L’« histoire mystérieuse », dans sa variante de l’« occultisme nazi », a été utilisée comme un moyen de diffusion de thèses d’extrême droite. En effet, des auteurs évoluant dans ces milieux ont utilisé, dans les années 1960 à 1980, l’attrait du public pour les coulisses de l’histoire afin de développer une vision du monde empreinte de leurs idéaux. Cela s’est manifesté par la publication de livres réécrivant l’histoire récente (l’histoire du IIIe Reich), mais aussi très ancienne (l’Antiquité indo-européenne). Ces livres, adressés à un large public, sont donc apparus dans le sillage du Matin des magiciens{202} mais surtout dans celui de la revue Planète, publiée à partir de 1961.
Une partie de cette thématique s’est diffusée dans la culture populaire. Une autre thématique, également étudiée ici, a été récupérée par l’extrême droite. En effet, l’Occident des années 1960 et 1970 s’est passionné pour l’« occultisme nazi », à la suite de la publication du Matin des magiciens. Ses deux auteurs s’appuyaient sur le fait que le national-socialisme, par son irrationalisme affiché que nous avons analysé dans le chapitre 2, se serait largement différencié dans ses concepts et principes de ceux de la civilisation occidentale, ce qui est faux évidemment d’un point de vue historique : « La nouveauté formidable de l’Allemagne nazie, c’est que la pensée magique s’est adjoint la science et la technique{203}. » Cette idée fut reprise par nombre de militants d’extrême droite afin de diffuser leurs propres thèses.
Cependant, nous devons préciser que la plupart des auteurs analysés ici : Saint-Loup, Jean Mabire, Jean-Victor Angelini (Michel Bertrand et lui ont utilisé le pseudonyme collectif de « Jean-Michel Angebert »), ne sombrèrent pas dans, ou ne développèrent pas, un discours ésotérique stricto sensu{204}, au contraire d’un Michel Bertrand{205}. Cependant, dans son entretien accordé au Nouveau Planète en 1969{206}, Saint-Loup montra un intérêt pour certaines idées occultistes faisant un lien entre nazisme et religion indienne, vue comme la véritable religion aryenne. Cette idée s’est retrouvée également chez Savitri Devi et Miguel Serrano. De même, sous le pseudonyme Jean-Michel Angebert, Jean-Victor Angelini et Michel Bertrand écrivirent un ouvrage intitulé Le Livre de la Tradition au contenu ouvertement ésotérisant, et surtout manifestement influencé par les thèses ésotériques guénoniennes{207}. En effet, le projet de cet ouvrage est clair : les auteurs cherchent à retracer l’histoire secrète, celle de la « Tradition », transmise de siècle en siècle par des écoles ou collèges ésotériques, depuis Mu et Thulé jusqu’aux Rose-Croix en passant par les druides, kabbalistes, gnostiques, hérétiques divers, cathares et Templiers, avec en toile de fond le « combat éternel » entre « les gardiens d’un antique Savoir et les religions établies »{208}. Dans leurs autres ouvrages, ces auteurs développèrent plutôt une forme de récit alternatif, presque une uchronie, cherchant à réécrire l’histoire, en particulier celle de la défaite du nazisme. En fait, ces milieux sont plutôt ceux des « parasciences », « […] dont les champs recoupent celui de l’ésotérisme sans s’y confondre » et qui sont, selon Jean-Pierre Laurant, de « fausses sciences que le besoin croissant d’irrationnel multiplie, d’autant que nombre d’entre elles s’avancent sous le masque ésotérique ou, à tout le moins, se couvrent du mot »{209}. C’est pour cette raison qu’ils se retrouvèrent publiés dans la collection noire de Robert Laffont, « Les énigmes de l’univers ». Si Saint-Loup ne fut pas publié dans cette collection, il n’en reste pas moins très présent : ses livres sont les sources principales, le matériau de base, des ouvrages des autres auteurs analysés ici.
