L’idée selon laquelle le national-socialisme serait « néopaïen » a fait couler beaucoup d’encre dès la création de ce parti, en particulier dans les milieux catholiques, notamment ultramontains{105}, avant d’être récupérée par les auteurs qui ont fait de l’« histoire mystérieuse » leur gagne-pain. Il convient donc d’étudier en détail l’origine de cette affirmation. Jusque très récemment, les historiens ont délaissé les publications « occultisantes » qu’Hitler a pu lire durant son séjour à Vienne{106} pour se concentrer sur l’apport des théoriciens racialistes ou racistes plus « classiques », comme Arthur de Gobineau et Houston Stewart Chamberlain, dans l’élaboration de l’idéologie nazie.
Cependant, les références subculturelles païennes sont un point important pour qui étudie la nature et l’histoire du national-socialisme. En effet, il ne faut pas oublier qu’il est, à l’origine, l’un des nombreux groupuscules völkisch existant en Allemagne à cette époque. Il est donc nécessaire de revenir sur l’histoire de l’Allemagne du début du xxe siècle.
Dans ce pays, entre la fin du xixe siècle et les années 1930, un grand nombre d’expériences néopaïennes ont eu lieu, dont certaines, d’ampleur nationale, se sont concrétisées à travers des associations cultuelles. Karla Poewe dans son étude essentielle, New Religions and the Nazis, estime ces païens à quelques centaines de milliers{107}. Ainsi, la Germanische Glaubensgemeinschaft (GGG, ou Communauté de la foi germanique) de Ludwig Fahrenkrog et la Deutschegläubige Gemeinschaft (DGG, ou Communauté de la foi allemande) d’Otto Reuter font partie des mouvements les plus anciens et les plus importants. Le premier fut fondé en 1907 et le second en 1917. Jean Labussière recense douze grandes structures{108}. Toutes n’étaient pas forcément marquées à droite. En effet, selon le sociologue des religions Massimo Introvigne,
[…] le retour du paganisme dans l’Allemagne fin de siècle ne passe pas que par l’ariosophie ; dans le milieu de Wagner, et dans plusieurs milieux littéraires, on trouve des expériences de renaissance néopaïenne qui exerceront une influence importante sur Carl Gustav Jung, et dont les orientations politiques ne sont pas nécessairement de droite et pourraient, le cas échéant, réserver des surprises […]{109}.
À l’origine du néopaganisme, notamment germanique, se trouve une fascination pour un paganisme européen antique. Cependant, le néopaganisme n’a que très peu à voir avec ce paganisme ancien : il en est l’héritier, mais est surtout marqué par le « bricolage ». C’est particulièrement vrai selon Léon Poliakov :
Mais à y regarder de plus près, le Panthéon germanique apparaît comme le fruit d’une laborieuse reconstruction, après une oblitération presque aussi complète que celle des dieux celtes ou étrusques. On constate en effet que la mythologie germanique ne s’est conservée de différentes manières, dans les traditions scandinaves ou les récits des historiens, qu’en dehors de la Germanie ; en ce qui concerne plus spécialement les mythes d’origines stricto sensu, on ne connaît par transmission directe que ceux des Stämme{110} expatriés, et plus ou moins dégermanisés (Goths, Lombards, Burgondes, Angles et Saxons){111}.
Le néopaganisme germanique est assurément un héritier du romantisme, dans sa volonté de reconstruction du passé national{112}, dans son refus de la modernité issue du christianisme, des Lumières, de la Révolution française, de la révolution industrielle et du libéralisme. L’une des conséquences de ces positions radicales a été l’élaboration d’un discours ethniciste nationaliste prononcé chez certains groupes ou chez certains néopaïens allemands de cette époque, en particulier chez les Völkischen et chez les ariosophistes. Dès le début du xxe siècle, en Allemagne, certains néopaïens anticatholiques et patriotes, nationalistes ou révolutionnaires, se rapprochent de mouvements d’extrême droite.
Ce courant bigarré irrationaliste puisait ses références dans le romantisme, dans les premières doctrines « alternatives{113} » (médecines douces, naturisme, végétarisme, etc.), dans les discours antimodernes et enfin dans les doctrines racistes, même s’il a existé quelques Völkischen dépourvus d’antisémitisme, voire philosémites{114}. Les adeptes de cette première synthèse vont, durant la seconde moitié du xixe siècle et le début du xxe siècle, entrer en relation avec les milieux ésotériques, bien qu’à l’époque les courants ésotériques aient eu davantage d’affinités avec les idées de « gauche » qu’avec celles d’extrême droite. Issus d’un courant de la mouvance völkisch, les ariosophistes mélangeaient nationalisme völkisch, pessimisme culturel, racisme et spéculations occultistes. Ils prophétisaient et tentaient de justifier la domination future des Germains sur le monde. Ils prônaient la réunion de tous les peuples germaniques au sein d’un même État. Leurs textes étaient construits sur la certitude que la préhistoire germanique avait été un âge d’or racialement pur dirigé par des prêtres savants professant des doctrines racistes occultisantes, un monde qui fut mis à mal par le métissage, le christianisme et le judaïsme.
Selon George Mosse, le parti nazi était l’une des innombrables structures völkisch apparues dans la défaite de 1918 et l’effondrement du Reich wilhelminien, avant de s’en éloigner progressivement{115} durant la seconde moitié des années 1920, malgré la persistance d’une influence certaine (pangermanisme, obsession pour la question raciale germanique et l’histoire, etc.). Or ce milieu était une nébuleuse de structures plus ou moins éphémères et plus ou moins confidentielles. Les origines du parti nazi sont assez troubles et l’écheveau difficile à démêler{116}, comme nous l’avons vu précédemment. Ainsi, le völkisch Theodor Fritsch, qui fut « l’un des premiers polémistes antichrétiens du mouvement nationaliste{117} », joua un rôle important dans la naissance intellectuelle du parti nazi et était lui-même lié aux milieux ariosophistes autrichiens. En effet, le groupuscule völkisch de Fritsch, le Germanenorden, était issu d’une branche allemande de la société fondée par un ariosophe autrichien, Guido von List, « le premier écrivain populaire à combiner l’idéologie völkisch avec l’occultisme et le théosophisme{118} » selon Nicholas Goodrick-Clarke, qui avait doté l’une de ses « sociétés secrètes », l’Armanenschaft, du symbole de la croix gammée{119}. List est donc une figure importante pour notre propos.
