Un ésotériste italien, Julius Evola, a forgé un concept raciologique fort intéressant pour l’histoire des idées et pour celui qui étudie les doctrines raciales, en particulier l’antisémitisme : la notion de « race de l’esprit ». Celle-ci est importante dans ce champ d’étude car Evola réussit à formuler une doctrine raciste psychologisante ne devant rien aux théories biologistes raciologiques des années 1860-1930. Il appliqua principalement son concept aux populations juives d’Europe. Mais, comme on le verra dans ce chapitre, les relations entre le penseur traditionaliste, le judaïsme et la franc-maçonnerie furent complexes. Cette complexité est liée à trois facteurs : la conception que fait Evola de la notion de « tradition » ; son interprétation du judaïsme ; l’association de l’antijudaïsme à l’antimaçonnisme. Cependant, ces trois facteurs sont eux-mêmes ordonnés à ses théories raciologiques et à une conception conspirationniste de l’histoire. Malgré cette complexité et cette imbrication de concepts, il a été possible de distinguer chez cet auteur une ligne directrice, une vision précise, fortement judéophobe, si ce n’est fortement antisémite, qui sera l’ossature de ce texte.
Giulio (Julius) Evola était un aristocrate, artiste dadaïste et ésotériste d’extrême droite, né à Rome en 1898 et mort en 1974. Adepte d’un néopaganisme romain, la « religion italique », sa pensée est construite en réaction à l’aristocratie catholique dont il est issu, à la tradition chrétienne et au « monde moderne ». Politiquement, Evola se plaçait dans une optique antimoderne, aristocratique, inégalitaire et européiste : il était un réactionnaire radical. Sa critique intransigeante du monde moderne fut conçue après sa lecture des premiers livres de l’ésotériste réactionnaire français René Guénon. À l’instar de Guénon, Evola devint une figure importante du traditionalisme, c’est-à-dire d’un ésotérisme postulant l’existence d’une « Tradition primordiale », de nature supra-humaine et transcendante.
La religion italique
Il existe deux grandes tendances au sein de la « religion italique » : un paganisme romain qui se réfère à la Rome impériale et qui voit dans le Saint-Empire romain germanique la continuation de celle-ci, dont Evola est un représentant ; un courant dit « orphyco-pythagoricien », plus méditerranéen, refusant les influences germaniques, incarné par un autre ésotériste italien, Arturo Reghini. Les partisans de cette forme d’ésotérisme considèrent cette « religion italique » comme une alternative permettant à l’État italien de se soustraire aux ingérences de l’Église catholique.
Evola s’engagea donc, dans un premier temps, dans une voie artistique. Peu avant la guerre, il se lia avec les futuristes, en particulier avec Marinetti. Comme eux, il souhaitait la guerre. Il participa donc à la Grande Guerre comme officier d’artillerie, en qualité d’engagé volontaire. Si la guerre lui sembla nécessaire, c’est seulement en tant que fait révolutionnaire. Dès la fin du conflit, ses sympathies allèrent à ce qui restait des empires centraux. Après la Première Guerre mondiale, il se rapprocha du dadaïsme. Ses peintures firent de lui l’un des premiers dadaïstes italiens. Il commença alors à élaborer sa pensée, fondée sur un supposé réveil de forces spirituellement aristocratiques, dirigées contre l’hégémonie bourgeoise et ses valeurs (le matérialisme et l’utilitarisme) qu’il condamna jusqu’à sa mort. Il fut profondément influencé par la critique nietzschéenne de la modernité. En ce sens, il s’inscrivit dans le courant pessimiste de la « Révolution conservatrice »{247} allemande. Evola connut, vers 1920-1925, une crise intérieure provoquée par le matérialisme des activités humaines. Il ne retrouva le goût à la vie que grâce à la découverte de textes hindouistes et bouddhistes. Cette rupture psychologique fit qu’il se mit à s’intéresser aux questions ésotériques et occultistes. Fort logiquement, il se rapprocha des milieux ésotériques et francs-maçons italiens, avant de critiquer violemment la franc-maçonnerie comme agent de la contre-initiation moderne, c’est-à-dire comme une manifestation de la modernité issue de la philosophie des Lumières et de ses valeurs : individualisme, démocratie, libéralisme, etc. Petit à petit, il se rapprocha aussi des milieux extrémistes de droite, assez présents dans la mouvance ésotérique italienne de son époque, avec Arturo Reghini et Guido De Giorgio notamment. Ses contacts avec des membres de la « Révolution conservatrice » allemande firent qu’il fut lu en Allemagne dans les années 1930.
René Guénon
Ésotériste français, né à Blois en 1886 et mort au Caire en 1951, auteur de livres sur le symbolisme, l’ésotérisme et la métaphysique, il est connu pour avoir théorisé le concept de « Tradition ». Celui-ci est une construction intellectuelle qui rejette la science historique et qui renvoie à l’idée de l’existence d’une tradition unique, « primordiale », la « Tradition », antérieure à toutes les traditions locales, encore visible aujourd’hui dans le système indien et le monde musulman. Cette dernière se présente aussi comme une doctrine métaphysique, supra humaine immémoriale, relevant de la connaissance de principes ultimes, invariables et universels. Marqué par un catholicisme intransigeant familial, il se convertit malgré tout à l’islam en 1912. Il est connu également pour avoir développé une critique radicale du « monde moderne », voyant dans l’avènement de la modernité, à la fin du Moyen Âge, une décadence et la fin de la société traditionnelle européenne.
La parution en 1934 de son livre Révolte contre le monde moderne{248} lui ouvrit les portes de l’Allemagne nazie. Evola ne fut jamais un nazi même s’il collabora à des publications officielles nationales-socialistes. En effet, il participa, pendant la guerre, à une revue européiste financée par les services de Joachim von Ribbentrop, La Jeune Europe, et entretint des contacts avec une certaine sphère dirigeante de la SS, en particulier avec Walther Wüst, à partir de 1937. Wüst avait apprécié le livre qu’Evola publia la même année, Le Mystère du Graal et l’idée impériale gibeline{249}. Evola entretint aussi une relation intellectuelle avec l’universitaire SS Franz Alfred Six sur le rôle des sorcières au Moyen Âge{250}.
