Scène VI
LES MÊMES, moins LE PILE BLANC.
LA FOULE, après avoir reconduit le Pile, revenant en tumulte vers Chantecler, qu'elle acclame.
Hourrah !
CHANTECLER, avec un haut-le-corps, et d'une voix terrible.
Hourrah !Arrière tous ! J'ai vu ce que vous êtes !
La foule recule précipitamment.
LA FAISANE, bondissant auprès de lui.
Viens donc voir dans les bois de véritables bêtes !
CHANTECLER
Non, je reste !
LA FAISANE
Non, je reste !Sachant ce qu'ils sont ?
CHANTECLER
Non, je reste !Sachant ce qu'ils sont ?Le sachant !
LA FAISANE
Tu veux rester ici ?
CHANTECLER
Tu veux rester ici ?Pas pour eux, – pour mon chant !
Il jaillirait moins clair d'un autre sol, peut-être !
Mais pour apprendre au jour qu'il est sûr de renaître
Je vais chanter !
Mouvement obséquieux de la foule pour se rapprocher.
Je vais chanter !Arrière tous ! Je n'ai plus rien
Que mon chant !
Tous reculent, et, seul avec son orgueil, il commence :
Que mon chant !Co…
À lui-même, se raidissant contre la douleur,
Que mon chant !Co…Plus rien que mon chant ! Chantons bien !
Il recommence à chanter.
Co… Tiens ! prends-je ma voix de gorge, ou… Co… de tête ?
Scanderai-je : Un-trois ?… Co… Et l'accent ?… Ça m'arrête,
Tout ça ! Deux-deux.. Trois-un… Coucour… – Depuis qu'on m'a
Fait penser à tout ça… Kikir… Et le schéma ?…
Coc…
Pris d'une angoisse.
Coc…Je suis embrouillé d'écoles et de règles !
Leur vol décomposé ferait tomber les aigles,
Et…
Il essaye un dernier chant qui avorte en un son rauque :
Et…Coc… je ne peux plus chanter, moi dont la loi
Fut d'ignorer comment, mais de savoir pourquoi !
Dans un cri de désespoir.
Je n'ai plus rien ! Ils m'ont tout pris ! Mon chant lui-même !
Comment le retrouver ?
LA FAISANE, lui ouvrant ses ailes.
Comment le retrouver ?Viens dans les bois…
CHANTECLER, se jetant sur son cœur.
Comment le retrouver ?Viens dans les bois…Je t'aime !
LA FAISANE
… Où jamais des oiseaux on n'embrouille la voix !
CHANTECLER
Partons !
Il remonte avec elle ; et se retournant avant de sortir :
Partons !Mais je veux dire au moins…
LA FAISANE, essayant de l'entraîner.
Partons !Mais je veux dire au moins…Viens dans les bois !
CHANTECLER
… À tout le Pintadisme assemblé sous ces treilles :
Laissez le potager… – n'est-ce pas, les Abeilles ? –
Travailler à changer en fruits sa floraison !
BOURDONNEMENT DES ABEILLES
Il a raison ! – Il a raison ! – Il a raison !
CHANTECLER
Rien ne se fait de bon dans le bruit. Il empêche
La branche…
LE BOURDONNEMENT, s'éloignant.
La branche… Il a raison !
CHANTECLER
La branche… Il a raison !de mettre à point sa pêche ;
La grappe…
LE BOURDONNEMENT, se perdant parmi les feuilles.
La grappe… Il a raison !
CHANTECLER
La grappe… Il a raison !… de mûrir sur le cep !
Il remonte avec la Faisane.
Partons !
Redescendant avec colère.
Partons !Mais je veux dire encore à toutes ces P…
La Faisane lui met son aile sur le bec.
Oules !… qu'ils vont s'enfuir, tous ces Coqs peu sincères
Vers les mangeoires d'or qui leur sont nécessaires,
Dès qu'on criera de loin :
Il imite la voix de ceux qui jettent du grain.
Dès qu'on criera de loin :« Petits ! petits ! petits ! »
Car tous ces charlatans n'ont que des appétits !
LA FAISANE, l'emmenant.
Viens ! viens !
UNE POULE
Viens ! viens !Elle l'enlève !
CHANTECLER
Viens ! viens !Elle l'enlève !Oui !
Redescendant.
Viens ! viens !Elle l'enlève !Oui !Mais il faut encore
Que je dise à ce Paon…
Montrant la Pintade.
Que je dise à ce Paon…devant cette pécore…84.
LA PINTADE, ravie.
Il m'insulte chez moi ! c'est sensationnel !
CHANTECLER, au Paon.