Guido (von) List naquit dans une famille bourgeoise de Vienne et s’affubla d’un pseudo-titre de noblesse à partir de 1907. Auteur prolixe, il maniait plusieurs genres littéraires. Dans les années 1870, il se rapprocha du mouvement pangermaniste autrichien et des nationalistes antisémites. Catholique, il devint protestant vers 1890 par nationalisme puis évolua vers le néopaganisme. Il prétendait pouvoir retrouver le passé germanique aryen de l’Empire à travers l’étude toponymique des villes et villages et l’observation des paysages. En 1898, il écrivit son œuvre principale, Der Unbesiegbare. Ein Grundzug germanischer Weltanschauung (« L’invincible. Principes fondamentaux d’une conception du monde germanique »), sorte de Décalogue païen. List élabora une reconstruction mythologique imprégnée de racisme antislave, d’antisémitisme et de darwinisme social. Il développa aussi une nouvelle religion ouvertement païenne : le wotanisme, version völkisch du théosophisme. La création de la Guido-von-List Gesellschaft (Société Guido von List) en 1905 lui permit de se faire connaître dans les cercles völkisch allemands où il fut vite considéré comme un précurseur et un maître. Cette société devint rapidement une sorte de secte. Il y créa un autre « ordre », l’Armanenorden, qui cristallisa les discours pangermanistes et mystiques. Il fut aussi l’inventeur d’un alphabet runique fantaisiste de 18 runes : le système « armaniste ». Ces runes, que List prétendait avoir découvertes grâce à une révélation spirituelle, tenaient une part importante dans ses théories sociopolitiques portant sur ce qu’il appelait le peuple « aryano-germanique ». En 1914, il vit la déclaration de la guerre comme le début du millenium völkisch et comme la réponse de la germanité à la volonté catholique{120} de métissage. Le premier journal à annoncer son décès, le 24 mai 1919, sera le Völkischer Beobachter, le journal de la Société Thulé.
Les thèses des Völkischen furent influencées par celles d’une grande société occultiste de la seconde moitié du xixe siècle, la Société théosophique, fondée en 1875 par l’aristocrate russe Helena Petrovna Blavatsky et par le colonel américain Henry Scott Olcott{121}, comme le reconnaissait sans peine Jörg Lanz von Liebenfels. En effet, une part importante du courant völkisch baignait dans une religiosité hétérodoxe, alternative, entre occultisme, néopaganisme et christianisme épuré du judaïsme, cette dernière tendance étant incarnée par le courant des Chrétiens allemands, fondé par Dietrich Klagges, un nazi de la première heure{122}. Ainsi, certains ariosophes et Völkischen croyaient que la Bible avait été originellement écrite en allemand et vénéraient un soi-disant ancien dieu solaire germanique, Krist, qui fut, selon eux, transformé en Christ par les chrétiens. La Vierge Marie devenait dans ce type de discours la mère des Aryens{123}. D’ailleurs, certains Völkischen pensaient, et écrivaient, que l’anniversaire du Christ cachait en fait la célébration du retour de Baldur, divinité lumineuse germanique, revenu du royaume des ténèbres. En réalité, ce « Krist » fut inventé par des évangélisateurs du ixe siècle qui rédigèrent une version épique des évangiles afin de convertir les Saxons. Jésus y devenait un prince germanique, ses disciples, des vassaux et les noces de Cana, un festin guerrier. Cette idée de christianisme aryen était à l’époque assez courante dans les milieux ultranationalistes : Houston Stewart Chamberlain, Britannique naturalisé allemand et gendre de Richard Wagner, la diffusa dans son livre à grand tirage, Les Fondements du xixe siècle. Chrétien, hostile au catholicisme, il transforma le Christ en un sage aryen{124}. Selon lui, le Christ aurait amené d’Inde le monothéisme, dont il aurait été dépossédé ultérieurement par les Juifs, une thèse présente dans une certaine culture savante allemande des xviiie et xixe siècles{125}. Antisémite, il affirma que le Christ n’était pas juif.
Les adeptes du paganisme germanique ont formé une mouvance éparse à l’inventaire impossible. Il est d’ailleurs souvent difficile de différencier les groupes païens alternatifs (qui donneront naissance au mouvement écologique) des groupes völkisch car
des liens transversaux de nature personnelle existaient avec le mouvement antisémite, avec le mouvement pour la protection des animaux et contre la vivisection, avec le Christlich-Soziale Partei, ainsi qu’avec toutes les variantes du « mouvement de réforme » (Reformbewegung) annonciatrices de la tendance qui, au tournant du siècle, émerge sous forme de sectes, cercles, ligues et sociétés privées à caractère pseudo-religieux{126}.
Il existait néanmoins quelques structures importantes. Outre les GGG et DGG précitées, il y eut aussi, à compter de 1927, la Nordische Glaubensgemeinschaft (Communauté de la foi nordique), issue d’une scission de la DGG, dont le président fut Wilhelm Kusserow. En 1919 se développa également un mouvement néopaïen d’influence nationale, le Deutschvölkischer Schutz und Trutz Bund (Ligue nationale-raciste allemande de défense et de protection{127}), dirigé par l’incontournable militant raciste Theodor Fritsch et dont furent membres les SS Reinhard Heydrich, Reinhard Höhn et le tristement célèbre Oskar Dirlewanger{128}. Selon Christian Ingrao elle fut « l’une des organisations les plus virulentes tant en matière de haine antisémite qu’en matière de sentiment nationaliste révolutionnaire{129} ». Cette ligue deviendra ultérieurement le Deutschvölkischer Freiheit Partei (Parti populaire allemand de la liberté) auquel appartint le comte Ernst zu Reventlow, nazi de la première heure et membre de la Ligue pangermaniste.
Pour contrer ces tendances à la scission, certains tentèrent de créer des fédérations nationales. Ce fut le cas de l’ancien pasteur Jakob Wilhelm Hauer, devenu militant païen dans les années 1930{130}. Missionnaire au début du xxe siècle, il fut marqué par la culture de l’Inde au point de refuser d’évangéliser. À son retour en Europe, il se consacra à l’étude de la civilisation indienne et devint en 1920 professeur en histoire des religions à l’université de Tübingen. Il s’intéressa également à l’anthroposophie de Rudolf Steiner. Il développa une conception du paganisme centrée sur l’idée de la permanence du paganisme indo-européen – plus que germanique d’ailleurs –, notamment au travers des hérésies médiévales, telle celle de Maître Eckhart et de ses dis-ciples. Il postulait aussi l’idée que le « christianisme-juif » était à l’origine de la disparition du paganisme indo-européen. Malgré tout, il était l’ami du mystique juif et théoricien du sionisme Martin Buber. Durant la même période, il créa un mouvement de réforme de la vie de tendance alternative, la Bund der Köngener (Ligue de Köngen), axée sur le contact avec la nature, l’ascèse, la vie communautaire et le refus de la modernité. Cette ligue fut fréquentée par des nazis comme Alfred Baümler ou Ernst Krieck, son assistant à l’université.
Lassées des divisions, différentes communautés religieuses libres se réunirent à Eisenach en juillet 1933 et fusionnèrent sous la direction de Jakob Wilhelm Hauer et du comte Reventlow. De cette fusion naquit la Arbeitsgemeinschaft der Deutschen Glaubensbewegung (Communauté de travail de la foi allemande) ou DGB, surtout connue sous le nom de Mouvement de la foi allemande. Son but était de solliciter Hitler pour obtenir la reconnaissance officielle en tant que troisième confession. Ce statut leur fut accordé peu de temps en mai 1935. Par la suite, d’autres mouvements, ligues, communautés fusionnèrent avec la DGB afin d’échapper à la mise au pas de la société allemande. La reconnaissance officielle n’empêcha pas la persécution du mouvement par les autorités nazies. En 1936, Hauer démissionna{131} et se consacra jusqu’à la fin de la guerre à ses cours et à la tentative de créer un Institut indien à l’université de Tübingen avec l’aide de l’indépendantiste indien Subhas Chandra Bose. Ce dernier fut à l’origine en 1941 de la création de la Légion SS de l’Inde libre, des bataillons SS composés de nationalistes indiens.
