Le développement de l’occultisme ou de l’ésotérisme nazi depuis les publications sensationnalistes des années 1960 a éludé en partie trois questions principales auxquelles il faut tenter, selon nous, d’apporter des réponses : premièrement, que savons-nous réellement des rapports entre le nazisme et l’occulte ? ; deuxièmement, est-ce un mythe entretenu par les militants d’extrême droite ? ; enfin, pourquoi cette fascination dans la culture populaire ?
Du fait de la nature du national-socialisme, de sa singularité criminelle dans l’histoire du xxe siècle, un grand nombre de publications, de travaux universitaires l’ont étudié et se sont penchés sur son contenu. Toutefois, un aspect a été délaissé : ses supposés rapports avec l’occultisme. À l’exception notable des publications de George Mosse déjà évoqué{69} et de quelques autres comme celles de Karl Dietrich Bracher ou Hans Mommsen, il n’est guère abordé dans les études universitaires traitant du national-socialisme. Pourtant, il est indéniable que certains responsables du parti nazi furent des adeptes des théories ésotériques, comme l’ont mis en lumière les travaux scientifiques, outre ceux précités, d’universitaires anglo-saxons, tels Nicholas Goodrick-Clarke ou Joscelyn Godwin. Ce manque d’intérêt a été soulevé par un universitaire de Milan, Giorgio Galli :
Il faut commencer par dire qu’une des difficultés dans ce domaine, c’est que l’historiographie officielle, l’historiographie académique, s’occupe peu de cet aspect des choses. Le travail dans le secteur de la culture est parfois abandonné à des historiens minoritaires ou même à des personnages tout à fait extravagants auxquels d’ailleurs il arrive souvent de n’élaborer que des recherches marginales. Le fait que la recherche officielle ne s’implique pas dans ce domaine rend difficile l’accès à des sources sûres{70}.
Que savons-nous de sûr ? Nous savons donc qu’Hitler, lors de son séjour viennois, a lu la revue d’un ésotériste raciologue, Jörg Lanz von Liebenfels, Ostara. Ce dernier personnage, poussé par sa passion pour les ordres soldats du Moyen Âge, fut moine cistercien durant six ans, créant après son départ un ordre néo-templier{71}, l’Ordo Novi Templi (Ordre du Nouveau Temple ou ONT). Durant cette période monastique, il acquit une formation qui influença toute sa vie. Il maîtrisa la Bible, certains textes apocryphes et gnostiques, ainsi que des langues et religions du Moyen-Orient. Ces connaissances lui permirent de devenir professeur de séminaire. Après son départ de l’ordre cistercien, il se rapprocha des groupes antisémites autrichiens et se convertit au protestantisme. Il participa ainsi au Hammer du théoricien völkisch allemand Theodor Fritsch et à la revue du théoricien raciste et pangermaniste allemand Ludwig Woltmann, Politisch-Anthropologische Revue. Il tissa aussi des liens avec le vulgarisateur allemand du darwinisme social, Willibald Hentschel. Enfin, Liebenfels fut le principal vulgarisateur du christianisme positif. Cependant, sa conception du christianisme consistait surtout en un dévoiement de la Bible au profit d’une vision obscène, raciste, darwiniste, manichéenne et gnostique : la théozoologie. Cette doctrine se présentait comme un combat entre le bien et le mal, l’humanité et l’animalité, l’Aryen et le Sémite. Elle l’amena à considérer l’Aryen comme le garant de l’ordre du monde et de la connaissance et les autres races comme les agents du chaos{72}.
Nous savons que certains nazis comme Rudolf Hess et Heinrich Himmler se sont passionnés pour l’ésotérisme et pour sa variante raciste, la pensée völkisch d’où est issu le parti nazi. En effet, il ne faut pas oublier qu’il est, à l’origine, l’un des nombreux groupuscules völkisch existant en Allemagne à cette époque, comme l’a montré George Mosse avec certaines nuances : il a expliqué en 1964 dans son maître ouvrage The Crisis of German Ideology (Les Racines intellectuelles du Troisième Reich) que l’idéologie völkisch a joué un rôle important dans l’élaboration des positions nazies, y compris indirectement chez les plus « modérés » du parti nazi et chez ceux qui ne se réclamaient pas explicitement de cette forme de pensée{73}.