Les motivations des auteurs de ces thèses ont varié suivant les personnes et leur appartenance, ou non, à certains courants idéologiques. Cependant, malgré les origines et les présupposés divers de ceux qui l’énoncent, ce discours se développa, s’enrichit et aboutit à une synthèse, l’« occultisme nazi ». Au-delà de ces canaux de diffusion populaire, profitant de ce succès éditorial et de l’intérêt du public, l’« occultisme nazi » fut repris et largement propagé par certains milieux néonazis, très hétérodoxes, composés d’anciens SS, et d’occultistes néonazis, qui furent à l’origine de la théorie de la fuite d’Hitler en soucoupe volante. Dès les années 1950, ces auteurs cherchèrent à utiliser stratégiquement le thème de l’« occultisme nazi ».
Ces auteurs ont donc suivi trois buts. Premièrement, ils cherchèrent à faire une apologie plus ou moins détournée du national-socialisme, notamment en entérinant l’idée que la SS constituait un ordre chevaleresque à la fois païen et occultiste, une élite raciale et intellectuelle. Deuxièmement, ils firent œuvre de révisionnisme, voire de négationnisme pour démontrer la validité globale de l’idéologie nazie et de la mystique de la race. En outre, selon les partisans de cette doctrine, les Aryens seraient d’origine hyperboréenne{210}. Race primordiale, supérieure intellectuellement et racialement, les Aryens, fuyant le cercle polaire, auraient transmis leur sagesse aux autres peuples par cercles décroissants : d’abord ce furent les races « blanches » qui auraient obtenu la plus grande part de leur sagesse ; puis, par métissage, les autres races bénéficièrent des reliquats de sagesse et de connaissances scientifiques. Ces auteurs dénièrent donc la faculté de fonder des civilisations aux peuples non blancs. Troisièmement, enfin, ils réécrivirent l’histoire du nazisme et des dignitaires nazis, leur faisant subir un processus de « mythologisation », c’est-à-dire que les personnages et les faits historiques disparurent au profit d’une image mythique et le nazisme se « folklorisa », même si, globalement, la politique génocidaire nazie resta condamnée. Mais, largement euphémisée, elle devint dans ces discours un élément secondaire de la politique « magique » nazie, tandis que les nazis devinrent des personnes spirituellement intéressantes. Parfois, l’extermination des Juifs et des Tziganes d’Europe est ouvertement niée…
À partir de cette époque, les thèmes véhiculés par la littérature née du succès éditorial du Matin des magiciens se diffusèrent dans la culture populaire au détriment de la réalité historique. Les sociétés européennes, et plus globalement occidentales, virent leur conception et leur perception du nazisme être modifiées par une série d’évolutions subreptices au sein d’un contexte politico-économique de récession dans les sociétés occidentales. Ainsi, cette nouvelle perception d’Hitler et du nazisme sembla avoir profité du changement des mentalités en Occident après la hausse des prix du pétrole en 1973-1974 : les temps devenaient plus sombres, plus pessimistes.
Ce fut d’ailleurs à cette époque précise que les auteurs étudiés ici décidèrent de publier leurs livres, anticipant une atmosphère favorable à leurs thèses. Ces livres rencontrèrent un public éloigné des préoccupations idéologiques qui y étaient développées mais qui fut attiré par les constructions politico-spirituelles également présentes, le nazisme y étant présenté de plus en plus ouvertement comme un mouvement religieux, ou du moins mystique. Cette rencontre se fit d’autant plus facilement qu’à cette époque le public cherchait également à comprendre le national-socialisme, ses succès militaires fulgurants, sa politique d’extermination et surtout son irrationalisme. Concernant plus précisément ce dernier point, le moindre livre publié par un inconnu durant les années 1960 et 1970 sur le thème des « aspects ésotériques » du nazisme, tirait au minimum à cinquante mille exemplaires et ce jusqu’à la fin des années 1970… Il y avait donc une fenêtre éditoriale pour tenter de faire passer des idées.
Ces thématiques furent utilisées par ces milieux à des fins stratégiques. En effet, les différents auteurs que nous allons présenter et étudier plus loin tentaient, dans un sens, de subvertir une société qu’ils détestaient, et qu’ils rejetaient, voire pour certains qu’ils combattaient. Leurs thèmes de prédilection (racisme, racialisme, antisémitisme, éloge du nazisme ou de la SS, etc.) participèrent clairement à cette action, leurs discours et leurs pratiques sociales allant ouvertement à l’encontre des valeurs établies, le « politiquement correct » tant détesté par ces milieux{211}.