Taxer le national-socialisme de paganisme reste fréquent, mais si l’idéologie nazie était assurément antichrétienne, elle n’était pas forcément néopaïenne. En effet, Hitler n’hésitait pas à critiquer le catholicisme, qu’il considérait comme une « religion de la souffrance : faible, molle et artificielle{132} ». Il voyait également en celle-ci une religion juive. Ses propos devinrent de plus en plus critiques à partir de 1942, englobant le christianisme dans son ensemble, au fur et à mesure de l’évolution et de la radicalisation de la guerre.
En outre, la politique antichrétienne du régime, le Kirchenkampf (le « combat contre les Églises »), à partir de 1935, a laissé croire à plusieurs observateurs (principalement chrétiens) à un régime foncièrement païen. Cela est plus compliqué : persécuter les chrétiens (catholiques et protestants), condamner les valeurs chrétiennes (vues comme des valeurs de faibles) n’est pas forcément synonyme d’adhésion à une conception païenne de la religion. Les néopaïens coexistaient{133} au sein du parti nazi avec les Chrétiens allemands (frange du protestantisme allemand désirant se séparer de l’Ancien Testament, juif). La critique violente du christianisme ne fait pas de celui qui l’énonce un païen ou un néopaïen, s’il n’y a pas parallèlement la volonté de mettre en place une religion païenne. De fait, les positions des universitaires divergent sur l’attitude du national-socialisme par rapport au christianisme{134}. Certains y voient un mouvement païen, ou du moins antichrétien{135}, tandis que d’autres y voient une idéologie favorable au christianisme{136}, du moins à une forme nationaliste du christianisme, surtout protestante.
Le prétendu paganisme du nazisme doit beaucoup à un passage du Matin des magiciens qui fait du théoricien néopaïen et révolutionnaire-conservateur Friedrich Hielscher une éminence grise du national-socialisme alors qu’il fut un opposant au nazisme{137}. Les tenants de cette construction ont avancé un autre motif en expliquant que l’un des proches de Hielscher, et membre de son église néopaïenne, Wolfram Sievers, fut le secrétaire général de l’Ahnenerbe, le centre de « recherche » de la SS. Sievers fut condamné à mort lors du procès de Nuremberg pour les expériences « médicales » menées par cet institut durant la guerre. Hielscher et Sievers s’adonnèrent à une cérémonie néopaïenne peu avant l’exécution du second. Bergier et Pauwels spéculèrent sur cette cérémonie afin d’affirmer le caractère païen du national-socialisme :
Hielscher a sans doute joué un rôle important dans l’élaboration de la doctrine secrète [de l’Ahnenerbe]. Hors de cette doctrine, l’attitude de Sievers, comme celle des autres grands responsables reste incompréhensible{138}.
Cette fausse information fut reprise par les émules des fondateurs de Planète tels Philippe Aziz, Jean-Claude Frère, François Ribadeau-Dumas, Werner Gerson (pseudonyme de Pierre Mariel), évoluant tous dans les milieux de l’« histoire mystérieuse ». Tous ont repris ce postulat dans leurs textes en accentuant progressivement, par un effet cumulatif, l’aspect païen. Petit à petit, cette idée est devenue un trait incontournable de ces historiens, avec les cérémonies occultistes des SS. Cette accusation de néopaganisme a même été reprise par des universitaires comme Édouard Conte et Cornelia Essner. En effet, ces derniers soutiennent l’idée que le national-socialisme a été un mouvement fondamentalement néopaïen et antichrétien, protégeant les structures néopaïennes{139}, alors même qu’elles étaient persécutées à l’égal d’autres. D’autres universitaires ont soutenu de façon plus subtile le caractère néopaïen du national-socialisme. C’est le cas de Robert A. Pois dans La Religion de la nature et le national socialisme{140}. De fait, les nazis étaient de fervents défenseurs de la nature et des animaux. Ceux-ci firent voter des lois limitant le droit de chasse peu de temps après leur prise du pouvoir. En outre, le pouvoir de Dieu et celui de la nature ne fait qu’un dans la « vision du monde » nazie, l’homme devenant un élément de la chaîne de la nature. Selon Pois, cette « vision du monde » se caractérise par un anti-anthropocentrisme radical. Celui-ci fait du déterminisme naturaliste et darwiniste social du national-socialisme son fondement idéologique, et fait donc implicitement du nazisme une forme de néopaganisme, bien que ce terme ne soit presque jamais utilisé par l’auteur{141}. Ainsi, la politique raciale du national-socialisme est analysée par Robert A. Pois comme une partie intégrante de ce naturalisme : l’homme perd sa spécificité pour s’insérer de nouveau dans le règne animal. Ce n’est plus un homme mais un animal, en l’occurrence un « mammifère à deux pattes », dont les différentes « races » se battent pour le contrôle d’un territoire.
Pourtant, le nazisme se caractérisait plutôt par un antichristianisme radical et par un matérialisme racial, plus que par un néopaganisme, bien qu’il ait promu officiellement une forme de « christianisme aryen ». Le vingt-quatrième point du programme « intangible » du NSDAP, du 24 février 1920, est de ce fait explicite. Il énonce que le parti nazi défend le point de vue d’un christianisme positif, sans pour autant se lier à une confession précise{142}. Par « christianisme positif », il faut comprendre un christianisme complètement « déjudaïsé »{143}. Il est d’ailleurs probable que le nazisme ait cherché à créer une sorte de monothéisme germanique fortement influencé par certains courants racistes et nationalistes du protestantisme allemand. En ce sens, les nazis sont les héritiers de tout un courant nationaliste ayant existé en Allemagne. En effet, les ultranationalistes allemands de la fin du xixe siècle désiraient épurer le christianisme de sa composante juive.
