PRÉSENTATION

Pour découvrir enfin Chantecler

Un rendez-vous manqué

Que le lecteur nous pardonne de commencer notre propos par un jugement surprenant et peu flatteur pour la pièce, énoncé par une grande majorité des contemporains d'Edmond Rostand, mais repris aussi par de très nombreux biographes du poète : Edmond Rostand, le dramaturge d'un immense succès théâtral, Cyrano de Bergerac, qui lui valut le titre officieux de « Roi de Paris1 » dans les cénacles de la capitale et dont le rôle-titre fait partie de ces rôles qu'un comédien doit jouer dans sa carrière, aurait failli dans la construction de Chantecler, ce qui expliquerait l'échec partiel de cette pièce.

Émile Faguet, l'éminent critique littéraire de l'époque, qui reconnaît d'abord de grandes qualités à l'œuvre, la juge ensuite ainsi :

L'exécution fut inférieure à la grandeur de l'idée. La pièce est trop longue. Il y a des moments où elle semble un peu s'endormir. Il y a des moments où l'idée maîtresse, dont il importait que le lecteur ne fût distrait et ne se détachât jamais, devient un peu indistincte, encore que l'auteur, on le sent à le relire, ne l'abandonne jamais. Il y a un peu de développement facile et, comme déjà dans L'Aiglon, l'auteur se laisse aller à cette abondance, à cette effusion et profusion dont il lui est difficile non seulement de se défendre, mais de se défier. Le burlesque, l'esprit de mots, le jeu (les mots et le jeu de mots) qui semblait bien étranger au sujet, sont dans cette pièce plus que toute autre, au contraire, où l'auteur vise à tomber presque sans cesse, soit tendance naturelle, soit précisément parce que le sujet est très sérieux, et que l'auteur en a eu peur, a craint d'ennuyer et a eu recours aux procédés d'amusement qui appartiennent à un autre genre littéraire2.

Le soir de la générale, le 6 février 1910, et le lendemain, soir de la première, on s'accorde en effet, aussi bien parmi le public, très mondain, que parmi les critiques et les gens de lettres, à souligner la faiblesse des deux derniers actes, et on ne se prive pas de le faire savoir pendant le déroulement de la pièce :

Les beaux vers du lever de soleil furent salués par des applaudissements. Ensuite, cela se gâta, lentement, comme une fête qui hésite et qui tourne mal. Le potager de l'acte trois auquel Rostand avait apporté tous ses soins n'intéressa pas, avec ses rangées de choux et son épouvantail à moineaux ; le défilé de coqs exotiques ennuya. Enfin la satire déplut. Rostand, désespéré, comptait sur le quatrième acte pour sauver la pièce : mais le chœur des crapauds fut tellement sifflé que l'on entendit à peine le chant du rossignol. Il y eut six rappels puis la foule se dispersa3.

Et pourtant, l'œuvre exerce une réelle fascination, aussi bien qu'une gêne parmi les critiques. On a du mal à en dire du mal parce que, malgré tout, on a tellement de raisons d'en dire du bien ! D'autant plus que Chantecler connaît un véritable succès populaire : des centaines de représentations et plusieurs tournées provinciales et internationales sont organisées, auxquelles il faut ajouter une réussite éditoriale comparable à celles de Cyrano de Bergerac et de L'Aiglon, l'œuvre étant vendue à plus de trois cent mille exemplaires du vivant de l'auteur aux éditions Fasquelle puis Lafitte. Sans compter le tirage très important de L'Illustration, revue hebdomadaire qui consacre quatre numéros spéciaux à Chantecler, publiant ainsi l'œuvre en exclusivité et la diffusant dans les jours qui suivent la première.

Les gens de lettres vont alors résoudre aisément la contradiction que renferme leur double sentiment : si la pièce semble mal fonctionner à partir du troisième acte, c'est parce qu'il s'agit d'une mauvaise pièce ou, du moins, d'une pièce bien loin du coup de génie de Cyrano de Bergerac. Cette fois-ci, la mayonnaise n'a pas pris, le soufflé est retombé, pour utiliser des images que ne renierait pas le pâtissier-poète Ragueneau de Cyrano de Bergerac. Mais Chantecler a des qualités littéraires et poétiques, notamment à la lecture, qui dépassent le cadre de l'art dramatique. La pièce est une mauvaise pièce, parce qu'elle est avant tout un poème. Rostand, à force de s'accrocher au théâtre en vers, déjà désuet à son époque et qu'il a lui-même remis au goût du jour, aurait fini par ne voir dans cette forme théâtrale que sa dimension poétique.

L'Illustration présente le 19 février 1910 une synthèse des premiers jugements sur la pièce. Chaque critique évoqué – citons pêle-mêle, parmi les plus connus de nous, le futur président du Conseil Léon Blum, Henri de Régnier et Adolphe Brisson – insiste sur la valeur poétique de l'œuvre. Rostand n'est pas un dramaturge : c'est un poète, au sens premier, et les morceaux de bravoure de Chantecler sont des poèmes lyriques. Parmi ces critiques, retenons, pour l'exemplarité de son cas, René Doumic. Ce brillant lettré, qui fut le professeur d'Edmond Rostand au collège Stanislas, a été le premier à remarquer le jeune poète lors de la première édition des Musardises (1890). Toujours bienveillant envers son ancien élève, dont il suit la carrière avec attention – ce qui le dédouane de tout sentiment revanchard contre Rostand –, René Doumic, devenu rédacteur à la Revue des Deux Mondes, juge ainsi ce Chantecler tant attendu :

Chantecler est un très beau poème lyrique. Dans aucune de ses œuvres précédentes, M. Rostand ne s'était montré aussi exclusivement poète. […] Je ne connais, dans tout le théâtre de M. Rostand, rien d'aussi émouvant que certains morceaux de Chantecler. Poète, noblement poète, purement poète, M. Rostand l'est ici par la conception générale de son œuvre4.

René Doumic montre alors les limites de cette conception :

Il reste que Chantecler, tout poème qu'il soit, a été composé dans la forme d'une pièce de théâtre. Spectateurs, nous sommes bien obligés de nous placer au point de vue du théâtre. […] M. Rostand a demandé cette fois au théâtre autre chose et plus qu'il ne peut donner. […] Il a forcé les ressources de son art. Le poète a fait violence à l'auteur dramatique. L'auteur dramatique n'est pas diminué par l'épreuve ; le poète en sort grandi.

Ces différents avis, écrits sur le vif ou quelques jours seulement après la première, ne seraient que peu de chose si le jugement ne perdurait à travers le temps. Plus de vingt ans après, Émile Ripert, qui, contrairement aux contemporains de Rostand et de Chantecler, a pourtant le recul nécessaire, aboutit à une semblable conclusion en étant plus définitif encore :

En fait, cette pièce était et reste injouable. C'était une gageure théâtrale impossible à soutenir. Rostand s'en est tiré avec sa virtuosité habituelle aussi bien que faire se pouvait ; mais, à l'examiner froidement, on conçoit ses hésitations de huit années […]. Peut-être eût-il mieux valu qu'il ne livrât jamais sur la scène le combat où il était d'avance vaincu, et qu'il considérât simplement, comme nous le voyons aujourd'hui, que Chantecler était un grand poème dialogué. À ce titre, on le lira toujours ; on le représentera rarement5.