Il y eut donc des nazis qui n’avaient aucun intérêt pour l’ésotérisme, voire qui le brocardaient{74}. Ce fut le cas de Goebbels, de Göring, de Speer ou de Rosenberg. Ce dernier, adversaire de Himmler au sein du parti, se moquait de ses lubies et affirmait ouvertement : « Wotan est mort{75}. » Malgré tout, selon George Mosse, Hitler se passionna jusqu’à la fin de sa vie pour ce qu’il appelle les « sciences secrètes » :
Les idées mystiques et occultes influencèrent la vision du monde du national-socialisme à ses débuts et en particulier celle d’Adolf Hitler qui crut, jusqu’à la fin de sa vie, dans les « sciences secrètes » et les forces occultes. Il est important d’éclairer cet aspect de l’idéologie nazie, car ce mysticisme était au centre de l’irrationalisme du mouvement et surtout de la Weltanschauung [conception du monde] de son chef{76}.
Toutefois, Hitler se moquait lui aussi ouvertement des « lubies » des Völkischen, en particulier dans Mein Kampf, ainsi que de celles de Hess et d’Himmler, bien qu’Hitler fût qualifié en 1921 de « frère armane », c’est-à-dire qu’il était considéré comme un membre de la communauté païenne völkisch, par un médecin de cette nébuleuse, Babette Steininger{77}. Les « lubies » ésotérisantes et völkisch d’Himmler exaspéraient d’ailleurs de plus en plus le Führer et il dut donc, à partir de 1938-1939, les assouvir sous « le manteau » pour reprendre une expression de Peter Longerich, dans le cadre de l’Ahnenerbe (Institut Héritage des ancêtres ou l’Institut de la recherche ancestrale – les traductions varient), qui était l’institut de recherche de la SS et dont nous parlerons plus longuement plus loin dans ce livre{78}.
Rudolf Hess, numéro deux du régime nazi et inspirateur, en grande partie, de Mein Kampf, a surpris et intrigué les chercheurs par ses pratiques völkisch comme son goût pour l’occultisme, l’astrologie, les médecines douces, le végétarisme, etc., ainsi que par son intérêt pour les théories de Rudolf Steiner, le fondateur de l’anthroposophie. Il continua de pratiquer ces lubies durant son emprisonnement à Spandau, la fameuse prison de Berlin. De fait, il est, avec Himmler, le plus connu des membres de premier plan du parti nazi s’intéressant aux théories « occultistes ». C’est à la suite de son départ pour l’Écosse, en mai 1941, que la Gestapo d’Himmler « orchestra une action dans tout le Reich contre les astrologues, clairvoyants, magnétiseurs, spirites et représentants des arts occultes que Hess fréquentait. On voulait ainsi prouver que Hess avait tout simplement été ensorcelé ». Toutefois :
Pour Himmler, l’affaire n’était pas tout à fait sans danger, puisque se trouvaient aussi menacés des cercles dont lui-même se sentait proche, comme les partisans de l’agriculture biodynamique ou les tenants de la théorie de la glace éternelle. Cela ne fit que le conforter dans l’opinion qu’il valait mieux qu’il poursuive ses intérêts pour l’occulte « sous le manteau »{79}.
