Miguel Serrano est né le 10 septembre 1917 et mort le 28 février 2009 au Chili. Il est, selon Joscelyn Godwin, « une figure majeure{373} » de l’ésotérisme d’extrême droite. En effet, ce diplomate de carrière et écrivain a joué un rôle important dans l’élaboration, après la Seconde Guerre mondiale, d’un ésotérisme et d’un néopaganisme nazis. Cependant, il est plus que probable que Serrano, à l’instar d’autres personnalités de cette mouvance (comme Savitri Devi Mukherji), ait réécrit sa vie dans un sens romanesque. Il est donc nécessaire de prendre les informations données par Serrano avec précaution. Malgré cela, son influence ne s’est pas limitée à ces milieux politiquement radicaux. Parmi ses lecteurs se trouvent des adeptes des philosophies New Age, d’autres intéressés par les questions de spiritualité et enfin des amateurs de ses romans.
Miguel Joaquín Diego del Carmen Serrano Fernandez est né dans une famille d’intellectuels et de diplomates. Selon ses dires, il fut d’abord marxiste avant de rejoindre le Movimento Nacional Socialista de Chile (Mouvement national-socialiste du Chili), les nazis chiliens, après leur coup d’État avorté{374} du 5 septembre 1938. Le MNS, ou nacisme, dirigé par Jorge Gonzáles von Mareés, bien qu’ayant eu un large écho dans la communauté allemande du Chili, n’était pas une simple copie du NSDAP et se référait souvent à Oswald Spengler ainsi qu’à une notion de l’État national autoritaire remontant à Diego Portales, le père de la République chilienne. En outre, à cette époque, Jorge Gonzáles se considérait comme faisant partie de la « gauche politique » et collaborait avec le Frente Popular (Front populaire), une coalition de partis de gauche. Suite à ce rapprochement, le MNS se transforma en Vanguardia Popular Socialista (Avant-garde populaire socialiste) ou VPS, mais cette alliance ne dura pas. De son propre aveu, Serrano a été impressionné par la mort, lors de cette tentative de putsch du 5 septembre 1938, de 59 militants{375}, tués par la police et l’armée chiliennes lors de ce qui est connu au Chili comme le « massacre du Secours ouvrier » (Seguro obrero). Il faut prendre ces informations avec précaution.
Cependant, Serrano fut d’abord un écrivain reconnu appartenant à la « génération de 38 », mouvement d’idées majeur dans l’histoire du Chili{376} et selon Goodrick-Clarke, il ne devint antisémite qu’à la suite de la lecture des Protocoles des Sages de Sion en 1941{377}. En effet avant cette date, les nazis chiliens, Serrano compris, n’étaient pas antisémites, leurs ennemis étant avant tout le marxisme incarné dans le Front populaire ainsi que la droite conservatrice. Durant la guerre, il entretint des relations avec les ambassades des forces de l’Axe et édita une revue qui leur était favorable, La Nueva Edad (« L’âge nouveau »), qui publiait de la littérature conspirationniste, fournie par un SS en poste à l’ambassade allemande à Santiago.
Nicholas Goodrick-Clarke voit les prémisses de l’engagement de Miguel Serrano dans son enfance ainsi que dans son environnement social. Devenu orphelin à l’âge de 7 ans, il aurait suivi une scolarité dans un établissement dans lequel enseignaient des officiers prussiens gagnés aux idées nordicistes et racistes. Et de fait, il pensait qu’il descendait d’Aryens implantés dans le nord de l’Espagne{378}. Toutefois, ses mémoires n’évoquent que des études secondaires à l’internat national Barros Arana, établissement public où nombre de cours étaient donnés en français et où enseignaient des professeurs venus de Suisse{379}. En fait, il semble que Serrano adhéra à des spéculations ésotérico-völkisch{380} apportées par un immigré allemand, « F. K. », arrivé au Chili au début du xxe siècle{381}. Celui-ci est vite devenu un gourou, le « Maître » d’un « Ordre brahmanique chilien », autour duquel s’est formé un groupe qui pratiquait une forme de magie sexuelle ressemblant aux pratiques de l’Ordo Templi Orientis d’Aleister Crowley. Ce groupe pratiquait aussi le yoga, une discipline peu commune à l’époque, et son gourou voyait en Hitler le rédempteur de la « race aryenne ». Ces spéculations se mêlèrent chez Serrano à une vision particulière de la volonté de puissance nietzschéenne et à des bribes de psychologie jungienne.