Plus près de nous, l'homme de théâtre Jacques Lorcey, qui en 2004 a consacré à Rostand une admirable biographie, sérieuse et bien documentée, se fait lui aussi l'écho de ces divers jugements qui considèrent Chantecler à la fois comme un peu moins et un peu plus qu'une grande pièce :

Bien plus qu'une œuvre dramatique extrêmement difficile à représenter, sinon injouable, Chantecler demeure un poème dialogué, dont le passage à la scène pose effectivement à chaque instant une suite de problèmes presque insurmontable. Selon nous, il faudrait, dans un premier temps, pratiquer de sérieuses coupures – lesquelles permettraient déjà de réduire une distribution pléthorique, impossible à rémunérer de nos jours. Ensuite, il conviendrait de donner à chaque personnage retenu un habit coloré certes, mais très simple, stylisé, évoquant l'animal par le seul emploi du demi-masque ou de la coiffure…6.

Jacques Lorcey précise d'ailleurs précédemment :

Plutôt que de mettre en cause la prestation du créateur, il semble bien évident, aujourd'hui, que ce spectacle […] ne pouvait pas, surtout à cette époque, séduire complètement un public habitué à tout autre chose qu'à une féerie allégorique, un poème symboliste, dont l'action, très réduite, mettait en scène des êtres humains plus ou moins bien « déguisés » en animaux sans nulle autre justification qu'une fantaisie de son auteur !

Chantecler est donc un poème. La critique est unanime. On lui refuserait presque la qualité de pièce de théâtre ! Et des animaux, point. Seuls, des humains déguisés.

Les modifications recommandées par Jacques Lorcey ne sont pas anodines. Si l'on devait suivre le biographe de Rostand, et les critiques qu'il a lui-même suivis, on ne pourrait représenter l'œuvre qu'en l'amputant, qu'à la condition d'opérer toutes les transformations nécessaires pour rendre la pièce plus théâtrale. Il faudrait la rétablir dans les limites du champ théâtral que Rostand a lui-même brisées. Chantecler, dont la composition fut si longue, dont les dates de représentations, comme nous le verrons, furent sans cesse repoussées, demanderait encore du travail, serait, pour ainsi dire, aussi bien inachevée qu'inaboutie.

Il faut au contraire considérer que la pièce n'est pas mal construite, mais mal comprise, que sa charge poétique, loin d'être une fin en soi, est au service d'une dramaturgie aboutie et réfléchie. La critique et l'histoire littéraires, en effet, se sont jusqu'à présent trop mépris sur l'œuvre d'Edmond Rostand. L'étiquette de romantique, attardé ou non, collée hâtivement sur cet auteur par des critiques littéraires comme Émile Faguet, par exemple, a occulté différents aspects de l'œuvre, dont son originalité, sa créativité, sa spécificité.

Certes, des pièces comme Cyrano ou L'Aiglon épousent adroitement et subtilement la théorie du drame romantique telle qu'elle a été définie par Victor Hugo dans la Préface de Cromwell. Certes, Chantecler s'inscrit aussi dans cette lignée, du point de vue dramaturgique. Mais si Chantecler est une pièce romantique, elle est aussi un peu plus que cela : contrairement à Cyrano et à L'Aiglon, elle n'a pas de portée historique, son cadre spatio-temporel ne permet pas un bond dans le temps. Contrairement aux drames romantiques, elle ne met pas en scène des hommes. Il s'agit d'une histoire qui se veut atemporelle et qui est jouée, dans la basse-cour d'une ferme comme il y en a tant chez nous, par des animaux…

La méprise du public et de la critique, le soir de la générale, était donc bien prévisible. On attendait ce que l'on croyait être du Rostand. On a eu du Rostand, mais un Rostand idéaliste, que l'on n'avait pas su découvrir avant Chantecler et que l'on ne reconnut pas, malgré la mise en scène originale et avant-gardiste de l'auteur qui la servait admirablement – ou à cause d'elle, peut-être.

L'art de la mise en scène : Edmond Rostand, disciple d'Antoine

Entre la première génération romantique, incarnée par Victor Hugo et Hernani (1830), et celle d'Edmond Rostand, la mise en scène, peu à peu, est devenue un art. Elle fut longtemps réduite à sa plus simple expression par le théâtre classique et les premiers romantiques : les décors étaient peints, sans relief, représentant aussi bien des paysages que des meubles ou des objets… Elle n'était alors qu'une mise en place des comédiens sur le plateau, comédiens souvent statiques, n'interagissant jamais, ou presque, avec le décor. Le terme même de « metteur en scène » n'existait pas. La mise en scène était assumée soit par l'auteur lui-même, s'il avait la chance d'être encore vivant, soit par le directeur du théâtre ou encore par le comédien principal dans le cadre d'une pièce du répertoire. Mais l'importance des uns et des autres influait aussi grandement sur la mise en scène : un jeune auteur se mettait un peu en retrait devant un vieux briscard de la scène, un directeur renommé ou un comédien à la carrière bien établie.

Deux hommes, avant Rostand, ont cependant donné un nouveau souffle à l'art de la mise en scène. Il y eut tout d'abord, dès les années 1850, Montigny, le directeur du théâtre du Gymnase, dont les innovations, qui peuvent paraître mineures, furent en réalité déterminantes. Agnès Pierron, évoquant cette révolution scénique, en précise la nature :

Montigny, directeur du théâtre du Gymnase, avait rompu avec les vieilles lunes du théâtre : il incite les acteurs à se regarder quand ils se donnent la réplique, au lieu de rester alignés en rang d'oignons le long de la rampe. Afin de contraindre les acteurs à désapprendre leurs mauvaises habitudes, Montigny demande au machiniste, dès 1853, de placer une grande table au beau milieu de la scène. C'est à lui, aussi, que l'on doit les changements de place des chaises en cours de jeu7.

Ce fut ensuite André Antoine, dont l'apport est à la mesure de la tâche, au début des années 1890. Pourtant rien ne pouvait laisser supposer que Rostand allait, dans sa pratique théâtrale, devenir son disciple et dépasser le maître.

La recherche universitaire oppose généralement, dans nos savantes histoires de la littérature, l'œuvre d'Edmond Rostand, « dernier fleuron du romantisme8 », au théâtre naturaliste, théorisé en grande partie par le romancier Émile Zola et qu'André Antoine explora et expérimenta sur scène. Cette opposition qui englobe Rostand dans l'ensemble un peu fourre-tout du théâtre de Boulevard – opposition déjà bien visible à l'époque, et que les regards un peu trop systémiques de nos critiques littéraires actuels font perdurer –, l'auteur de Chantecler n'y prêta jamais que peu d'attention. À mesure que sa carrière avançait, Rostand s'était en effet progressivement isolé du monde littéraire parisien en se réfugiant dans sa villa de Cambo-les-Bains.

Il s'agit-là bien sûr d'un isolement tout relatif : Rostand, qui n'a pas fait école et qui à aucun moment n'a eu cette ambition, a toujours été attentif aux œuvres de ses contemporains, avec qui il a multiplié les échanges. Quelques extraits de sa correspondance en témoignent9 : Jean Cocteau, en 1909, le remercie de lui avoir adressé des vers pour sa revue Shéhérazade ; tout comme Émile Zola, à qui il a fait parvenir un volume de L'Aiglon, ou encore Jules Renard, l'ami des débuts parisiens. Sa bienveillance d'auteur renommé pour des écrivains dont l'œuvre est très différente de la sienne est plus significative encore : citons le cas de Marcel Proust, qu'il recommanda à son éditeur, et celui, plus pathétique, d'Henry Becque, l'auteur de la pièce réaliste la plus proche peut-être de l'idéal naturaliste, Les Corbeaux, que Rostand secourut quand il se retrouva malade et mourant dans la misère. Pas de sectarisme, pas de polémique théorique dans l'œuvre de Rostand, dans ses lettres et interviews, ses dédicaces et préfaces, et finalement, une attitude très saine, une ouverture d'esprit éminemment moderne : rendre hommage à la valeur artistique d'une œuvre indépendamment de ses propres conceptions, et profiter des progrès de ceux qui l'ont précédé pour aller toujours plus loin dans sa propre créativité…

Rostand consacra ainsi à Antoine un discours de soutien, au début de la Grande Guerre, profitant de l'occasion pour lui rendre hommage de tout ce qu'il avait apporté au théâtre, utilisant à son propos les mots d'« indépendance », de « compétence », de « volonté ». Antoine, qui fut considéré comme le premier metteur en scène de l'histoire du théâtre français, avait créé en 1887 le Théâtre-Libre et renouvelé l'art dramatique :

Il est le premier à authentifier la fonction créatrice du metteur en scène. Il s'agit de reproduire scrupuleusement sur la scène la réalité à l'intérieur de laquelle l'auteur a inscrit son action. D'où un souci des accessoires qui confère aux objets une fonction dramatique autonome10.