En fait, les relations entre Evola et le national-socialisme sont complexes et plutôt houleuses. Il critiqua les thèses de Rosenberg et le dévoiement nazi de la « Tradition nordique ». En outre, il perçut la culture nazie comme une manifestation de l’esprit petit-bourgeois conservateur qu’il haïssait. Ce mépris fut d’ailleurs réciproque : il était fiché par les SS en tant qu’aristocrate réactionnaire{251}, même s’il fut apprécié par Wiligut, qui l’invita à faire des conférences dans les châteaux de l’ordre noir en 1938, et collabora avec l’Ahnenerbe{252}. Selon Christophe Boutin, « Evola va travailler pour la SS à trois titres : en tant que conférencier invité ; en dépouillant, en liaison avec le SD et l’Ahnenerbe, des documents maçonniques à Vienne ; et […] collaborant directement et pratiquement avec le SD{253} ». Cet état de fait est corroboré par son biographe italien Gianfranco de Turris{254}. S’il n’était pas un « agent » au sens propre du SD, le service de renseignement de la SS, il collabora avec certains secteurs de celle-ci, en particulier les Bureaux VI et VII, mais en provoquant l’hostilité d’autres secteurs. Le Bureau VII s’occupait des questions maçonniques, des sociétés secrètes et de l’ésotérisme. Evola se serait montré
d’autant plus sensible à cette reconnaissance qu’il rest[ait] un auteur marginal dans son propre pays. Cela l’amen[a] à être plus conciliant à l’égard de la politique nationale-socialiste. Deux paramètres, l’un intellectuel, l’autre historique, contribu[èr]ent par ailleurs à infléchir son jugement. Au plan intellectuel, Evola v[i]t dans la constitution de la S.S. les germes d’une nouvelle élite de type aristocratique, capable de concilier l’esprit spartiate et la discipline prussienne. À terme, cet ordre d’initiés pourrait se substituer au parti de masse pour devenir le noyau central d’un État organique et non plus totalitaire{255}.
Malgré tout, favorable au paganisme, il fréquenta des figures importantes des milieux völkisch qui rejoignirent le régime nazi, en particulier l’archéologue Herman Wirth, le fondateur de l’Ahnenerbe, dont il diffusa les idées en Italie, et le raciologue nordiciste Hans F. K. Günther. Mais Evola s’aperçut rapidement que sa conception du paganisme était très différente de celles de Wirth et de Günther : le paganisme évolien était une métaphysique, au contraire des Völkischen qui le concevaient comme un programme politique, raciste et nationaliste. Il considéra donc le néopaganisme völkisch comme une manifestation de l’antitradition moderne honnie{256}. Néanmoins, il continua de défendre ultérieurement les thèses de Günther : dans les années 1970, il le fit en particulier au travers d’un article, publié le 15 août 1970 dans Il Conciliatore. Selon Evola, Günther soutenait une vision non raciste de la race, une position qui est loin d’être convaincante.
Evola resta aussi un marginal en Italie fasciste, malgré ce qu’a pu écrire Marie-Anne Matard-Bonucci{257}. En 1930, il écrivit la chose suivante dans La Torre, un bimensuel co-fondé avec Guido De Giorgio (1890-1957) et qui fut interdit par le régime au bout de six mois de publication :
Nous ne sommes ni « fascistes », ni « antifascistes ». L’« antifascisme » est nul. Mais pour […] des ennemis irréductibles de toute idéologie plébéienne, de toute idéologie « nationaliste », de toute intrigue et esprit de « parti » […] le fascisme est trop peu. Nous voudrions un fascisme radical, plus intrépide, un fascisme vraiment absolu, fait de force pure, inaccessible à tout compromis{258}.
Précisons que Guido De Giorgio était un philosophe traditionaliste, « antimoderne », et orientaliste italien. Il fut aussi un théoricien de la « religion italique ». Selon l’universitaire italien Piero Di Vona, Guido De Giorgio inventa une forme de « fascisme sacré », différente du fascisme politique profane, structurée sur le refus de la modernité :
La « fascification » du monde est conçue par De Giorgio comme le retour à l’esprit et à la norme traditionnels. C’est l’abolition de la séparation, et le rétablissement de l’équilibre hiérarchique, entre la contemplation et l’action, l’intellect et la raison, l’esprit et le sentiment, la prééminence absolue de la contemplation et de la connaissance étant sous-entendue […] Il faut se rappeler que sur le plan politique, les deux déviations fondamentales sont, pour lui, le despotisme et le démocratisme, tous deux contre-nature et aveugles, et qu’il voit dans le despotisme l’arbitraire d’un seul. Il faudra aussi réfléchir sur tout cela avant de prononcer des jugements injustes et avant de tirer des conclusions hâtives. En réalité, les propensions et les faiblesses personnelles comptent peu et ne signifient pas grand-chose ici. Une sérieuse analyse comparée des idées ne différencie pas seulement en profondeur le fascisme sacré de De Giorgio du fascisme profane du régime fasciste, mais, en raison d’un contraste trop évident, elle dévoile la nature parodique et impure de ce dernier{259}.
Julius Evola développa son concept de « surfascisme » dans un ouvrage, Impérialisme païen, paru en 1928{260}, qui jetait les bases d’un mouvement plus fasciste que le fascisme. Il explicita son « surfascisme » lors de son procès de 1951 :
J’ai défendu, et je défends, des « idées fascistes », non en tant qu’elles étaient « fascistes », mais dans la mesure où elles reprenaient une tradition supérieure et antérieure au fascisme, où elles appartenaient à l’héritage de la conception hiérarchique, aristocratique et traditionnelle de l’État – conception ayant un caractère universel et qui s’est maintenue en Europe jusqu’à la Révolution française. En réalité, les positions que j’ai défendues et que je défends en tant qu’homme – car je n’ai jamais été inscrit à aucun parti, pas plus au P.N.F. [Partito Nazionale Fascista – Parti national fasciste], P.R.F [Partito Repubblicano Fascista – Parti républicain fasciste] qu’au M.S.I. [Movimento Sociale Italiano – Mouvement social italien] – ne doivent pas être dites « fascistes », mais traditionnelles et contre-révolutionnaires{261}.
