Scène VI

CHANTECLER. LE MERLE. PATOU. LA FAISANE. LE CHAT, toujours endormi sur le mur, LA VIEILLE POULE dans son panier.

CHANTECLER, après un instant, au Merle, qui, de sa cage où il est remonté, voit par-dessus le mur.

Hon !…Il est loin ?

LE MERLE

Hon !…Il est loin ?Très loin !

CHANTECLER, allant vers la niche de Patou.

Hon !…Il est loin ?Très loin !Sortez, Madame !

LA FAISANE, apparaissant sur le seuil de la niche.

Hon !…Il est loin ?Très loin !Sortez, Madame !Eh bien !

Révoltée, affranchie, oui… comme a dit ce chien !

Mais de très grande race, et fière autant que franche,

Et faisane des bois !

Elle sort, d'un bond.

LE MERLE

Et faisane des bois !Fichtre ! elle a de la branche !

LA FAISANE, qui va et vient, avec une fébrilité sauvage.

J'habite la forêt où braconne…

CHANTECLER

J'habite la forêt où braconne…Ce fou

Qui voulait enchâsser du plomb dans un bijou !

LA FAISANE

Sous le feuillage épais que le soleil transperce,

Je vis ! Mais c'est d'ailleurs que je viens. D'où ? De Perse ?

De Chine ? On ne sait pas ! Mais on peut être sûr

Que j'étais faite pour chatoyer dans l'azur

Parmi les thuyas verts gonflés de sandaraque50,

Et non pour fuir sous des ronciers, devant un braque !

Suis-je l'ancien Phénix51 ou la poule Kin-Ky52 ?

D'où fus-je rapportée ? et comment ? et par qui ?

La Fable tergiverse et m'offre un choix splendide.

C'est pourquoi je choisis d'être née en Colchide53

D'où j'ai dû revenir sur le poing de Jason !

Je suis en or. C'est moi, peut-être, la Toison !

PATOU

Qui, vous ?

LA FAISANE

Qui, vous ?Moi, le Faisan !

PATOU, rectifiant doucement.

Qui, vous ?Moi, le Faisan !La Faisane.

LA FAISANE

Qui, vous ?Moi, le Faisan !La Faisane.Ma race !

Car je la représente, ayant pris la cuirasse

De pourpre. Oui, ce destin que longtemps je subis

D'être une feuille morte à côté d'un rubis

M'ayant un jour semblé décidément trop pâle,

J'ai volé son plumage éblouissant au mâle.

Et j'ai bien fait, car je le porte mieux que lui !

La palatine54 d'or sur moi se gonfle et luit ;

J'ai donné plus de grâce à la verte épaulette,

Et d'un simple uniforme ai fait une toilette !

CHANTECLER

Mais c'est qu'elle est étourdissante !

PATOU, à part.

Mais c'est qu'elle est étourdissante !Sapristi !

Il ne va pourtant pas aimer un travesti !

LE MERLE, qui est redescendu en sautillant.

Il faut absolument prévenir la Pintade

Qu'il passe un oiseau d'or ! Elle en sera malade !

Elle va l'inviter !

À Chantecler.

Elle va l'inviter !Je m'en vais faire un tour.

Il sort.

CHANTECLER, se rapprochant de la Faisane.

Vous venez d'Orient, alors, comme le Jour ?

LA FAISANE

Ma vie a le désordre amusant d'un poème.

Si je vins d'Orient, ce fut par la Bohême !

PATOU, à part, navré.

Bohémienne !

LA FAISANE, à Chantecler, en faisant jouer les couleurs de son col.

Bohémienne !Avez-vous remarqué ces deux tons ?

Il n'y a que l'Aurore et moi qui les portons !

Princesse des sous-bois et Reine des clairières,

J'ai le jaune chignon qu'ont les aventurières.

Nostalgique, j'ai pris pour palais palpitants

Les iris desséchés qui bordent les étangs.

J'adore la forêt, et lorsque, septembrale,

Elle sent le bois mort…

PATOU, consterné.

Elle sent le bois mort…C'est une cérébrale !

LA FAISANE

… Folle comme une branche un jour de siroco,

Je m'agite, je vibre et je m'énerve…

CHANTECLER, qui depuis un instant commence à laisser traîner son aile, se met à tourner (comme faisait tout à l'heure le Merle en l'imitant) et fait son bruit de gorge, très doux.

