La question de l’influence de la Société Thulé sur le parti national-socialiste resurgit régulièrement dans une littérature pseudo-scientifique, associée au mythe de l’« occultisme nazi »{20}, et sa popularité n’a jamais diminué depuis la parution en 1960 du Matin des magiciens de Jacques Bergier et de Louis Pauwels{21}. Largement étudiée dans le monde anglophone et germanophone, elle a été peu vulgarisée en France{22}. C’est à Detlev Rose, selon l’historien du nazisme François Delpla, que l’on doit la première publication sur la Société Thulé en 1994. Présenté comme un « essayiste allemand érudit{23} » par l’historien français, Detlev Rose est en fait un militant d’extrême droite publié par Grabert Verlag{24}, maison d’édition néonazie{25}. Ses deux autres ouvrages sont parus également chez des éditeurs radicaux allemands (Nation-Europa Verlag et Tyr Verlag), tandis que la traduction de son livre sur la Société Thulé est parue en 2016 chez un éditeur nationaliste-révolutionnaire français, Ars Magna Éditions{26}.
Comme nous le verrons dans un premier temps, ces travaux montrent une réalité beaucoup moins passionnante que le mythe né du Matin des magiciens. Une fois cette mise au point effectuée, nous montrerons qu’un homme, Dietrich Eckart, membre de la Société Thulé, a joué un rôle réel et important dans la naissance et l’essor du parti national-socialiste. Pour autant, nous nous demanderons s’il a influencé l’écriture de Mein Kampf. Dès lors, une question s’impose : pourquoi ce mythe est-il devenu aussi tenace ? Pourquoi s’est-il greffé dans la mémoire populaire ?
La Société Thulé ou Thule-Gesellschaft n’était pas, contrairement à ce qui est diffusé par une certaine littérature, une société secrète aux pouvoirs étendus qui avait pour objectif la création d’une nouvelle Allemagne, païenne et aryenne. Elle fut seulement un groupuscule politico-culturel d’extrême droite de Munich, fondé en novembre 1918 par Rudolf von Sebottendorf (pseudonyme d’Adam Alfred Rudolf Glauer 1875-1957{27}). Ce dernier, aventurier et franc-maçon, aurait été adopté par le baron Heinrich von Sebottendorf. En 1911, il prit la nationalité turque. Il évoluait dans la faune nationaliste et raciste qui prospéra après la défaite du IIe Reich.
La Société Thulé professait une idéologie raciste, nationaliste, anticommuniste, antirépublicaine et antisémite. Elle était l’émanation bavaroise, la loge munichoise, d’une autre structure plus importante, du même type, le Völkischer Germanenorden (Ordre germanique racial), fondée à Berlin en 1912{28}, elle-même issue du Reichshammerbund (la Fédération impériale du marteau), fondé également en 1912 par le vieux militant raciste Theodor Fritsch{29}, qui cherchait à unifier la mouvance völkisch.
Celle-ci était un courant de racialisme plus ou moins néopaïen présent en Allemagne et en Autriche durant la seconde moitié du xixe siècle et au début du suivant. Le terme völkisch, réputé intraduisible en français, l’est souvent par « raciste ». La racine « Volk » signifie « peuple », mais son sens va au-delà de celui de « populaire », dans une acception foncièrement ethnique. Selon Christian Ingrao{30}, la meilleure traduction serait « ethnonationalisme ». Il peut être compris comme nostalgie folklorique et raciste d’une préhistoire allemande largement mythifiée. Ce courant bigarré puisait ses références dans le romantisme, dans l’occultisme, dans les premières doctrines « alternatives » (médecines douces, naturisme, végétarisme, etc.) et enfin dans les doctrines racistes. La reconstitution d’un passé germanique largement mythique a éloigné les Völkischen des religions monothéistes pour tenter de recréer une religion païenne, purement allemande. Toutefois, de nombreux Völkischen restent des chrétiens croyants. Enfin, il existe des Völkischen « politiques » n’ayant que faire des spéculations religieuses ou spirituelles. Ce mouvement est une nébuleuse d’organisations tenantes d’un nationalisme biologisé et irrédentiste partageant outre ce nationalisme particulier trois fondements pratiquement invariables : un antisémitisme presque unanime ; un projet de révolution élitaire renversant la République de Weimar ; la mise en place d’une politique révisionniste de restauration politique et impériale{31}.