La théorie de la glace éternelle, à laquelle fait référence Peter Longerich dans la citation ci-dessus, a été formulée par un ingénieur et industriel autrichien, Hans Hörbiger. Pour celui-ci, la Lune et la plupart des planètes sont recouvertes d’une épaisse couche de glace. Plusieurs lunes de glace auraient été les satellites de la Terre avant de s’écraser sur notre sol, la dernière ayant provoqué le déluge biblique. Notre lune ne serait que la quatrième, qui devra, un jour, s’écraser sur la Terre. Au-delà de cela, la thèse de Hörbiger postule le rôle central de la glace dans la création de l’univers, et le vide spatial serait en fait composé d’hydrogène qui ralentirait progressivement les mouvements des astres cosmiques. De fait, cette thèse s’inscrit dans une conception romantique et irrationnelle du monde. Elle connut un grand succès dans les milieux ésotériques germaniques de l’époque, mais aussi nazis : Hitler y était favorable selon ses Libres propos sur la guerre et la paix{80}. Ce succès était tel qu’une Société Hörbiger fut constituée après le décès, en 1931, de son inventeur. Himmler s’y intéressa aussi beaucoup, dans l’optique de formuler une origine non biblique de l’humanité, et, en 1936, il intégra cette société dans l’Ahnenerbe{81}.
En effet, Himmler se passionna lui aussi pour l’occultisme, la mystique du sang, les runes, le néopaganisme, la pensée alternative, les symboles religieux, la réincarnation, l’Atlantide, etc. Comme les autres, Himmler vient des cercles völkisch, ce qui explique son attrait pour ce type de théorie. Si ésotérisme il y a, c’est surtout dans la SS, même s’il y eut des SS hermétiques aux thèses ésotériques de leur chef, en particulier chez ceux issus du monde universitaire, qu’il faut donc le chercher plus que dans le nazisme à proprement parler. Selon Guido Knopp, Himmler devait nommer à des grades élevés de la SS de nombreux pionniers des idées völkisch de la période munichoise. De fait, Himmler tenta de « bricoler » une religion « néo-germanique » pour ses SS{82}, ayant quitté l’Église catholique en 1936{83}.
Ainsi, la grande chasse aux sorcières de l’époque moderne a intéressé Himmler, très influencé en cela par les Völkischen, notamment par les thèses de Mathilde Ludendorff, seconde épouse du général Erich Ludendorff et militante païenne-antisémite. Celle-ci voyait dans la sorcière une dépositaire de la religion des anciens Germains, victime de la « religion des prêtres » (c’est-à-dire les rabbins et les prêtres catholiques). Surtout, elle insistait sur le massacre de « millions de femmes », victimes d’une persécution de l’Église catholique, qui serait à l’origine du déclin de la race germanique. Cette idée, courante dans les milieux nationalistes allemands, fut également développée par Alfred Rosenberg, pourtant très critique vis-à-vis des « lubies » d’Himmler. Ce dernier en fit un outil de propagande, la sorcière devenant l’incarnation de la femme germanique opprimée. Il fallait, selon lui, condamner l’action du catholicisme, analysé comme une religion étrangère et hostile au Reich. De fait, pour asseoir son discours, il lança une vaste enquête archivistique sur les chasses aux sorcières dans le cadre d’une section de l’Ahnenerbe. L’enquête, le Hexen-Sonderauftrag, faite par des universitaires, dura de 1935 à 1944. Ce travail de la SS est encore utilisé par les spécialistes des procès en sorcellerie{84}. Cette religion bricolée, cette foi germanique, se retrouva après-guerre chez certains SS, que nous analyserons en seconde partie.
Le nazisme fut loin d’avoir été un mouvement occultiste ou ésotérique en dépit des démonstrations des partisans ou des détracteurs de l’« occultisme nazi ». Les nazis étant le produit de leur époque, très sensible à l’occultisme, leur intérêt pour l’occultisme aryanisant apparaît donc moins comme un facteur d’influence qu’un symptôme précurseur du nazisme, comme l’a mis en lumière Nicolas Goodrick-Clarke{85}.