Certes, les pièces de Rostand sont bien éloignées de celles d'Ibsen ou de Strindberg, si chères à Antoine et que celui-ci fit découvrir au public français. L'inspiration en est différente, comme le choix des thèmes, souvent plus historiques, héroïques et poétiques chez Rostand, plus sociaux et réalistes chez les auteurs du Nord. Mais une telle conception de la fonction de metteur en scène n'est pas sans rappeler l'important travail préparatoire effectué par Rostand pour Chantecler, ainsi que le soin, très moderne encore et si surprenant pour ses contemporains, qu'il apporta à monter sa pièce.

Il est d'ailleurs intéressant de constater que c'est précisément dans les années 1896-1897, alors que le Théâtre-Libre semble échouer, faute d'avoir trouvé au théâtre un auteur qui serait le pendant de Zola au roman, que Rostand perce véritablement, avec comme point d'orgue le triomphe de Cyrano de Bergerac. Lorsque, peu de temps après, le Théâtre-Libre renaît de ses cendres sous le nom de Théâtre-Antoine, les errances et les tâtonnements des mises en scène des dix années précédentes sont du passé et la méthode Antoine pour monter les pièces, plus aboutie, attire les comédiens de tous les grands théâtres parisiens.

Rostand – il a dix ans de moins qu'Antoine – fait ainsi partie de la génération qui n'a pas eu à essuyer les plâtres de ce renouvellement de l'art dramatique qui toucha tous les courants littéraires. Comme tous les dramaturges de l'époque, il a dû prendre en compte l'apport du Théâtre-Libre – car il y a bien un avant Antoine au théâtre, et un après, que l'on soit naturaliste, symboliste ou romantique. Et il a su pour cela s'accompagner d'un metteur en scène efficace : lui-même.

Le premier grand triomphe de Rostand fut ainsi monté dans un contexte qui n'est pas le nôtre. Il faut à tout prix, en effet, éviter l'écueil qui consisterait à imaginer que les pièces à succès de Rostand étaient représentées à l'époque de la même manière qu'on les représente actuellement. Qui jouerait de nos jours comme Sarah Bernhardt, avec une grandiloquence emphatique poussée à l'extrême, comme Constant Coquelin ou encore Lucien Guitry, les grands premiers rôles rostandiens11, serait aujourd'hui un piètre comédien. Qui monterait Cyrano de Bergerac comme un soir de 1897 serait assuré d'un four, d'un échec. Mais, réciproquement, qui voudrait comprendre et expliquer les œuvres de Rostand sans tenir compte de leurs mises en scène s'exposerait à de profondes méprises – il en va de même, sans doute, pour toutes les études de pièces de théâtre. L'art de la mise en scène est à la fois le résultat d'une évolution de la dramaturgie, et ce qui permet cette évolution. Par exemple, quand les pièces romantiques firent exploser le cadre classique, à commencer par la règle des trois unités, la mise en scène dut évoluer pour tenir compte des changements de décors ; cependant c'est aussi parce que cela était possible techniquement que les romantiques se sont mis à écrire des scènes se déroulant dans des lieux différents.

Mise en scène de Cyrano de Bergerac (1897)

Lors de la création de Cyrano de Bergerac, dont on n'attend d'abord pas grand-chose dans les travées du théâtre de la Porte-Saint-Martin, accentuant encore la pression artistique et financière qui s'exerce sur lui, Rostand dirige donc la mise en scène.

Il se présente d'abord comme un formidable directeur d'acteurs, ce qui lui permet de gagner l'estime et la confiance de son comédien principal, Constant Coquelin, alors au sommet de son art. Certes, Coquelin était déjà séduit par Rostand – puisqu'il était l'un des associés qui finançaient la pièce –, mais il l'était par son talent d'écrivain : Rostand devait encore faire ses preuves sur les tréteaux. Or quelque temps après le succès de Cyrano, Coquelin dira à un journaliste, à propos de Rostand :

Personne ne jouerait mieux Cyrano que lui. Il a tous les artifices de la diction, il les a, avec toutes les finesses, toutes les délicatesses, toutes les profondeurs de la pensée dans l'expression12.

Jacques Lorcey cite une lettre de Rostand à Coquelin, où l'auteur décompose la longue tirade des « Non, merci », l'un des morceaux de bravoure de la pièce, lettre qui montre bien la nature et la qualité des échanges artistiques entre les deux hommes :

Je pense qu'il faut commencer tout doucement, de sorte qu'on croie le premier non merci tout seul, et qu'on s'étonne d'en voir arriver un second. Puis, à partir du moment où ils se resserrent : Chez le bon éditeur de Sercy, etc., presser, presser, et que cela devienne une pluie – jusqu'aux trois derniers dits d'un trait pour détacher sur un brusque changement de voix le : Mais chanter !… Et à partir de là un lyrisme tout différent, un chant jusqu'à la fin, avec une reprise de bravoure sur le dernier vers et le : tout seul13 !

Lorsque les répétitions commencent réellement, cette direction se complète d'une formidable débauche d'énergie : Rostand « voit tout, s'occupe de tout, est incapable de négliger le moindre détail14 », malgré la mauvaise volonté de certains, les frères Fleury en tête – associés de Coquelin, qui veulent des coupures pour réduire le nombre de comédiens –, malgré les difficultés matérielles, des décors qui ne conviennent pas à l'auteur, des costumes d'occasion qui ne siéent pas absolument à l'action. Caroline de Margerie résume parfaitement l'activité du poète lors des trois mois de répétitions, d'octobre à décembre 1897 :

Rostand s'indignait de l'incurie générale puis se reprochait ses propres exigences, doutait, gémissait dans les bras de Coquelin, reprenait courage, se précipitait sur le plateau, dirigeait tout. […] Il disposait les comédiens tels des pièces sur un échiquier dont il eût seul connu le motif, les entraînait avec des gestes de chef d'orchestre, suppliait, se fâchait15.

Des détails justement, qui peuvent laisser paraître la mise en scène de l'époque un peu simpliste, parlons-en : Rosemonde Gérard – madame Edmond Rostand –, dont le soutien fut si précieux à son dramaturge de mari, se souvient de la charcuterie censée tenir lieu de décor au deuxième acte :

L'avant-veille de la générale, il fallut, pour que la rôtisserie prît tout de même l'air d'être un peu vivante, aller chercher de vrais saucissons et un vrai jambon et un vrai pâté pour réveiller ceux qui dormaient sur du carton16 !

On reconnaît aisément à ce témoignage que l'art de la scène de Rostand ne peut plus se contenter des décors en carton-pâte de ses prédécesseurs : l'œuvre d'Antoine est passée par là ; les objets acquièrent progressivement une réalité sur scène. Antoine, d'ailleurs, avait déjà lui-même accroché, « dans sa passion du détail vrai […], des quartiers de viande17 » aux décors.

