genre de documentaire sur la ville dont le dernier exemple, intitulé Paris, peut se voir comme un hommage à la gare Saint-Lazare.
Comme toute rupture, ce dénouement porte à la nostalgie. S’il est vrai, comme l’a dit Michelet, que chaque époque rêve la suivante, il est encore plus évident que chaque époque vit dans la nostalgie de la précédente, surtout dans une période où ce sentiment, promu comme une lessive, s’intègre à merveille dans un échafaudage idéologique, celui de la stratégie des fins – de l’histoire, du livre, de l’art, des utopies. Le Paris des turbulences fait partie de la liste de ces fins programmées, ce qui n’empêche pas de prendre les mesures nécessaires pour conjurer les spectres dont on craint, non sans raisons, qu’ils reviennent hanter les rues.
« Chaque époque ne rêve pas seulement de la prochaine, mais en rêvant elle s’efforce de s’éveiller », écrivait Walter Benjamin dans les Thèses sur le concept d’histoire. Or, voici qu’après trente ans de torpeur, trente ans pendant lesquels son centre a été rénové-muséifié et sa périphérie ravagée en silence, Paris s’efforce de s’éveiller. L’entente tacite avec les générations passées commence à se renouer et un autre Nouveau Paris prend forme et grandit sous nos yeux pas toujours bien ouverts. Il laisse l’ouest aux publicitaires et aux pétroliers et pousse, comme toujours, vers le nord et vers l’est. Appuyé sur les ramblas, les boulevards de la Chapelle, de la Villette, de Belleville, de Ménilmontant, il déborde la ligne de crête de Montmartre à Charonne, il dépasse la terrible enceinte du périphérique en attendant que, comme les autres, elle disparaisse, qu’on l’enterre, qu’on la démolisse, qu’on la transforme en promenade plantée, et il s’étend vers ce qui est déjà le XXIe arrondissement, vers Pantin, vers Le Pré-Saint-Gervais, Bagnolet, Montreuil et ce qui reste de ses murs à pêches. Comme d’habitude – et cette habitude remonte à Philippe Auguste – cette expansion, à la désastreuse exception près des « villes nouvelles », ne se fait pas à coups de mesures administratives ou de décisions gouvernementales. Ce qui la précipite, c’est l’organisme de la grande ville en perpétuelle croissance, c’est sa jeunesse qui, encore une fois, se sent à l’étroit dans un Paris qui pouvait sembler immuable et définitif, celui des vingt arrondissements dans l’enceinte bétonnée du boulevard périphérique.
L’une des marches parisiennes les plus chargées de sens et de souvenirs est l’ascension de la montagne Sainte-Geneviève à partir du Jardin des Plantes, depuis la statue de Lamarck – peut-on seulement imaginer ce qu’il fallait de génie pour concevoir à la fin du XVIIIe siècle l’idée de l’Évolution ? – ou depuis la maison de Cuvier, le cèdre de Jussieu, le belvédère de Verniquet ou le platane de Buffon. À flanc de coteau, les rues portent les noms de naturalistes et de botanistes, comme on disait à cette époque bénie où la science était encore innocente. Linné, le grand Suédois, Geoffroy Saint-Hilaire, le dédicataire du Père Goriot, et Cuvier, et Jussieu, Quatrefages, Thouin, Daubenton, Lacépède, Tournefort : magnifique cohorte assurément, dont les noms, illustres ou parfois quelque peu obscurs comme ceux des auteurs latins que cite Montaigne, sont des éclats brillant ici dans la ville comme là dans les Essais. Au sommet, sur une placette – en Y encore une fois, par la bifurcation de la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève qui laisse partir la rue Descartes vers la rue Mouffetard, vers l’Italie –, s’ouvre l’entrée principale de l’ancienne École polytechnique. Au-dessus des portes latérales, deux grands cartouches symbolisent les carrières des premiers élèves de l’École, formés pour défendre la République contre les tyrans : les attributs de l’artillerie à gauche, et de la marine de guerre à droite. Le portail central en avant-corps est surmonté de cinq médaillons à l’antique représentant les fondateurs de l’École. Leurs traits sont rongés par le temps et l’inscription qui les identifie est à peine lisible. Au milieu, la place d’honneur est donnée à Monge, organisateur des enseignements, fondateur de la géométrie descriptive et de la théorie des surfaces. De part et d’autre, Lagrange, professeur à l’école d’artillerie de Turin à dix-neuf ans et qui fut le premier à appliquer la trigonométrie à la mécanique céleste ; Berthollet, disciple et ami de Lavoisier ; Fourcroy, dont les leçons sur la chimie au Jardin des Plantes rappelaient ce que l’Antiquité eut de plus noble : « on croyait – dit Cuvier – y retrouver ces assemblées où tout un peuple était suspendu à la parole d’un orateur », et il fallut élargir deux fois le grand amphithéâtre du Jardin des Plantes pour faire place à la foule qui venait écouter ce professeur incomparable. Le cinquième homme est Laplace, qui a sa rue juste en face. Son principal titre de gloire est l’hypothèse sur la formation des mondes, qu’il soutint devant Napoléon. Mais il était aussi physicien, et on lui doit la loi qui, dans la sphère, régit la relation entre la force de rupture des parois ou tension, la pression régnant à l’intérieur, et le rayon. Par extrapolation, cette loi de Laplace est applicable au cylindre, et par extrapolation de l’extrapolation, on peut l’étendre à Paris. Elle indique qu’à pression constante la tension augmente avec le rayon. Ceux qui pensent qu’à Paris la partie est finie, ceux qui affirment n’avoir jamais vu d’explosion dans un musée, ceux qui chaque jour travaillent à ravaler la façade de la vieille caserne républicaine devraient réfléchir aux variations de cette grandeur qui n’a cessé, au fil des siècles, de surprendre tous leurs prédécesseurs : la force de rupture de Paris.
RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL
IMPRESSION SUR ROTO-PAGE PAR L’IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE
DÉPÔT LÉGAL : OCTOBRE 2002. Nº 54093 ( )
La caserne (actuellement de la garde républicaine) a été construite sur cet emplacement à l’époque du percement de la place de la République. Pour certains, Daguerre a pris cette vue depuis le dernier étage de sa maison, située juste derrière le diorama, rue des Marais-du-Temple [Yves-Toudic]. Dans une lettre à son frère datée du 7 mars 1839, le savant américain Samuel Morse, inventeur de l’alphabet qui porte son nom, décrit ainsi l’image : « Le boulevard (du Temple) d’habitude empli d’une cohue de piétons et de voitures, était parfaitement désert, à cela près qu’un homme se faisait cirer les bottes. Ses pieds, bien sûr, ne pouvaient pas bouger, l’un étant posé sur la boîte du cireur, l’autre par terre. C’est pourquoi ses bottes et ses jambes sont si nettes, alors qu’il est privé de sa tête et de son corps, qui ont bougé » (in Paris et le Daguerréotype, cat. exp., dir. Françoise Raynaud, Paris-Musées, 1989).
Annonce de l’invention, 1838 (c’est moi qui souligne). Fox Talbot, qui se tenait, non sans arguments, pour le vrai inventeur de la photographie (c’est d’ailleurs son ami, l’astronome John Herschel, qui trouva le nom en 1844), intitula son premier recueil sur les merveilles du procédé The Pencil of Nature.
Quelque quatre-vingts ans plus tard, André Breton écrivait dans la préface au catalogue de l’exposition Max Ernst au Sans-Pareil : « Un instrument aveugle permettant d’atteindre à coup sûr le but qu’ils s’étaient jusqu’alors proposé, les artistes prétendirent non sans légèreté rompre avec l’imitation des aspects » (Les Pas perdus).
Dans la « grande » peinture, je connais comme exceptions de belles toiles de Hubert Robert comme La Démolition des maisons du Pont-Neuf (1786) ou Le Décintrement du pont de Neuilly (1772), et un superbe Quai des Orfèvres de Corot, daté de 1833.
Au XVIe et au début du XVIIe siècle, ces vedute sont réalisées par des artistes flamands (Abraham de Verweer, Pieter Bout, Theodor Matham, Hendrik Mommers, bien représentés au musée Carnavalet). Dans ce domaine, les Français apparaissent plus tard. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, on trouve parmi eux d’excellents artistes, comme Raguenet ou Pierre-Antoine Demachy, qui peuvent éventuellement être de l’Académie et exposer au Salon, mais pas des vues de Paris.
Nadar, Quand j’étais photographe, op. cit. Nadar avait copié photographiquement un extraordinaire daguerréotype de Balzac qu’il avait acheté à Gavarni. Il fait remarquer que, vu son embonpoint, une ou deux couches de moins ne lui auraient pas fait de mal…
Fox Talbot, inventeur de ce système qu’il nomme calotype (de kalos : beau) considère qu’il s’agit là de la vraie invention de la photographie. Les querelles de paternité tiennent une grande place dans l’histoire de ces premières années. Fâché avec les Français, Fox Talbot vient néanmoins à Paris dans les années 1840 pour y faire de sublimes photographies.
Charles Nègre a présenté un Embarquement pour Cythère au Salon de 1845.