Le thème de l’« occultisme nazi » a été entretenu après-guerre par l’extrême droite. Prenons des exemples chez les anciens SS français : Saint-Loup, Yves Jeanne et Robert Dun qui, recrutés sur le tard, furent imprégnés de l’idéologie des dernières années de la guerre, celle où la SS, pour attirer des étrangers, fit l’éloge d’une nouvelle aristocratie européenne païenne. En effet, ces anciens SS ont toujours revendiqué leur « paganisme ». Ainsi, Yves Jeanne a animé dans les années 1970 une revue, Le Devenir européen, dans laquelle il affirmait son paganisme ethniciste et communautaire{86}. Cependant, le thème du « paganisme nazi » a surtout été diffusé dans les années 1960 par Saint-Loup et par la néonazie française Savitri Devi (pseudonyme de Maximiani Portas). Saint-Loup parla beaucoup de la « quête » ésotérico-raciste de la SS dans ses romans et fut celui qui transmit l’héritage « païen » de la SS ainsi que le régionalisme ethniste aux générations militantes de l’après-guerre.
Savitri Devi est une figure hétérodoxe du néonazisme. Française d’origine grecque, elle embrassa les idéaux nationaux-socialistes, païens selon elle, dès les années 1920. Elle partit en Inde au début des années 1930 à la recherche d’un paganisme aryen encore vivant et épousa un nationaliste indien. Ce n’est qu’après la guerre qu’elle fit la propagande d’une religion « aryo-nazie » faisant d’Adolf Hitler un avatar de Vishnu destiné à mettre fin à l’âge de fer, notre époque décadente, et à inaugurer un nouvel âge d’or{87}. En effet, celle-ci a intégré, dès la fin de la guerre, « de nombreuses notions hindouistes dans une forme hétérodoxe du national-socialisme qui glorifiait la race aryenne et Hitler{88} ». Elle fut rejointe dans les années 1960 par les spéculations ésotérico-nazies du diplomate chilien Miguel Serrano, dont nous parlerons longuement dans la deuxième partie de cet ouvrage, qui n’a jamais caché sa sympathie pour le national-socialisme{89}. Saint-Loup participa aussi activement à la construction de cette légende, et il fut l’un des premiers à le faire, en affirmant que trois sous-marins nazis se rendirent en 1945 en Terre de Feu pour y déposer une mystérieuse cargaison avant de faire escale en Argentine. Il était en effet persuadé que les nazis avaient établi des bases secrètes dans cette partie du monde. Alors qu’il était réfugié en Argentine, il mena deux expéditions à la recherche de ces bases. Ce thème sera repris ensuite par toute une série d’auteurs évoluant aux marges de l’extrême droite.
L’un d’entre eux, Jan van Helsing (pseudonyme de Jan Udo Holey), évolue aux marges de la droite radicale conspirationniste, du New Age et de l’« histoire mystérieuse ». Son Livre jaune no 5 s’est vendu à plus de cent mille exemplaires en Allemagne, en Autriche et en Suisse. Cet ouvrage mélange entre autres des théories conspirationnistes, occultistes et anti-judéo-maçonniques. L’« occultisme nazi » y occupe donc une place centrale et un rôle particulier. En effet, van Helsing précise qu’il « éprouve un plaisir tout particulier à [nous] dévoiler ce thème », car il permet de constater « quels sont les milieux influents non allemands qui tiennent à cacher la vérité aux Allemands »{90}. L’utilisation de ce thème permet à van Helsing d’attribuer les atrocités du régime au « complot » et de réhabiliter ainsi l’idéologie du iiie Reich. Cette apologie détournée du nazisme s’accompagne en outre d’une justification de l’antisémitisme nazi et d’un négationnisme.
Les militants, que nous avons appelés dans plusieurs publications les « folkistes » et qui sont en fait des « néo-Völkischen », se reconnaissent par leur discours ethno-différentialiste radical, païen, identitaire et raciste. Ils revendiquent une filiation avec les SS français, en particulier Saint-Loup et Robert Dun. L’association politico-culturelle Terre et peuple, fondée et animée par Pierre Vial, Jean Mabire et Jean Haudry, leur sert de représentation en France. Vial assume pleinement l’étiquette völkisch :
[…] dans la mesure où la notion de communauté du peuple est au centre de mes préoccupations et où tout ce qui est populaire (ce mot est la traduction la moins insatisfaisante de völkisch) m’est cher, car lié à l’identité{91}.