Nous avons aussi constaté que les contenus de ces livres étaient constitués d’éléments disparates, qui sont unis par une même protestation contre les savoirs « officiels » ou contre ce qu’ils percevaient comme un discours « politiquement correct ». En ce sens, les éléments ici présents étaient l’expression de subcultures hétérodoxes s’opposant aux valeurs dominantes. Nous sommes clairement en présence d’une structure transgressive. En outre, nous sommes aussi en présence d’une minorité agissante/minorité active, telle que nous pouvons la trouver chez le psychologue social Serge Moscovici : la minorité active, distincte de la déviance, peut mettre en place sur un temps plus ou moins long des pratiques sociales largement partagées en imposant son point de vue, pratiquer en quelque sorte une forme de gramscisme{212}.
Au-delà de cela, il s’agit, plus largement, d’une contestation radicale de la pensée dominante. Ce rejet des instances officielles de régulation légitimise, en retour, leur propre système. De ce point de vue, l’étude de ces milieux est aussi passionnante pour le chercheur car ces thématiques sont représentatives d’une expression subculturelle, subversive, propre à une frange de l’extrême droite la plus radicale. Nous sommes en présence d’une forme d’underground d’extrême droite{213}. Une déviance qui peut être définie comme la volonté d’être à l’écart, isolé, exclu (dans le cas présent auto-exclusion), comme le choix de l’anormalité, de l’inadaptation, de l’asociabilité, de l’anomie, de la différence, de l’étrangeté, de la dissidence, de la désobéissance, de l’infraction, de l’illégalisme, de la stigmatisation, de l’étiquetage, etc.{214}.
À partir de cette analyse, nous avons élaboré deux grandes hypothèses de travail, l’une portant sur une stratégie interne et l’autre sur une stratégie externe qui sont distinctes mais complémentaires. D’abord, la stratégie interne : nous avons estimé que l’engagement politique des groupes étudiés est avant tout une vision du monde, une cosmologie construite, que cette dernière s’exprime librement dans leur culture (musique, littérature, spiritualités) et que par un jeu de va-et-vient culturel et idéologique, elle renforce en retour la cohésion du groupe. Ensuite, la stratégie externe : nous pensons que les milieux étudiés ont dû privilégier cette action culturelle en raison d’une faiblesse numérique manifeste et que cette attitude imposée doit être analysée à la fois comme un moyen de propagande (diffusion des idées) et comme un vecteur de subversion de la société (acceptation de ces idées par des milieux éloignés). Les auteurs de cette mouvance sont intimement convaincus du primat de l’action culturelle.
Nous trouvons aussi dans ces milieux la volonté de créer une nouvelle foi par certains éléments parmi les plus mystiques sur les ruines du national-socialisme, qui doit délivrer la « bonne parole » à ceux qui sont capable de l’entendre. Ils reprennent des propos apocryphes d’Hitler, qui aurait dit qu’il ne fallait pas prendre le national-socialisme comme un mouvement seulement (ou exclusivement) politique. En ce sens, le mythe de l’« occultisme nazi » peut être aussi perçu, paradoxalement, comme une forme de millénarisme, c’est-à-dire comme le désir de réaliser sur terre un ordre nouveau, les nazis mettant à bas l’ancien monde et donnant naissance à un nouveau dans la violence d’un chaos salutaire. Aussi les convertis doivent-ils être initiés aux secrets de Thulé et surtout prendre conscience de la nécessité du combat occulte contre Israël, justifiant ainsi l’antisémitisme. Cette nouvelle croyance fait du nazisme un ordre d’élus, d’initiés, en particulier Hitler, à certains mystères ésotériques. Parfois même, le national-socialisme se transforme, dans ces constructions religieuses, ou parareligieuses, en une société secrète… Ces systèmes font d’Hitler un médium, un messie et un rédempteur, mais surtout ils en font une figure archétypale, qui se serait « occultée » ou qui se serait réfugiée en Antarctique.