Il n’accéda à une sorte de reconnaissance officielle de la part du régime qu’en 1941, peu de temps avant la crise de celui-ci, lorsque Mussolini approuva publiquement sa Synthèse de doctrine de la race{262}, pour démarquer ce qui fait la romanité du racisme biologique nazi. Toujours en 1941, Evola soutint dans son manifeste racialiste Éléments pour une éducation raciale l’origine « occidentale et nordico-occidentale » de la civilisation indo-européenne{263}. Toutefois, l’engagement fasciste d’Evola serait à réévaluer{264}. Selon Philippe Baillet{265} l’un des meilleurs connaisseurs de sa pensée,
1) Evola n’a jamais été fasciste ; pourtant, il a reçu l’appui de quelques-unes des personnalités les plus « dures » du régime mussolinien. 2) Evola est toujours resté un « marginal » du fascisme ; pourtant, jusqu’au bout, il ne lui a ménagé ni son soutien, ni sa fidélité. 3) Evola n’a jamais été national-socialiste ; pourtant, il a collaboré à des publications nationales-socialistes tout à fait officielles et a entretenu des contacts avec certaines sphères dirigeantes de la S.S. 4) Dans ces conditions, pourquoi Evola a-t-il estimé nécessaire d’apporter son soutien, fût-ce de manière parfois très critique, au régime fasciste et au régime national-socialiste{266} ?
La question reste en suspens… Néanmoins, lors du renversement de Mussolini, il le soutint et adhéra idéologiquement ensuite à la République sociale italienne de Saló, bien qu’il la critiquât. L’historien Francesco Germinario parle au sujet de l’attitude de Julius Evola durant cette période d’une volonté de « nazifier le fascisme, fasciser le nazisme{267} ».
Evola fut blessé à Vienne en 1945, à la toute fin de la guerre. Cette blessure le paralysa des membres inférieurs le forçant, lui le « guerrier » à se diriger vers la contemplation. Néanmoins, Julius Evola réarma moralement, dès la fin de la guerre, l’extrême droite italienne, avec notamment un ouvrage, Orientations, paru en 1950{268}. Par la suite, il fournit des éléments doctrinaux à une partie de l’extrême droite européenne. Il fit ainsi partie du groupuscule Nation Europa qui édita une revue éponyme, de tendance nationale-européenne, qui était l’organe le plus représentatif du néofascisme européen. Nation Europa fut fondé par un ancien officier SS, Arthur Ehrhardt, auquel s’associèrent de nombreux ex-nazis qui cherchaient à réorganiser les activités nazies à travers l’Europe. Evola, ainsi que le nazi Hans Grimm et le néofasciste français Maurice Bardèche, firent partie des premiers collaborateurs de cette revue. Il fut même arrêté en 1951 pour avoir impulsé une organisation clandestine, « les faisceaux d’action révolutionnaire ». Il publia après-guerre deux ouvrages politiques importants : Les Hommes au milieu des ruines en 1953, et Chevaucher le tigre en 1961. Jusqu’à sa mort, il affina et radicalisa son discours.
Réactionnaire radical plutôt que fasciste ou néofasciste{269}, Evola prenait ses modèles dans les anciens ordres de chevalerie, un point de vue reconnu à l’extrême droite{270}, ainsi que dans les mouvements spiritualo-politiques, en particulier par la Légion de l’archange saint Michel, plus connue sous le nom de la Garde de Fer. Evola vouait en effet une admiration sans faille au chef de la Garde de Fer roumaine, Corneliu Codreanu, qu’il avait rencontré à la fin des années 1930 via l’entregent de Mircea Eliade{271}, mais il est vrai qu’il est difficilement tenable de soutenir le « fascisme » de la Garde de Fer : certains observateurs consciencieux ont en effet estimé que la Garde de Fer relèverait plus de la structure religieuse que du mouvement politique{272}, qu’il s’agirait d’un « nationalisme spirituel-religieux » selon l’expression de Pierre-André Taguieff{273}, voire d’un « faux fascisme »{274}. Ainsi, une icône de saint Michel, le saint préféré de Codreanu, était « veillée en permanence par une garde d’honneur{275} ». La Garde de Fer était marquée par le millénarisme orthodoxe : « Dans le fascisme roumain, l’héroïsme et la camaraderie du front étaient remplacés par le culte d’un héroïsme “chrétien” associé à la valorisation presque obsessionnelle de la souffrance, du martyre et de la “mort légionnaire”{276}. » L’historien conservateur allemand Ernst Nolte, réfléchissant à la vision légionnaire de l’engagement, à la conception tragique, héroïque et mystique du monde, à la mort vue comme sacrificielle de son fondateur, a pu écrire que la Garde de Fer était le « mouvement fasciste le plus intéressant et le plus complexe{277} » de l’Europe des années 1930. Evola était fasciné par ce mouvement, ouvertement antisémite, le numéro deux du mouvement, Ion Mota, ayant traduit en roumain Les Protocoles des Sages de Sion{278} :
Dans un premier article [sur le mouvement légionnaire], Evola met dans la bouche du chef de la Garde de Fer une description des valeurs quasi religieuses du mouvement qui, par sa longueur et sa cohérence, ne rappelle point les moyens d’expression assez limités et le style rocailleux et laconique du Capitaine. C’est un discours élaboré qui a été manifestement « travaillé » par Evola et l’on peut se demander si Eliade lui-même n’est pas intervenu pour détailler à l’hôte italien la nature « spirituelle » du mouvement légionnaire{279}.
Après Guénon, Evola fut l’un des grands représentants de la « Tradition primordiale », de la « tradition » avec un T majuscule, c’est-à-dire au sens ésotérique du terme, théorisée par René Guénon au début du xxe siècle. Cette « Tradition » a une origine an-historique et non humaine. En effet, celle-ci est la conséquence d’une Révélation. La métaphysique évolienne n’est pas selon lui « la sienne », elle n’exprime nullement sa subjectivité singulière et l’évolution de celle-ci, au contraire
[…] elle se confond avec « la » métaphysique, comme mode de réalisation (de soi), auto-réalisation à la fois contemplative (connaissance des principes) et active (voie héroïque). La métaphysique que Julius Evola ne prétend qu’exposer, et qu’il définit volontiers comme un « réalisme transcendant » (réalisme des idées et/ou des principes supérieurs, de type platonicien), comprend (ou enveloppe) une philosophie involutionniste de l’histoire fondée sur l’axiome double que l’histoire est processus de déclin. Cette métaphysique et cette philosophie de l’histoire peuvent s’identifier à la pensée de la Tradition […]{280}.
Le traditionalisme radical d’Evola implique aussi une métaphysique de la politique, une métapolitique, fondée sur l’idée de décadence et conceptualisée après la lecture de La Crise du monde moderne de Guénon.