Après la guerre, Serrano entame une carrière d’écrivain. Ses textes sont, selon Goodrick-Clarke, « caractérisés par une grande puissance d’imagination, un riche symbolisme et la mythologie complexe des habitants du Chili{382} ». Il profita aussi de sa présence durable en Europe pour faire du tourisme militant. En effet, en 1951 il se rendit sur les lieux présumés du bunker d’Hitler, se promena le long de la prison de Spandau où était incarcéré Rudolf Hess et se rendit au Berghof avant sa destruction. C’est durant ce voyage qu’il se lia avec l’écrivain germano-suisse Hermann Hesse, qui avait reçu en 1946 le prix Nobel de littérature.
En 1953, il se plie à la tradition familiale et devient diplomate, réussissant à être nommé ambassadeur en Inde, source essentielle selon lui du savoir ésotérique. Il y reste en poste jusqu’en 1962. Il profite de son séjour indien pour visiter des sanctuaires himalayens, rencontrer des gourous et s’initier au yoga. Il se lie enfin avec Jawaharlal Nehru, Indira Gandhi et le Dalaï-lama. Puis il est nommé ambassadeur en Yougoslavie en 1962-1964. Ensuite il occupe les mêmes fonctions en Autriche entre 1964 et 1970. Durant cette affectation, il entretient des relations suivies avec des nazis non repentis comme Léon Degrelle, Otto Skorzeny, Hans-Ulrich Rudel et l’aviatrice Anna Reich. Il rend visite à Julius Evola et à Herman Wirth. Enfin, il s’entretient avec Ezra Pound et se lie d’amitié avec Saint-Loup, dont le rapproche l’intérêt commun pour le mythe de l’émigration de survivants du nazisme vers la région antarctique, la Terre de Feu chez Saint-Loup{383}, le secteur antarctique de Neuschwabenland chez Serrano où il situe également la migration des Hyperboréens.
Il représente aussi le Chili au sein de différentes organisations internationales tout en continuant de publier des textes portant sur des sujets ésotérico-symboliques : Las Visitas de la Reina de Saba{384} ; La Serpiente del Paraíso{385} et surtout El círculo hermético, de Hesse a Jung{386} dans lequel il raconte son amitié avec l’écrivain et le psychanalyste. Cependant, l’amitié qui l’aurait lié à Hermann Hesse et à Carl Gustav Jung est à relativiser, surtout avec Jung. En effet, Serrano dévore à compter de 1947 l’œuvre du psychanalyste suisse et estime qu’il existe une similitude entre l’approche jungienne et ses thèses. Dès lors, il cherche à le rencontrer, ce qu’il fait en 1959. Il voit un Jung vieillissant, âgé de 84 ans. Les deux hommes se rencontrent en tout et pour tout quatre fois entre 1959 et mai 1961, en plus d’un échange épistolaire. Jung avait l’habitude de débattre avec un grand nombre de personnes et ses relations avec Serrano ne sortent pas du lot. C’est surtout ce dernier qui gonflera l’importance de ces relations dans son livre. Jung n’en préfacera pas moins la traduction anglaise de Las Visitas de la Reina de Saba, The Visits of the Queen of Sheba{387}. La prudence impose de considérer avec un certain recul les récits que fait Serrano de ses amitiés de par le monde, en particulier celle avec le Dalaï-lama : il les magnifie sans aucun doute et ses légendes ou exagérations sont fidèlement recopiées par le petit cercle de ses admirateurs, qui recoupe celui des fidèles de Savitri Devi et de néonazis ésotériques comme le Néo-Zélandais Kerry Bolton.
Serrano fut radié du corps diplomatique à la fin de 1970 par le président chilien nouvellement élu, Salvador Allende. Son limogeage par un président marxiste radicalisa encore son engagement politique : il vit dans son éviction la concrétisation de sa vision conspirationniste née de la lecture des Protocoles. Il quitta le Chili et s’installa alors dans l’ancienne maison d’Hermann Hesse, la Casa Camuzzi, à Montagnola dans le Tessin. Il se réinstalla au Chili après le coup d’État du général Pinochet, sans pour autant avoir de la sympathie pour la junte :
La junte fut un désastre pour le Chili. […] Les militaires chiliens aidèrent à réprimer le coup d’État nazi de 1938 et Pinochet a aidé les juifs et les supercapitalistes à s’emparer du Chili. J’ai toujours été ouvertement contre Pinochet […]{388}.