Né en 1852 et décédé en 1933, Theodor Fritsch était un militant de longue date du nationalisme et de l’antisémitisme, qualifié par Hitler de « vieux maître de l’antisémitisme allemand ». Il a joué un rôle important dans l’élaboration du racisme nazi. Il a, selon Serge Tabary, élevé l’antisémitisme au rang de vision du monde. Il développait également l’idée que le Christ fut un Aryen{32}. Lors de son décès en 1933, il eut des funérailles nationales et les hommages des plus hauts dignitaires nazis pour l’ensemble de son travail accompli.
Les membres de la Société Thulé ont été estimés à deux cent cinquante. Elle organisait des conférences sur la politique et l’ésotérisme racial. Il ne s’agissait donc en rien d’un groupe occulte, mais simplement de l’une de ces innombrables sociétés racistes qui se multiplièrent en Allemagne après la défaite : elle participa d’ailleurs à l’agitation nationaliste et prit une part active à des complots cherchant à renverser la République des conseils de Munich, en particulier en 1919. Cette année-là, une vingtaine de membres furent arrêtés et sept furent exécutés avant la chute de cette République. Ensuite, elle redevint l’une des multiples structures völkisch de cette période et déclina. Sebottendorf quitta la Bavière en 1919, séjourna en Suisse, puis retourna en Turquie. À partir de ce moment, il ne joua plus aucun rôle politique et sa vie fut partagée entre l’écriture de textes occultistes et astrologiques{33} et des voyages, notamment aux États-Unis et en Amérique centrale. Il tenta de revenir en Allemagne en 1933 après le succès électoral des nazis, mais il fut expulsé vers la Turquie en 1934. Une légende tenace affirme qu’il se jeta dans le Bosphore en apprenant la défaite de l’Allemagne nazie. Il n’en est rien : il fut retourné par les services britanniques et vécut en Égypte jusqu’à sa mort en 1957{34}.
L’autre question récurrente porte sur le rôle de la Société Thulé dans la naissance du nazisme. Ce point est peu sûr. Ainsi, il est loin d’être avéré qu’Hitler fréquenta la Société Thulé, et s’il le fit, elle aurait eu pour lui une importance anecdotique. Il suffit, pour s’en convaincre, de chercher le nombre d’occurrences à cette société dans les travaux universitaires sur les origines du national-socialisme et sur la genèse de Mein Kampf. Les différentes listes de nazis ayant fréquenté ou qui furent membres de la Société Thulé sont peu fiables et contradictoires. Gottfried Feder, Karl Harrer, Hans Frank, Rudolf Hess et Alfred Rosenberg étaient des membres de la Société Thulé, selon Ian Kershaw. D’ailleurs, l’historien n’hésite pas à considérer que la liste des membres de la Société Thulé « se lit comme un Who’s Who des premiers sympathisants et personnalités nazis de Munich{35} ». On y trouve également des cadres moins importants comme Karl Fiehler, futur maire de Munich, ou les députés Hans Bunge et Otto Engelbrecht. Il est également important de rappeler que le journal du parti nazi, le Völkischer Beobachter, un journal qui existait depuis 1887 sous le nom de Münchener Beobachter, fut acheté par la Société Thulé. Il semblerait que Sebottendorf en fît l’acquisition en 1918 pour en faire un outil de propagande. Après les évènements de mai 1919, le même Sebottendorf sépara les activités du journal et celle de la Société Thulé et quitta Munich en juillet 1919. À ce moment le journal faillit passer sous le contrôle du Deutsch Arbeit Partei, mais, en décembre 1919, Hitler le racheta grâce à Eckart. Le journal fut ensuite revendu au Deutsch Arbeit Partei (DAP ou Parti des travailleurs allemands), l’ancêtre du parti nazi, fondé en 1919 par Anton Drexler et issu du Politischer Arbeiterzirkel (Cercle politique des travailleurs) créé l’année précédente par Karl Harrer et Anton Drexler, également patronné par la Société. Les bureaux de ce journal se trouvèrent, dans un premier temps, au siège de la Société Thulé{36}. Les liens étaient donc assez distendus. Un homme fit le lien entre la Société Thulé et le parti national-socialiste naissant : Dietrich Eckart.