Rostand s'est ainsi engagé sur une voie qui tend toujours plus à rejoindre celle d'Antoine, voire à la dépasser. L'objet-costume déterminant de la pièce, le nez de Cyrano, l'illustre parfaitement. Lorcey rapporte à ce propos les paroles du fils de Coquelin :

Un détail de grande importance dans Cyrano, c'est le nez, ce nez très long, ce nez colossal, avec lequel le héros est passé dans l'histoire. Celui de Constant Coquelin était un petit bout de nez en trompette. Comment concilier le nez de Cyrano et celui de Coquelin ? Un postiche s'imposait. Mon père essaya plus de cinquante nez de cire, avant de trouver la forme définitive18.

Ce soin du costume qui fait le personnage, nous le retrouverons démultiplié pour la création de Chantecler.

Mise en scène de L'Aiglon (1900)

Un détour par L'Aiglon s'impose au préalable : cette fresque romanesque, qui raconte la vie et la mort du fils de Napoléon, représente une étape déterminante dans la réflexion scénique de Rostand.

Avec Cyrano de Bergerac, et, dans une moindre mesure les pièces qui ont précédé, La Princesse Lointaine et La Samaritaine, Rostand s'est frotté à la mise en scène, parce qu'il était le seul capable de déployer l'énergie nécessaire pour servir au mieux son texte, mais également parce que sa conception de la scène était aussi moderne que sa dramaturgie. Avec L'Aiglon, il va plus loin encore : parallèlement à l'écriture de sa pièce, il effectue un important travail préparatoire pour tout ce qui concerne l'élaboration des décors, recherchant pour la scène une couleur locale qui soit la plus crédible possible. C'est ainsi qu'il se rend en Autriche avec Sarah Bernhardt, qui tiendra le rôle-titre du Duc de Reichstadt, en vue de finaliser cette préparation :

À Vienne, près de son interprète préférée à laquelle l'unissent au moins une affectueuse amitié et une admiration réciproque, il va multiplier les excursions, courir les antiquaires pour en ramener gravures, vieilles tenues militaires, armes, chaussures et divers accessoires « indispensables » à la mise en scène de son Aiglon19.

Il est important de préciser dès à présent comment Rostand concevait la couleur locale. Dans un entretien accordé à la suite du succès de Cyrano de Bergerac et d'une légère polémique concernant les erreurs possibles de documentation de Rostand, celui-ci affirma :

La couleur locale n'est nullement le résultat d'une menue exactitude, vous le savez aussi bien que moi. Un poète ne met jamais rien au hasard et n'est inexact que quand il le veut20.

Appliquée à ses recherches autrichiennes, recherches complétées d'une importante documentation sur le cadre historique de la pièce, cette définition de la couleur locale et de ses rapports à la poésie montrent que le travail de mise en scène de Rostand participe déjà, pour L'Aiglon plus encore que pour Cyrano de Bergerac, de et à sa création poétique. La couleur locale du texte se trouve renforcée par la couleur locale des décors et des costumes, tandis que la poésie du drame ne peut pleinement s'exprimer que par la poésie des décors et de la mise en scène.

C'est particulièrement vrai du cinquième acte de la pièce, qui se déroule sur la plaine du champ de bataille de Wagram, que représente le décor. Notons d'emblée que cette plaine, Rostand l'a sans doute attentivement visitée lors de son séjour en Autriche, mais l'a aussi connue par le biais des diverses descriptions présentes dans les sources qu'il a consultées. Le Duc de Reichstadt, l'Aiglon, accompagné d'un vieux grognard, Flambeau, mourant et presque inconscient, voit la plaine où se joua un temps le sort des deux empires français et autrichien, dont il est le fruit, se réveiller peu à peu. Des morts se raniment, des soldats hurlent de douleur, tandis que les charges de cavalerie se succèdent. La bataille se rejoue et se recrée sous les yeux du Duc. À la différence de Cyrano de Bergerac, où la bataille est incarnée sur scène, ou d'autres pièces antérieures, comme Henry V de Shakespeare, la lutte, dans L'Aiglon, n'est pas jouée : à l'exception de Flambeau, qui est à-demi mort, le Duc est seul sur scène. À la différence aussi du Cid de Corneille, où Don Rodrigue raconte, et fait revivre ainsi, son farouche combat contre les Maures, le récit de la bataille de Wagram n'est pas uniquement composé de mots : la narration du Duc est en effet renforcée par des effets de mise en scène. Ce que voit le Duc n'est d'abord qu'audible par le public qui peut légitimement se demander, sans jamais pouvoir trancher, si la plaine se réveille réellement ou si ce réveil ne se fait que dans l'esprit de l'Aiglon. Des comédiens, dissimulés dans les coulisses, prêtent leur voix aux soldats, crient et agonisent, tandis que l'on produit, à l'aide de divers procédés que le métier pratique depuis longtemps (feuilles de tôles secouées, par exemple) les bruitages nécessaires à la lutte. Mais peu à peu le champ de bataille se modifie : la plaine se dépossède de sa valeur fantasmagorique et de sa gloriole pour n'être plus qu'une souffrance, un cri poussé en chœur par tous les blessés et mourants de Wagram, avant d'être de nouveau le cadre du glorieux affrontement. Le décor va alors, dans le même mouvement, s'animer et se transformer. La nuit s'achève, le jour point à l'horizon et le doute du spectateur sur la réalité de ce que le Duc perçoit s'accentue, se renforce.

Parmi les nombreuses didascalies qui jalonnent cette scène, celle-ci résume l'ampleur de la tâche qu'a dû surmonter notre metteur en scène :

Dans les ombres blêmissantes qui précèdent l'aube, au grondement d'un orage lointain, sous des nuages bas et noirs qui courent, tout prend une forme effrayante ; des panaches ondulent dans les blés, les talus se hérissent de colbacks fantastiques, un grand coup de vent fait faire aux buissons des gestes inquiétants21.

D'autres indications scéniques soulignent que les décors procèdent de la création poétique :

Des brumes qui s'envolent semblent galoper. On entend un bruit de chevauchée. […] Le soleil va paraître. Les nuages sont pleins de pourpres et d'éclairs. Le ciel a l'air d'une Grande Armée22.

Le lecteur serait certes facilement tenté de croire que Rostand, avec L'Aiglon, réitère, après Musset, l'expérience d'un « théâtre à lire dans un fauteuil ». Cela semble d'ailleurs conforté par la forme employée pour écrire les didascalies des débuts d'acte de Chantecler (intitulés « Le Décor »), le sonnet. Mais si Alfred de Musset a écrit Lorenzaccio, son chef-d'œuvre, pour la lecture, multipliant les personnages et les changements de lieu, multipliant les interactions entre les personnages et les décors, la rendant alors impossible à monter pour la génération romantique, c'est précisément lorsque et parce que la révolution scénique initiée par Antoine se produit et s'impose que l'on va mettre en scène pour la première fois cette pièce, en 1896, un an avant Cyrano, quatre avant L'Aiglon. Et la directrice de théâtre qui va relever ce défi n'est autre que… Sarah Bernhardt !

Cette dernière, lorsqu'elle produira L'Aiglon, devra d'ailleurs réfréner un peu les ardeurs avant-gardistes, du point de vue de la mise en scène, de Rostand. Lors d'une répétition, épisode célèbre rapporté par André Castelot, la reine Sarah se rend compte en récitant l'une de ses répliques qu'il est question de chevaux : Rostand désire en effet qu'elle monte sur un véritable cheval tout en disant son texte ! Il faut bien s'imaginer ce que la présence d'un animal sur les planches, à une époque où l'on commence à peine à utiliser des accessoires, pouvait avoir de révolutionnaire… Rostand, face aux difficultés rencontrées, accordera à Sarah cette entorse à la couleur locale.