Il publia alors plusieurs textes importants, notamment sa trilogie sur Hitler : Hitler. El cordón dorado{389} ; Adolf Hitler. El último avatara{390} et Manú : « por el hombre que vendrá »{391}, ainsi que des ouvrages ouvertement néonazis{392}. Il écrivit aussi six ouvrages sur le yoga, le tantrisme ou l’amour magique ainsi qu’un livre en l’honneur de Léon Degrelle, Nuestro Honor se llama Lealtad{393}, et un ouvrage négationniste. Adolf Hitler. El último avatara peut être considéré comme son testament philosophique. Ce livre est une somme de six cents pages, dédiée « À la gloire du Führer, Adolf Hitler », il s’agit selon Godwin, de « l’exposé moderne le plus complet qui ait été écrit sur la philosophie thuléenne{394} ».
C’est durant son exil en Suisse que Serrano assimile la littérature née des spéculations sur l’« histoire mystérieuse », fort à la mode dans les années 1970, qui faisaient d’Hitler un initié et du nazisme une société secrète{395}. De fait, il
développa dans divers ouvrages, dont certains ont été publiés en français, des idées étranges et bien peu en rapport avec son statut social. Sans approfondir, citons-en quelques-unes : Adolf Hitler ne serait pas mort mais se serait « occulté », les soucoupes volantes seraient une arme secrète de nazis cachés et l’avenir serait à une nouvelle race d’hommes nommée la race « galactique »{396}…
Son hitlérisme ésotérique « tire son inspiration imagée d’une tradition gnostique occidentale, tout en absorbant des concepts hindouistes issus du yoga et du tantrisme, considérés à leur tour comme partie intégrante de l’héritage aryano-nordique immémorial en Orient{397} ». Ce bricolage idéologique mêle l’ésotérisme, le paganisme druidique et germano-scandinave, les spéculations völkisch, les cathares, le gnosticisme antique, les Templiers et le Graal, les idées paranormales des années 1970, les ovnis, etc. Selon Goodrick-Clarke,
l’histoire du monde se présente comme une théodicée gnostique de la chute de l’esprit dans la matière avec la décadence et la perte qui s’ensuivent. Pour Serrano, l’évolution de l’espèce est en réalité un processus de dégénérescence, ou d’involution, par laquelle l’essence d’origine divine s’affaiblit dans un monde progressivement livré au mal au travers des yugas du cycle hindouiste des âges{398}.
Il reprend à son compte certaines thèses de l’« occultisme nazi », en particulier celle faisant d’Hitler un initié. Celui-ci aurait été initié aux mystères de la race nordique au sein de la Société Thulé. Évidemment, dans son esprit la Société Thulé n’est pas un groupuscule politico-culturel d’extrême droite, raciste, nationaliste, anticommuniste et antisémite, aux thèmes occultistes, mais une société secrète néopaïenne aux pouvoirs étendus. Selon lui, la Société Thulé faisait revivre les idéaux des Hyperboréens par le biais du mythe germanique. Continuant dans cette logique il affirme, à l’instar d’Ernesto Mila et dans une certaine mesure de Saint-Loup, que la SS était un ordre quasi monastique et que ses membres « n’ont pas eu assez de temps pour aboutir à quelque chose mais ils ont cependant essayé de produire le surhomme, l’homme absolu, par la pratique de l’alchimie du sang{399} ». En formulant cela, il ne fait que reprendre certaines thèses néonazies hétérodoxes, fort bien analysées par Donald McKale{400}, qu’il maîtrise d’ailleurs très bien. Serrano se rendit, accompagné d’amis, au château de Wewelsburg pour y accomplir des rites « religieux ». Dans d’autres circonstances, il organisa des cérémonies lors du décès de certains nazis comme Walter Rauff{401}, la tête pensante de la mise en place des camions chambres à gaz mobiles lors de l’invasion de l’URSS, ainsi que des célébrations de la naissance d’Hitler. Son propre 88e anniversaire fut célébré par ses admirateurs à Santiago du Chili, lors d’une cérémonie rituelle associant symbolique hitlérienne et magie.