Les textes d’Artur Dinter, Gauleiter de Thuringe, vont dans ce sens. Membre du parti nazi depuis 1925 et s’inscrivant dans le courant des Chrétiens allemands, ce romancier völkisch diffusa dans ses romans l’idée d’un christianisme aryen. À l’origine catholique, Dinter faisait l’éloge de Luther dans ses textes et condamnait l’apôtre Paul pour avoir judaïsé le christianisme, un autre thème fréquent dans la littérature völkisch. En fait, la vérité est inverse : Saül le persécuteur de chrétiens, en devenant l’apôtre Paul, est celui qui a fait entrer les Gentils, c’est-à-dire les non-Juifs, dans cette secte juive, donnant ainsi naissance au christianisme en tant que tel. Selon Édouard Conte et Cornelia Essner, cette référence au christianisme positif permit à Hitler de marginaliser les divagations des Völkischen, c’est-à-dire les discours néopaïens, vis-à-vis du NSDAP et d’attirer les masses{144}. Cela lui aliéna Artur Dinter qui fut exclu du parti en 1928. Il est aussi vrai que les nazis, y compris Hitler, se passionnèrent pour les théories « pagano-racialistes » de l’anthropologue völkisch Hans F. K. Günther (1895-1968), qui resta une référence pour les raciologues et racistes de l’après-guerre. Il s’agissait d’un « anthroposociologue », en fait un raciologue, obsédé par la défense de la pureté de la « race nordique », admiré par Hitler, Himmler, Rosenberg et Darré. Il a élaboré sa doctrine dans les années 1920 : il condamnait le métissage généralisé des Européens et affirmait que le premier responsable du métissage était le christianisme qui avait proclamé l’égalité de tous les hommes, créés à l’image de Dieu. Ses thèses allaient fournir une partie du credo racial du IIIe Reich. Il fit partie après-guerre de certaines internationales racistes, notamment de la Northern League, une ligue dont furent membres, dans les années 1950, un grand nombre d’anciens nazis{145}. Il fait encore aujourd’hui autorité parmi les milieux identitaires qui le rééditent fréquemment.
Certes, les nazis ont très souvent fait référence aux ancêtres germaniques. Mais cette référence doit être mise sur le même plan que la récupération de Vercingétorix par le gouvernement de Vichy, ou celle de la Rome antique par Benito Mussolini, c’est-à-dire qu’elle constitue une récupération nationaliste et non une tentative de reconstruction du néopaganisme. En fait, c’est surtout la SS au travers de son chef, et non le nazisme en général, qui s’intéressa aux doctrines occultes et au néopaganisme, même si certains nazis, non membres de l’organisation, comme Julius Streicher, célébrèrent eux aussi le solstice d’été.
Heinrich Himmler, passionné par la préhistoire, l’histoire et les mythes germaniques (des passions transmises par son père), désirait recréer une pseudo-culture germanique primitive à partir d’un passé mal compris et largement imaginaire, afin de justifier ses prétentions à une nouvelle domination du monde{146}. Il nomma même à des grades élevés de la SS de nombreux pionniers des idées völkisch de la période munichoise. Cependant, la postérité a surtout retenu le fait qu’Himmler a nommé à un poste important l’ariosophe autrichien Karl Maria Wiligut, un disciple de Guido von List.
Karl Maria Wiligut était un officier autrichien qui finit sa carrière avec le grade de lieutenant-colonel. Évoluant dans les milieux völkisch, il fut durant sa jeunesse franc-maçon (il ne faut pas oublier qu’en Allemagne et en Autriche, les loges maçonniques étaient souvent conservatrices et parfois d’extrême droite). Il fut dès cette époque, et parallèlement à sa carrière militaire, un auteur occultiste : il publia plusieurs livres « occultisto-païens » ainsi que des poèmes épiques et symbolistes. Influencé par List, il se rapprocha au début du xxe siècle de l’Ordre du Nouveau Temple de Liebenfels. De fait, les thèses de Wiligut étaient proches de celles de Liebenfels. Dès cette époque, Wiligut pensait être un « roi mage » descendant d’une tribu sacrée et possédant des dons psychiques. Ces passions alarmèrent son épouse qui le fit interner. Il le fut durant environ trois ans puis partit vivre en Allemagne sous le nom de Weisthor. Il fut présenté en 1933 à Himmler qui tomba aussitôt sous son charme. En 1934, il fut promu colonel, puis général de la SS. En novembre 1933, Wiligut fut nommé à la tête du service d’études préhistoriques de la SS, avant de travailler pour l’Ahnenerbe, outil censé permettre à Himmler de créer une société purement germanique. Son passé psychiatrique – il fut interné plusieurs fois – une fois connu, et surtout à cause de son comportement, il en fut exclu{147}. Selon Nicholas Goodrick-Clarke, c’est Wiligut qui conçut le dessin des bagues runiques à tête de mort et non l’artiste Hans Klöcker. Il élabora aussi pour Himmler des rituels, notamment de mariage, pour la SS. Toutefois, il est certain que Wiligut n’a eu qu’un rôle des plus mineurs au sein de la SS. La légende du Wiligut conseiller secret d’Himmler est en fait due à l’un de ses disciples, Rudolf Mund{148}, un ancien SS selon Christian Bouchet{149}.
L’Ahnenerbe a été fondé en 1935 par Herman Wirth, un paléontologue germano-hollandais aux thèses proches des Völkischen, Heinrich Himmler et Richard Walther Darré{150} avec pour mission de gérer l’idéologie des SS. Wirth fut membre du parti nazi dès 1925. Il fut l’auteur en 1928 de l’ouvrage Der Aufgang der Menscheit (« La naissance du genre humain »), dans lequel il développait l’idée que ce qui avait rendu le pôle impropre à la vie et forcé les Hyperboréens à émigrer en Europe était un décalage des pôles. Il soutenait aussi dans Die Heilige Urschrift der Meinschheit (« Les anciens écrits sacrés de l’humanité »), publié en 1931{151}, l’idée selon laquelle l’Atlantide fut un empire du Nord hautement civilisé, datant de l’âge de pierre, qu’il localisait aux alentours de l’Islande.
D’abord indépendant, l’Ahnenerbe passa rapidement sous le contrôle de la SS, avant d’y être intégré en 1940. Il avait pour mission de gérer l’idéologie des SS. Cet institut se chargeait des fouilles archéologiques, d’études sur les mythologies nordiques, mais aussi des trop célèbres expériences « médicales », notamment celle de Joseph Mengele. Malgré les efforts d’Himmler pour développer cet institut – qui comportait plus de soixante-dix cellules de recherche –, Hitler le critiqua violemment en 1936 et se moqua des vieilles lunes völkisch lors des journées du NSDAP à Nuremberg{152} :
Nous n’avons rien à voir, tonna Hitler, avec ceux qui ne comprennent le national-socialisme qu’en termes de rumeurs et de sagas, et qui le confondent donc trop facilement avec de vagues phrases nordiques, et qui font maintenant porter leurs recherches sur les motifs d’une culture atlantéenne mythique{153}.
Wirth fut évincé et l’Ahnenerbe fut repris en main par l’orientaliste Walther Wüst en 1937. Cependant, Himmler en devint le président en 1942.
L’Ahnenerbe comptait un nombre important de chercheurs qui venaient des milieux völkisch. Cela explique le grand nombre d’affabulations raciologiques pseudo-scientifiques présentes dans ses travaux. Parmi ceux-ci, il y avait la recherche de runes dans l’architecture traditionnelle. Ce type de travaux était dû au succès éditorial d’un disciple de List, Philipp Stauff, qui voyait des runes dans les constructions à colombages. Il avança cette théorie en 1913 dans un texte intitulé Runenhaüser (« Les demeures runiques »). Néanmoins, il y avait aussi au sein de cet institut des archéologues de renom comme Hans Schleif, Alexander Langsdorff, Franz Altheim ou encore Franz Alfred Six{154}. De nombreux archéologues allemands, apportant ainsi à Himmler la caution scientifique de chercheurs de réputation internationale, s’étaient mis rapidement au service de l’Ahnenerbe, afin de contrebalancer le monopole qu’essayait d’imposer Rosenberg dans le domaine de la préhistoire. En effet, ce dernier avait mis en place une section archéologie (Abteilung für Vor- und Frühgeschichte) au sein de sa structure, l’AMT Rosenberg, avec à sa tête un archéologue très contesté, Hans Reinerth (il sera exclu du NSDAP en 1945, peu avant la fin de la guerre), qui lui-même avait fondé en 1934 le Reichsbund für Deutsche Vorgeschichte.