Dietrich Eckart (1868-1923) fut journaliste, traducteur et écrivain. Fils d’un notaire, il perdit rapidement sa mère puis son père, qui lui légua une fortune qu’il dilapida. Il commença des études de médecine, qu’il abandonna pour la littérature et le journalisme. Sa carrière ne décolla pas et, rapidement, il se mit à accuser les Juifs de son échec. D’auteur néoromantique, il bascula à l’orée du xxe siècle dans l’antisémitisme et devint alors une figure de la mouvance völkisch. Après la Première Guerre mondiale, il était devenu un militant nationaliste important de Munich{37}. Pour certains auteurs, il aurait été l’idéologue de la Société Thulé{38}. Entre 1918 et 1920, il fonda et édita un journal antisémite très virulent, Auf gut Deutsch, auquel collaborèrent Alfred Rosenberg et Gottfried Feder. Nationaliste et membre de la Société Thulé, il s’opposa au traité de Versailles et à la République de Weimar. En 1919, il participa avec Gottfried Feder et Anton Drexler à la fondation du DAP, ancêtre du parti national-socialiste et structure satellite de la Société Thulé, comme on l’a vu. C’est dans le cadre du DAP qu’Eckart, alors âgé de 53 ans, rencontra la même année un caporal déclassé de 30 ans, Adolf Hitler. Impliqué dans le putsch de la Brasserie du 9 novembre 1923, il fut arrêté et emprisonné à la forteresse de Landsberg avec Hitler et d’autres officiels du parti, mais relâché peu après pour des raisons de santé. Il décéda le 26 décembre 1923 des conséquences de ses addictions à l’alcool et à la morphine. À sa mort, Alfred Rosenberg prit la direction du journal.
Dietrich Eckart, avec son éducation universitaire, joua un rôle important dans la formation intellectuelle et politique d’Adolf Hitler, une influence que le futur Führer lui reconnut : il remercia Eckart dans le second tome de Mein Kampf et, en 1933, lors d’une inauguration, il affirma qu’il fut « le disciple de cet ami paternel{39} ». Pour Hitler, Eckart fut à la fois un « ami paternel », un « professeur » et un « père spirituel »{40}. Ainsi transmit-il à Hitler son idéalisme philosophique et son antisémitisme mystique : selon lui, les Juifs auraient joué un rôle important et néfaste dans l’histoire du monde, idée largement reprise par les nazis. Il développa cette forme d’antisémitisme dans un essai intitulé Das Judentum in und außer Uns, paru en sept livraisons dans son journal entre janvier et avril 1919{41}. Selon Eckart, les Juifs refuseraient l’immortalité de l’âme et limiteraient de ce fait leurs pensées au matérialisme et à l’existence terrestre, cherchant à déspiritualiser le monde{42}. Le judaïsme serait un mal nécessaire, un contrepoids à l’idéalisme gnostique des Aryens. Il échafauda en outre un racisme manichéen : Dieu vs Satan, Bien vs Mal, Aryens vs Juifs, qui fut également largement récupéré par les nazis. Son racisme spirituel influença l’article 24 du programme « intangible » du parti nazi. Cette action néfaste du judaïsme se manifesterait selon lui par un complot judéo-maçonnique mondial. Cette thèse fut également développée dans Le Bolchevisme de Moïse à Lénine. Dialogue entre Hitler et moi, paru de façon posthume en 1924{43} et qui reprit le catéchisme antisémite classique de la Russie de la fin du xixe siècle. Enfin, Eckart condamna le métissage, vu comme un « mélange des sangs ».