Certains de ces livres sont publiés sous forme de romans pour échapper à la législation sur les textes racistes. Ces livres, fréquemment écrits par d’anciens SS, sont souvent pour leur auteur des manifestes révisionnistes ou antisémites. Cette forme romanesque permettait de toucher d’autres segments de la population. Ces auteurs cherchaient à transmettre leurs idéaux via des digressions incorporées dans le corps du roman, une pratique familière des romanciers à thèse. Ces anciens SS furent imprégnés de l’idéologie des dernières années de la guerre, celles où l’Ordre noir, pour attirer des étrangers, fit l’éloge d’une nouvelle aristocratie européenne païenne. Cependant, le thème du « paganisme nazi » fut diffusé dans les années 1960 par un ex-SS français, Saint-Loup, pseudonyme de Marc Augier. Auteur talentueux, il parla beaucoup de la « quête » ésotérico-raciste de la SS dans ses romans. Lors de la débâcle, il accompagna les nazis dans leur déroute et se réfugia en Argentine. Il rentra en Europe en 1950 et en France en 1953 lors de l’amnistie où il se présenta devant la justice. Il commença alors une carrière d’écrivain et de journaliste sous le nom de Saint-Loup, ratant de peu le prix Goncourt en 1953 avec son roman La nuit commence au cap Horn{215}, le jury se rétractant à la suite de la découverte de sa réelle identité. Dans la mouvance extrémiste de droite, il est surtout connu pour être celui qui transmit l’héritage « païen » (en fait l’idéologie völkisch du « sang et du sol ») de la SS ainsi que le régionalisme ethniciste d’une frange de cette même SS aux générations militantes de l’après-guerre. En effet, il parla de cette « quête mystique » et de cet « enseignement » de la SS des dernières années dans deux ouvrages, Nouveaux cathares pour Montségur, paru en 1968{216}, dans lequel le Graal est décrit comme un vase provenant de Thulé et couvert d’inscriptions runiques, et Götterdämmerung. Rencontre avec la Bête, publié en 1986{217}, mais aussi de façon moins directe dans son cycle consacré à la SS : Les Volontaires (1963){218} ; Les Hérétiques (1965){219} et Les Nostalgiques (1967){220}.
Dans ces livres, le Saint-Loup militant se transforma en Saint-Loup missionnaire d’une nouvelle foi, à la fois païenne et völkisch, faisant l’éloge de l’enracinement et des patries charnelles. Son livre posthume, Hitler ou Juda. Un second procès de Nuremberg, écrit en 1976, est même un ouvrage ouvertement négationniste{221}. Comme on l’a déjà dit, Saint-Loup fut aussi l’un des premiers à participer à l’élaboration du mythe de l’« occultisme nazi ». Saint-Loup et ses épigones purent écrire qu’il existait au sein de la SS un « Ordre plus secret », issu d’une « franc-maçonnerie aryenne » immémoriale, dispersé dans les années 1960 en Europe et aux États-Unis{222} et qu’Otto Rahn remit à Himmler le Graal, qui serait en fait « des tablettes runiques aryennes{223} », lors d’une entrevue au château de Wewelsburg, voire qu’il permit à Otto Skorzeny, le chef du commando SS qui libéra Mussolini en 1943, de diriger une expédition dans le Languedoc, de trouver le Graal à Montségur, forteresse où s’étaient réfugiés les derniers cathares, et de le rapporter à Himmler{224}.
Plus près de nous, ce type de discours fut diffusé auprès du grand public par le très prolifique écrivain d’extrême droite qu’était Jean Mabire, qui considéra Saint-Loup comme un maître à penser, à l’instar des membres de la Nouvelle Droite dont il faisait partie{225}. Cette affinité est particulièrement frappante lors du décès de Saint-Loup. Dans Rencontres avec Saint-Loup{226}, plusieurs membres fondateurs de la Nouvelle Droite lui rendirent hommage :
Son itinéraire est hautement symbolique du destin d’une génération. L’hommage qui lui fut rendu à sa mort dans Rencontres avec Saint-Loup par trois générations de militants (anciens SS : Henri Fenet, Robert Dun ou collaborateurs : Goulven Pennaod, Savitri Devi ; fondateurs du GRECE : Philippe Conrad, Jean Mabire, Jean-Jacques Mourreau, Jean-Claude Valla, Michel Marmin, Pierre Vial ; et jeunes militants du FN, d’Europe-Jeunesse et de Troisième Voie) témoigne de son rôle de père spirituel et intellectuel de nombre de cadres du GRECE, et de ce qu’aujourd’hui des militants, formés à l’écoute de ceux qui luttèrent pour une Europe nazie, considèrent leur combat politique comme la suite et le prolongement de celui de la SS{227}.