La puissance dramaturgique de Musset était en partie bridée par les insuffisances de l'art de la mise en scène, et il ne pouvait se débarrasser de cette contrainte qu'en la détournant. Rostand, lui, dispose de moyens techniques nouveaux, en ose d'autres ; il est également animé d'une réelle ambition scénique. Si Musset veut être lu, Rostand veut être joué et l'est, et demande au théâtre tout ce dont il a besoin pour laisser libre cours à son inspiration.

Joué, il l'est d'ailleurs merveilleusement, et ce cinquième acte de L'Aiglon, si ambitieux, fait dire à Émile Faguet :

Mais tout, de L'Aiglon, dût-il périr, ce que je suis très loin de croire, il resterait l'acte étonnant du champ de bataille de Wagram, vision merveilleuse qui porte jusqu'aux dernières limites les émotions de terreur et de pitié et de grandeur, grand poème épique et tragique à lui tout seul et qui rappelle à l'esprit, quand on songe à comparer, les plus grands noms de la littérature dramatique depuis Eschyle jusqu'à Shakespeare. Le plus bel acte tragique de toute la littérature romantique française est le cinquième acte de L'Aiglon.

Cependant la confusion entre le travail d'écriture et la mise en scène ne s'arrête pas là. Émile Ripert, de son côté, indique que la pièce n'est pas achevée lorsque Rostand part pour l'Autriche :

Edmond Rostand avait écrit déjà cinq actes de son œuvre quand, avant de la terminer, pour se documenter sur place, préciser le décor, trouver enfin l'ambiance et l'émotion qu'exigeait son sixième acte, il se décida, bien qu'il eût horreur des voyages, à partir pour l'Autriche23.

Et c'est en présence des comédiens, en présence des décors et des accessoires, en proie à l'émotion des cinq premiers actes joués devant lui, qu'il écrit le sixième acte.

L'Aiglon est un spectacle, avant d'être un texte.

Chantecler, un lent processus de création (1910)

Pour Rostand, la création passe donc par l'écriture mais aussi, conjointement, par la représentation scénique. La pièce s'écrit et s'incarne en même temps : c'est plus vrai et plus évident encore pour Chantecler, qui a demandé un très long temps de préparation.

L'idée d'un Chanteclair (Rostand, à l'époque, n'est pas encore fixé sur la graphie qu'il adoptera pour le titre) apparaît vraisemblablement au cours de l'année 1902, à la relecture de la pièce Les Oiseaux d'Aristophane, du Roman de Renart, bien sûr – dont Chantecler est un personnage –, mais aussi d'un long poème de Goethe s'inspirant de ce récit médiéval, Reineke Fuchs (« Le Renard »). Rostand a fixé dès cette période ce que sera le Chantecler représenté en 1910, du point de vue des intentions, de la tonalité comme de la distribution. Cependant, la pièce faisant suite au succès de L'Aiglon, qui l'a usé physiquement et moralement, et à celui de Cyrano, Rostand aura toujours plus de mal à se remettre au travail, tant ses doutes sur sa capacité à reproduire de tels chefs-d'œuvre l'envahissent et le paralysent.

En mai 1904, Coquelin pense pouvoir obtenir enfin de son poète le texte de la pièce. Mais en réalité, Chantecler est loin d'être achevé : la progression dramatique n'est pas encore en place, Rostand prévoyant vraisemblablement cinq actes – on sait que la pièce jouée n'en comptera que quatre. Les deux premiers actes sont alors présentés comme terminés, de même que les passages essentiels des deux actes suivants ; cependant, Jean Coquelin, venu aux nouvelles, rapporte une version du début de l'acte premier qui ne correspond pas à la version définitive :

[Rostand] nous lit alors le prologue dans la salle […] et le rideau se lève, toutes les poules en scène, tournant le dos au public, la tête en l'air, cherchant à suivre encore le vol hautain de l'alouette qui vient de s'envoler, fuir au plus haut du ciel… Et pourquoi ? Parce qu'elle ne peut plus demeurer là où l'on tolère le merle…24.

En juin 1905, Rostand déclare lui-même à un journaliste que la pièce est quasiment achevée. Début 1908, même discours. Il faudra pourtant attendre le mois de janvier 1909 pour que commencent enfin les répétitions… Pourquoi de si longues années ont-elles été nécessaires à ce projet ? Cyrano n'avait demandé que quelques mois à son auteur, L'Aiglon une année de travail effectif.

Nous avons déjà donné une indication en évoquant les crises de neurasthénie de Rostand. Mais cette explication, loin d'être négligeable, ne saurait être l'unique ni la plus déterminante, contrairement à ce qu'avancent les biographes de Rostand. L'élaboration de la pièce s'est également faite parallèlement à une autre création, entre 1903 et 1906, bien différente mais tout aussi captivante pour notre poète : celle de la superbe villa Arnaga, à Cambo-les-Bains, près de Biarritz, où Rostand a trouvé les conditions atmosphériques idéales pour sa santé. Il y laisse libre cours à son art de la mise en scène et de la scénographie, architectes, décorateurs et jardiniers suivant les indications du maître. Arnaga représente ainsi l'expression concrète de la dimension scénique de l'œuvre de Rostand. Celui-ci, à la même époque, a en outre travaillé à une seconde version de La Princesse lointaine comme à de nombreux poèmes de circonstances.

Mais si Chantecler a demandé du temps, c'est surtout parce que Rostand a placé très haut ses exigences.

Chantecler : travaux préparatoires

Rostand écrit les répliques des personnages au même rythme qu'il en conçoit les décors et les costumes. Les quelques brouillons de Chantecler qui nous sont parvenus – malheureusement, Rostand avait la mauvaise habitude de ne pas garder ses manuscrits –mêlent sur les mêmes pages répliques et croquis des décors et des costumes. Les comédiens chers à Rostand, Coquelin en tête – le premier Cyrano et celui qui aurait dû, s'il n'était pas mort trop tôt, être le premier Chantecler –, viennent plusieurs fois chez lui, dans la demeure Arnaga, et prennent connaissance des textes au fur et à mesure que Rostand les écrit et les récite devant eux.

Rostand a en outre rassemblé, en travail préparatoire à Chantecler, une documentation aussi volumineuse qu'impressionnante. Son fils Jean Rostand, le célèbre biologiste et moraliste, rapporte ainsi que sa bibliothèque comprenait de nombreux ouvrages scientifiques, qui faisaient alors référence dans leur domaine. Il s'agissait entre autres des Animaux domestiques de Goos de Voogt, de L'Ornithologie de Ménégaut, du Monde des oiseaux de Toussenel, qui est nommé dans la pièce, de L'Origine des espèces de Darwin ou encore de L'Atlas des oiseaux d'Hamonville.

Et comme si cela ne suffisait pas, Rostand fait venir des animaux empaillés et crée également à Arnaga un poulailler, toujours visible, où il rassemble, outre les poules, pintades et paons nécessaires, toutes les espèces de coq présentes au troisième acte. Son but, comme nous l'apprend son fils Jean, est « de voir vivre en chair et en os les personnages de Chantecler25 ». On pourrait voir dans ce dernier souci une nouvelle lubie du poète, simplement anecdotique ; nous préférons y reconnaître au contraire la cohérence de sa démarche artistique. L'observation en direct et l'analyse de visu du comportement des oiseaux va permettre, notamment, la création de costumes réalistes. En effet, dès le début de ses recherches, dès l'émergence de l'idée première de la pièce, il ne fait pas de doute pour Rostand que les costumes des personnages devront non seulement être les plus proches visuellement des animaux qu'ils imiteront, mais aussi permettre des déplacements et des attitudes les plus proches possible de la réalité.