Il reprend également un certain nombre de thèses racialistes hétérodoxes qui ont eu du succès dans les années 1960 et 1970. Il s’inspire de Jacques de Mahieu pour défendre les origines vikings des grands royaumes de l’Amérique précolombienne et suit des spéculations de Saint-Loup et de Julius Evola sur l’aspect aristocratique de la SS. De ce dernier, il assimile aussi l’antisémitisme métaphysique, en particulier son concept de « race de l’esprit ».
Serrano formule une sorte d’antisémitisme gnostique : les Juifs sont, selon lui, une race hostile aux Hyperboréens divins puis aux Aryens, des disciples d’un mauvais démiurge assimilable à Jehovah ou Yahweh. Le mauvais démiurge, seigneur de ce monde, a prévu que les êtres humains, à leur mort, devraient se réincarner encore et toujours. Les Hyperboréens, de nature divine, se sont opposés à cette réincarnation involontaire qu’ils considéraient comme odieuse. Ce démiurge et ses alliés les Juifs tolèrent donc très mal, selon Serrano, l’action des Hyperboréens. Ils sont d’après lui à l’origine de la « Grande conspiration » à laquelle il se réfère constamment, derrière toutes les institutions de ce monde, religieuses, politiques, ésotériques, etc. Il n’est donc pas surprenant qu’il nie l’existence de la Shoah. Il contribue également à la propagation d’une théorie conspirationniste antisémite proprement latino-américaine : celle du Plan Andinia, qu’il défend dans son ouvrage de 1987, El Plan Andinia. Estrategia Sionista para apoderarse de la Patagonia Argentina y Chilena. Lancée en 1971 par Walter Beveraggi Allende, un professeur argentin du courant national-catholique, elle postule que le « sionisme international » cherche depuis Theodor Herzl à faire main basse sur la Patagonie, pour y fonder un État juif.
Son « hitlérisme ésotérique » peut être résumé sommairement ainsi : les Aryens descendent d’entités arrivées sur la Terre il y a des milliers d’années, les premiers habitants de l’Hyperborée{402} venant de l’extérieur de la galaxie. Les Hyperboréens peuvent donc être vus comme une version des « Supérieurs inconnus » de la littérature occultiste de la fin du xixe siècle. Ces Hyperboréens ne se reproduisaient pas sexuellement mais par une « émanation plasmique » de leur corps :
Les Hyperboréens ne se situent aucunement dans l’univers physique mais dans un état parallèle qu’ils occupent tout en ayant une conscience terrestre, afin de mener leur combat dans les deux mondes à la fois, ou même plus{403}.
Par la suite, ils donnèrent naissance à une Hyperborée matérielle, autour du cercle polaire. D’abord invisible, elle prit la forme d’un continent circulaire arctique. Selon Serrano, ce fut l’emplacement de l’Âge d’or. Ces Hyperboréens, d’origine divine, possédaient le pouvoir du Vril et celui du Troisième Œil. C’est alors que les Hyperboréens s’occupèrent des « races inférieures » pour les aider à sortir de leur animalité. Ils entreprirent aussi de spiritualiser la Terre. La catastrophe vint du fait que les Hyperboréens mêlèrent leur sang aux races inférieures. Ce péché racial se manifesta par la chute d’une comète ou d’une lune sur la Terre, occasionnant le renversement des pôles et la disparition d’Hyperborée. Une partie d’entre eux repartirent vers les étoiles, d’autres s’enfoncèrent sous terre, la Terre étant creuse, et une dernière frange fonda une civilisation dans le désert de Gobi, en Mongolie, qui était alors une région fertile.
L’idée hyperboréenne de Serrano est la conséquence d’une interprétation erronée ou biaisée d’un concept évolo-guénonien. Guénon considérait que l’origine de la « Tradition primordiale » était hyperboréenne, mais chez lui cette théorie est dépourvue de racisme puisqu’il n’hésite pas à qualifier le mythe de l’origine aryenne des civilisations d’« illusion classique ». Guénon était persuadé que la tradition hyperboréenne était la plus ancienne de l’humanité et qu’elle avait rayonné sur les différentes civilisations à partir du pôle{404}. En ce sens, la « Tradition primordiale » guénonienne n’est ni occidentale ni orientale mais nordique, car venant du pôle Nord.