Himmler voulait donc, via la création de l’Ahnenerbe, donner à l’idéologie nazie une aura d’antiquité germanique. Naturellement, il ne s’agissait que d’un artifice et cela ne fait en aucun cas du national-socialisme une organisation païenne. Le « paganisme » de la SS se résumait en fait à l’utilisation de runes armanistes issues du système fantaisiste de List et qui ornaient les uniformes, les drapeaux, dagues, médailles – la plus célèbre de ces runes étant la rune Sig qui, dédoublée, formait le symbole de la SS – et à la création de rituels dont un d’enterrement, la rune armaniste Man y remplaçant la croix :
[Himmler] faisait recréer une puissante culture germanique primitive à partir de vestiges datant de l’âge de Bronze, afin de justifier ses prétentions à une nouvelle domination du monde ; pour les officiers tombés à la guerre, il faisait dessiner des monuments funéraires d’après des modèles datant de la préhistoire germanique. Sa conception de l’avenir était une interprétation d’un passé mal compris, un retour à des ancêtres fabriqués de toutes pièces{155}.
Le médecin personnel d’Himmler, Felix Kersten, a écrit dans ses mémoires qu’Himmler désirait restaurer les cultes germaniques{156} tout en affirmant aussi qu’à la fin de la guerre Himmler avait regretté d’avoir combattu l’Église parce qu’à la fin, celle-ci « s’était montrée la plus forte ». Himmler relâcha même « vingt-sept religieux d’un camp de concentration en leur demandant de prier pour lui à la fin de la guerre{157} ». Le débat reste donc ouvert en ce qui concerne le supposé paganisme de la SS, qui est toujours sujet à caution.
Le thème du paganisme nazi, véhiculé dès cette époque, vient en partie de l’utilisation des runes. Pour beaucoup de néopaïens adeptes des cultes germano-scandinaves, les runes seraient une sorte d’écriture sacrée empreinte de magie. L’origine de cette interprétation est à chercher chez les occultistes austro-allemands de la fin du xixe siècle. Surtout, cette interprétation n’a pas de fondement réel selon le spécialiste du monde nordique Régis Boyer{158}. Selon lui, cette interprétation erronée vient de l’étymologie ambiguë de ce mot :
Je dois à la justice de noter que le mot runa en vieux norois signifie « rune » au sens que nous sommes en train d’étudier, le caractère d’écriture, mais il a une autre acception, celle de secret, de mystère chuchoté. Bien entendu, il n’est pas exclu qu’à l’origine ce second sens ait engendré le premier puisque, encore une fois, qui détient les secrets d’une écriture peut être considéré ipso facto comme possesseur d’un pouvoir sacré{159}.
Ce désir des nazis de minimiser l’apport des Völkischen dans leur idéologie incitera les auteurs contemporains d’« histoires » fantastiques à inventer des filiations imaginaires. Ainsi, ils feront de l’un des pères de la géopolitique, le général Karl Haushofer, l’une des figures fréquentes de la glose « occultiste nazie ». Là encore, nous retrouvons l’influence du Matin des magiciens. Ce livre en fait un membre important de la Société Thulé, ainsi que de celle du Vril. Celle-ci est un serpent de mer de cette littérature : cette « société secrète » berlinoise n’a jamais existé, sauf peut-être dans les esprits de Bergier et Pauwels. Une partie de ses attributions vient d’un roman publié en 1871, The Coming Race (La Race future), d’un écrivain britannique, Edward Bulwer-Lytton. Cet auteur fait du « vril » une forme d’énergie possédée par une race intraterrestre. Il semblerait que Bulwer-Lytton ait repris ce thème à l’occultiste français Louis Jacolliot. Bergier et Pauwels ont fait de cette invention de roman une société secrète réelle qui aurait fourni l’énergie nécessaire pour propulser les ovnis nazis.
Le même ouvrage fait d’Haushofer un initié aux pratiques secrètes tibétaines : « Au Japon, Haushoffer [sic] aurait été initié à l’une des plus importantes sociétés secrètes bouddhistes et se serait engagé, en cas d’échec de sa “mission”, à accomplir le suicide cérémoniel{160}. » Pour appuyer cette thèse pour le moins aventureuse, nos auteurs rapportent un soi-disant propos de Rudolf Hess : « Dans les rares moments de lucidité que lui laisse son inexplicable maladie, le prisonnier Hess, dernier survivant du groupe Thulé, aurait déclaré formellement que Haushofer était le magicien, le maître secret{161}. » En cela, Bergier et Pauwels sont tributaires d’un auteur anglo-saxon, Jack Fishman{162}, qu’ils appellent de façon erronée « Belding » dans leur livre{163}, et qui, d’ailleurs, ne parle pas de cette supposée appartenance de Haushofer à cette société{164}. En outre, nos auteurs faisaient même état de la présence de moines tibétains à Berlin lors de la chute du régime ou de l’existence de Tibétains portant l’uniforme nazi{165}, selon les versions, voire de liens secrets noués entre le Dalaï-lama et les nazis lors de l’expédition ethnographique au Tibet de la SS en 1938-1939{166}. Les scientifiques de l’Ahnenerbe qui organisèrent cette expédition utilisèrent probablement les obsessions d’Himmler pour la recherche des origines aryennes, afin d’obtenir son financement. Son instigateur, l’ethnologue et chasseur Ernst Schäfer, a cependant refusé de prendre au sein de l’expédition, comme Himmler l’exigeait, un runologue, un préhistorien et un spécialiste des religions.
Les hypothétiques « pratiques » magiques tibétaines forment surtout un lieu commun de la littérature occultiste du xixe et du début du xxe siècle{167}. Les ésotéristes et occultistes occidentaux, dont Helena Blavatsky et sa Société théosophique, ainsi qu’Alexandra David-Néel, ont joué un rôle important dans la diffusion de cette mode. Blavatsky et Néel ont considéré et présenté le sous-continent indien et le Tibet comme le refuge d’une tradition ésotérique perdue en Occident. En effet, le centre de gravité religieux et philosophique se déplace au cours du xixe siècle vers l’Inde et le Tibet, un pays encore largement mythique pour les Occidentaux, favorisant les théories les plus imaginatives, comme les royaumes secrets d’Agartha et de Shamballa, les capacités psychiques des moines tibétains, ou le « Roi du monde »{168}, vulgarisé par un livre de l’ésotériste français René Guénon{169}, lui-même inspiré du « témoignage » d’un Russe blanc, Ferdinand Ossendowski{170}.