À la fin de sa vie, Mabire qualifiait encore Saint-Loup de prophète, mais il est vrai au sujet de la défense des patries charnelles{228}. Régionaliste normand{229}, il est connu pour être un écrivain prolixe qui produisit un grand nombre d’ouvrages (plus d’une centaine !), tous très romancés, mais traitant principalement soit de la Seconde Guerre mondiale, soit du monde scandinave, histoire de la Normandie comprise.
Son œuvre compte une trentaine de livres plutôt favorables à la SS, presque toujours alimentaires, mais toujours de fiction, publiés dans les années 1970 et 1980{230}. Jusqu’à son décès en 2006, il fit partie de l’association des Amis de Saint-Loup. Dans les années 1960, il se réclamait de la SA, mais pas de la SS. Son cas est donc plus difficile à cerner : il fut plus proche des idées völkisch que du nazisme, mais considérait les milieux occultistes comme « un ramassis de fêlés en tout genre{231} ». Malgré tout, il fut l’un des premiers promoteurs du néopaganisme politique français au travers de sa revue Viking qu’il a animée de 1949 à 1958. Il ne cacha d’ailleurs jamais son intérêt pour le « paganisme » völkisch, qu’il concevait d’une manière identitaire, c’est-à-dire par un retour (ou par une reconstruction) à des pratiques ethniques perdues, en l’occurrence à des pratiques culturelles et cultuelles issues de l’Antiquité germano-celte : avec Pierre Vial, il consacra ainsi un ouvrage aux solstices et à leur célébration, plusieurs fois réédité et complété (1975, 1991 et 2007{232}), montrant implicitement son importance pour l’auteur. Il souhaitait revenir à une civilisation perdue. Mais surtout, Mabire s’inscrivait intellectuellement dans le cadre des Völkischen « politiques » n’ayant que faire des spéculations religieuses ou spirituelles. Son paganisme était dépourvu d’ésotérisme ou d’occultisme. Assez logiquement, il eut aussi une très nette sympathie pour le nordicisme. Par contre, dès les années 1960, il écrivit :
Je suis trop vieux pour m’amuser des puérilités de ces hitléromanes qui collectionnent les boutons d’uniformes de la Wehrmacht ou de vieux numéros de Signal. J’ai passé l’âge des culottes courtes, des brassards et des baudriers, des dévotions quotidiennes et vespérales devant le portrait des chefs historiques et autres exercices favoris de ces nazis britanniques que nous a révélés la télévision. Les groupes folkloriques m’intéressent fort peu en ce domaine et s’asseoir en rond autour d’un phonographe pour écouter des discours gutturaux sur des disques rayés vieux de trente ans, me paraît un exercice plus proche [du] romantique que de l’action révolutionnaire{233}.
Mais dans le même texte, il se réfère à l’idéologie dite « Blut und Boden », c’est-à-dire du sang et du sol, chère aux Völkischen et aux nazis en louant la supposée fidélité d’Israël « aux lois du sang fraternel et du sol retrouvé{234} ». Cet attrait pour l’enracinement ethnique se concrétisa au milieu des années 1990 dans la création, avec d’autres pionniers de la pensée identitaire, de l’association Terre et peuple qui fait l’éloge à la fois de l’enracinement ethnique et régional et d’un paganisme identitaire, tentant de renouer un lien avec les sociétés indo-européennes de l’Antiquité{235}. De fait, Jean Mabire, faisant un parcours historique à rebrousse-poil, retourna aux idéaux völkisch prénazis, mais aussi au présumé paganisme de la SS{236}. À ce propos, il participa aux Rencontres de la pensée rebelle qui se sont déroulées le 30 janvier 2005 (« Quelle religion pour l’Europe ? Spiritualité, identité, laïcité ») avec une intervention intitulée « Comment je suis devenu païen », montrant ainsi une belle constante dans ses conceptions religieuses.