Hitler reprit cette idée de la volonté juive de dominer le monde, mais en la radicalisant, en affirmant que le but ultime des Juifs était sa destruction. Eckart a donc créé une image du monde, une weltanschauung, pour Hitler. Selon l’historien Nicholas Goodrick-Clarke, Eckart et Hitler auraient discuté des aspects antisémite, anticapitaliste et nationaliste du programme nazi. Eckart aurait également conseillé à Hitler d’insister sur une forme radicale d’antisémitisme{44}. De fait, Eckart voyait dans Hitler le nouveau messie « tant attendu »{45}. En effet, il attendait l’arrivée d’un Sauveur, un thème dispersé mais récurrent dans son œuvre, notamment dans sa réécriture völkisch de Lorenzaccio{46}. Ce fut l’une des raisons principales de son soutien à Hitler. Concevant dès l’origine le nazisme comme une religion politique, il mit en avant les qualités de tribun d’Hitler et initia les discours mystiques et le culte autour de la personnalité du Führer{47}.
Dietrich Eckart joua aussi un rôle important, dans les premières années du parti nazi, par son entregent avec les milieux munichois et berlinois, trouvant des soutiens dans la bourgeoisie et dans l’armée en jouant de son rôle d’intellectuel et d’expert éditorial. Les cotisations du DAP ne suffisant pas, il finança aussi le mouvement directement en achetant, comme nous l’avons déjà mentionné, en décembre 1919, sur ses fonds propres le Völkischer Beobachter sur la demande d’Hitler : « Il hypothéqua lui-même ses biens pour cautionner un prêt de 60 000 Marks de la Reichswehr{48}. » Il en devint le rédacteur en chef en 1921, transformant le journal, lui donnant un aspect plus violent, plus agressif. Il eut aussi une influence forte sur Alfred Rosenberg et sur Joseph Goebbels. Cette influence se perpétua avec la publication posthume, en 1928, de l’anthologie Ein Vermächtnis{49}, introduite par Rosenberg. Toutefois, les rapports entre Hitler et Eckart se distendirent à la fin de sa vie. Comme le fait remarquer Gilbert Merlio, « Eckart n’était plus aussi utile à Hitler et il osait critiquer la “mégalomanie et le néronisme” pointant chez le Führer{50} ».
À l’extrême droite, cette influence a été reconnue et a participé à une « mythologisation » d’Eckart. On le voit par exemple avec la brochure Dietrich Eckart, le mentor occulte d’Adolf Hitler, éditée par l’éditeur nationaliste-révolutionnaire nantais Ars Magna en 2009, traduction d’un article de Wulf Grimwald. Eckart est présenté sur le site de l’éditeur de la façon suivante :
Dietrich Eckart a été considéré comme « le père spirituel du national-socialisme », et le « mentor paternel de Hitler », dans le même temps, il a aussi été décrit comme « un morphinomane, un vagabond alcoolique et un écrivain manqué, confié à une institution psychiatrique et ayant succombé à l’abus de boisson ». Mais, bien qu’étant reconnu comme l’un des principaux fondateurs du national-socialisme, sans qui la victoire de cette idéologie aurait été douteuse, les historiens se sont peu intéressés à lui. Cette brochure comble cette lacune et constitue sa première biographie en langue française{51}.