Quand j’étais photographe, op. cit. Le baron James de Rothschild est le principal modèle du Nucingen de La Comédie humaine.
Atget, au contraire, cherchera à éviter que la partie inférieure de ses images soit occupée par le pavé : pour cela il ne tirera pas toujours le rideau de l’obturateur à fond, ce qui explique que ses négatifs puissent avoir des dimensions variables.
Les historiens de l’art américains, le grand Meyer Shapiro, Tim J. Clark, Robert Herbert, Harry Rand, Michael Fried, ont su penser autrement qu’en notices de catalogues, croiser les disciplines, sortir l’art de son ghetto. La peinture du XIXe siècle français est ainsi devenue, que cela nous plaise ou non, un sujet américain.
« Je voudrais bien vous avoir ici mon cher Baudelaire, les injures pleuvent sur moi comme grêle… J’aurais voulu avoir votre jugement sain sur mes tableaux car tous ces cris agacent, et il est évident qu’il y a quelqu’un qui se trompe. »
Comme on le sait, Baudelaire lui-même figure parmi les personnages représentés, dont beaucoup sont identifiables, Manet et son frère Eugène, Aurélien Scholl, Offenbach, Théophile Gautier…
T. J. Clark, The Painting of Modern Life. Paris in the Art of Manet and his Followers, Princeton, Princeton University Press, 1984.
Thoré, républicain exilé sous le Second Empire, est célèbre sous le nom de Thoré-Bürger pour avoir « redécouvert » Johannes Vermeer pendant ses années passées aux Pays-Bas.
Gautier est un habitué des dîners Magny organisés par les Goncourt, en compagnie de Flaubert, Tourgueniev, Renan, Taine et Sainte-Beuve.
Voir p. 188.
In « Review of Joseph C. Sloane’s French Painting between the Past and the Present : Artists, Critics and Tradition from 1848 to 1870 », Art Bulletin, 36 (juin 1954). Cité in Harry Rand, Manet’s Contemplation at the Gare Saint-Lazare, Berkeley, University of California Press, 1987.
In La Revue blanche, vol. 44, 1er et 15 février, 1er mars 1897. La Chanteuse de rues est la première des nombreuses toiles où Victorine Meurent a posé pour Manet.
Quand le tableau est exposé au Salon de 1874, son titre est Le Chemin de fer. Il a déjà été acheté par le grand baryton Jean-Baptiste Faure, l’un des clients de Manet, qui fera plus tard son portrait dans le rôle de Hamlet d’Ambroise Thomas. Quand Durand-Ruel emporte le tableau aux États-Unis, il en change le titre pour lui donner une French touch.
Le Sémaphore de Marseille, 3-4 mai 1874.
Juliet Wilson-Bareau in Manet, Monet, la gare Saint-Lazare (cat. exp., Réunion des Musées nationaux et Yale University Press), a établi, au terme d’une enquête très approfondie, que le tableau a été peint ou au moins largement ébauché chez un peintre ami de Manet, Albert Hisch, dont la petite Suzanne a posé pour le tableau. On entrait dans son atelier par le 58, rue de Rome, mais il existait – il existe toujours – de l’autre côté de l’immeuble, un minuscule jardinet coincé entre le bâtiment et les grilles bordant la tranchée du chemin de fer. C’est là l’espace du premier plan du tableau, plat par choix du peintre, mais aussi dans la réalité. Juliet Wilson-Bareau a encore montré que la porte de l’immeuble que l’on distingue au fond, au-dessus du chapeau de Victorine, est celle de l’atelier de Manet. Avant la construction des Messageries (aujourd’hui Garage de l’Europe), on pouvait voir les immeubles de la rue de Rome depuis le bas de la rue de Saint-Pétersbourg.
Pour garder trace du tableau vendu, Manet en fit une petite copie à l’aquarelle et à la gouache sur une épreuve photographique.
Thadée Natanson, Peints à leur tour, Paris, Albin Michel, 1948.
In Quelques médaillons ou portraits en pied. Manet et Mallarmé ont fait connaissance un an avant La Gare. Mallarmé habite alors rue de Moscou, à deux pas de chez Manet. Il emménagera au 87, rue de Rome en 1875. En 1885, il écrit à Verlaine : « Pendant dix ans, j’ai vu Manet tous les jours et son absence est pour moi aujourd’hui inconcevable. »
Les déportés sont enfermés dans les territoires où ils sont envoyés, Guyane, Nouvelle-Calédonie, alors que les transportés – Louise Michel, Rochefort dont Manet peint L’Évasion en 1880 – y sont libres de leurs mouvements.