L’intérêt de Mabire pour l’« occultisme nazi », ou plus largement pour les « mystères nazis », s’est avant tout concrétisé par un livre publié en 1978 chez Robert Laffont dans sa célèbre collection noire « Les énigmes de l’univers », Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens, qu’il présente, comme souvent dans ce milieu, comme un essai historique, mais qui doit plutôt être vu comme une sorte de roman initiatique. Une large partie de cet ouvrage est consacrée, sans surprise, à l’histoire de la Société Thulé{237}. La quatrième de couverture de la dernière réédition présente la Société Thulé de la façon suivante :
L’esprit de Thulé continue à vivre dans le secret d’Ordres chevaleresques ou de groupes initiatiques… Le plus mal connu de tous reste, sans doute, la célèbre « Société Thulé » qui joua un rôle considérable lors de la Révolution de Munich, en 1919{238}.
Cet ouvrage, écrit sous la forme d’une quête à travers l’Europe, développait des thématiques völkisch en y incorporant la paralittérature néonazie et occultisante de l’après-guerre analysée ici, en particulier les livres de Saint-Loup et Le Matin des magiciens. Si Jean Mabire reprit à son compte les spéculations fécondes de Jacques Bergier et Louis Pauwels, il leur adjoignit toutefois le thème SS de la mystique de la race. Ainsi, l’un de ses titres de chapitre s’intitulait « Le vrai secret de Thulé reste la conservation du sang » : nous retrouvons l’idéologie du sang et de la race, mais rien d’occultiste, à moins de l’analyser comme une mystique de la race et du sang. Mabire reprit aussi les thèses de la localisation nordique de l’Atlantide, sur le site de l’île d’Heligoland en mer du Nord, une façon de l’associer au mythe de Thulé. Mabire était connu pour soit employer des nègres, soit faire traduire des ouvrages en langue allemande qu’il utilisait, sans les citer, pour écrire ses propres livres. Il serait donc intéressant de connaître le matériau originel pour comprendre l’écriture de ce livre, ainsi que les thèses qui y sont développées.
L’engouement de ce milieu pour l’« occultisme nazi » est donc entretenu par des publications régulières. La réédition de Thulé. Le soleil retrouvé des Hyperboréens est présentée de façon à accrocher le lecteur en insistant sur le caractère néopaïen et völkisch de la « quête » de l’auteur : « Jean Mabire en révèle ici les secrets, restitue les traits essentiels du paganisme nordique et évoque l’implacable lutte du Marteau de Thor et de la Croix du Christ. » Nous pouvons aussi imaginer qu’il s’agit du phénomène inverse : les éditeurs, et Jean Mabire, sachant pertinemment qu’il existe une demande, publièrent ce genre de livres. Nous pensons que cet ouvrage doit être analysé comme l’un de ses livres alimentaires, bien qu’il y exprimât son intérêt pour le « paganisme nazi », surfant sur une mode, en l’occurrence l’attrait pour les « mystères nazis ». Toutefois, comme le montre sa réédition en 2002, certains en font une autre lecture, due, à notre avis, au choix de la collection.
Cette collection a joué un rôle primordial en France dans la diffusion de l’« occultisme nazi » : elle était perçue par son lectorat comme une collection de référence dans les domaines de l’histoire alternative, des ovnis, des civilisations mystérieuses ou inconnues, du paranormal… Cette collection, avec celle de J’ai Lu (« L’aventure mystérieuse »), a permis la diffusion de ces thèses. En effet, une fusion s’est faite dans le cadre des collections éditoriales de ces éditeurs, permettant la rencontre entre les différents discours, certains livres relevant principalement du registre de l’« occultisme nazi » pouvant avoir une grande proximité avec les récits de type New Age. Prenons l’exemple de la célèbre collection noire de Robert Laffont. Outre les textes précédemment cités, nous y trouvons d’autres livres dignes d’intérêt.