Karl Haushofer était un géopoliticien et un orientaliste, intéressé par les civilisations indienne, tibétaine, birmane et coréenne, et évoluait en Allemagne au sein de la Révolution conservatrice (voir encadré ci-dessous){171}. Il est connu pour avoir conceptualisé l’idée d’espace vital (le Lebensraum){172}. Il était professeur, en 1904, à l’Académie de guerre et c’est en tant que tel qu’il fut envoyé au Japon afin de moderniser l’armée de ce pays. C’est pendant cette période qu’il se passionna pour les cultures asiatiques, notamment japonaise. À son retour en Allemagne, il participa à la Première Guerre mondiale. En 1919, officier, il passa un doctorat de géographie et devint professeur de géographie à l’université de Munich. C’est là qu’il se lia d’amitié avec Rudolf Hess, qui le protégea par la suite, la femme de Haushofer étant juive. Lorsque Hess partit pour la Grande-Bretagne, Karl Haushofer perdit sa protection. Son fils Albrecht participa à la tentative d’assassinat de Claus von Stauffenberg contre Hitler. Albrecht fut exécuté et son père déporté à Dachau. Après la chute du régime, Karl Haushofer passa devant un comité de dénazification. Il perdit son poste d’universitaire et sa pension. Dépressif, il se suicida en 1946 avec sa femme. Il ne fut donc en aucune façon le « maître occultiste » d’Adolf Hitler.
Néanmoins, des liens indirects existaient, comme le reconnaît le politologue italien Giorgio Galli :
Dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle, les relations entre sociétés occultistes allemandes et anglaises se resserrent ; des liens étroits s’établissent entre personnes influentes – sur la base d’une conception « magique » de la réalité – et se transmettent pendant une ou deux générations. […] Mon hypothèse est que ce « pont » qui unissait, comme je l’ai expliqué, la culture ésotérique, les ordres hermétiques et les services secrets anglais et allemands entre le dix-neuvième et le vingtième siècle a continué à exister dans la période immédiatement suivante, de sorte que la formation intellectuelle de Hitler et d’une partie du groupe dirigeant nazi s’est faite dans le cadre de cette culture occultiste. J’ai recueilli des données qui me permettent aussi de dire que ce groupe, arrivé à la tête du Troisième Reich, s’interroge sur la manière de mettre en œuvre une stratégie dérivée de cette culture, à savoir la rescousse de la « sagesse aryenne ». De même, je suis en mesure d’affirmer que la décision de Hitler d’entrer en guerre, dans la conviction que l’Angleterre ne serait pas intervenue, peut être comprise dans l’optique de la culture ésotérique où certains cercles au sommet du pouvoir politique anglais puisaient leurs informations. À mon avis, toute l’histoire du nazisme doit être lue à la lumière de ce facteur{173}.
L’hypothèse est stimulante, mais notre politologue reconnaît lui-même dans cet article qu’il n’est pas un spécialiste de l’ésotérisme, bien que ses textes sur ce sujet soient appréciés par ceux qui sont familiers de ce champ d’étude.
Les spéculations des « spécialistes » de l’« histoire mystérieuse » ont discrédité, en retour, la question du paganisme, voire de l’ésotérisme nazi. Il est vrai qu’elle n’est pas prioritaire dans la compréhension du phénomène, mais elle mérite néanmoins de recevoir une réponse scientifique. Il est indéniable que certains responsables du parti nazi furent des adeptes des théories occultistes.
La « Révolution conservatrice »
La « Révolution conservatrice » était un courant de pensée qui domina le climat culturel de la droite allemande entre 1918 et 1933, en opposition à la République de Weimar. Il se caractérisait par un refus de la démocratie et du parlementarisme. Armin Mohler, inventeur de l’expression « Révolution conservatrice », distinguait cinq « images conductrices » présentes au cœur de cette nébuleuse : les Völkischen ; les « jeunes-conservateurs » ; les « nationaux révolutionnaires » ; les Bundichen (les « ligueurs ») et enfin, le « mouvement paysan » (appellation qui se rapporte au soulèvement paysan de la province du Schleswig-Holstein, région limitrophe du Danemark, à partir de 1928). Ce courant de pensée regroupait des personnes aussi différentes que les écrivains Thomas Mann (dans un premier temps), Stefan George, Gottfried Benn, Ernst von Salomon et Ernst Jünger, les philosophes Oswald Spengler et Martin Heidegger, le père de la géopolitique Karl Haushofer, l’économiste Werner Sombart, les juristes Carl Schmitt et Friedrich Hielscher, le pédagogue Alfred Bäumler ou les activistes politiques Edgard Julius Jung, Arthur Moeller van den Bruck et Ernst Niekisch, etc. Armin Mohler recensait, dans une liste, non exhaustive, plus de 430 groupes, ligues…
Rudolf Hess, le numéro deux du régime nazi et l’inspirateur, en grande partie, de Mein Kampf, a surpris et intrigué les chercheurs et nos auteurs par son appartenance, avec Alfred Rosenberg, à la Société Thulé, et par ses pratiques völkisch, comme son goût pour l’occultisme{174}. De fait, il est, avec Himmler, le plus connu des membres de premier plan du parti nazi s’intéressant aux théories « occultistes ». Mais, malgré ce qu’ont pu écrire nos « chercheurs », comme dans le cas d’Himmler, ses intérêts personnels pour l’occultisme sont distincts de son engagement politique. Ainsi, Himmler se passionna pour l’occultisme, la mystique du sang, les runes, le néopaganisme, la pensée alternative, les symboles religieux, la réincarnation, l’Atlantide, etc. Selon nos auteurs, cela l’aurait poussé à inciter la SS à collecter des objets mystiques comme le Graal ou la « Lance de la Destinée », voire à rechercher les entrées de la Terre creuse. Évidemment, ces spéculations trouvent, elles aussi, leurs origines chez Bergier et Pauwels. Cependant, il est vrai qu’Himmler vient des cercles völkisch, ce qui explique son attrait pour ce type de théorie. Il fut membre de la communauté paysanne des Artamans (Artamanen en allemand), un des nombreux groupes völkisch qui ont vu le jour dans l’immédiat après-Première Guerre mondiale.
Les Artamans voulaient réinculquer aux Allemands de sang pur les coutumes, la religion et les techniques agricoles des anciens peuples germaniques. Hostiles à la ville et à la modernité, ils étaient persuadés que la renaissance de l’Allemagne viendrait d’un retour à la terre couplé à une politique eugéniste. Pangermanistes, ils faisaient de cette nouvelle sorte de paysans des colons-soldats protégeant les marches orientales de l’empire allemand à venir. Au début des années 1920, ce groupe envoyait de jeunes gens défavorisés des villes à la campagne afin qu’ils apprennent les travaux, sains, des champs{175}. Outre Himmler, l’un des membres les plus connus des Artamans fut le général SS Richard Walther Darré, le responsable des questions agricoles du NSDAP et éphémère ministre de l’Agriculture.