Je m'agite, je vibre et je m'énerve…Cô…

La Faisane le regarde. Il se croit encouragé et reprend plus fort, en tournant.

Cô…

LA FAISANE

Cô…Monsieur j'aime mieux vous dire tout de suite

Que si c'est pour moi…

CHANTECLER, s'arrêtant.

Que si c'est pour moi…Quoi ?

LA FAISANE

Que si c'est pour moi…Quoi ?L'œil, la courbe décrite,

L'aile qui pend, le « Cô… »

CHANTECLER

L'aile qui pend, le « Cô… »Mais je…

LA FAISANE

L'aile qui pend, le « Cô… »Mais je…C'est très bien fait :

Seulement, ça ne me fait pas le moindre effet.

CHANTECLER, un peu démonté.

Madame…

LA FAISANE

Madame…Oh ! je comprends. On est le Coq illustre,

Il n'est pas une poule au monde qui ne lustre

Ses plumes dans l'espoir – certes, des plus touchants,

De pouvoir vous distraire, un jour, entre deux chants !

On est si sûr de soi que jamais on n'hésite,

Même quand la personne est chez vous en visite

Et n'est pas tout à fait la poule en jupon court

À laquelle on peut faire un doigt… de basse-cour.

CHANTECLER

Mais…

LA FAISANE

Mais…Je ne m'éprends pas avec autant de hâte !

Puis, pour moi, comme coq, vous êtes trop… en pâte.

CHANTECLER

En pâte ?

LA FAISANE

En pâte ?Trop gâté. Le seul coq de mon goût

Serait un coq sans gloire à qui je serais tout.

CHANTECLER

Mais…

LA FAISANE

Mais…Aimer un grand Coq, – je ne suis pas si femme !

CHANTECLER, après un petit temps.

Mais… nous pouvons au moins nous promener, Madame !

LA FAISANE

Oui, comme deux amis.

CHANTECLER

Oui, comme deux amis.Deux amis.

LA FAISANE

Oui, comme deux amis.Deux amis.Deux poulets.

CHANTECLER

Très vieux.

LA FAISANE, vivement.

Très vieux.Oh ! non, pas vieux !… Très laids !

CHANTECLER, encore plus vivement.

Très vieux.Oh ! non, pas vieux !… Très laids !Oh ! non, pas laids !

Se rapprochant d'elle.

Voulez-vous visiter la cour ?… Prenez mon aile.

LA FAISANE

Voyons !

CHANTECLER, s'arrêtant devant l'abreuvoir.

Voyons !Ça, c'est affreux. C'est l'abreuvoir modèle,

L'abreuvoir siphoïde55 en fer galvanisé.

Mais tout le reste est beau, noble, charmant, usé

Le toit du poulailler, la porte de l'étable…

LE MERLE, rentrant, à part.

La Pintade est dans un état épouvantable !

LA FAISANE, à Chantecler, en regardant autour d'elle.

Vous vivez là tranquille et sans rien craindre ?

CHANTECLER

Vous vivez là tranquille et sans rien craindre ?Rien.

Car le propriétaire est un végétarien.

C'est un homme étonnant. Il adore les bêtes.

Il leur donne des noms qu'il prend dans les poètes :

Ça, c'est l'âne, Midas56 ; ça, la génisse, Io57.

LE MERLE, les suivant des yeux.

C'est ce que nous nommons le tour du proprio.

LA FAISANE, montrant le Merle.

Et ça ?

CHANTECLER

Et ça ?L'oiseau d'esprit.

LA FAISANE

Et ça ?L'oiseau d'esprit.Que fait-il ?

CHANTECLER

Et ça ?L'oiseau d'esprit.Que fait-il ?Il s'occupe.

LA FAISANE

À quoi donc ?

CHANTECLER

À quoi donc ?À ne pas avoir l'air d'être dupe.

C'est un très gros travail.

LA FAISANE

C'est un très gros travail.Peut-être, mais bien laid.

Ils remontent.

LE MERLE jetant un coup d'œil sur le plastron écarlate de la Faisane.

Eh ! va donc, romantique !… Elle l'a, le gilet58 !

CHANTECLER, continuant le tour des choses.

La meule. Le vieux mur. Le mur, lorsque je chante,

En bave des lézards ; la meule est plus penchante.