En effet, certains auteurs de cette collection, comme Robert Charroux, contribuèrent à populariser l’amalgame entre un certain racisme et l’ésotérisme. Selon Nicholas Goodrick-Clarke{239}, les idées de Charroux auraient été influencées par Julius Evola. Son discours l’aurait été par une vision racialiste nordiciste et antisémite. Il développa dans Le Livre des secrets trahis{240} l’idée selon laquelle les Aryens auraient été les porteurs de la « semence quasi divine des hommes venus d’une autre planète » et qu’ils auraient diffusé dans le monde depuis l’Hyperborée. Dans ces discours, les Hyperboréens sont les ancêtres des « Aryens », c’est-à-dire des Blancs. Ils étaient aussi des extraterrestres originaires de Vénus. Les Hyperboréens seraient devenus ensuite les tuteurs des premiers hommes, donnant implicitement une supériorité civilisationnelle aux peuples blancs sur les autres peuples. Charroux parlait aussi dans ses ouvrages d’une civilisation extraterrestre dont le mode de vie ressemble fort aux cités utopiques totalitaires qui abondent dans l’imaginaire de certains… Il développait fréquemment dans ses ouvrages l’idée d’une civilisation extraterrestre dont le mode de vie est caractérisé « par une unicité des concepts. Un seul principe de gouvernement, un seul État, un seul peuple. Ein Volk, Ein Reich, Ein Führer{241}… ». L’antisémitisme affleurait régulièrement, reprenant la vieille antienne selon laquelle les Juifs, jadis peuple « pur », seraient devenus une « anti-race » par des unions « dégradantes » avec des races inférieures, « bestiales ». Désormais animés d’un « rêve satanique » de domination mondiale, les Juifs professeraient des idées subversives qui contribueraient à plonger les sociétés dans le « chaos ». La race aryenne serait donc menacée par un complot juif, par la montée en puissance des races « inférieures », ainsi que par la détérioration de leurs gènes, due à une vie décadente.
Dans la même collection fut édité « Jean-Michel Angebert », pour l’écriture de livres d’« histoire mystérieuse », en fait traitant de l’« occultisme nazi ». De fait, l’entité bicéphale Jean-Michel Angebert a repris le discours du SS français Saint-Loup, notamment dans Hitler et la tradition cathare, publié en 1971{242}, et dans Les Mystiques du soleil, paru en 1972{243}, tous deux dans cette collection. Si l’appartenance de Jean-Victor Angelini à une structure néonazie est inconnue, ce n’est pas le cas, de l’autre moitié du duo : Michel Bertrand a été, avec l’ancien SS Yves Jeanne, l’un des animateurs de la section française de la World Union of National Socialists (WUNS – Union mondiale des nationaux-socialistes){244}.
La World Union of National Socialists
L’Union mondiale des nationaux-socialistes est née en 1962 de la volonté de néonazis états-uniens et britanniques, en particulier George Lincoln Rockwell pour les États-Unis et Colin Jordan pour les Britanniques. Il s’agissait de créer une internationale fondée sur le racisme, l’antisémitisme, l’anticapitalisme, l’organicisme, le respect des « lois de la nature » et le darwinisme social, et de prôner un national-socialisme décomplexé. La représentante française en était Françoise Dior, la nièce du couturier Christian Dior. Le mouvement a toujours été marginal et a très vite évolué vers une forme d’« occultisme nazi ». Certains anciens SS français en firent partie, tels Yves Jeanne et Robert Dun.