Contrairement à Guénon qui fut catholique puis musulman, Evola ne se raccrocha pas à une tradition religieuse précise. Il est en quelque sorte un « traditionaliste sans tradition », adepte d’une forme d’anarchisme nihiliste. En effet, Evola, à la fin de sa vie, théorisait l’« homme différencié ». Or, cet « homme différencié », à la fois dans le monde et hors du monde, est un homme qui ne veut pas croire. La radicalité antimoderne d’Evola apparaît pour la première fois dans son livre le plus important, traduit en français sous le titre Révolte contre le monde moderne. Evola y expose sa « métaphysique de l’histoire » fondée sur la critique et le refus du monde moderne occidental et sur le postulat de la nature décadente de la modernité. Il fut influencé par Friedrich Nietzsche, par Oswald Spengler et par René Guénon. De ce dernier, il reprit la théorie traditionnelle et involutive des quatre âges. Chez Evola, cette radicalité antimoderne se manifeste par une intransigeance intellectuelle, expliquant d’une part son engagement politique au sein de manifestations modernes (fascisme, national-socialisme) et d’autre part son désengagement aristocratique (juger et orienter par référence aux principes de la Tradition). Evola est de fait le théoricien du traditionalisme-révolutionnaire.
Le décadentisme d’Evola était influencé par Arthur de Gobineau. À l’instar de Gobineau, Evola était nostalgique d’un âge d’or, définitivement perdu, de la race nordique, obsédé par les notions de décadence et de dégénérescence. Celles-ci structuraient sa pensée anti-darwinienne. Toutefois, le système gobinien, s’il est un système décadentiste, est, contrairement au système évolien, dépourvu totalement de sotériologie : l’humanité est définitivement condamnée par le métissage. En effet, Gobineau voyait dans les peuples germaniques les ancêtres de la noblesse européenne dont il était issu. Une idée qui était assez partagée à l’époque, on doit bien le reconnaître. Cette thèse fut en effet élaborée au xviiie siècle pour légitimer les pouvoirs politiques de la noblesse face à l’absolutisme royal. Elle faisait des nobles les descendants des conquérants francs. Elle établit aussi un lien entre hiérarchisation sociale et race.
Evola s’intéressa aux « races » dès le début des années 1930{281}, donc largement avant les lois raciales italiennes, promulguées en 1938. La raciologie n’est que l’un des aspects de la pensée évolienne mais son originalité en fait un objet d’étude particulièrement stimulant pour ceux qui s’intéressent au racisme{282}. En effet, il a cherché à en formuler une version « traditionnelle » :
Evola eut l’ambition d’appliquer la vision traditionnelle du monde, telle qu’il la comprenait, à un aspect particulier de la réalité : les différences existant entre les êtres humains, considérés soit individuellement, soit collectivement{283}.
À l’instar de Guénon qui affirmait l’origine hyperboréenne de la « Tradition primordiale »{284}, Evola soutenait l’idée d’une origine polaire de la Tradition, mais dans une optique nettement raciologique et nordiciste{285}. Il développa l’idée selon laquelle le foyer originel, la « contrée primordiale », depuis lequel a rayonné la « Tradition primordiale » se serait situé à proximité du pôle Nord, compris au sens géographique et symbolique du terme. Cette « contrée primordiale », foyer de l’« initiation solaire », prenant, selon les récits qui s’y rapportent, le nom de Thulé, Hyperborée, Avalon ou Asgard{286}. L’abandon de ces terres aurait entraîné une émigration (des Hyperboréens ou des Atlantes, les deux étant synonymes dans son esprit) dans la zone atlantique du nord vers le sud puis de l’occident vers l’orient. L’esprit primordial septentrional, solaire et viril, aurait été alors vaincu par l’esprit méridional « dépersonnalisant, socialitaire et fataliste{287} » et notamment par le christianisme. Cette religion, selon lui, aurait enclenché un processus de dévirilisation du spirituel.
Les présupposés racistes d’Evola sont liés à cette anthropologie raciale particulière{288}, qui est à comprendre chez lui dans le sens de la qualité (à l’instar du langage courant qui dit d’une personne distinguée qu’elle est « racée »). En effet, selon Evola, la supériorité d’une élite ne peut être établie que sur des bases purement spirituelles même si c’est le sang qui transmet de tels caractères. Sa conception de la race est donc liée à son approche du concept de « Tradition » : pour Evola toute l’histoire humaine depuis deux millénaires peut se lire comme un processus d’involution, qui obéit à la loi de « régression des castes ». Evola formula une doctrine traditionnelle de la race dans une acception antimatérialiste et centrée sur le concept de « race intérieure » (ou « race de l’esprit »). Se fondant sur des mythes indo-européens ainsi que sur les doctrines traditionnelles non chrétiennes, Evola affirma qu’à l’origine de toute différenciation ethnique se trouve une « race de l’esprit ». Celle-ci est d’abord intériorisée chez ceux qui y adhèrent sur le plan du caractère, ce qui donne une « race de l’âme », et qui s’incarne ensuite sur le plan physique dans une « race du corps ».
Pour élaborer cette raciologie si particulière, Evola s’inspira du raciologue allemand Ludwig Ferdinand Clauss, le « père » de la « psycho-anthropologie »{289}. Selon Clauss, les corps, donc les traits raciaux, sont le mode et le terrain d’expression d’une réalité spirituelle/psychique. Ce sont l’esprit et l’âme qui donneraient forme au corps. Par conséquent, ils sont primordiaux. Clauss pouvait alors affirmer qu’une « race » qui nous est étrangère, différente, doit être évaluée, non pas au départ de son extériorité corporelle, de ses traits raciaux somatiques, mais de son intériorité psychique. C’est pour cette raison, et à des fins d’expériences, qu’il garda auprès de lui son assistante juive après l’avènement du régime national-socialiste, et non pour la sauver, comme il le dira par la suite.
Evola reprit et compléta cette approche : une théorie de la race digne de ce nom doit, selon lui, comprendre trois éléments : le corps, l’âme et l’esprit, un postulat venant des milieux occultistes de la fin du xixe siècle. Selon ces doctrines, l’homme véritable concentre en soi trois niveaux : biologique, psychique, spirituel. L’esprit représente l’élément supra-rationnel, l’âme la force vitale, l’ensemble des passions, les facultés de perception, le subconscient rattachant l’esprit au corps ; et ce dernier aux deux précédents, qui lui sont supérieurs. De plus, chez les ésotéristes traditionalistes, les topographies intérieures des hommes des diverses cultures sont superposables et subdivisées de manière identique selon un archétype permanent. Dans ce schéma l’homme tend à se diviser en un corps, une âme et un esprit. Mais surtout, tout ce qui est extérieur n’a de valeur que si cela renvoie à ce qui est intérieur. L’anthropologie évolienne découle de cette conception.