Aujourd’hui encore, les livres d’Eckart sont traduits et publiés. Ainsi, les Éditions de l’Homme Libre ont publié son testament antisémite, Ein Vermächtnis, paru en 1928 dans une édition dirigée par Alfred Rosenberg{52}. Dans cette réédition, le nom d’Alfred Rosenberg n’apparaît qu’à la page 13, « Introduction et présentation par Alfred Rosenberg », tandis que le traducteur, Gérard Leroy, est présenté comme l’auteur du livre (page 9, « Préface de l’auteur »){53}. Ce tour de « passe-passe » est visiblement intentionnel afin d’éviter les soucis judiciaires : L’Homme libre est un éditeur spécialisé dans la réédition ou la publication de témoignages de guerre, surtout d’anciens volontaires de la Légion des Vonlontaires Français (LVF) ou de la SS. Le reste du catalogue est constitué de vieux ouvrages racistes (Hans Friedrich Karl Günther, Madison Grant, Theodore Lothrop Stoddard, etc.) ou de livres traitant des différents aspects de l’extrême droite nazie/néonazie ou identitaire.
Plus que la Société Thulé, c’est donc Dietrich Eckart qui joua un rôle dans la genèse du national-socialisme. Qu’en est-il de l’écriture de Mein Kampf ? Si Eckart était décédé au moment de sa rédaction, certains membres de la Société Thulé s’activaient dans le parti nazi naissant : le Parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP) est né de la fusion de deux partis d’extrême droite, émanations de la Société Thulé, le DAP (Deutsche Arbeiter Partei – Parti des travailleurs allemands) et le DSP (Deutsche Sozialische Partei – Parti socialiste allemand). Mais, en 1923, la Société était moribonde. Écrit durant l’emprisonnement d’Hitler à Landsberg après l’échec du putsch de novembre 1923, Mein Kampf est un objet hybride qui relève à la fois du registre de l’autobiographie et de l’essai politique, exposant assez bien l’idéologie nazie{54} : bellicisme, racisme, antisémitisme, totalitarisme, darwinisme social, eugénisme, etc. ainsi que la weltanschauung et la géopolitique d’Hitler, sous l’influence de Dietrich Eckart. Stylistiquement, il s’agit également d’un ouvrage hybride sans cohérence, marqué par l’oralité et dénué de qualité littéraire. Autodidacte doté d’une grande mémoire, Hitler paraphrasait ses sources, parfois de façon imprécise.
Jugé médiocre par ses relecteurs (dont Rudolf Hess et Bernhardt Staempfle), le premier jet du manuscrit fut réécrit plusieurs fois et ce, jusqu’en 1939. Hitler doit pourtant être vu comme son unique auteur. Nous trouvons dans ce livre les grands thèmes de l’extrême droite de l’époque : le suprémacisme aryen, le darwinisme social, la nostalgie d’un âge d’or, la peur du métissage et de la dégénérescence du sang, les origines différentes des races humaines, le judéo-bolchevisme, etc. qui définissent une conception naturaliste du monde et des idées. Ces thèmes proviennent d’auteurs comme Arthur de Gobineau, Houston Stewart Chamberlain, Theodor Fritsch, Jörg Lanz von Liebenfels – dont nous reparlerons plus longuement –, Gustave Le Bon, Werner Sombart… Des auteurs qui furent assurément lus et commentés par les membres de la Société Thulé et par les premiers membres du parti national-socialiste, et plus largement par toute l’extrême droite allemande de l’époque. Les idées exprimées n’ont rien d’original et reprennent les discours « classiques » de l’extrême droite de l’époque. En outre, la Société Thulé n’y est jamais citée. Ses membres, qui n’avaient rien de novateur, ne se distinguaient pas des autres militants d’extrême droite de l’Allemagne de la défaite, tant par les idées que par le milieu social.