Par la suite il y aura évidemment les Tour Eiffel de Robert Delaunay, et Notre-Dame de Matisse, mais qui sont plutôt des recherches formelles sur des silhouettes célèbres. Il y aura aussi Utrillo, Chagall, Dufy, de Staël, mais là, ce n’est plus de la même peinture qu’il s’agit.
Avec l’exception des jardins des Champs-Élysées et du Bois, dont les descriptions sont parmi les passages les plus célèbres de la Recherche. Ce sont là des lieux retranchés de la ville, qui représentent le côté de chez Lartigue de Proust, qui n’est peut-être pas le meilleur.
« Un “blanc”, un énorme “blanc” et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant au lieu de quarts d’heure, des années, des décades… », « À propos du “style” de Flaubert », article paru dans la Nouvelle Revue française le 1er janvier 1920.
Swann fait exception en habitant quai d’Orléans.
« Au milieu de la symphonie détonnait un “air” démodé : remplaçant la vendeuse de bonbons qui accompagnait d’habitude son air avec une crécelle, le marchands de jouets, au mirliton duquel était attaché un pantin qu’il faisait mouvoir en tous sens, promenait d’autres pantins et, sans souci de la déclamation rituelle de Grégoire le Grand, de la déclamation réformée de Palestrina et de la déclamation lyrique des modernes, entonnait à pleine voix, partisan attardé de la pure mélodie, “Allons les papas, allons les mamans, contentez vos petits enfants, c’est moi qui les fais, c’est moi qui les vends, et c’est moi qui boulotte l’argent. Tra la la la. Tra la la lalaire, tra la la la la la la. Allons les petits !”»
Grâce à Berenice Abbott qui acheta près de 2 000 négatifs d’Atget restant dans son atelier à sa mort et les légua au Museum of Modern Art de New York, les principaux travaux sur Atget sont américains. Entre autres, John Szarkowski et Maria Morris Hambourg, The Work of Atget, 4 vol, New York, The Museum of Modern Art, 1981-1985 ; Molly Nesbit, Atget’s Seven Albums, New Haven et Londres, Yale University Press, 1992. De grands photographes américains, Walker Evans et Lee Friedlander entre autres, connaissaient très bien le travail d’Atget.
Comme le fait John Szarkowski, The Work of Atget, op. cit., vol. 1.
Les Albums sont : L’Art dans le vieux Paris, Intérieurs parisiens, La Voiture à Paris, Métiers, boutiques et étalages de Paris, Enseignes et vieilles boutiques de Paris, Zoniers, Fortifications de Paris.
Sur les opinions politiques d’Atget, le meilleur indice est fourni par ses dons à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris de numéros de La Guerre sociale, le journal anarcho-syndicaliste de Gustave Hervé, de L’Avant-Garde, journal d’extrême gauche, et de La Bataille syndicaliste, organe de la CGT qui était alors un syndicat de combat (Molly Nesbit, « La seconde nature d’Atget », in Actes du colloque Atget, numéro spécial de Photographies, mars 1986).
Walter Benjamin, Petite Histoire de la photographie, in Essais 1922-1934, trad. fr. Paris, Denoël-Gonthier, 1971.
Waldemar George, Arts et Métiers graphiques, numéro spécial sur la photographie, 1930. Il s’agit évidemment d’une allusion à la description des vitrines du passage de l’Opéra et en particulier du marchand de cannes.
Lettre à Tzara, citée in Œuvres complètes, op. cit., t. I, note p. 1294.
Breton, Les Pas perdus, Clairement.
Breton, « Le surréalisme et la peinture », La Révolution surréaliste, n° 9-10, 1er octobre 1927.
Le brûlage consistait à plonger le négatif dans l’eau chaude, ce qui faisait fondre partiellement l’émulsion. Le texte d’Ubac est cité in Explosante Fixe, photographie et surréalisme, cat. exp., Centre Georges-Pompidou-Hazan, Paris, 1985, note p. 42.
« Le Surréalisme et la peinture », op. cit., à propos de Man Ray.
Citée par Marguerite Bonnet dans la notice de Nadja in Œuvres complètes, op. cit., t. I.
Voir par exemple Dawn Ades in Explosante Fixe, op. cit., et R. Krauss, « Photographie et surréalisme », in Le Photographique, pour une théorie des écarts, Paris, Macula, 1990. Il suffit de comparer les photos de Boiffard aux quelques vues de Paris de Nadja qui ne sont pas de lui (la statue d’Étienne Dolet place Maubert, par exemple), pour voir ce qu’est vraiment une photographie banale.
Boiffard, lui, retourna à la médecine vers 1935 et exerça comme radiologue à l’hôpital Saint-Louis jusqu’à la fin des années 1950.