Faux brave que la Mode a pris pour colonel,
Vous marchez dans la peur dont votre gorge est bleue
De paraître en retard aux yeux de votre Queue85 ;
Mais, poussé tout le temps par tous ces yeux qu'elle a
Vous tomberez, et vous irez finir dans la
Fausse immortalité que donne, faux artiste,
Imitant la façon de parler du Paon.
Le… dirai-je empailleur ?
LA PINTADE, machinalement.
Le… dirai-je empailleur ?Oui !
CHANTECLER
Le… dirai-je empailleur ?Oui !Non !… taxidermiste86,
Pour employer le mot que vous auriez choisi !
Voilà, mon cher Paon.
LE MERLE
Voilà, mon cher Paon.Pan !
CHANTECLER, se retournant vers lui.
Voilà, mon cher Paon.Pan !Et quant à toi…
LE MERLE
Voilà, mon cher Paon.Pan !Et quant à toi…Vas-y !
CHANTECLER
J'y vais.
Il descend.
J'y vais.Toi, tu connus, par quelque matin blême,
Un Moineau de Paris : tu nous l'as dit toi-même.
C'est ce qui t'a perdu. Depuis, la peur te tient
De n'être pas toujours « très moineau-parisien » !
LE MERLE
Mais…
CHANTECLER
Mais…J'y vais ! – Et sans soupçonner une minute
Que jamais un sifflet ne pourra dire : « Flûte ! »
Voulant poser tes pieds, toi, le Merle des bois,
Comme si tu marchais sur le pavé de bois,
Désormais…
LE MERLE
Désormais…Je…
CHANTECLER
Désormais…Je…J'y vais ! j'y vais ! – … toujours, sans trêve,
Moineautant jour et nuit, moineautant même en rêve,
Condamné par toi-même à moineauter sans fin,
Pour faire le moineau tu feras le serin87 !
LE MERLE
Mais…
CHANTECLER
Mais…Ô touchants efforts d'un oiseau de province !
– Pour dire avec l'accent faubourien : « Mon prince ! »
C'est en vain que tu mets ton gros bec de travers.
Tu veux cueillir les mots d'argot ? Ils sont trop verts !
Chaque grain que tu prends te crève aux mandibules88 :
Les raisins de Paris sont des grappes de bulles89 !
N'ayant pris au Moineau que son truc et son tic,
Tu n'es qu'un sous-farceur et qu'un vice-loustic.
Dans ton gros habit noir tu refais en moins juste
Les tours du clown divin dont tu n'es que l'Auguste90 !
Tu nous ressers les vieux pyrrhonismes91 jobards
Qu'on trouve en picorant les miettes des grands bars ?
Pauvre petit oiseau qui croit qu'il nous épate
En venant réciter sa nouvelle à la patte !
LE MERLE
Mais…
CHANTECLER
Mais…J'y vais ! – Ah ! tu veux imiter le Moineau ?
Mais, lui, qui n'admet pas que, sournoisement rosse,
De la désinvolture on fasse un sacerdoce
Et que l'on soit espiègle avec autorité,
Il n'est pas le pédant de la légèreté !
Rieur des buissons bas qui jamais ne t'élance,
Toi, tu veux imiter ?…
À un des Coqs exotiques, qui, derrière lui, caquète.
Toi, tu veux imiter ?…Coq du Japon, silence !
Ou bien je vous rabats votre kakémono94 !…
LE COQ DU JAPON
Ah ! permettez !…
CHANTECLER, continuant, au Merle.
Ah ! permettez !…Tu veux imiter le Moineau,
Qui, toujours ouvrant l'aile au moment qu'il s'esclaffe,
Va souligner ses mots d'un fil de télégraphe ?…
Eh bien, je ne veux pas te faire de chagrin,
Mais – j'entends les moineaux lorsqu'ils pillent mon grain ! -
Tu n'y es pas du tout ! On voit luire l'œil rose
Du lapin que l'esprit, quand tu l'attends, te pose !
LE MERLE, abasourdi.
Il parle argot ?
CHANTECLER
Il parle argot ?Je parle tout, étant le Coq,
Depuis la langue d'Oc jusqu'à la langue toc !
LE MERLE
Toc ?
CHANTECLER
Toc ?Ton bagout, c'est du chiqué95 !
LE MERLE
Toc ?Ton bagout, c'est du chiqué !Chiqué ?
CHANTECLER
Toc ?Ton bagout, c'est du chiqué !Chiqué ?De pauvre !
L'article de Paris qu'on fabrique en Hanovre !
Le sinistre plaqué des bazars !