« Ethno-communautaristes », les folkistes défendent un paganisme ethnique fortement imprégné par le nordicisme prôné par la SS. Le passage des idées des Völkischen historiques aux folkistes actuels s’est donc fait durant les années 1950 et 1960 à travers la création de liens entre les militants des différentes générations.
Ernesto Mila est un auteur folkiste espagnol qui a écrit sur l’« occultisme nazi ». Il reprend et compile dans Nazisme et ésotérisme tous les poncifs de l’« occultisme nazi », y compris la médiumnité d’Hitler, et l’idée selon laquelle la SS constituait une élite raciale, « une caste guerrière ». Mais surtout Mila affirme qu’il aurait existé au sein de l’Ordre noir un autre ordre composé de l’élite de la SS ayant reçu un enseignement ésotérique. Il écrit qu’« on y enseignait l’origine de la race germanique et les symboles utilisés par elle, la mythologie et les runes{92} ». Par ailleurs, le texte de Mila est une tentative de réhabilitation de ce régime, celui-ci étant noirci, selon lui, par la propagande antinazie : communiste et américaine. Il y consacre même un chapitre, intitulé « Pourquoi a-t-on combattu le nazisme ? », insistant, de façon inquiétante, sur le fait que « […] jamais la SS ne garda les camps de concentration{93} », sous-entendant implicitement que celle-ci ne participa pas à l’extermination des Juifs et des Tziganes européens, et exprimant, de ce fait, une position négationniste.
Plus près de nous, ce discours a été diffusé auprès du grand public par le très prolifique écrivain folkiste Jean Mabire, qui fut surtout l’un des premiers promoteurs du néopaganisme politique français au travers de sa revue Viking qu’il a animée de 1949 à 1958{94}. Ce néopaganisme s’est ensuite manifesté dans trois mouvements auxquels il participa : à partir de 1963 dans le discours du groupuscule et de la revue Europe-Action, proche des néonazis, puis, à partir de 1968, au sein du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), lui-même héritier du précédent, et enfin, et surtout, dans les dissidences radicales du GRECE apparues au milieu des années 1980 (n’oublions pas que Mabire est l’un des membres fondateurs de Terre et peuple). Mabire a écrit un grand nombre de livres apologétiques sur la SS, publiés dans les années 1970 et 1980 chez de grands éditeurs, notamment Fayard et Balland, et non pas chez de confidentiels éditeurs d’extrême droite{95}. Jean Mabire n’a jamais caché son intérêt pour le « paganisme » nazi :
Pendant quelques années, je me suis livré corps et âme à certaines formules que je ne renie pas (comme beaucoup d’autres). Et dans une langue que je ne parlais pas, me contentant de mots de passe : Gottglaubisch, Weltanschauung, Blut und Boden, Ahnenerbe. Tout cet univers je le découvrais pêle-mêle, dans des mois fiévreux, sous le soleil noir d’un été brûlant. Disons que je mélangeais un peu politique, religion et esprit guerrier. Comme le bonheur pour Saint-Just, le paganisme était une idée neuve en Europe{96}.
L’intérêt de Mabire pour l’« occultisme nazi » s’est concrétisé par un livre publié en 1978 chez Robert Laffont dans sa célèbre collection « Les énigmes de l’univers », Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens{97}, qu’il présente, comme souvent dans ce milieu, comme un essai historique{98}.
Ces néonazis « occultisants » ont beaucoup fait pour entretenir après-guerre le mythe de l’enseignement ésotérique de la SS. À leur décharge, il faut reconnaître qu’Himmler a tout fait pour pérenniser ce mythe en enseignant à la SS les doctrines völkisch sur la mystique du sang et de la race, qui sont devenues chez les auteurs de l’« histoire mystérieuse » des rites initiatiques issus de l’un des grands mouvements magiques que l’Occident a connus depuis le xixe siècle. De plus, le décorum du château de Wewelsburg{99}, près de Paderborn, avec ses mosaïques représentant des soleils runiques (appelés communément des « soleils noirs »), considéré par nos « chercheurs indépendants » comme le château principal de l’Ordre noir, offre la possibilité de renchérir sur ce sujet. Enfin, la célèbre expédition anthropologique au Tibet de 1938-1939, patronnée par Himmler et composée en partie de chercheurs de la SS, a renforcé la conviction de néonazis, mais aussi de militants antifascistes, de la réalité des connexions entre les nazis et des « Supérieurs inconnus » asiatiques.