Les costumes réalisés par Edel répondent à cette attente. L'introduction intitulée « Comment Chantecler a été monté », par Serge Basset, au numéro spécial de L'Illustration déjà cité, nous fait directement entrer dans ce processus de création. Nous sommes alors en 1908. La pièce n'est pas achevée :

Edel resta cinq jours à Cambo (Arnaga) : chaque après-midi, le poète lisait un acte à son invité attentif et émerveillé. Après la lecture, il expliquait ses idées en matière de mise en scène, s'aidant de croquis rapidement crayonnés […]. Edel écoutait et prenait des notes…26.

Une fois le projet d'Edel accepté par Rostand, le costumier passe à la réalisation :

Une difficulté se présentait, tout de suite : la tête et les bras. Allait-on laisser leur visage aux artistes – ou les coiffer d'une véritable tête de coq ? Et les bras ? Fallait-il les laisser libres, ou les dissimuler sous les ailes ?… Un comédien jouant sans gestes, était-ce possible ? Coquelin se refusa longtemps à l'admettre.

Rostand utilise alors tout son pouvoir de persuasion pour convaincre le grand comédien d'accepter ce sacrifice. Lucien Guitry, qui remplacera au pied levé Coquelin, décédé, sera également gêné par ce costume et ne cachera pas ses réticences vis-à-vis de la mise en scène. Jacques Lorcey rapporte en anecdote une conversation entre Guitry et son fils, Sacha :

Guitry avait dit spécialement pour lui l'Hymne au soleil d'une manière admirable, insurpassable. Mais comme Sacha lui en faisait compliment et rendait hommage au texte, Lucien aurait ronchonné : – Oui… Oui… c'est très beau… mais… il fallait se foutre en coq27 !!!

On peut comprendre aisément et excuser l'exaspération du comédien qui ne pouvait se rendre compte, comme la plupart des critiques et des spectateurs, des apports, des perspectives et du renouvellement qu'une telle mise en scène et qu'un tel costume insufflaient à son jeu. D'autant plus que les bras n'allaient pas être la seule difficulté… Serge Basset évoque également en détail la tête du coq :

La tête du coq à elle seule a demandé des mois de réflexion et de travail. Elle posait une question de première importance. Un cartonnage savamment agencé cacherait-il complètement les traits de l'acteur, réduit à voir par un grillage de fils de fer dissimulé, entre les bajoues, sous le bec ? Ou la tête se composerait-elle seulement du camail, de la crête, de la tête jusqu'au bec sans gorge, de façon à laisser à découvert les traits de l'artiste. M. Edmond Rostand penchait d'abord vers le premier projet. Mais dissimuler le visage de l'interprète, n'était-ce point perdre le bénéfice de ses jeux de physionomie ? […] Se souvenant que le théâtre repose tout entier sur la convention, M. Edmond Rostand finit par transiger avec la réalité28.

Le même soin fut apporté aux décors réalisés à partir des croquis effectués par Rostand – ces décors revêtent une importance capitale pour l'authenticité de la couleur locale de la pièce et pour l'amplification de sa dimension poétique et dramatique. Le thème choisi par l'auteur, tout d'abord, n'est pas exempt de contraintes scéniques, notamment en rapport à la taille des personnages. Tout doit impérativement être créé à l'échelle du coq, les toiles peintes de fond de scène comme les différents objets présents, plus nombreux qu'à l'ordinaire, ce que résume parfaitement la convention théâtrale proposée par le Directeur du prologue :

Entre la scène et vous nous avons fait descendre

L'invisible rideau d'un verre grossissant.

Résultat qui nous est décrit en ces termes par Serge Basset, à propos du troisième acte :

Sur la droite est placée la fameuse chaise de trois mètres de hauteur, à demi cachée sous des frondaisons de quatre mètres par des fleurs dont chacune a trente-cinq centimètres de diamètre. Sur le sol, d'énormes citrouilles arrondissent leur panse […], un énorme arrosoir oublié dans un coin a deux mètres cinquante de longueur…

La réalisation des décors obéit également à une seconde contrainte qui inscrit la pièce dans la lignée du cinquième acte de L'Aiglon : il faut que les objets apportent une autre dimension au décor peint pour le rendre plus vivant, mais aussi pour permettre à la poésie du texte de s'exprimer pleinement. Les décors et les objets ont donc été conçus dans une double optique : esthétique pour la poésie et la féerie du regard, et utilitaire pour les besoins du drame. Serge Basset cite, toujours à propos du troisième acte, une lettre de Rostand à Coquelin où notre auteur précise par exemple les nécessaires interactions entre les personnages et les objets, et cette double dimension des décors :

Au moment de la bataille, on grimpera sur tout, j'aurai des spectateurs sur le banc, d'autres dessous (en baignoire). J'en aurai un ou deux sur l'arrosoir qui, par-derrière, doit avoir quelques marches. J'en aurai d'autres sur la chaise à demi visible : on verra leur tête. D'autres sur la chaise du milieu de l'allée et sur les pots. D'autres sur les deux gros potirons qui devront aussi avoir des marches par-derrière. Ainsi grâce à ces accessoires, certains spectateurs dépasseront la foule en cercle, et nous aurons un effet de gradin. On fera tableau.

Comme nous le voyons, la technique théâtrale de Rostand est particulièrement ambitieuse et innovante. Jamais jusqu'alors on n'avait osé monter une pièce qui eût autant besoin de ses décors et de ses costumes pour exister. Réduire l'œuvre à un plat poème dramatique, c'est donc incontestablement l'amputer de sa dimension principale : Chantecler a besoin de l'incarnation des personnages parce que le texte, les décors et les costumes se complètent, s'interrogent et interagissent pour créer un véritable monde.

Une œuvre d'inspiration chrétienne

Tout est prêt, tout a été fait, donc, le soir de la générale, pour que Chantecler soit un triomphe. Malheureusement pour Rostand, comme nous l'avons vu, une convention tacite entourait l'œuvre, qui devait être du Rostand – et pas n'importe lequel : le Rostand de Cyrano et de L'Aiglon.

Or Chantecler a été victime de cette attente. Une méprise supplémentaire entoure le théâtre rostandien ; tout un pan de l'idéologie de Rostand, toute une dimension de sa vision du monde ont été complètement occultés, à l'époque et encore récemment : la pensée de Rostand est en effet profondément chrétienne. La méprise provient de la méconnaissance d'une pièce capitale dans l'œuvre du poète, un Évangile en trois tableaux et en vers tiré de Jean, joué pour la première fois par Sarah Bernhardt, la même année que Cyrano de Bergerac : La Samaritaine.

Cette pièce, beaucoup moins héroïque que Cyrano par son sujet, est la clé de l'œuvre rostandienne. Construite comme un véritable Évangile, elle met en scène un Jésus apparaissant d'abord comme profondément humain, mais qui garde toute sa divinité par ses allusions répétées au sacrifice de la Croix et à sa résurrection – un Jésus qui, par sa volonté, par ses efforts, par son enthousiasme, accède à une divinité toute humaine. Nous avons montré ailleurs ce que Cyrano ou le Duc de Reichstadt, l'Aiglon, doivent au Christ de La Samaritaine : êtres de chair, mais aussi d'esprit, ils tendent toujours davantage vers une perfection, certes différente, mais qui leur permet d'effleurer la sainteté29. De l'effleurer seulement, parce que ces êtres ont toujours un handicap profondément humain : pour Cyrano, l'orgueil ; pour le Duc, les erreurs de son père. La filiation entre Cyrano et le Christ, par exemple, peut aisément être démontrée. Cyrano, en effet, est entièrement construit d'après le personnage mythique d'Hercule, et condense les différentes représentations dont celui-ci a été l'objet. Aux XVIe et XVIIe siècles, Hercule était représenté comme un homme d'une laideur repoussante. Sa force, symbolisée par des chaînes qui emprisonnaient les hommes et qui étaient rattachées à sa langue, était son éloquence. Hercule, en outre, est non seulement le symbole de l'amitié mais aussi l'une des images de Jésus-Christ – nous pensons ici notamment à l'Hercule chrétien de Ronsard. Or notre Cyrano, grand défenseur de la veuve et de l'orphelin, meurt dans un couvent après s'être confessé devant Roxane et devant Dieu, après avoir fait le bilan de son existence et reconnu ses fautes…