LE MERLE, ahuri.
Le sinistre plaqué des bazars !Le plaqué ?
CHANTECLER
Et d'un bazar qui n'est pas même au coin du quai96 !
LE MERLE
Comment ! c'est en blaguant maintenant, qu'il me gifle ?
CHANTECLER
Le meilleur des siffleurs, c'est un chanteur qui siffle !
LE MERLE
Mais…
CHANTECLER
Mais…Tu m'as dit : « Vas-y ! » J'y vais. Ça te vexa ?
LE MERLE
Je…
CHANTECLER
Je…Le Chef de Rayons te sert. – Et avec ça ?
LE MERLE, vivement.
Rien !
Il veut s'éloigner.
CHANTECLER, le suivant.
Rien !Tu veux imiter le Moineau ? Mais sa blague
N'est pas une prudence, un art de rester vague,
Un élégant moyen de n'avoir pas d'avis :
Il a toujours des yeux furieux ou ravis97.
Et veux-tu, maintenant, la clef d'or qui remonte
Comme un joujou charmant sa blague jeune et prompte ?
Le veux-tu, le secret par quoi ce camelot98
Sait nous cambrioler le cœur avec un mot,
De sorte qu'il n'est rien, à lui, qu'on ne pardonne ?
– « Le voulez-vous ?… Un sou ? deux sous ? Non, je le donne !
Demandez le secret du Moineau de Paris ! »
C'est que ses cris railleurs sont des cris attendris,
C'est qu'il est libre et fier, c'est qu'il croit, c'est qu'il aime,
C'est que, seuls, les barreaux d'un balcon du cinquième
Où pour lui quelque enfant aura mis le couvert
Formeront un instant sa cage à ciel ouvert ;
C'est qu'on peut être sûr qu'il a l'âme gamine
Puisqu'il a gaminé lorsqu'il criait famine ;
Son fameux : « Oh ! la la ! » qui nargue le passant
N'est qu'un cri de douleur dont on changea l'accent…
Ah ! tu veux l'imiter, ce fou qui fait des niches,
Mais de l'Arc de Triomphe habite les corniches
Et les trous de la barricade ?… le Moineau
Qui peut être sublime en répondant : « Guano99 ! »
Qui chante sous le plomb et rit devant la broche ?
Il faut savoir mourir pour s'appeler Gavroche100 !
Mais vous qui, sans gaîté parce que sans amour,
Vous êtes figuré que [le] mauvais humour
Peut remplacer la bonne humeur, et qu'on détrône
Le pierrot lorsqu'on n'est qu'un nègre qui rit jaune,
Et que nous confondrons, ô lourdauds sautillants,
Vos mots d'esprit qui sont des éteignoirs brillants
Avec ces traits du cœur qui sont des étincelles,
Vous pouvez vous fouiller101 – si vous avez des ailes !
LA PINTADE, qui approuve tout ce qui se dit à son jour.
Ah ! très bien !
UN POULET, au Merle interdit.
Ah ! très bien !Tu vas te venger ?
LE MERLE, prudemment.
Ah ! très bien !Tu vas te venger ?Sur le Dindon !
À ce moment,
UNE VOIX appelle.
Petits ! petits ! petits !
Et tous les Coqs de luxe, s'élançant vers l'irrésistible voix de la pâture, sortent en bousculade.
LA PINTADE, courant après eux.
Petits ! petits ! petits !Vous partez ?
UN PADOUE, resté le dernier.
Petits ! petits ! petits !Vous partez ?Oui… pardon…
Il s'éclipse.
LA PINTADE, au milieu du brouhaha.
On part ! C'est le départ !
CHANTECLER, à la Faisane.
On part ! C'est le départ !Viens, ma Faisane fauve !
LA PINTADE, courant à Chantecler.
Alors, vous vous sauvez ?
CHANTECLER
Alors, vous vous sauvez ?C'est mon chant que je sauve !
LA PINTADE, courant au Pintadeau.
Oh ! mon fils, je suis dans un état !… je suis dans…
UNE POULE, criant, à Chantecler.
Et quand reviendrez-vous ?
CHANTECLER, avant de sortir.
Et quand reviendrez-vous ?Quand vous aurez des dents !
Il part avec la Faisane.
LA PINTADE, au Pintadeau.
C'est la plus belle fête encor qu'il y ait eue !
Tourbillonnant au milieu des derniers invités qui prennent congé.
– Au revoir ! – À lundi ! – C'est fini !
L'HUISSIER-PIE, annonçant.
– Au revoir ! – À lundi ! – C'est fini !La Tortue !
Le rideau tombe.