Malgré tout, la référence à l’« occultisme nazi » reste confinée, y compris au sein de la droite radicale, dans un milieu restreint, c’est-à-dire dans les subcultures, parfois « occultisantes » mais surtout fascinées par le national-socialisme. En effet, une part importante de l’extrême droite reste imperméable à ce genre de théorie. Les principaux amateurs de ce type de textes, à l’exception du simple curieux, sont donc à chercher dans les milieux restreints des folkistes, des identitaires et des néonazis, qui peuvent d’ailleurs se recouper. Ces derniers, selon Pierre-André Taguieff, n’utilisent qu’un nombre limité de thèmes symboliques : « le svastika, les runes, la mythologie nordique interprétée dans un sens raciste, l’Énergie (Vril), Thulé (et la Société Thulé), l’Atlantide, le Germanenorden, la SS comme Ordre de Chevalerie, la ville souterraine et le Roi du monde{100} ». L’engouement de ce milieu pour l’« occultisme nazi » est donc entretenu par des publications régulières : les éditeurs, sachant pertinemment qu’il existe une demande, publient ce genre de textes.
Le mythe de l’ésotérisme nazi est réellement né avec la parution du Matin des magiciens, en 1960. À la suite de ce livre, le grand public se passionna pour cette thématique, créant une forte demande. Celle-ci fut comblée par une foule de livres très bon marché, publiés principalement entre 1964 et la fin des années 1970, en particulier, pour ne prendre que l’exemple français, grâce à la collection « L’aventure mystérieuse » des éditions J’ai lu. Nous pouvons ainsi citer en exemple et parmi les plus connus et les plus traduits les ouvrages de Trevor Ravenscroft, The Spear of Destiny : The Occult Power behind the Spear Which Pierced the Side of Christ ; de René Alleau, Hitler et les sociétés secrètes ; de Jean-Michel Angebert, Hitler et la tradition cathare ; de Robert Ambelain, Les Arcanes noires de l’hitlérisme ; enfin de Miguel Serrano, Adolf Hitler. El último avatara, etc.{101}. Cette fascination pour l’« occultisme nazi » ne signifie pas pour autant que Pauwels et Bergier cautionnaient cette idéologie. L’ingénieur, vulgarisateur scientifique et de science-fiction, journaliste et écrivain Jacques Bergier (né à Odessa en 1912 et mort à Paris en 1978){102} avait d’ailleurs été déporté à Mauthausen, du fait de ses origines juives ukrainiennes. L’origine de l’engouement pour l’actuel « occultisme nazi » a été le succès du Matin des magiciens. Il a permis non seulement la diffusion de cette thématique mais a provoqué aussi en retour deux effets cumulatifs : le premier a été le nombre de personnes sensibilisées à cette thématique de l’« occultisme nazi » et le second, qui découle du premier, a été l’engouement, l’appétence exceptionnelle des lecteurs pour ce type de lecture.
Cette « littérature » a donc offert au thème de l’« occultisme nazi » de se diffuser dans la culture populaire. D’abord opportuniste et socialement diffuse, cette évolution va s’exprimer de plus en plus ouvertement dans les années 1970 au point de susciter une multitude de romans, de livres historiques ou pseudo-historiques et devenir des sujets de films comme ce fut le cas avec les premier et troisième opus des aventures d’Indiana Jones (Les Aventuriers de l’Arche perdue et La Dernière Croisade sortis respectivement en 1981 et en 1989) où le héros incarné par Harrison Ford se trouve confronté à des scientifiques SS partis à la recherche de l’Arche d’alliance (dans le premier) puis à celle du Graal (dans le troisième).