Je chante à cette place où j'ai gratté le sol,

Et, lorsque j'ai chanté, je bois dans ce vieux bol.

LA FAISANE, souriant.

Mais votre chant a donc une importance ?

CHANTECLER, grave.

Mais votre chant a donc une importance ?Grande.

LA FAISANE

Pourquoi ?

CHANTECLER

Pourquoi ?C'est mon secret.

LA FAISANE

Pourquoi ?C'est mon secret.Si je vous le demande ?

CHANTECLER, détournant la conversation et montrant un tas de branches liées dans un coin.

Mes amis les fagots !

LA FAISANE

Mes amis les fagots !Volés dans ma forêt !

– C'est donc vrai, ce qu'on dit ? Vous avez un secret ?

CHANTECLER, sec.

Oui, Madame.

LA FAISANE

Oui, Madame.Je sens que l'insistance est vaine.

CHANTECLER, grimpant sur le mur du fond.

Et, d'ici, vous verrez le reste du domaine

Jusques au potager où l'on traîne le soir

Un serpent qui finit en pomme d'arrosoir.

LA FAISANE

Comment ! c'est tout ?

CHANTECLER

Comment ! c'est tout ?C'est tout.

LA FAISANE

Comment ! c'est tout ?C'est tout.Alors, tu t'imagines

Que le monde a pour borne un carré d'aubergines ?

CHANTECLER

Non.

LA FAISANE

Non.Tu ne rêves pas des horizons plus grands

Quand passe un vol triangulaire d'émigrants ?

CHANTECLER

Non.

LA FAISANE

Non.Mais tous ces objets sont pauvres et moroses !

CHANTECLER

Moi, je n'en reviens pas du luxe de ces choses !

LA FAISANE

Tout est toujours pareil, pourtant !

CHANTECLER

Tout est toujours pareil, pourtant !Rien n'est pareil,

Jamais, sous le soleil, à cause du soleil !

Car Elle change tout !

LA FAISANE

Car Elle change tout !Elle !… Qui ?

CHANTECLER

Car Elle change tout !Elle !… Qui ?La Lumière !

Mais ce géranium planté par la fermière

N'a pas deux fois le même rouge ! Et ce sabot.

Ce vieux sabot crachant de la paille, est-ce beau !

Et le peigne de bois pendu parmi les blouses

Qui garde entre ses dents les cheveux des pelouses !

La vieille fourche en pénitence dans un coin,

Mais qui, dormant debout, fait des rêves de foin !

Les quilles au corset sanglé, ces belles filles

Dont Patou, mal reçu, dérange les quadrilles !

L'énorme boule en bois, vermoulue à demi,

Sur laquelle toujours voyage une fourmi

Qui fait, avec l'orgueil des parcoureurs de mondes,

Son petit tour de boule en quatre-vingts secondes !

Aucun de ces objets n'est pareil deux instants !

Et quant à moi, Madame, il y a bien longtemps

Qu'un râteau dans un coin, une fleur dans un vase

M'ont fait tomber dans une inguérissable extase,

Et que j'ai contracté devant un liseron

Cet émerveillement dont mon œil reste rond !

LA FAISANE, songeuse.

On sent que vous avez une âme !… Mais une âme

Se forme donc loin de la vie et de son drame,

Derrière un mur de ferme où sommeille un matou !

CHANTECLER

Quand on sait regarder et souffrir, on sait tout.

Dans une mort d'insecte on voit tous les désastres.

Un rond d'azur suffit pour voir passer les astres…

LA VIEILLE POULE, apparaissant.

Ce qui connaît le mieux le ciel, c'est l'eau du puits !

CHANTECLER, la présentant à la Faisane avant que le couvercle retombe.

Ma nourrice.

LA FAISANE

Ma nourrice.Ah ! vraiment ?

LA VIEILLE POULE, clignant un œil malin.

Ma nourrice.Ah ! vraiment ?C'est un beau coq !

LA FAISANE, allant vers la Vieille Poule.

Ma nourrice.Ah ! vraiment ?C'est un beau coq !Et puis,

C'est un coq pour lequel il existe… autre chose !

CHANTECLER, allant vers Patou.

Mon cher, c'est une poule avec laquelle on cause !

On entend des cris perçants au-dehors, et un jacassement qui se rapproche.