De fait, Hyperborée, dont le nom signifie le « pays au-delà du vent du Nord », est un continent mythique qui aurait existé au niveau du cercle circumpolaire arctique. Dans la mythologie grecque, le terme « hyperboréen » renvoyait à un peuple, mythique, vivant aux confins septentrionaux du monde connu. Hyperborée peut être assimilé à la non moins mythique Thulé, mais reste distinct de l’Atlantide, bien que certains auteurs les confondent{405}, la première étant plus ancienne que la seconde. À une époque antédiluvienne, qui peut être vue comme le mythique « Âge d’or », voire comme le jardin d’Éden, ce continent aurait été habité par un peuple parfait, les Hyperboréens, et aurait bénéficié d’un climat propice avant le changement climatique, la glaciation, dû à l’inclinaison ultérieure de la Terre.
Serrano reprend aussi selon Godwin les thèses développées par un militant nationaliste indien, Bâl Gangâdhar Tilak{406}, qui affirmait l’origine circumpolaire des Aryens. Les thèses de Tilak furent assez logiquement contestées par les spécialistes des études indo-européennes. Mais elles n’en représentent pas moins « le point culminant d’une très ancienne tradition d’analyse d’un mythe indo-aryen{407} ». Evola radicalisa l’idée guénonienne que le foyer originel, depuis lequel a rayonné la « Tradition primordiale », se serait situé à proximité du pôle Nord (au sens géographique et symbolique du terme). Toutefois, Evola en fit une interprétation différente, plus raciologique et nordiciste. Ce peuple primordial serait les Hyperboréens. L’idée évolo-guénonienne de « tradition hyperboréenne »{408} a été reprise par certains militants d’extrême droite hétérodoxe, dont Serrano. Ces auteurs et lui reprennent la très ancienne tradition d’analyse de poèmes des différents peuples indo-européens antiques ayant pour thème ou faisant allusion à un foyer septentrional où les jours et les nuits dureraient six mois, où l’étoile Polaire se lèverait au zénith, etc., mettant ainsi en évidence un motif mythologique prouvant l’existence d’un foyer indo-européen originel, situé au niveau circumpolaire. Cependant, la référence au « Nord » est avant tout un mythème qui s’analyse en fonction du symbolisme cosmique des anciens Européens{409}.
Selon Serrano, seuls les Aryens sont les descendants de cette race divine, toutes les autres « races » étant le résultat de métissages, le métissage avec une « race inférieure » affaiblissant la « race supérieure ». Il prétend également que les Aryens seuls possèdent une sorte de transcendance conservant la mémoire de l’ancienne race blanche hyperboréenne. A contrario, il voit dans les Juifs une « anti-race » et des « robots génétiques » créés par le mauvais démiurge afin de contaminer la Terre. Ce discours faisant des Juifs une anti-race vient de la raciologie völkisch{410} et se retrouve précédemment chez Liebenfels. En effet, on trouve chez ce dernier la théozoologie, une doctrine qui l’amena à considérer les races autres que la race aryenne comme les agents du chaos{411}.
Serrano, influencé par son gourou chilien et par ses propres visions, était persuadé qu’Hitler était en vie après s’être réfugié dans une base secrète sous l’Antarctique, préparée de longue date par les nazis. Selon lui, Hitler quitta Berlin en 1945 pour l’Antarctique à bord d’une soucoupe volante, invention de la « science nazie » et technologie aryenne d’essence divine en avance sur le reste de l’humanité. Cette base serait située dans un secteur antarctique exploré en 1938-1939 par l’Allemagne, appelé Neuschwabenland (Nouvelle-Souabe) et situé dans la terre de la Reine-Maud, appartenant à la Norvège. Dans ce lieu rappelant l’Islande, les explorateurs nazis auraient trouvé l’une des entrées vers la Terre creuse, conduisant vers les bases secrètes souterraines des Hyperboréens.