Le cinéma n’est pas le seul à avoir subi la fascination de l’« occultisme nazi ». En effet, la bande dessinée s’est toujours intéressée à cette thématique. Récemment, l’« occultisme nazi » a inspiré une bande dessinée américaine de qualité, D-Day, le jour du désastre{103}. Mais il ne s’agit pas de la première incursion de l’« occultisme nazi » dans ce média populaire. Dans les années 1980, un scénariste américain de comics, Roy Thomas, reprenant les thèses de Ravenscroft, élabora un scénario expliquant pourquoi divers super-héros américains avaient été incapables de vaincre les nazis : Hitler avait en sa possession la Lance de la Destinée, qui lui assurait un contrôle magique des super-héros qui tentaient de s’aventurer en Allemagne.
La Lance de la Destinée
La « Lance de la Destinée », une relique apparue à partir du vie siècle, serait celle que le soldat romain Longinus, ou Longin, aurait utilisée pour blesser le Christ au flanc. À la suite de cela, elle aurait acquis des pouvoirs magiques, dont celui de rendre invincible celui qui la possède. Cette « Sainte Lance » n’est mentionnée que dans l’évangile de Jean et dans l’évangile apocryphe dit de Nicodème. Il existe trois lances de saint Longin : une à Smyrne, une à Cracovie et une à Vienne. En 1938, après l’Anschluss, cette dernière fut transférée à Nuremberg sur ordre de Hitler. Une expertise a montré que ce n’est pas une lance romaine mais une lance lombarde datant d’une période comprise entre le viiie et le ixe siècle.
Nous retrouvons cette thématique dans une bande dessinée de Mike Mignola, Hellboy{104}. L’auteur part, là encore, d’une uchronie : Hitler vécut jusqu’en 1958. Réfugié en Amérique du Sud à la suite de la défaite du IIIe Reich, il mena une guerre « occulte » contre les vainqueurs. Mignola fait des nazis des initiés membres de la Société Thulé, une puissante organisation occulte. On retrouve enfin une variante de ce thème dans une bande dessinée de Gauthier, Le Livre de Koush, inspirée par Indiana Jones et les expéditions scientifiques de l’Ahnenerbe, qui raconte l’histoire d’un archéologue, Ken Mallory, poursuivi par des nostalgiques du IIIe Reich suite à la découverte d’un manuscrit par les nazis au Soudan en 1942. Allant aussi dans ce sens, nous pouvons citer La Malédiction des trente deniers, une aventure de Blake et Mortimer qui confronte nos héros à un ex-colonel SS recherchant les trente deniers donnés à Juda pour sa trahison et imprégnés de la colère divine… Nous pourrions multiplier les exemples allant dans ce sens. Ce thème se retrouve aussi de plus en plus souvent dans les scénarios des jeux vidéo, que nous pouvons considérer, dans une certaine mesure, notamment graphique, comme une extension de l’univers des bandes dessinées. Ainsi, l’« occultisme nazi » constitue la trame de Wolfenstein 3D, de sa suite Return to Castle Wolfenstein, ou de BloodRayne. De fait, ces jeux, à l’instar des jeux de rôle, se nourrissent énormément de thèmes occultistes en général et de la symbolique nazie.
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Si l’ésotérisme nazi est une invention des années 1960, il faut garder à l’esprit qu’il s’agit, comme nous l’avons vu ici, d’un mythe puissant, bricolé au sens donné à ce terme par Lévi-Strauss, qui va toucher des secteurs différents de la société. En effet, cette thématique permet de combler des « blancs », et de donner un sens à la politique criminelle nazie. Il s’agit aussi, comme nous l’avons vu, d’une stratégie de la part de militants d’extrême droite pour diffuser leurs idées dans des milieux éloignés… Enfin, pour certains thuriféraires de cette idéologie, l’« occultisme nazi » réécrit une autre fin, plus glorieuse, plus mystérieuse.