En outre, il faut garder à l’esprit qu’Evola, en tant que théoricien de la « Tradition », refusait l’individualisme moderne, signe de déclin et de désintégration des sociétés organiques, fermées, qu’il chérissait. Pour les tenants de la tradition en effet, l’homme ne vaut que pris en tant que personne, au sens de porteur et détenteur de rapports organiques, qu’en tant que membre d’une communauté et qu’en tant qu’héritier d’une tradition. Le racisme, dans sa conception évolienne, se voulait donc anti-individualiste et antirationaliste. Il refusait aussi le naturalisme biologisant du racisme des années 1930. Cependant, lorsqu’on étudie en détail le discours raciste évolien, il faut relativiser de tels propos. En effet, Si Evola voulait ne pas réduire le racisme aux domaines culturels ou biologico-naturels, il le fit pourtant de façon détournée. D’un côté, Evola condamna toute conception scientiste du racisme, toute réduction « au fatalisme de l’hérédité ». Pour Evola, le racisme biologique n’était qu’un aspect particulièrement grossier du règne de la quantité. D’ailleurs, il considérait la pensée völkisch comme une « involution ». De l’autre, malgré ces affirmations, il n’en faisait pas moins preuve d’un racisme à toute épreuve vis-à-vis des populations noires, qu’il considérait comme inférieures en tout. Il était d’ailleurs favorable à l’apartheid. En ce sens, il se plaçait dans la continuité de la raciologie pseudo-scientifique classique de son époque. Il reprit aussi à son compte les analyses raciologiques de Hans F. K. Günther sur l’existence de six « sous-races » blanches. Il établissait ainsi une hiérarchisation au sein même de la « race aryenne » supérieure, qui fut le credo racial de l’idéologie nazie… Mais, se distinguant du racisme national-socialiste, Evola affirmait que toutes les composantes des « races de l’esprit » sont présentes, à des degrés divers, chez tous les peuples aryens. Selon lui, les éléments les plus « purs » racialement parlant sont présents chez des individus exceptionnels et non dans les élites ou dans une race en particulier. De plus, il affirmait que le métissage peut être bénéfique quand celui-ci se limite au cadre d’une même grande race.
La référence à une dimension transcendante de la race propre au milieu traditionnel conduisit Evola à affirmer que les différences entre les hommes dérivent de causes intérieures :
L’hérédité raciale, écrit Evola, peut […] être comparée à un patrimoine réuni par les ancêtres et transmis à la descendance. Il n’y a pas de déterminisme, parce que est concédée à la descendance, à l’intérieur de certaines limites, une liberté d’usage à l’égard d’un tel patrimoine : on peut l’assumer, le renforcer, en tirer de telle ou telle façon le meilleur rendement, tout comme on peut, inversement, le disperser ou le détruire. De ce que lui a potentiellement transmis une hérédité aussi bien spirituelle que biologique, l’individu peut donc, dans la fidélité à sa race et à sa tradition, tirer la force pour atteindre une perfection personnelle et pour valoir comme une incarnation parfaite de l’idéal de toute une race ; ou bien il peut contaminer cet héritage, il peut le dissiper{290}.
La « race pure » selon les critères évoliens n’est donc pas une réalité seulement biologique, elle renvoie à l’idée de transparence et harmonie parfaites entre le corps, l’âme et l’esprit, lorsque ce dernier a unifié et domine l’être humain.
Au niveau le plus bas de cette harmonie race/âme/esprit, c’est-à-dire au niveau de la race « biologique », Evola distinguait différentes grandes « races », blanche, noire, jaune, et au sein de ces « races » d’autres sous-ensembles, les « races » étant elles-mêmes subdivisées en sous-groupes raciaux. Pour cela, il était débiteur des études raciologiques de son époque, notamment de Hans F. K. Günther. À un niveau supérieur, celui de la race de l’âme, il fut tributaire des travaux de Ludwig Ferdinand Clauss. Chez ce dernier, les races ne se caractérisent pas sur le plan psychologique par la possession de dons spécifiques à chacune d’entre elles mais plutôt par la diversité d’expression de traits comportementaux, par la manifestation de styles différents. « La race s’exprimerait donc par un caractère-type, par une réponse spécifique et homogène dans le rapport au monde{291}. » L’héroïsme, dans ce type de discours, n’est pas l’apanage d’une race particulière, mais s’exprime différemment selon les races… On est donc loin des discours racistes communs de cette époque. Enfin, il y a les différentes « races de l’esprit » : solaire ou olympienne (spiritualité active), lunaire ou démétrienne (spiritualité contemplative), dionysiaque (spiritualité des sens), titanique (spiritualité instinctive active), tellurique ou chtonienne (spiritualité instinctive passive), amazonienne (spiritualité lunaire active), et aphrodisienne (spiritualité de la beauté). À côté de ces sept races, Evola plaçait aussi une « race des héros » dans laquelle subsistaient à l’état latent des éléments de race olympienne ainsi que des éléments de race dionysiaque ou titanique. La race de l’esprit « concerne, écrivait Evola, les différentes attitudes vis-à-vis du monde spirituel, supra humain et divin, tel qu’il se manifeste sous la forme propre aux systèmes spéculatifs, aux mythes et aux symboles comme à la diversité de l’expérience religieuse elle-même{292} ». Evola le reconnaissait lui-même : définir ces races spirituelles n’est pas aisé. La race spirituelle la plus pure serait présente dans la race solaire. Celle-ci serait caractérisée par un calme « olympien », un sentiment de « centralité » et de fermeté inébranlable. Ces caractéristiques s’atténueraient peu à peu dans les autres races pour disparaître complètement dans les races tellurique et aphrodisienne, en dessous desquelles se trouveraient, dans la conception évolienne, les « races de nature », fermées à toute transcendance. Ces races de nature seraient caractérisées par l’irrationalité, l’élémentarité aveugle, une sensualité déréglée, le fatalisme, et la passivité de l’esprit… Ces composantes « raciales » constituent l’hérédité verticale de l’homme, qui tendrait à dominer en lui les deux autres courants d’hérédité, ceux de types horizontaux, le courant de l’âme et le courant du corps : « L’extérieur est fonction de l’intérieur, la forme corporelle est à la fois l’instrument, l’expression et le symbole de l’homme psychique{293}. » De fait, esprit et corps sont indissolublement liés dans la vision évolienne de la race.