Dans sa cosmogonie, Hitler incarne un rédempteur et une figure archétypale. Il reprend l’idée jungienne selon laquelle « Hitler était possédé par l’inconscient collectif de l’âme aryenne{412} ». Le salut par l’« hitlérisme ésotérique » doit amener la divinisation de l’homme, c’est-à-dire de l’Aryen, dans un monde redevenu paradisiaque. Serrano considère Hitler comme un avatar, un intermédiaire entre les dieux et les hommes, c’est-à-dire les Aryens. Hitler mènerait une guerre « ésotérique » afin de ramener l’Âge d’or, la guerre « exotérique » ayant été perdue par les forces de l’Axe en 1945, contre les troupes du Kali Yuga (le dernier âge, celui du déclin, de la tradition cyclique hindouiste) incarnées par les Juifs. Il décrit Hitler comme un Bodhisattva, un être divin, et comme le dixième avatar de Vishnu, Kalki, qui doit mettre fin au Kali Yuga pour inaugurer un nouvel âge. Pour cela, Hitler doit lancer une guerre ésotérique{413}, ce qui l’amène à développer parfois l’idée de l’existence d’une dimension parallèle dans laquelle le Führer se serait réfugié.
Miguel Serrano était foncièrement pessimiste sur le futur de l’humanité. Selon lui, le monde moderne, fasciné par les Juifs et leur démiurge, est au bord du gouffre. De plus, la dégénérescence raciale avancée et le consumérisme effréné qui caractérisent le Kali Yuga vont conduire l’humanité vers un déclin inexorable. Sur ce point, il est influencé partiellement par les thèses évoliennes comme par les thèses nazies sur la dégénérescence raciale de l’humanité.
Miguel Serrano a été en contact avec ce que nous pouvons appeler des lunatic fringes, expression péjorative anglo-saxonne désignant les mouvements politiques ou sociaux qui développent des idées excentriques et peu rationnelles. Il a entretenu des relations épistolaires avec George Lincoln Rockwell, cofondateur de l’American Nazi Party et de la World Union of National Socialists, Colin Jordan, responsable du National Socialist Movement et cofondateur également de la World Union of National Socialists, et surtout Matthias (dit Matt) Koehl, le fondateur du New Order (Nouvel Ordre) et membre de l’American Nazi Party, dont il prit la direction à la suite de l’assassinat de Rockwell en 1967{414}.
Durant les années 1980, il est devenu une figure importante pour les jeunes générations du néonazisme. Certains de ses livres ont été traduits récemment de par le monde, par des militants n’ayant pas connu le IIIe Reich et qui feignent parfois l’ignorance, le nazisme de Serrano n’ayant rien à voir avec la réalité. D’ailleurs les éditeurs militants qui traduisent ses textes évoluent surtout dans les marges hétérodoxes du néonazisme occidental : Nicholas Goodrick-Clarke montre que les milieux qui le traduisent et/ou l’éditent mélangent allégrement néonazisme, occultisme, satanisme et soucoupes volantes{415}, comme le Black Order fondé par Kerry Bolton qui associe nazisme et satanisme{416}. Enfin, il va influencer des néopaïens nordicistes et racialistes comme l’Américain Jost Turner.
Au-delà de ces milieux, il a influencé tout un monde évoluant aux marges du New Age. En effet, l’Occident des années 1960 et 1970 s’est passionné pour les « mystères nazis », à la suite de la publication du Matin des magiciens. À partir de ce moment, les thèmes véhiculés par cette littérature occultisante se sont diffusés dans la culture populaire, aidés par un phénomène des plus intéressants : la « mythologisation » des principaux responsables nazis, reconstruction qui se fait au détriment de la réalité historique. Les sociétés européennes et plus globalement occidentales ont vu leur conception et leur perception du nazisme être modifiées par une série d’évolutions liées, selon Goodrick-Clarke, au contexte politico-économique de récession dans les sociétés occidentales :
Cette nouvelle perception d’Hitler et du nazisme semble avoir profité du Zeitgeist changeant en Occident après la hausse des prix du pétrole en 1973-1974. Les idées enivrantes de la révolution politique et sociale qui s’étaient répandues parmi les jeunes gauchistes et « hippies » depuis 1967-1968 laissaient la place, en temps de récession, à un idéalisme plus intériorisé{417}.
Ses textes ont alors rencontré un public éloigné de ses préoccupations idéologiques mais attiré par ses constructions politico-spirituelles, et cela d’autant plus que cette époque cherchait à comprendre la victoire du nazisme.