Dans Chantecler, le travail du chercheur est facilité. Alors que dans les œuvres précédentes Rostand développait son idéal de foi et d'amour à travers un savant jeu d'allusions et de références culturelles, ici les choses apparaissent si clairement que l'on ne comprend pas comment on a pu ne pas les voir. Il faut dire aussi que biographes et critiques partaient du principe que La Samaritaine n'était qu'une œuvre de circonstance, que Rostand ne croyait pas en Dieu, tout simplement parce qu'il n'allait pas à la messe, mais aussi, et l'argument est plus important, parce que Anna de Noailles, l'une des dernières femmes qui traversèrent sa vie, et l'abbé Mugnier, qui lui administra les derniers sacrements, nous apprirent qu'il n'était pas croyant et qu'il n'aimait pas les prêtres. Certes… Ces deux faits pourraient être suffisants pour dénier à l'œuvre de Rostand toute dimension religieuse, d'autant que Rostand n'a jamais dit qu'il était croyant. Mais il n'a jamais dit non plus le contraire…

Il existe d'autres manières de croire. Rostand, l'homme, loin d'être athée, était avant tout en proie au doute, ce doute du tournant du siècle et de la mort de Dieu, et il avait l'orgueil de n'en rien laisser paraître aux yeux de ses contemporains. Laissons donc parler l'œuvre à sa place. Elle est le lieu de toutes ses interrogations existentielles, l'univers où se développe un idéal qu'il ne parvient pas à réaliser dans sa vie. Les termes « foi » et « enthousiasme » résument à eux seuls la plupart des héros rostandiens. Si les biographes, souvent trop peu soucieux de l'œuvre, ont déclaré que Rostand n'était pas croyant, c'est peut-être aussi parce que, de la même manière qu'il n'a pas cherché à fonder d'école littéraire, il n'a jamais voulu utiliser son immense notoriété pour imposer ses idées, en dehors de son œuvre – cadre privilégié du développement de sa vision du monde –, et n'a jamais été ni activiste ni militant.

Ce qui est vrai de son rapport à la religion l'est aussi de son rapport à la politique, tant l'une et l'autre sont alors indissociables : Rostand n'est pas un auteur politiquement engagé comme le sont Zola et Péguy par exemple, impliqués dans la vie du pays. En 1905, la loi de séparation de l'Église et de l'État divise la France, comme, quelques années plus tôt, l'Affaire Dreyfus, qui prend de l'ampleur dans les journaux et l'opinion en 1898, au moment où le succès de Cyrano propulse Rostand sur le devant de la scène. Rostand n'est pas à Paris en 1905, mais à Cambo-les-Bains où il veille à la construction d'Arnaga, et évite ainsi d'avoir à prendre parti. Il était présent dans la capitale en 1898, et il a été dreyfusard – au grand dam des nationalistes qui auraient voulu faire de lui leur grand poète : mais plus qu'une question politique, il s'agissait alors surtout pour lui de défendre un homme victime d'une injustice.

Rostand n'utilise en effet sa notoriété que pour des causes humainement justes : il prend par exemple la défense de la Grèce martyrisée par la Turquie, en 1897, « pour empêcher […] qu'on égorge le dernier chrétien30 ! » ; il participe également aux diverses manifestations de soutien aux comédiens désargentés ; il invite les élèves de son ancien collège à « crier éperdument, lorsque c'est mal : C'est mal31 ! »… Rostand est un poète engagé, dans la mesure où rien de ce qui est humain ne lui est indifférent, mais il ne conçoit pas son engagement comme un engagement nécessairement militant : il a choisi la poésie et non le droit ; il veut écrire des poèmes, et non des discours.

Quelques années plus tard, en 1912, il fait partie du comité de patronage d'une revue intitulée La Chanson française, dont la devise est un vers de Chantecler, « Chanter, c'est ma façon de me battre et de croire » ; la couverture de chaque numéro représente le coq chantant son Hymne au soleil. Le manifeste-programme de cette revue, écrit par André Chanal et Henri Gaillard – manifeste que soutient donc Rostand et qui résume profondément sa pensée –, précise :

La Chanson française, respectueuse de toutes les opinions politiques sincères qui ne portent pas atteinte à la prospérité de notre pays, ni à l'intégrité de son patrimoine moral et intellectuel, sera traditionaliste. Elle exaltera toutes les saines et solides traditions qui relient le présent au passé et qui sont la base des nations fortes. Elle mettra toute son ardeur et tout son entrain au service du patriotisme et de la religion qui ont fait la grandeur de la France32.

Chantecler, le prêtre du soleil

Chantecler se présente lui-même, dès le début de la pièce, comme un « Camerlingue » (acte I, scène 3). Le camerlingue est le cardinal qui assure l'intérim entre deux papes ; il s'occupe de la dimension terrestre du pontificat et de son fonctionnement. Cette présentation fait d'ailleurs suite au premier morceau de bravoure de la pièce, l'Hymne au soleil de Chantecler. On y lit ces vers qui font de Chantecler un prêtre du soleil :

Je te chante, et tu peux m'accepter pour ton prêtre.

[…]

Gloire à toi sur les prés ! Gloire à toi dans les vignes !

Sois béni parmi l'herbe et contre les portails !

Chantecler, expliquant à la Faisane qui il est et ce que représente son chant, ne peut qu'utiliser le terme « foi » :

Je suis si convaincu que j'accomplis un acte ;

J'ai tellement la foi que mon cocorico

Fera crouler la Nuit comme une Jéricho…

Lorsqu'il est trahi par la Faisane, c'est la foi qu'il perd, pas la vie :

Ils le croient maintenant que je ne le crois plus !

Revenons sur cette trahison : elle contient en germe l'idéal rostandien. Chantecler, flatté par les crapauds sur la valeur de son chant, comprend vite qu'il a été trompé par les batraciens lorsqu'il entend le rossignol chanter. Chantecler n'est pas le seul à l'entendre : tous les animaux de la forêt s'approchent de son arbre pour l'écouter et chacun y trouve ce qui est le meilleur pour lui, ce qui le transcende. Par exemple, écouter le chant du Rossignol parle des larmes à la Biche, parle de la lune au loup, de l'étoile au vers luisant… Chantecler résume alors la communion qui s'opère autour du Rossignol en utilisant l'image clé de La Samaritaine, celle de l'eau-vive accordée par le Christ :

Ah ! quelle est cette source…

… où chacun trouve l'eau qu'il a besoin de boire ?

Souvenons-nous un instant de La Samaritaine : Jésus, près du puits de Jacob, demande de l'eau à une pécheresse, une prostituée du nom de Photine. Il définit ainsi ce qu'est l'eau-vive :

              Quiconque

Boira l'eau de ce puits aura soif de nouveau ;

Mais il n'aura plus soif, celui qui boira l'eau

Que je lui donnerai ; car en lui naîtra d'elle

Le bondissement frais d'une eau perpétuelle,

De sorte qu'il sera sans fin désaltéré

Celui qui boira l'eau que je lui donnerai33.

Photine, transformée, reconnaît alors que Jésus est ce messie que tous attendent :

« Celui qui boira l'eau que je lui donnerai

N'aura plus soif !… » Seigneur, je n'ai plus soif, c'est vrai.