Au terme de ce périple intellectuel, nous comprenons que ces auteurs n’ont pas accepté la fin d’un Reich supposé millénaire ainsi que la mort pitoyable des chefs nazis, en particulier celle du chef de la SS. Il devait y avoir forcément une autre fin, cela ne pouvait être qu’ainsi. C’est ce que fait l’« occultisme nazi », en prônant une histoire alternative, située dans les coulisses de l’histoire, en particulier dans son élaboration mystique : il réécrit une autre fin, plus glorieuse, et surtout plus mystérieuse, plus « occulte ». Dès 1947, des militants écrivirent leur croyance de voir le Führer encore vivant, et les nazis continuer leur combat. Ainsi, un dénommé Ladislas Szabo publia un ouvrage intitulé fort explicitement Je sais que Hitler est vivant{245}. Les Américains y crurent aussi et cherchèrent les bases antarctiques nazies jusqu’à la fin des années 1950. Allant dans le même sens, et pour asseoir cette idée, le néonazi germano-canadien Ernst Zündel utilisa dans les années 1970 les témoignages de pilotes de la Seconde Guerre mondiale parlant d’objets volants inconnus aperçus lors de vols, les Foo Fighters (« chasseurs de feu »), pour en faire les armes secrètes d’Hitler. D’autres néonazis développèrent cette idée durant cette décennie qui s’est tant passionnée pour les ovnis, cherchant à convaincre le lecteur que les soucoupes volantes n’étaient que les armes secrètes d’un IIIe Reich qui revenait… Tandis qu’un écrivain comme Saint-Loup chercha les bases nazies au cap Horn et en Terre de Feu{246}.
Quoi qu’il en soit, la figure d’Hitler commence à se sacraliser dès la fin de la Seconde Guerre mondiale dans les milieux qui lui étaient favorables. Le Adolf Hitler historique devient un personnage au-delà de l’Histoire. Himmler et la SS subissent, mais dans une moindre mesure, le même processus. Cependant, ce n’est pas pour le charisme du chef de la SS – Himmler n’en avait pas –, mais pour ses théories aberrantes et pour la « mascarade du mal », pour reprendre l’expression du pasteur allemand Dietrich Bonhoeffer, qui caractérisait le décorum morbide de la SS. Les rapports entre l’occultisme et le nazisme relèvent donc indubitablement du mythe. Ces groupes, et ces militants, soit se sont laissé influencer par les thèses développées par Louis Pauwels et Jacques Bergier dans Le Matin des magiciens, soit ont développé leurs propres conceptions païennes. Les pseudo-révélations de nos auteurs contribuent à effacer les crimes du IIIe Reich, en suggérant en retour, par un travail de révision historique, que les nazis étaient des personnes dignes d’intérêt. Dans un certain sens, les discours analysés ici sont des mythes agglutinants qui se sont enrichis de l’apport des uns et des autres, en privilégiant toutefois les éléments les plus radicaux et les moins scientifiques et rationnels. Ainsi, tous les auteurs étudiés dans ce texte ont colporté la thèse selon laquelle les nazis auraient essayé de retrouver des trésors mystiques, comme l’Arche d’alliance ou le Saint Graal. Là encore, il s’agit d’un mythe, véhiculé après-guerre à la fois par Bergier et Pauwels dans Le Matin des magiciens, ainsi que par des auteurs d’extrême droite comme Saint-Loup.
Cependant, tous les livres de la collection de Robert Laffont ne peuvent pas être positionnés à l’extrême droite, ni cette collection : un grand nombre d’auteurs évoluent dans les sphères du mysticisme et/ou du New Age. Le succès du Matin des magiciens, et à travers lui celui des « mystères nazis », propagé ensuite par Planète, ont favorisé la diffusion de cette thématique par deux effets « boule de neige ». Le premier concerne le nombre de personnes sensibilisées à ces idées et le second, qui découle du premier, est la demande croissante de ce public pour ce type de littérature. La revue a par ailleurs soutenu la propagation de ces théories hors des cercles restreints dans lesquels elles étaient habituellement confinées. Elle s’est aussi beaucoup intéressée à d’autres sujets importants pour l’extrême droite, comme les « sociétés secrètes ». Quoi qu’il en soit, ce thème a principalement touché une population jeune, de culture populaire, en quête de nouveaux référents. Les auteurs étudiés ici l’ont très bien compris : leur objectif est d’influencer par leurs textes leurs lecteurs potentiels dans le sens de la cause, en disséminant, en banalisant des éléments doctrinaux nazis, voire en les vulgarisant. Ils firent même parfois le lien entre les « enseignements » de la SS et de l’Ahnenerbe et les milieux de l’extrême droite néo- ou postnazie.