À l’exception du témoignage de Rudolf von Sebottendorf, peu d’auteurs ont fait, avant 1945, le lien entre la Société Thulé et le parti national-socialiste{55}. Il en fut de même après-guerre. L’intérêt pour ce groupe völkisch naquit avec la parution en 1960 du Matin des magiciens de Louis Pauwels et de Jacques Bergier{56}. Ces derniers en firent une société secrète aux pouvoirs étendus{57}, le « centre magique du nazisme{58} ». Ils firent également d’Eckart un chef spirituel, initié aux mystères de Thulé, « centre magique d’une civilisation engloutie{59} ». Les références aux rapports entre la Société Thulé et le national-socialisme étaient assez fréquentes dans les années 1960 et 1970, dans le sillage du succès du Matin des magiciens. Elles se retrouvent notamment dans les travaux de Werner Maser{60}, de Joachim Fest{61} et de John Toland{62}. En France, c’est surtout André Brissaud, spécialiste de l’alchimie et pseudo-historien, qui insiste particulièrement sur l’aspect occultiste du nazisme dans un texte publié en 1969{63}, réédité par Perrin en 2014. Cet ouvrage est particulièrement intéressant pour le chercheur car il mélange informations factuelles véridiques et spéculations sur le supposé contenu ésotérique des enseignements de la Société, en fait, des thèses völkisch issues de l’ariosophie autrichienne, un courant de pensée raciste apparu en Autriche, puis en Allemagne, à la fin du xixe siècle, associant franc-maçonnerie, théosophie et paganisme germanique{64}. Surtout, Brissaud rejette les spéculations de Bergier et Pauwels et ne s’appuie que sur les textes de Sebottendorf, mais cela ne l’empêche pas de développer une théorie aussi aberrante, à savoir que Sebottendorf aurait joué un rôle majeur dans l’apparition du nazisme, en tant que chef politique et spirituel.
Les éléments constitutifs de ce mythe reprennent donc des faits historiques réels, mais largement surinterprétés, comme les nombreuses spéculations sur les rapports entre les nazis et la Société Thulé, assimilée à une société secrète aux objectifs à la fois racistes et occultes. Selon certains auteurs conspirationnistes relevant du registre de la pseudo-histoire{65}, Hitler ne serait qu’une marionnette ou, au mieux, un initié d’une Société Thulé qui aurait dirigé secrètement les affaires de l’Allemagne{66}, tandis qu’Eckart devient un mage initié à la magie noire{67}… Cette littérature est le fait d’auteurs aux profils différents, mais que nous pouvons classer en quatre catégories : les occultistes ; les théoriciens du complot ; les écrivains à sensation ; et enfin, les militants.
L’intérêt pour le supposé rôle de la Société Thulé dans la naissance du national-socialisme est également lié au besoin, pour les générations d’après-guerre, de comprendre comment une nation des plus civilisées a pu basculer dans l’horreur. Comme l’écrit George Mosse, des historiens et des non-spécialistes se sont demandé
comment des hommes intelligents et instruits avaient pu croire aux principes énoncés pendant la période nazie. Pour bon nombre de personnes, les fondements idéologiques du national-socialisme étaient le fruit d’une poignée d’esprits désaxés. Pour d’autres, l’idéologie nazie n’était qu’une simple tactique de propagande destinée à gagner le soutien des masses, mais ne représentait en aucun cas la conception du monde des dirigeants eux-mêmes. D’autres encore trouvaient ces idées si nébuleuses et si incompréhensibles qu’ils les écartèrent, les jugeant sans importance{68}.
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Il est donc difficile d’affirmer que la Société Thulé a joué un rôle dans la genèse de Mein Kampf. Son écriture est bien le seul fait d’Adolf Hitler, grand lecteur, qui semble avoir assimilé, puis régurgité des thèses conceptualisées par les milieux völkisch allemands et autrichiens, des thèses que nous retrouvons également chez les membres de la Société Thulé, en premier lieu celles du « vieux maître de l’antisémitisme », Theodor Fritsch. La Société Thulé n’a pas joué non plus un rôle particulier dans la formation intellectuelle d’Hitler, ni dans son ascension au sein du futur parti nazi. Toutefois, un homme, un membre de la Société Thulé, a contribué à donner un cadre intellectuel à l’esprit brouillon qu’était Hitler : Dietrich Eckart, qui avait déjà une weltanschauung antisémite avant de faire partie de la Société Thulé. Hitler en fut tributaire et l’écriture de Mein Kampf lui doit beaucoup.