Hitler lui-même a côtoyé les milieux völkisch autrichiens. Il fut durant sa période viennoise, selon Karl Dietrich Bracher{176}, un lecteur assidu de la revue Ostara de Jörg Lanz von Liebenfels, bien qu’il se moquât par la suite dans Mein Kampf des Völkischen qu’il traite de « songe-creux » ou de « scoliastes »{177}. La lecture de cette revue est à l’origine de nombreuses spéculations sur les rapports entre Liebenfels et Hitler qui, a priori, furent limités. En effet, il semblerait que le second ne rencontrât le premier qu’une seule fois à son domicile en 1909 et seulement dans le but d’acheter des exemplaires de sa revue. Toutefois, Liebenfels affirma par la suite, mais c’est une information à prendre avec précaution, qu’Hitler fut l’un de ses disciples, ce qui est partiellement vrai, Hitler reprenant des thématiques développées par l’ancien moine. Ce point de vue est néanmoins défendu par Nicholas Goodrick-Clarke dans son étude classique sur Les Racines occultistes du nazisme{178} ainsi que par l’historien allemand Joachim Fest{179}. Le psychologue viennois Wilfried Daim, spécialiste des sectes, a tenu compte dès les années 1950 de cet intérêt d’Hitler pour les théories ésotériques et occultistes{180}. L’historien François Delpla soutient également cette hypothèse : « Que Hitler ait emprunté à la magie, tant pour charmer les foules que pour articuler son idéologie, est indéniable ; qu’il ait eu recours à des croyances ésotériques pour s’aider à y croire lui-même, plausible{181}. » Un fait indubitable pour George Mosse, qui n’hésite pas à écrire qu’Hitler se passionna jusqu’à la fin de sa vie pour ce qu’il appelle les « sciences secrètes »{182}.
L’universitaire anglais Nicholas Goodrick-Clarke retrouve dans la politique du IIIe Reich des réminiscences des thèses de Liebenfels, notamment en ce qui concerne la politique raciale :
Les dispositions détaillées prévues par Lanz pour établir la suprématie aryenne firent aussi écho dans le IIIe Reich : décrets interdisant les mariages interraciaux, extinction des races inférieures et prolifération des Germains de sang pur grâce à la polygamie et à l’assistance apportée aux mères célibataires dans les maternités SS du Lebensborn, tout cela se trouvait déjà dans Ostara{183}.
Néanmoins, cette proximité discursive n’empêcha pas les nazis d’interdire Liebenfels de publication et de faire dissoudre ses organisations, dont son Ordre du Nouveau Temple, par la Gestapo lors de l’Anschluss. Selon Goodrick-Clarke, « l’ariosophie apparaît donc moins comme un facteur d’influence que comme un symptôme précurseur du nazisme{184} ». Cela est d’autant plus vrai qu’Hitler a écrit dans Mein Kampf à propos des Völkischen : « J’ai trop bien appris à connaître ces gens-là pour que leur misérable comédie ne m’inspire pas le plus profond dégoût{185}. » Hitler a donc fréquenté ce milieu, pour s’en éloigner par la suite, avant de le rejeter complètement. Même si un nombre restreint de responsables nazis manifesta un fort intérêt pour l’occultisme, l’irrationalisme et les théories alternatives, le national-socialisme ne fut pas un mouvement occulte, ni néopaïen. Le théoricien en chef du national-socialisme, bien que son livre fût rejeté par Hitler, Alfred Rosenberg, qui pourtant se passionnait lui aussi pour les thèmes nordiques, refusait le néopaganisme{186}. En outre, beaucoup de responsables nazis considéraient les spéculations d’Himmler avec un certain mépris{187}. En fait, l’occultisme et le néopaganisme sont à rechercher dans les milieux alternatifs (comme l’expérience de Monte Verità, en Suisse{188}, par exemple) et sont plutôt situés politiquement à gauche, et dans la nébuleuse völkisch.
Une part importante de cette polémique vient de l’utilisation par les nazis du svastika inversé, la fameuse croix gammée dont les branches tournent vers la gauche, qui intrigua dès cette époque. Ce symbole dont les branches tournent à droite, il est important de le préciser, était alors davantage utilisé par les occultistes que par les partis politiques, bien qu’il le fût par des corps francs lors de la guerre civile allemande (1918-1923), notamment la brigade Ehrhardt, qui devait l’arborer pendant le putsch de Kapp. En effet, le svastika dextrogyre a été utilisé par les occultistes et les francs-maçons dès le xviiie siècle. Cependant, la vulgarisation de ce symbole en Occident auprès du grand public est due à la Société théosophique. C’est Helena Petrovna Blavatsky, fascinée par l’Inde et sa civilisation, qui le découvrit et le diffusa{189}.
Mais avant cette récupération par les occultistes et les poètes, il ne faut pas oublier que le svastika est d’abord un symbole religieux et pictural fréquent de l’Inde (où il est de bon augure) aux civilisations amérindiennes, en passant évidemment par l’Europe où il est figuré depuis la préhistoire. Il est donc porteur d’une forte charge symbolique. Ce symbole était aussi présent, sans être pourtant fréquent, dans l’héraldique médiévale, surtout dans celle de l’aire germano-scandinave. Au début du xxe, le svastika était même parfois utilisé en Occident, de façon profane. Ainsi, il illustrait des cartes de Nouvel An, voire des publicités, comme celles dans les années 1920 pour Coca-Cola aux États-Unis : « Il figurait parfois sur des cartes de Nouvel An, en alternance avec des trèfles à quatre feuilles, on le retrouvait également sur des publicités de la marque Coca-Cola ou sur le blason d’associations sportives{190}. »
Le svastika devint le symbole du parti nazi en 1920 lors du congrès de Salzbourg. Il fut proposé par un membre de la Société Thulé, le docteur Friedrich Krohn. Hitler le modifia en remplaçant les bras arrondis par des bras droits et l’associa aux couleurs du drapeau wilhelminien : le noir, le rouge et le blanc. En 1922, il affirma que le svastika symbolisait le combat contre les Juifs. En énonçant ces propos, il ne faisait que reprendre les affirmations des Völkischen. Il semblerait en outre que la première rencontre entre Hitler et le svastika remonte à son enfance, lorsqu’il avait 7 ans et était scolarisé à l’abbaye de Lambach-am-Traun en Haute-Autriche. Ce symbole aurait été utilisé pour décorer l’abbaye par un moine dénommé Theodorich Hagen, passionné d’héraldique. Ce dernier joua sur l’analogie phonétique entre Hagen, son nom, et haken, signifiant « croc » ou « crampon ». En effet, Hakenkreuz est le nom germanique du svastika.
À la fin du xixe siècle des affirmations occultistes s’agglutinèrent à cette thèse, en particulier celles de Guido von List. Il fut le premier à associer la croix gammée et les peuples germaniques. Le discours raciste bénéficia alors de la découverte des langues indo-européennes, dont les locuteurs étaient alors appelés « Aryens ». Au xixe siècle, le darwinisme social et le racisme se greffèrent sur la thèse indo-européenne, appelée en Allemagne indo-germanique ou indo-aryenne.