Pour la première fois j'ai bu, pour la première !

Oh ! je voudrais pleurer sur tes mains de lumière…

Comme il est bon ! Il me les tend. Tu me les tends !…

J'avais si soif, si soif, et depuis si longtemps !

C'est ce vers quoi, sans fin, je reprenais mes courses,

L'eau vive, – et j'en connais toutes les fausses sources34 !

Le Rossignol est donc une figure christique. Il l'est d'autant plus qu'un chasseur, de peur de rentrer bredouille, l'assassine. C'est la douleur de Chantecler face à cette mort qui va lui faire oublier son chant et qui va faire lever le soleil sans lui.

Or, c'est précisément au moment où l'on pense, avec la Faisane, que Chantecler a définitivement perdu sa foi, qu'il évoque saint Pierre par l'allusion évangélique de son reniement et qu'il la retrouve :

LA FAISANE, interdite.

Pourquoi chantes-tu donc !

CHANTECLER

Pourquoi chantes-tu donc !Pour m'avertir moi-même,

Puisque j'ai par trois fois renié ce que j'aime !

Sa foi rétablie, Chantecler voit un nouveau rossignol apparaître et chanter dans la forêt, comme les Apôtres virent Jésus sorti de son tombeau et revenu à la vie :

LA FAISANE, regardant avec effroi dans le feuillage, puis dans la petite tombe qui se creuse.

Un autre chante quand celui-ci disparaît ?

LA VOIX

Il faut un rossignol, toujours, dans la forêt !

CHANTECLER, avec exaltation.

Et, dans l'âme, une foi si bien habituée

Qu'elle y revienne encore après qu'on l'a tuée !

Comme nous le voyons, la dimension religieuse est bien la clé de la pièce. Négliger cet aspect revient essentiellement à négliger l'objectif principal de Rostand. D'où l'idée, nous y revenons, avancée par les critiques d'alors et de maintenant, que la pièce est mal construite, qu'elle ne progresse plus à partir du troisième acte. Pour ces critiques, Chantecler choisit l'illusion. C'est ce que résume Lorcey :

Il échappera pourtant à cette Dalila, au prix d'un certain bonheur, sans doute, mais pour retrouver l'illusion bienfaisante et régénératrice35.

Il n'est jamais question ici de la foi. Il nous faut encore donner la parole à Chantecler pour souligner définitivement l'erreur de compréhension qui entoure la pièce. Chantecler, rassuré et confirmé dans sa foi, précise encore ce qu'est son rôle, sa foi :

C'est que je suis le Coq d'un soleil plus lointain !

Mes cris font à la Nuit qu'ils percent sous ses voiles

Ces blessures de jour qu'on prend pour des étoiles !

Moi, je ne verrai pas luire sur les clochers

Le ciel définitif fait d'astres rapprochés ;

Mais si je chante, exact, sonore, et si, sonore,

Exact, bien après moi, pendant longtemps encore,

Chaque ferme a son Coq qui chante dans sa cour,

Je crois qu'il n'y aura plus de nuit !

LA FAISANE

Je crois qu'il n'y aura plus de nuit !Quand ?

CHANTECLER

Je crois qu'il n'y aura plus de nuit !Quand ?Un Jour !

Et ce dernier mot est écrit avec une majuscule.

Comme les habitants de Sichem dans La Samaritaine, Chantecler est placé dans l'attente du retour du Christ, de la victoire du bien sur le mal, de la Lumière sur la Nuit. La mort et la renaissance du Rossignol sont une passion qui renforcent sa foi, une foi devenue meilleure que celle qu'il pouvait connaître dans sa basse-cour au début de l'histoire. Les habitants de la forêt, d'ailleurs, commencent leur journée par une prière collective…

Du point de vue de la progression dramatique, le personnage de Chantecler a évolué au cours de la pièce. Comme Cyrano et comme l'Aiglon, il s'est approché de la sainteté, abandonnant un peu de cet orgueil, de cette vanité d'artiste qui lui laissait croire qu'il faisait lever le soleil, qu'il avait un rôle plus important que d'être un coq, simple gardien des poules. Le quatrième acte, à cet égard, est déterminant. Mais le discours rostandien, dans Chantecler, s'est légèrement infléchi : Cyrano et l'Aiglon n'étaient pas à leur place, ce qui était leur faiblesse. Chantecler lui, est à la sienne.

Une leçon d'âme et de vie

Le message chrétien se double dans la pièce d'une véritable leçon d'âme et de vie. Cyrano et l'Aiglon étaient des personnages historiques au destin extraordinaire. Chantecler est un petit coq d'une petite basse-cour. Il est fait pour son métier. Il doit tout à son métier. Chanter est l'acte qui va avec sa foi, aussi bien l'ancienne que la nouvelle. Mais ce n'est pas le soleil qu'il doit faire lever. Son acte, son métier, c'est d'être celui qu'il doit être, aussi longtemps que le royaume des cieux, ce jour J évoqué plus haut, ne sera pas une réalité. Mais en même temps, ce royaume des cieux se réalise en chacun quand chacun se donne tout entier pour son métier, sa fonction sur terre.

Chantecler est ainsi la condamnation de tout comportement qui vise à être autre chose que ce pourquoi l'on a été fait et, dans le même mouvement, une invitation adressée à chacun de trouver sa place. La Faisane incarne parfaitement cette dimension de la pièce. Faisane portant la robe du faisan, faisane qui par orgueil se pare du plumage de son mâle, faisane qui veut passer avant l'Aurore : ce personnage, comme la plupart des personnages rostandiens, tend vers une perfection. Et ici, la perfection n'est pas difficile à atteindre : elle consiste à accepter son rôle, son métier. La Faisane, après avoir trahi Chantecler, va se sacrifier pour le sauver d'un chasseur qui menace de lui tirer dessus. Son sacrifice, c'est son métier, qui est d'être chassée.

La Faisane, d'ailleurs, prise dans les filets du chasseur, adresse une prière poignante à l'Aurore :

Qu'il vive ! Et je vivrai dans la cour, près du soc !

Et j'admettrai, Soleil ! abdiquant pour ce Coq

Tout ce dont mon orgueil le tourmente et l'encombre,

Que tu marquas ma place en dessinant son ombre !

[…]

Lumière à qui j'osai le disputer, pardon !

Éblouis l'œil cruel qui cherche le guidon !

Et que ce soit, Rayons du matin, la victoire

De votre poudre d'or…

Une détonation. Elle pousse un cri bref.

De votre poudre d'or…Ah !

Puis achève d'une voix éteinte :

De votre poudre d'or…Ah !… sur leur poudre noire !

On comprend mieux à présent pourquoi Rostand a voulu que ses personnages ressemblent tant à des animaux, à des oiseaux. Certes ils ont souvent des préoccupations humaines, mais les oiseaux incarnent un ordre du monde placé dans une continuité où chaque être est à sa place, un ordre du monde profondément chrétien, qui prépare l'avènement du royaume des cieux.

Il fallait donc impérativement à Rostand créer un monde par sa mise en scène pour renforcer ce message. Peut-être a-t-il échoué en cette année 1910, demandant trop au théâtre de son époque. Mais nous, qui avons eu la chance d'assister à des représentations plus contemporaines – nous pensons à celle de Jérôme Savary ou à celle de Jean-Paul Lucet –, nous savons que Chantecler est un formidable spectacle. Il faut lire et relire la pièce pour la redécouvrir, dans ses résonances avec les autres chefs-d'œuvre rostandiens. Mais il faut également, et surtout, la jouer et l'écouter, la voir pour qu'elle existe entièrement.

Philippe BULINGE.