Concernant précisément les rapports entre Evola et le judaïsme, on doit reconnaître qu’ils étaient très complexes. Evola, antisémite assumé comme on le verra{294}, « considère que la tradition juive fait partie intégrante de la Tradition primordiale et ne “démonise” pas ab initio le peuple juif{295} ». Evola fit souvent référence dans ses écrits à des textes de l’Ancien Testament ou de la Kabbale. Néanmoins, il put écrire, à l’instar des antisémites les plus radicaux de son époque, qu’« à l’origine, Israël ne fut pas une race, mais un peuple, un mélange ethnique. Il représente un des cas typiques où une tradition a “créé” une race, surtout en tant que race de l’âme{296} ». En effet, Evola considérait que les Juifs ne forment pas une race biologique mais une « race spirituelle », forgée par une tradition religieuse, avec des caractéristiques psychologiques, une façon particulière de réfléchir et d’agir. Selon lui, le peuple juif est un « exemple typique [d’une] race comme énergie formatrice{297} ». Sur ce point, Evola était très largement tributaire d’Otto Weininger, un philosophe juif autrichien converti au protestantisme, misogyne et antisémite, bien qu’il n’ait jamais voulu persécuter les Juifs en pratique ou en théorie. En effet, Weininger écrivit dans Sexe et caractère, un ouvrage publié en 1903 : « Lorsque je parle des Juifs, je veux parler non d’un type d’homme particulier, mais de l’homme en général en tant qu’il participe de l’idée platonicienne de la Judaïté{298}. » La judaïté est élevée, chez Weininger, au rang de catégorie de l’esprit humain (comme lorsqu’on parle de la « mentalité bourgeoise ») :
Il ne s’agit pas tant pour moi d’une race, ou d’un peuple, ou d’une foi, que d’une tournure d’esprit, d’une constitution psychique particulière représentant une possibilité pour tous les hommes et dont le judaïsme historique n’a été que l’expression la plus grandiose{299}.
Élevant la judaïté au rang d’idée platonicienne, Weininger considère qu’il n’existe pas plus de juif absolu que de chrétien absolu. Evola, de son propre aveu, ne fit que reprendre ce point de vue. Evola estimait effectivement que la judaïté se caractérisait par des facteurs psychologiques comme le mysticisme imprégné de pathos, le messianisme, le sentiment de la « faute » et le besoin d’« expiation », l’humiliation de soi, l’intolérance religieuse, l’agitation fébrile et sombre…
Il voyait également dans les Juifs modernes, complètement sécularisés, un vecteur du matérialisme, de l’économisme et du rationalisme. Mais, contrairement aux autres penseurs racistes, il n’en fit pas la cause de la décadence moderne, même s’il reprit les conclusions du célèbre faux antisémite Les Protocoles des Sages de Sion, mais seulement l’un des facteurs, les Juifs eux-mêmes étant victimes d’un vaste processus de dissolution, d’un instrument aveugle et souvent inconscient auquel participerait aussi la franc-maçonnerie. Au sujet de ce célèbre faux, il affirma, dans la seconde édition d’un ouvrage intitulé Le Mythe du sang, publiée en 1942, la chose suivante :
Puisque c’est là le contenu des Protocoles, ce que chacun se demande immédiatement, c’est s’ils sont « vrais » ou « authentiques ». Cette question n’a aucun sens, car, comme l’a fait remarquer avec raison René Guénon, « aucune organisation réellement et sérieusement secrète quelle que soit sa nature, ne laisse derrière elle des documents écrits ». Ce dont il y a lieu de parler, ce n’est pas d’« authenticité », mais de « véracité »{300}.
Un exemple concret de ce « judaïsme de l’esprit » serait à chercher, selon Evola, dans les aspects anarchique, névrotique et activiste du romantisme moderne… En ce sens, le judaïsme moderne, l’esprit juif sécularisé et détaché de son ancienne tradition, une thématique très fréquente dans les milieux antisémites du début du xxe siècle, serait un instrument inconscient de diffusion de la modernité et par conséquent un vecteur de la décadence moderne. Concrètement, ce postulat s’est manifesté chez Evola par une forme d’antisémitisme conspirationniste :
Le Juif, écrit Evola dès 1937, est spontanément porté à fomenter et à soutenir toute idée libérale, démocratique et internationaliste, tout simplement parce qu’aucun peuple n’a plus que le peuple juif, en raison de sa condition, à gagner au triomphe d’idéologies de ce genre et à l’élimination de tout ordre hiérarchique et autoritaire, national et traditionnel{301}.
Pour asseoir cette théorie, Evola formula le concept de « complot inconscient ». Pourtant, en 1953, dans Les Hommes au milieu des ruines, il écrivait :
Quoi qu’il en soit, on peut se demander si ce sont vraiment les Juifs qui sont à l’origine de ce plan destructeur qui a été annoncé par les Protocoles et a été démontré, souvent avec une exactitude impressionnante, par les évènements qui ont eu lieu depuis sa publication. Les Protocoles se réfèrent, tantôt aux Juifs, tantôt aux francs-maçons, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Pour notre part, nous pensons qu’il est plus prudent de parler simplement de dirigeants occultes de la subversion mondiale. Il est indiscutable que de nombreux éléments juifs ont déjà été utilisés par ces Chefs masqués, car, à cause de leurs instincts et de la déformation de leurs idées traditionnelles, les Juifs leur sont apparus comme les instruments les plus adaptés et les plus qualifiés pour cela{302}.
Evola prônait donc plutôt une lutte contre l’esprit juif, plus que contre les Juifs eux-mêmes, dans une logique assez proche de celle de l’esprit bourgeois « ou si l’on veut contre la race de l’esprit et la race de l’âme juives, mais non contre la race physique juive{303} ». En 1964, constant, il affirma que « toute polémique antisémite n’a guère de sens, étant donné que les qualités qu’on peut éventuellement déplorer chez les juifs, les “Aryens” actuels les ont tous autant, sans même avoir la circonstance atténuante des précédents héréditaires{304} ». En effet, selon Evola, les Juifs modernes sont organiquement liés au troisième ordre, au monde capitaliste, « ni plus ni moins que les bourgeois catholiques ou protestants{305} ». Il n’y aurait donc aucune subversion autre que celle du tiers état contre le monde traditionnel.