Le svastika se retrouvait également au début du xxe siècle dans toute une littérature pseudo-scientifique traitant de la préhistoire germanique, une littérature d’ailleurs souvent marquée par l’occultisme. Il y était considéré comme le signe distinctif des Aryens. Ces textes se plaçaient aussi implicitement dans une filiation intellectuelle née au xviiie siècle qui rejetait le livre biblique de la Genèse et voyait dans l’Inde l’origine des Européens{191}. Cependant, dans cette littérature völkisch, les Aryens ne venaient plus de l’Inde, même s’ils y avaient fait un long séjour, mais du nord de l’Europe, de l’Atlantide du Nord, l’Hyperborée (dans certains textes Thulé et l’Atlantide se confondent). Ces thèmes rencontrèrent le grand public. Le svastika et ses significations occultisto-raciales se diffusèrent alors dans la culture germanique (Allemagne et Autriche). Des revues de poésie des années 1920 récupérèrent également la croix gammée, mais il est vrai que les milieux littéraires de cette époque étaient perméables au symbolisme et à l’occultisme. Ainsi, Jean-Luc Évard a montré{192} que le svastika était utilisé par des cercles littéraires évoluant aux marges de la Révolution conservatrice et des groupuscules völkisch, comme la revue du poète Stefan George, Blätter für die Kunst.
Ce symbole était aussi utilisé par différents groupes néopaïens. Ceux-ci étaient assez actifs dans la mouvance völkisch des années 1920. Comme nous l’avons vu, plusieurs nazis faisaient partie de ces structures. Pourtant, après la prise du pouvoir par les nazis, les mouvements néopaïens furent progressivement interdits, y compris ceux qui étaient proches du régime. Cela prit à contre-pied ces activistes qui attendaient du nouveau régime une reconnaissance officielle. Comme on l’a vu, la DGB obtint quelque temps le statut de troisième confession{193} et, par la suite, d’autres mouvements, ligues, communautés fusionnèrent avec elle afin d’échapper à la mise au pas de la société allemande, mais cette reconnaissance officielle n’empêcha pas la persécution du mouvement par les autorités nazies.
Le premier à être inquiété fut le Tannenbergbund (Ligue de Tannenberg) fondé en 1925 par le général Erich Ludendorff et quatre officiers. Le Tannenbergbund était destiné à combattre les « puissances supranationales », c’est-à-dire les Juifs, les francs-maçons et les Jésuites. Ses thèses rencontrèrent un large écho dans les milieux anciens combattants. Le journal de la seconde épouse de Ludendorff, Mathilde, fit partie des plus fortes ventes du genre. L’orientation de celui-ci était ouvertement néopaïenne et antichrétienne. En 1933, leur ligue fut interdite pour avoir critiqué le régime{194}, le général n’appréciant pas la rapide signature, dès le 20 juillet 1933, par Hitler d’un concordat entre le iiie Reich et l’Église catholique. Hitler autorisa cependant le vieux général à créer en 1937 une autre structure, le Bund für Deutsche Gotterkenntnis (L) (Ligue pour la connaissance allemande de Dieu, L = Ludendorff), dont l’activité était surveillée.
En 1941, la quasi-totalité des groupes païens avait été interdite, les dernières sociétés à l’être ayant été celle de Guido von List en 1942. Certains de leurs animateurs furent déportés, tels Wilhelm Kusserow (fondateur de la Nordische Glaubensgemeinschaft), Friedrich Bernhard Marby (fondateur du Bund der Runenforscher), Kurt Paehlke (fondateur du Bund der Guoten) et Ernst Wachler (fondateur du Herzer Bergtheater). Ces groupes ne réapparurent qu’en 1945, mais en gardant cependant leur idéologie völkisch{195}. Ainsi, Mathilde Ludendorff redonna vie, en 1951, au Bund für Gotterkenntnis, qui compta, selon Christian Bouchet, jusqu’à dix mille membres{196}. Ce mouvement possédait une revue, Mensch und Mass (« L’homme et la mesure ») et sa propre maison d’édition, Hohe Warte Verlag (« Éditions du haut observatoire »). En 1961, le Bund für Gotterkenntnis fut interdit au nom de la Loi fondamentale et vivota sous différents noms jusqu’à sa reconstitution officielle en 1977.
Malgré ces persécutions, certains groupes, et notamment les sociétés völkisch, développèrent un discours violemment raciste et antisémite, tandis que ceux évoluant au sein de la Révolution conservatrice furent très marqués à droite. En outre, certains Völkischen devinrent des cadres nazis comme le peintre et illustrateur Fidus (pseudonyme de Hugo Höppener) qui adhéra en 1932 au parti nazi et « s’attribu[a] dans l’ascension du parti nazi un rôle disproportionné à la réalité des choses{197} ».
Beaucoup de néopaïens contemporains, adeptes des spiritualités germano-scandinaves, ont cherché à se démarquer du national-socialisme. C’est le cas de John Yeowell (nous aurions pu prendre comme exemple d’autres célèbres néopaïens comme Nigel Pennick ou Sveinbjörn Beinteinsson), le fondateur de l’Odinic Rite{198}, avec son très érudit essai intitulé Odinisme et christianisme sous le IIIe Reich. La croix gammée contre l’Irminsul{199}. Des militants d’extrême droite furent membres de ces structures néopaïennes, pour les infiltrer, y diffuser leur discours{200} ou par simple intérêt personnel.
Selon les personnes et les sensibilités, les mouvements néopaïens adoptèrent à l’égard du régime nazi différentes attitudes, allant du rejet au soutien. Le néopaganisme nazi doit plutôt être recherché dans les groupuscules néonazis, apparus après la Seconde Guerre mondiale. Par « néonazi », nous entendons les courants se réclamant ouvertement du national-socialisme et non pas une quelconque reductio ad Hitlerum cherchant à discréditer l’objet de notre étude. Cependant, nous devons reconnaître que cette catégorie a des « frontières floues englobant tous ceux (individus ou groupes) qui revendiquent l’héritage de l’hitlérisme ou pratiquent certaines formes de mimétisme vis-à-vis du nazisme », c’est-à-dire une catégorie qui regroupe
trois figures principales depuis les années 1980 : les courants négationnistes appelant explicitement à la réhabilitation du régime nazi du fait que le génocide des Juifs d’Europe n’aurait pas eu lieu (« révisionnistes », disent-ils d’eux-mêmes), les milieux « skinheads » (identifiables par leur goût de la violence contre les catégories sociales ou des minorités jugées « inférieures » ou « nuisibles ») et les défenseurs déclarés de la « race blanche » ou de la « race aryenne », qui se désignent souvent eux-mêmes comme « nationalistes »{201}.
Un grand nombre de ces groupuscules se réclame en effet de l’une des formes du néopaganisme nordique.
Toutefois, l’intérêt pour ce paganisme nazi dépasse largement le cadre restreint de ces milieux. L’un de ses vecteurs a été ce qui fut appelé dans les années 1960 et 1970 l’« histoire mystérieuse », une niche éditoriale née du succès du Matin des magiciens et alors très dynamique, qui fut utilisée par les néonazis comme moyen de diffusion de leurs idées.