Il a aussi été utilisé par des personnes évoluant aux marges du New Age et de l’extrême droite hétérodoxe. Ainsi, il fait partie des sources de Jan van Helsing. Ce dernier cite d’ailleurs l’ex-ambassadeur chilien dans son Livre jaune no 5 lorsqu’il pose la question de la survie d’Hitler, affirmant comme lui que « ce qui est le plus probable au cas où il aurait survécu, c’est qu’il s’est servi des engins volants développés par la Société Vril pour quitter l’Allemagne{418} ».
Pierre-André Taguieff résume ainsi cet ouvrage :
Dans la grande conspiration mondiale qui est dénoncée, les Juifs tiennent la première place : non seulement ils sont partout (y compris sous divers masques : Roosevelt, Staline, Helmut Kohl ou George W. Bush), mais ils sont derrière les pouvoirs visibles et sont capables de tout (ils seraient responsables de la troisième guerre mondiale à venir !). Stéréotypes de l’infiltration, de la domination sans limites, de la manipulation et de la cruauté destructrice. Appliqués à la critique de la démocratie, ils conduisent à récuser celle-ci comme un décor trompeur occultant la réalité ploutocratique du pouvoir politique{419}.
Le Livre jaune no 5 se présente comme une relecture de l’histoire des xixe et xxe siècles qui tiendrait compte de ce qui n’est « pas rendu public ». L’influence de Serrano se ressent dans la succession thématique de ce livre :
Le Livre jaune no 5 se présente comme un enchevêtrement complexe juxtaposant différents discours. Van Helsing entrecroise le New Age, l’ufologie nazie, le conspirationnisme anti-judéo-maçonnique, et l’ariosophie, multipliant ainsi les cibles potentielles de l’ouvrage. En effet, cet ouvrage s’adresse non seulement à un public déjà acquis aux discours et théories nazis, mais également aux adeptes du Nouvel Âge. L’auteur fait de nombreuses références au channeling et à l’Âge du Verseau. Il tente aussi de rapprocher les sciences physiques et naturelles des traditions mystiques{420}.
Seulement, plus que le Nouvel Âge en lui-même, c’est la dénonciation du complot qui intéresse van Helsing car elle lui offre la possibilité d’une réécriture historique, idéologiquement très orientée, des xixe et xxe siècles. En effet, nous retrouvons des thèses très proches de celles de Miguel Serrano, surtout lorsque Jan van Helsing affirme qu’Adolf Hitler aurait été un « occultiste et un ésotériste » qui aurait, à l’âge de 20 ans, essayé « d’atteindre des niveaux de conscience élevés à l’aide de drogues{421} ».
À l’instar de l’auteur chilien, van Helsing développe donc une thématique occultisto-ariosophique. Comme lui toujours, il fait l’éloge des extraordinaires capacités de la « science nazie ». D’ailleurs, van Helsing reconnaît qu’il « éprouve un plaisir tout particulier à [nous] dévoiler ce thème », car il permet de constater « quels sont les milieux influents non allemands qui tiennent à cacher la vérité aux Allemands »{422}. Enfin, là encore comme Serrano, le livre de van Helsing est à la fois une apologie détournée du nazisme et l’expression d’un révisionnisme historique éhonté. En effet, le révisionnisme de van Helsing s’accompagne sans surprise d’un antisémitisme virulent : celui-ci cite d’ailleurs les Protocoles des Sages de Sion, qui seraient selon lui la clef de l’histoire secrète.
*
* *
Miguel Serrano était donc un personnage étrange, complexe et à la cosmologie pour le moins particulière. Néanmoins, l’aspect le plus intéressant reste son idéologie, sa Weltanschauung. Si elle est radicale, elle n’en est pas moins construite à partir d’éléments fort divers. Il s’agit d’une véritable contre-culture constituée en miroir par rapport aux modes normatifs du savoir « officiel ». En effet, sa cosmologie doit être analysée comme un « mode d’existence souterrain de visions du monde qui se veulent alternatives aux savoirs “officiels”{423} ». En ce sens, les thèses de Serrano ont servi de boîte à outils conceptuels pour un certain nombre de militants radicaux hétérodoxes, qui diffusent ces nouveaux discours dans des milieux a priori éloignés de l’extrême droite, telle la nébuleuse du New Age, et ce avec succès parfois.