Malgré tout, selon Christophe Boutin, il est « assez difficile de juger de l’antisémitisme d’Evola{306} ». Au contraire, l’antisémitisme d’Evola ne fait aucun doute pour Philippe Baillet, à la fois son traducteur, un évolien et un excellent connaisseur de sa pensée :
Paradoxe, l’itinéraire conduisant du dadaïsme aux marges de la SS, en passant par les nombreux contacts au sein de la « révolution conservatrice » allemande ? Paradoxe, le projet de revue italo-allemande, en pleine guerre, qui aurait dû être co-dirigée par Evola ? Paradoxe, les recherches raciologiques entamées de concert avec Ludwig Ferdinand Clauss ? Paradoxe encore, l’introduction donnée à l’édition Preziosi de 1938 des Protocoles des Sages de Sion ? Paradoxe toujours, le fait de soutenir que quand même les Protocoles seraient un faux sur le plan matériel, leur « véracité », elle, quant aux coulisses de l’histoire, ne ferait aucun doute ? Simple paradoxe, la longue collaboration à la revue La Vita Italiana de Preziosi, sorte de Henry Coston italien, mais en plus doctrinaire, donc plus fanatique{307} ?
S’il est indéniable qu’il fit parfois preuve d’un antisémitisme consternant, notamment vis-à-vis de Tristan Tzara qu’il côtoya pourtant plusieurs années au sein de Dada, on ne trouve pas chez lui d’attaque à l’encontre du peuple juif en tant que tel, comme on peut en trouver chez d’autres antisémites, par exemple Léon de Poncins, Henry Coston ou Giovanni Preziosi. Certes, il a écrit l’introduction de la version italienne de 1938 des Protocoles des Sages de Sion. Il a même participé longuement à une revue violemment antisémite, La Vita Italiana. Cependant, après-guerre, Evola écarta tout « antisémitisme vulgaire ». Et c’est là le nœud du problème pour celui qui étudie l’antisémitisme évolien.
En outre, pour Evola, il n’y a aucune correspondance nécessaire entre le sang et l’esprit juifs, pas plus qu’entre l’aryanité physique et l’aryanité spirituelle. Il avance même qu’on peut être à la fois juif et bon aryen, ce qui ne facilite pas le travail de l’observateur qui analyse ses thèses. Enfin, Evola condamna d’ailleurs fermement après-guerre l’extermination des Juifs d’Europe : « Pour ces massacres, connus dans un deuxième temps seulement par la majorité du peuple allemand, aucune justification, aucune excuse n’est valable{308}. » Ce propos n’est pas de circonstance. En effet, Evola était connu pour son franc-parler hautain, parfois méprisant, au nom de ce qu’il appelait l’« intransigeance de l’idée ». Toutefois, malgré ses justifications tardives, Julius Evola participa, même s’il le fit de façon atypique et complexe, au vaste courant antisémite ou judéophobe qui a marqué l’Europe de la première moitié du xxe siècle, et au-delà. En effet, aujourd’hui, il serait considéré comme un auteur sinon négationniste, du moins fortement révisionniste, en particulier lorsqu’il dédouanait la SS d’une partie de ses crimes.
L’antimaçonnisme évolien est directement lié à son antijudaïsme. La production de textes antisémites correspond au moment où il intégra dans ses références doctrinales les thèses des auteurs catholiques intransigeants et conspirationnistes Emmanuel Malynski et Léon de Poncins. Evola se référait, plus précisément, à La Grande Conspiration d’Emmanuel Malynski, dont Léon de Poncins cosigna une version abrégée sous le titre La Guerre occulte. Juifs et francs-maçons à la conquête du monde{309}, paru en 1936, qu’Evola traduisit et préfaça en 1939, ainsi qu’à La Franc-maçonnerie d’après ses documents secrets de Poncins{310}. Evola reprit en outre à son compte les spéculations des deux sur Les Protocoles des Sages de Sion, bien qu’il condamnât l’antisémitisme « vulgaire ». Il publia ainsi plusieurs articles sur ce sujet{311}. Dans ceux-ci, il se penchait, outre la notion de « race spirituelle », sur les thèmes de la « guerre occulte »{312} et de la subversion{313}, c’est-à-dire sur la supposée guerre menée par les sociétés secrètes, en premier lieu la franc-maçonnerie, et par les Juifs contre la « Tradition », et analysait l’action de ces dernières au prisme de la « contre-initiation » guénonienne. Ces articles étaient destinés à devenir un livre sur l’histoire des sociétés secrètes. Evola avait déjà un titre : Histoire secrète des sociétés secrètes{314}. Celui-ci ne vit jamais le jour, suite à la paralysie d’Evola. Ces textes furent publiés en deux temps : en 1984 pour les premiers, 1987 pour la traduction française{315}, et en 1993 par Renato Del Ponte, et traduit en français en 2004{316}. Pour Evola, franc-maçonnerie, subversion et judaïsme étaient intimement liés : il voyait dans la franc-maçonnerie l’action de sociétés secrètes juives, à l’instar de Malynski et Poncins.
Comme collaborateur du Bureau VII de la SS, il avait eu accès durant la guerre à une partie des documents maçonniques raflés par celle-ci dans les pays occupés, cette partie étant entreposée à Vienne tandis que le reste de la littérature maçonnique volée par la SS l’était à Karlsbad. En effet, Evola avait été chargé par des responsables SS d’étudier les rituels maçonniques dans l’optique d’une lutte antimaçonnique à venir. Il travailla sur ces matériaux, mis à sa disposition par la SS, d’août 1944 à janvier 1945. Selon Gianfranco de Turris ce travail aurait « été de nature philologique et lexicale », voire historique, dans le but de « restaurer les textes des rituels maçonniques dans leur état d’origine » afin d’en identifier les racines et les déviations subversives{317}. Ce travail philologique aurait permis de combattre l’involution de la franc-maçonnerie et de cerner les objectifs de cette franc-maçonnerie « subversive » et « antitraditionnelle ».
Pourtant, au début de sa carrière d’ésotériste, Evola s’était rapproché des milieux francs-maçons italiens, et les fréquentait, notamment Arturo Reghini, qui était aussi membre de la Société théosophique italienne. Le revirement se fit durant les années 1930, lorsqu’il développa sa pensée réactionnaire. Durant le même temps, il estima s’être fait manipuler par une frange de la franc-maçonnerie italienne, qui se trouvait, selon Arturo Reghini, à l’origine d’un ouvrage qu’Evola rejeta par la suite, Impérialisme païen, publié en Italie en 1928{318}. Il se mit alors à critiquer violemment la franc-maçonnerie comme agent de la contre-initiation moderne. Ce rejet de la franc-maçonnerie l’éloigna de René Guénon, Evola la considérant comme antitraditionnelle, au contraire du second, qui idéalisa ses origines. En effet, pour Evola, reprenant l’idée guénonienne d’une décadence de la franc-maçonnerie, il est impossible d’obtenir une initiation réelle de la part d’organisations dégradées : dès 1929, il affirmait que cette initiation est « illusoire lorsque n’existent plus de représentants dignes et conscients d’une chaîne donnée et lorsque la transmission est devenue à peu près mécanique{319} ».
Quoi qu’il en soit, les thèses raciales évoliennes furent récupérées, réinterprétées et réutilisées par différents groupuscules extrémistes de droite à partir des années 1970, de la Nouvelle Droite ethno-différentialiste et traditionaliste{320} aux néonazis racialistes{321}. Concernant cette dernière catégorie, on peut citer, pour ne prendre que des exemples français, les rééditions des Éditions de L’Homme Libre ou celles des Éditions du Lore, voire les identitaires racialistes du magazine Réfléchir & Agir{322}.
De fait, l’œuvre d’Evola fut d’abord utilisée pour son aspect politique. Ainsi, en 1981, l’équipe d’Éléments écrivait que
[s]ans partager toutes ses vues et toutes ses analyses, les animateurs d’Éléments s’accordent à reconnaître en Julius Evola (1898-1974) l’un des observateurs les plus lucides et les plus pénétrants de notre temps, et en tout un homme dont le courage intellectuel, l’indépendance d’esprit et l’altitude morale forcent le respect. Quelles que soient les divergences philosophiques et idéologiques que peuvent faire naître ses écrits, Julius Evola demeure en effet, à bien des égards, un exemple{323}.
La Nouvelle Droite a contribué à faire connaître l’œuvre du penseur italien en France. En effet, le GRECE publia, en 1977, dans la collection « Maîtres à penser » des Éditions Copernic, sa propre maison d’édition, un ouvrage collectif intitulé Julius Evola le visionnaire foudroyé. C’est à cette époque que le principal représentant de la Nouvelle Droite depuis les années 1960, Alain de Benoist, après avoir intégré dans son corpus théorique les thèses de Nietzsche, de Heidegger et une partie de celles de Julius Evola, rejette l’individualisme moderne, pour conceptualiser un nouveau discours fondé sur une vision holiste, inspirée des sociétés traditionnelles. Dès cette époque, Alain de Benoist s’intéressa à Evola qu’il considérait comme « un guide de haute pensée{324} ». Il intégra alors dans son argumentation « néo-conservatrice » un certain nombre de concepts évoliens{325}. Il consacra en outre une notice à l’Italien dans Vu de droite, son « Anthologie critique des idées contemporaines{326} », montrant ainsi implicitement son importance pour lui. En 1984, il écrivit, sous le pseudonyme de Robert de Herte, un article élogieux pour les dix ans de sa mort. Evola y est dépeint comme « l’un des plus importants représentants de la Révolution conservatrice en Europe, et l’un des rénovateurs de la pensée traditionnelle en Italie{327} ». Encore aujourd’hui, Alain de Benoist est interviewé sur son intérêt pour le penseur italien{328}. Enfin, la revue scientifique de la Nouvelle Droite, dirigée par Alain de Benoist, Nouvelle École, a consacré de 1998 (no 50) à 2012 (no 61), dans chaque numéro, une partie de ses notices bibliographiques aux parutions consacrées à Evola (« Autour de Julius Evola » ou « Evoliana » suivant les numéros), au même titre que Carl Schmitt et Ernst Jünger, deux autres grandes références intellectuelles d’Alain de Benoist.
Le traditionalisme a été d’abord utilisé par la Nouvelle Droite pour construire ou reconstruire un paganisme indo-européen, ou une spiritualité typiquement européenne. De ce fait, elle considère l’Inde comme le conservatoire du paganisme indo-européen, éradiqué en Occident par le christianisme. En effet, les néo-droitiers ont toujours eu une faiblesse pour les traditionalistes non chrétiens. En conséquence, ils ont privilégié Evola, fasciné par l’Inde et l’Orient, à Guénon, qui lui aussi fut fasciné par l’Orient, mais qui avait l’inconvénient d’être trop monothéiste à leurs yeux. Evola voyait dans l’Orient un monde encore ouvert à la transcendance, en opposition à l’Occident fermé à celle-ci. Il est l’un des rares traditionalistes qui aient su faire un exposé clair de doctrines orientales, en particulier du bouddhisme et du tantrisme car, contrairement à d’autres traditionalistes qui s’intéressaient aux différents monothéismes, il préféra se pencher sur des formes de polythéisme et/ou de religions non abrahamiques. Il consacra d’ailleurs une part non négligeable de son œuvre à ce domaine d’étude, ses thèses ésotérico-politiques découlant directement de celui-ci, notamment des religions et des philosophies orientales. Evola est aussi utilisé pour réveiller la culture païenne européenne. Ce postulat a largement influencé les néo-droitiers désireux de fermer la parenthèse de deux mille ans ouverte par le christianisme en Europe. En effet, selon eux, la culture traditionnelle, substantielle pourrions-nous même écrire, européenne, c’est-à-dire païenne, n’a pas été détruite par l’évangélisation de l’Europe : elle s’est mise en sommeil et attend les conditions favorables à sa renaissance{329}.
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Intellectuel étrange, évoluant à la fois dans l’ésotérisme, le conspirationnisme et l’antisémitisme, Julius Evola a permis, grâce à sa doctrine de la « race de l’esprit », à une frange de l’extrême droite de formuler un discours échappant aux critiques de l’antiracisme. Il a aussi formulé une critique radicale du monde moderne et offert en retour une conception traditionnelle et héroïque de la vie et de la civilisation européenne. De ce fait, les thèses évoliennes, en particulier celles de la race, sont stratégiques pour l’extrême droite. Toutefois, s’il est logique, et cohérent, que les milieux extrémistes se réfèrent à Evola, il est plus étrange de voir qu’il gagne en importance, en tant que référence intellectuelle, dans les milieux maçonniques, en particulier dans les obédiences spiritualistes, alors qu’il a formulé un antimaçonnisme radical très construit, toujours associé à une critique du judaïsme.